Introduction
p. 117-120
Texte intégral
1Les bandes dessinées dites historiques bénéficient d’une reconnaissance. Aux Rendez-vous de l’histoire de Blois, festival qui se tient une fois par an, début octobre, un prix leur est décerné. La période de la Révolution, celle de la Commune de Paris de 1871, figurent parmi les lauréates. Mais ce genre qui s’est autonomisé dans le champ du 9e art n’est pas le seul à traiter de sujets historiques. Une période de l’histoire, l’Antiquité, la découverte par les Européens de nouveaux mondes, la Première Guerre mondiale et bien d’autres séquences chronologiques servent de toile de fond à des récits plus ou moins imaginés. C’est ainsi par exemple que l’univers fictionnel de Tolkien emprunte à l’histoire et aux mythes scandinaves1. Sa biographie en images2 relève bien sûr de contextes et donne des clés subtiles pour comprendre l’œuvre et l’itinéraire de celui qui est né à la fin du xixe siècle et donnera, en 1954-1955, Le Seigneur des anneaux. Bien souvent, dans les albums offerts au public, le récit fictionnel prend place dans un univers historiquement daté. Les études des albums montrent bien que le factuel et le fictif s’entremêlent, se jouent des étiquettes en rendant les frontières entre les genres perméables3. Dans le présent ouvrage il s’agit de suivre les représentations graphiques des violences faites aux femmes sur une longue période, de l’Antiquité à la fin des années 1970.
2Marine Remblière explore l’histoire de Tirésias que la tradition gréco-romaine dépeint sous les traits d’un mortel puni par les dieux qui le rendent aveugle mais doté du pouvoir de voir l’invisible, le passé, le présent et le futur. La version de la bande dessinée de Christian Rossi, scénarisée par Serge Le Tendre, reprend la version du mythe qui voit le devin vivre une expérience inouïe : changer de sexe. Alors que les textes antiques sont peu prolixes sur cette version, la bande dessinée s’en empare pour conter la transformation de Tirésias en femme, sa vie dans ce nouveau corps jusqu’à son retour dans un corps masculin. Doté d’un corps attrayant, souvent dénudé, montré et regardé avec appétit, cet autre lui-même suscite d’abord l’incompréhension de Tirésias-Thya. Car le monde n’est pas pensé pour les femmes et c’est bien ce que la métamorphose met en lumière : l’expérience d’un nouveau sexe, d’un nouveau corps mais surtout d’une société. L’éclairage helléniste de la lecture graphique et scénaristique montre ce que la bande dessinée emprunte aux mythes antiques et comment le travail de transposition textuelle et visuelle restitue les rapports de force entre les sexes en s’adaptant aux attentes d’un lectorat contemporain.
3Les mythes antiques autorisent une restitution par la bande dessinée qui laisse la place à l’imaginaire et à l’adaptation créative textuelle et graphique. Nombre d’albums ont bénéficié de cette manne inépuisable du répertoire gréco-romain dont traite Laurent Hugot. La restitution historique qui débute dans les années 1960 fait la part belle à la période romaine ou gallo-romaine où dominèrent longtemps deux figures de deux héros gaulois : Alix de Jacques Martin et Astérix d’Uderzo et Goscinny. Depuis, les auteurs ont continué d’explorer ce genre en allant du côté de l’uchronie, de l’horreur ou de la science-fiction, s’adressant à un public adulte. Les univers décrits sont majoritairement masculins, les femmes peu présentes à part quelques-unes puissantes ou exceptionnelles. Le monde romain est alors communément pensé comme le théâtre de la violence commune et partagée et la place réservée aux femmes victimes de violences masculines dans le vaste corpus retenu, est un objet de questionnement qui tient autant à la nécessité de connaître finement les sources antiques qu’à une volonté de déconstruire les poncifs qui collent à la période.
4Longtemps les rôles laissés aux femmes sont restés secondaires et généralement définis par rapport aux hommes qu’elles mettent en valeur ou qu’elles déprécient. Lorsqu’elles sont des héroïnes, elles sont soit redoutables, soit façonnées pour correspondre aux fantasmes masculins. L’entre-deux existe peu dans la bande dessinée jusqu’aux années 2000, période qui voit s’affirmer le 9e art comme un objet d’histoire. Le corpus d’une dizaine de titres étudié par Fabien Lostec donne à voir, bien avant l’épuration, des femmes victimes de violences (physiques, morales, sociales ou symboliques), celles-ci expliquant même en partie leur collaboration et cela quel que soit le sexe des auteurs de la BD. Cette vision partielle de l’agency féminine nie la complexité humaine, les trajectoires individuelles et les décisions affirmées pour uniformément peindre les femmes victimes, davantage de ce qu’elles sont plutôt de ce qu’elles font. Les deux albums consacrés à Violette Morris, athlète de haut niveau, lesbienne et collaboratrice offrent un portrait subtil et nuancé d’une femme qui s’affranchit des normes. Mais celle-ci fait figure d’exception, retraçant alors la ligne des stéréotypes accolés au féminin : les héroïnes au destin hors normes d’un côté et la nasse des victimes ordinaires de l’autre.
5C’est sur l’année 1977 que Frédéric Chauvaud arrête le curseur de la longue marche du temps historique. Alors que la vague des protestations féministes des années précédentes est amorcée dans l’opinion, les périodiques et productions diverses de bandes dessinées laissent timidement une place aux femmes, bien loin encore de bousculer la suprématie masculine qui a produit nombre d’héroïnes sensuelles, conquérantes et largement fantasmées. Plusieurs albums, peignant des univers différents, de la noirceur sadique à une fresque pseudo-historique tenant place dans une cité de l’empire romain, en passant par des épopées de cow-boy de l’Ouest américain, affirment les codes de la virilité toute puissante, la force et la sexualité exacerbées tenant lieu de discours et de raison. Les femmes sont des proies, réduites au rang d’accessoires dont on use et se débarrasse ; le viol est banalisé et l’impunité la norme. Parenthèse parodique ou volonté machiste d’affirmer une suprématie qui s’effrite ? Les dernières pages de l’album Cons de fée de Wallace Wood laissent augurer que le trait pourrait être une arme contre les préjugés et que les lendemains graphiques qui suivent l’année 1977 verraient voler en éclats l’entre-soi masculin tout puissant.
6L’œuvre de Jean-Claude Servais qu’étudie Camille Roelens embrasse justement la période qui suit, puisque la série qui l’a rendu célèbre, Tendre Violette, parue dans les pages du mensuel À suivre de Casterman débute en 1979 pour se poursuivre dans les années 1980. Le corpus étudié s’enrichit des albums postérieurs, en ouvrant le prisme de l’analyse des violences faites aux femmes aux violences symboliques manifestant et structurant la domination masculine. Camille Roelens examine la manière paradigmatique qu’a Servais de montrer comment Violette et ses « cousines » subissent diverses formes de rabaissement les renvoyant à la minorité, à la sauvagerie à l’animalité, mais aussi à la condamnation et la chute de personnages masculins agresseurs comme le douanier Grand Noir à la virilité dominatrice dans Les seins de café ou les violeurs de la jeune Pauline héroïne de La Lettre froissée.
7La vigilance des féministes américaines, à partir des années 1980-1990, entame un processus de dénonciation systématique des contenus sexistes qui traversent le monde des comic books. Pour autant, il existe des permanences de représentations hypersexualisées et de scènes de violences sexuelles, particulièrement dans l’univers du manga où la mise en scène du voyeurisme, du harcèlement et de la pédophilie est omniprésente dans des séries comme Dragon Ball4, largement connue par plusieurs générations. Petros Tsakaliadis Sotirakoglou propose une étude comparative sur la problématique du harcèlement dans la bande dessinée française et le manga. A contrario d’une dénonciation des violences, il s’agit davantage d’une appréciation voire d’une connivence avec la répétition de scènes où les femmes sont harcelées, déshabillées contre leur gré, où leur colère participe à la validation des gestes.
8Sans prétendre à l’exhaustivité, les pages qui suivent permettent de mieux comprendre les passages entre la fiction et l’histoire, en mettant en évidence le fil rouge des agressions physiques faites aux femmes.
Notes de bas de page
1 Charles Dixon et David Wenzel, Bilbo le Hobbit, Comics USA, 1991, 2 vol., 65 et 68 pl.
2 Willy Duraffourg et Giancarlo Caracuzzo, Tolkien, Éclairer les ténèbres, Soleil Productions, 2019.
3 Voir les contributions du numéro « Nouvelles frontières du récit. Au-delà de l’opposition entre factuel et fictionnel », des Cahiers de narratologie. Analyse et théorie narratives, 26, 2014 (revue en ligne du Lirces, université Nice Sophia Antipolis) ; en particulier la préface d’Alessandro Leiduan et le texte Élisa Bricco, « Le roman graphique et l’histoire : pour un récit engagé ».
4 Le manga Dragon Ball, créé par Akira Toriyama, représente la deuxième vente mondiale de manga à hauteur de 250-300 millions d’exemplaires. D’après Valérie Précigout, Dragon Ball : Le livre hommage, Toulouse, Third Éditions, 2016.
Auteurs
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