Portraits

(chap. 31)

p. 443-452


Texte intégral

Alphonse Allais (1854-1905)

1Alphonse Allais a eu l’embarrassant privilège de clore le siècle par un inextinguible éclat de rire. À la date du 24 avril 1894, son ami Jules Renard notait déjà dans son Journal, compatissant : « [...] quelle doit être la vie d’Allais ! Il faut qu’il, garde toujours son air d’abruti, qu’il se laisse taper sur le ventre, qu’il écoute sans broncher les “Est-il rigolo, ce type-là” du premier venu. » Et le même Jules Renard notait encore dans sors Journal, quelques jours après la mort d’Allais : « On s’amuse à dire que c’était un grand chimiste. Mais non ! C’était un grand écrivain. Il créait à chaque instant. »

2De fait, aucun auteur du xixe siècle ne fut peut-être aussi mal – et aussi injustement – traité qu’Allais. On ne cesse, aujourd’hui encore, de citer ses bons mots, d’en faire, en toute irrévérence, l’ancêtre des diseurs d’histoires drôles de tout poil ; mais, malgré cette popularité intacte, on ne se pose même pas la question de savoir s’il a été un grand écrivain. Comme si la puissance comique ne relevait pas de la littérature ; car la vérité, dérangeante pour qui la valeur littéraire se juge scolairement à l’invention sérieuse de nouvelles formules de fabrication textuelle, est qu’Allais nous permet d’éprouver, hors de toute considération esthétique, le rire à l’état pur et avec toute sa puissance déflagratrice, léguant in extremis au xixe siècle Je chef-d’œuvre comique auquel tous les plus grands – de Hugo à Flaubert en passant par Gautier, Balzac, Baudelaire – ont obstinément songé.

Un fumiste professionnel

3Né en 1854 comme Rimbaud, il assiste lui aussi, dans sa jeunesse, à la série des malheurs politiques et militaires qui dote tous les hommes de sa génération d’un solide pessimisme à l’égard des hommes et de l’Histoire. Fils de pharmacien, il se passionnera pour la chimie, commencera après le baccalauréat des études de pharmacie et assistera Charles Gros, autre poète-savant, dans ses expériences sur la couleur et la photographie.

4Mais, ayant laissé derrière lui sa famille dans la calme ville d’Honfleur, en Normandie, il découvre surtout à Paris l’ambiance joyeuse, tumultueuse et fêtarde du Quartier latin de l’époque. Il est aux tout débuts du mouvement des Hydropathes, en 1878, et y fait figure de « chef de l’École fumiste ». C’est aussi dans le journal L’Hydropathe qu’il choisit d’être drôle et réinvente le genre de la chronique humoristique, qu’il ne quittera plus et où il radicalise ce qui aurait, pu n’être qu’un divertissement de potaches : « l’absurdisme », la provocation macabre, le rire sérieux.

5C’est aussi l’un des membres éminents des Hirsutes, et il fréquente assidûment le Chat noir, ouvert en 1881. Car il se plaît dans l’ambiance des cabarets et apprécie les conversations blagueuses entre écrivains plus ou moins marginaux. Il aime aussi boire : comme tant d’autres artistes, l’alcool (à la fois drogue, mode de socialisation et prétexte à longues flâneries dans Paris, de café en café) joue un rôle essentiel pour la constitution de son univers imaginaire. C’est l’alcool, quotidiennement ingurgité avec une terrible constance, qui provoquera sa mort en 1905, à l’âge de cinquante et un ans.

6Bientôt, sa notoriété dépasse le cadre de la Bohème poétique et artistique ; il réunit ses chroniques en recueils sous le titre ironique d’Œuvres anthumes et publie dans les journaux : Le Gil Blas et surtout, à partir de 1892, Le Journal ; il donne aussi au public quelques comédies et un roman, L’Affaire Blaireau (1899). C’est maintenant un auteur populaire, confortablement, payé – mais désormais obligé de fournir sa copie avec régularité, ce qui ne va pas, parfois, sans quelques accommodements avec l’exigence littéraire.

Un poète du rire

7L’œuvre d’Alphonse Allais, à la fois héritière des vieilles traditions comiques et creuset des innovations hydropathiques et chat-noiresques, offre un échantillonnage à peu près complet des formes du risible. À première vue, ses recettes sont simples et remarquablement efficaces : calembours et manipulations linguistiques, blagues de commis-voyageurs, satire sociale, parodie des discours scientifiques ou politiques (notamment par l’intermédiaire du Captain Cap, alias Albert Caperon), comique de mœurs, grâce aux ficelles inusables du vaudeville égrillard.

8Or l’étonnant est que, malgré cette accumulation de procédés très voyants et répétitifs, l’écriture allaisienne laisse une saisissante impression d’originalité et de densité. Alors que les artistes du Chat noir inventent le genre du monologue – ancêtre du sketch moderne – et s’abandonnent à une vertigineuse logorrhée comique, Allais joue sur l’ellipse et le raccourci saisissant. C’est que, en dépit des apparences, la virtuosité verbale compte moins pour lui que sa fascination, mi-jubilatoire mi-désespérée, pour l’absurde de toute chose. Malgré ses pirouettes réjouies, dont la concision cache une conception très ascétique de l’écriture, il parvient à suggérer une authentique vision du monde, procédant par brèves esquisses narratives qui rappellent, à bien des égards, l’ironie sombre et le sens de l’instantané (imaginé ou saisi sur le vif) des Petits Poèmes en prose de Baudelaire.

9De fait, Allais nous parle à sa manière (sous couvert d’un rire prétendument impersonnel) du spleen de Paris, du Paris moderne, bruyant, affairé et blagueur que vient occuper la petite-bourgeoisie promue par la IIIe République. Spleen, aussi, de l’ivrogne qui, d’absinthe en gloria, laisse dériver et délirer son imagination. Insensiblement, le rire d’Allais tourne alors à l’onirisme : onirisme paradoxal du quotidien et du médiocre où ne subsiste plus, comme seule raison de vivre, que la magie, risible et poétique, du jeu conversationnel.

Léon Bloy (1846-1917)

10Léon Bloy est par excellence l’hérésiarque de la littérature de la fin du siècle. Atypique et exacerbée, son œuvre volumineuse s’est écrite en haine de tout le siècle, y compris de sa littérature qu’il vomit. À en juger d’après son premier roman. Le Désespéré, il aurait pu sagement se ranger dans la lignée des Goncourt, mais, rebelle, il n’aime ni les écoles ni les genres littéraires où il se sent étriqué. Il fait alors exploser tous les codes au sein d’une écriture de l’excès, pamphlétaire même lorsqu’elle semble emprunter la voie du roman. C’est que sa révolte est absolue : quand on est « un communard converti au catholicisme », les mots semblent toujours en deçà de la rage d’expression.

11À dix-huit ans, Bloy quitte Périgueux, sa ville natale, et trouve un emploi chez un architecte parisien. Provincial, il est issu de la petite-bourgeoisie ; son père est libre-penseur, sa mère, espagnole, dévote. Il rencontre Barbey d’Aurevilly en 1869, qui lui donne un peu d’instruction littéraire (Joseph de Maistre, Bonald) et le convertit au catholicisme. En 1874, il fait la rencontre capitale d’une prostituée, Anne-Marie Roulé, qui sombre dans la folie mystique (on peut la reconnaître dans la Véronique du Désespéré, 1886). Cinq années plus tard, c’est la découverte de la « Vierge qui pleure » au pèlerinage de Notre-Dame-de-la-Salette.

12L’entrée de Bloy en littérature est fracassante. En 1882, il public dans Le Chat noir quelques articles qu’il reprendra dans Les Propos d’un entrepreneur de démolitions (1884). Il fonde en 1885 un hebdomadaire. Le Pal, qui s’attaque aux milieux littéraires – Bloy reçoit des informations de Huysmans et de Villiers de l’Isle-Adam. Trop violents, ses livres n’obtiennent aucun succès, ce qui renforce la verve pamphlétaire de ce « blasphémateur par amour », comme il s’appelait’ lui-même : Je m’accuse (1899) est impitoyable envers Zola, L’Exégèse des lieux communs (1902) dénonce avec violence le langage quotidien. Il a rassemblé dans Belluaires et porchers, en 1905, des articles (parus de 1884 à 1892) d’une rare violence contre les « porchers » du siècle : Daudet, Goncourt, Renan, Bourget, « l’eunuque comblé des dons de l’impuissance », Péladan, Sarcey, pour ne citer que les plus connus, auxquels il oppose quelques « belluaires » qui trouvent grâce à ses yeux : Flaubert, le Gourmont du Latin mystique, Verlaine et Barbey. C’est dans ce recueil que se trouve son admirable commentaire des Chants de Maldoror de Lautréamont qu’il fut un des premiers à découvrir dans leur grandeur poétique, une œuvre « de diamant noir ». On a pu dire de Bloy qu’il avait confondu sa biographie avec celle de l’humanité : dans les années 1900, il s’attaquera aux grandes figures de l’Histoire, de Jeanne d’Arc à Napoléon.

13Parmi cette débauche verbale, deux romans : Le Désespéré (1886) et La Femme pauvre (1897). Deux romans « monstrueux » dans leur forme et leur composition puisque les conventions du genre y sont largement bafouées : l’auteur dame le pion à toute instance narrative et ne peut s’empêcher de parler en son nom (en Marchenoir, on reconnaît sans peine Bloy) au détriment de toute fiction. Le premier est une sorte d’autobiographie romancée, prétexte à des méditations lyriques ou mystiques et plus encore à des règlements de compte à peine déguisés (Bourget, Mendès, Maupassant, Richepin en prennent pour leur grade). Le second, considéré comme le chef-d’œuvre de Bloy, est aussi autobiographique mais il laisse plus de place à un récit imaginaire, quoique plus proche de la poésie que de la narration proprement dite.

14Avec ces deux romans de composition libre et entrecoupée, Bloy rejoint la mouvance antiréaliste de son temps. Mais c’est surtout un style qui s’est imposé avec lui, sans, avoir toutefois de descendance : une rhétorique de la démesure, qui fait flamber les métaphores et les hyperboles, est partout au service d’une verve que l’esprit français de l’époque ne pouvait recevoir. Cela éclaire en partie l’exclusion de Léon Bloy du champ littéraire où il n’a pu être reconnu d’aucune façon. En le présentant uniquement comme pamphlétaire, on l’a irrémédiablement relégué aux enfers de la littérature proscrite.

Paul Bourget (1852-1935)

15Le plus contrasté des romanciers de son temps, Paul Bourget est passé du modernisme à la réaction au fil d’une carrière littéraire rapide et largement récompensée. S’il apparaît au XXe siècle comme la bête noire du roman à thèse le plus conservateur, il ne faut pas oublier qu’il a été, avec le premier Barrés, le porte-parole de toute une génération, celle des années 1860, à laquelle il a apporté les moyens de contrer une littérature trop impériale, que ce soit du côté du roman (le naturalisme) ou de la poésie (le Parnasse). À peine âgé de vingt-cinq ans, il parraine des écrivains en herbe (Laforgue, par exemple, lui soumettra ses premiers textes), tout en poursuivant son ascension académique. Ses Essais de psychologie contemporaine, parus en deux séries (1883 et 1885), ont fait figure de manifeste pour une littérature moderne.

16C’est que Bourget a apporté du sang neuf aux courants esthétiques de l’époque. C’est à lui que l’on doit l’influence de la philosophie de l’inconscient de Hartmann, la vogue du bouddhisme et l’introduction du dilettantisme, qu’il étudie chez Renan (voir p. 440), Il est aussi un des premiers à avoir apporté une « théorie de la décadence » en littérature : « Un style de décadence est celui où l’unité du livre se décompose pour laisser place à l’indépendance de la page, où la page se décompose pour laisser place à l’indépendance de la phrase, et la phrase pour laisser place à l’indépendance du mot ». Il a reconnu le génie de Stendhal dont il étudie « l’esprit d’analyse dans l’action » et qu’il considère comme le père du roman psychologique. Enfin, pour, l’anecdote, il est un des premiers lecteurs de Freud.

17Issu de la bourgeoisie intellectuelle d’Amiens, Bourget suit un itinéraire classique. Après de brillantes études secondaires puis supérieures (de lettres à Paris), il commence par fréquenter tout ce qui bouge à Paris, avant de fixer ses choix. Au lendemain de 1871, il se montre compréhensif pour les défenseurs de la Commune, avant de condamner définitivement cette insurrection qu’il attribue au dérèglement, de l’éducation des jeunes gens. Dans les années 1880, en bon dilettante, il se montre curieux de tout, fréquente les riches salons Israélites en même temps que les cafés-concerts, mais ne tardera guère à désavouer les uns et les autres. Cette curiosité est le fait d’un homme qui cherche à s’orienter et qui observe avant de prendre position.

18Bourget, en fait, est habité par le démon de la pédagogie. S’il choisit, le roman, après avoir tâté de la poésie en trois recueils d’épigone (parnassien dans La Vie. inquiète (1875), réaliste dans Edel (1878), présymboliste dans Les Aveux, 1882), c’est parce qu’il a des leçons à donner sur le monde. Ce qui lui vaudra un succès grandissant, notamment auprès d’un lectorat bourgeois qui trouve dans ses intrigues l’explication psychologique (et rassurante) de ses états d’âme (conjugaux, sentimentaux, moraux). Lui qui réprouve toute la méthode naturaliste, il est tout aussi imprégné de scientisme que Zola et les siens. Admirateur de Taine et de Hartmann, c’est surtout chez un psychologue célèbre à l’époque, Théodule Ribot, qu’il trouve les fondements de son analyse romanesque de la personne humaine.

19De Cruelle Énigme (1885) au Disciple (1889), en passant par Un crime d’amour (1886), André Cornélis (1887), tous ses romans, qui bénéficieront de l’avantageuse étiquette de « psychologiques » diffusée par J. Huret en 1891, racontent des histoires de grands bourgeois passagèrement troublés dans leurs conventions ou hantés par des pulsions inavouables (ainsi André Cornélis, sorte d’Hamlet fin de siècle, rêve de venger son père mystérieusement assassiné). Bien que sur fond d’intrigue criminelle, ces romans sombres n’ont rien de populaire : les ingrédients romanesques sont au service des idées et de l’analyse, et leur force dramatique ne cède jamais le pas à l’explication psychologique. En fait, ces romans se trament tous sur un cas de conscience (ceux que le bourgeois de l’époque a le luxe de s’offrir) qu’il s’agit moins de dénouer que d’approfondir en sorte de mieux comprendre les ressorts de l’âme humaine.

20Le Disciple marque une rupture par rapport à cette première manière. Plus authentique, le roman se mêle moins des passions humaines que du rôle moral de l’intellectuel. Publié en 1889, il précède un débat qui trouvera son apogée avec l’Affaire Dreyfus et qui place au tout premier plan le rôle de l’écrivain dans la cité. L’intrigue du Disciple reste de la même eau que celle des autres romans de Bourget : Robert Greslou, disciple d’un philosophe déterministe, Adrien Sixte, est accusé d’avoir empoisonné la jeune élève dont il est tombé amoureux et qui en fait s’est suicidée. Le philosophe, conscient du rôle néfaste des idées qu’il aurait pu inculquer à son élève, vient au procès et le disculpe. À la sortie, le frère de la victime tue Greslou tandis que Sixte s’en remet à la prière. S’introduit dans ce roman une réflexion sur les difficiles rapports entre la pensée et l’action qui marquera la tradition romanesque française (avec Barrès, Gide et Valéry) de l’entre-deux-siècles.

21Après son élection à l’Académie (1894), Bourget ne produit plus que des romans qui s’entêtent dans le souci de la de monstration avec cette fois non plus une analyse psychologique, mais une forte dose de dogmatisme moral. Antidreyfusard, monarchiste, Bourget se convertira, comme tant d’autres, au catholicisme en 1902. Ses romans de la maturité, L’Étape (1902), Un divorce (1904) et son théâtre (La Barricade, 1910, Le Tribun, 1911) se figent dans un conservatisme de plus en plus rigide et manichéen qui lui fera perdre son aura des années 1880.

Auguste Villiers de l’Isle-Adam (1838-1889)

22Avec Baudelaire, Villiers de l’Isle-Adam est considéré par la génération symboliste comme le fondateur de la modernité. Dans les années 1880, après une carrière pour le moins ingrate, le « maître » fait autorité autant qu’il apitoie par son extrême pauvreté. Huysmans, dans À rebours, le place au rayon des lectures préférées de des Esseintes ; Verlaine, en 1888, le sacre « Poète maudit », tandis que Mallarmé lui consacre une tournée de conférences mémorables en Belgique, quelque temps après sa disparition en 1889 :

« Le front riche de l’aumône ainsi à quiconque improvisée, où courait-il, déjà, un matinal foulard noué autour du cou : vers des passions ? il n’en connut qu’une seule, qui l’absorba et eut raison de forces fameuses, à cause de ce revers, la pénurie – et ce fut la Littérature. »

23Descendant d’un chevalier de l’ordre de Malte, fils d’un, père aristocrate qui dilapida ce qu’il restait de la fortune, le comte Jean-Marie Mathias Philippe Auguste de Villiers de l’Isle-Adam est de la génération des Parnassiens. Il naît à Saint-Brieuc, fait des études décousues (à Vannes, à Rennes, à Saint-Brieuc). À un peu moins de vingt ans, il monte à Paris, où il se fait quelques amis à Montmartre et à la Brasserie des Martyrs, Léon Dierx et Catulle Mendès notamment. Il admire Baudelaire, qu’il rencontre en 1859, tout en restant respectueux des grandes voix romantiques de Musset et de Vigny, Suivant une habitude aussi vieille que le siècle, il entre en littérature avec Deux Essais de poésie qu’il publie en 1858, suivis d’un volume de Premières Poésies en 1859.

24Il passe alors timidement au roman, avec Isis dont le premier et unique volume est publié à compte d’auteur (1862). Faute de succès, il essaie le théâtre : Ellen, en 1865, Morgane, l’année suivante, sont refusés. Il se rabat sur la poésie qui lui vaut d’être comparé à Musset dans Le Parnasse contemporain. Cela ne suffit pas pour le sortir de l’ombre. En 1869, il écrit son premier conte cruel, intitulé, L’Intersigne en même temps qu’un court roman, Claire Lenoir et une première version de L’Annonciateur – autant de germes qui ne demandent qu’à se développer, mais le terrain ne semble pas propice.

25Comme pour beaucoup d’écrivains, 1870 marque une rupture considérable. Villiers assiste à l’enterrement de son ami Victor Noir, assassiné par le prince Bonaparte, et se met à imaginer un complot contre l’Empire. Lorsque la Commune est déclarée, il prend le parti des insurgés (notamment à travers de fougueux articles dans Le Tribun du Peuple), même si par opportunisme, il changera de camp quelque, temps après – il sera candidat légitimiste battu aux élections de 1881. Durant ces années, il a beaucoup de mal à faire jouer ses drames nouveaux (L’Evasion, La Tentation, 1871, et surtout Axel, dont le premier acte est publié en 1872) ainsi que les anciens qu’il remanie.

26Ses contes marchent mieux. Il en publie régulièrement de 1873 à 1877 en revue (dans La Renaissance littéraire et artistique et La Semaine parisienne principalement), en attendant d’en faire le volume des Contes cruels qui paraîtra chez Calmann-Lévy, en 1883. C’est enfin la notoriété, purement symbolique du reste. Lui qui vient des dernières vagues du romantisme et du Parnasse, le voilà tout à coup aux premières loges de la nouvelle école symboliste qui se cherche des maîtres. Il bénéficie aussi à la même époque de solides amitiés littéraires : ami fidèle de Mallarmé, il forme avec Huysmans et Bloy le « concile des Gueux » (selon une expression de ce dernier). Les principales revues lui ouvrent leurs pages : Le Gil Blas, La Vie moderne, La Jeune France. Il publie L’Ève future en 1886 puis, en 1887, un recueil de contes autour du personnage qui lui donne son titre, Tribulat Bonhommet. Deux autres recueils paraîtront deux ans plus tard, des Histoires insolites et de Nouveaux Contes cruels. Même son théâtre intéresse l’avant-garde et un public choisi : Antoine monte au Théâtre-Libre L’Évasion. Un an avant sa mort, alors qu’il est dans le dénuement le plus total, on lui organise en Belgique une tournée de conférences pour lui venir en aide.

27Deux œuvres majeures ont donc suffi à sortir tardivement Villiers de l’ombre : un roman, L’Ève future, en 1886, et un recueil de Contes cruels, trois ans auparavant. Si la génération symboliste s’est pleinement retrouvée dans ces deux chefs-d’œuvre, c’est que Villiers, qui se disait « le porte-parole de l’arrière-pensée moderne », a cristallisé une esthétique qui était en gestation ; dans les années 1880. Cette esthétique, c’est celle d’un idéalisme qui mêle le rêve à l’irréel, sans écarter ni un certain réalisme ni une certaine forme de spiritualité.

28En effet, la spécificité des Contes cruels tout autant que de L’Ève future est de faire glisser la plus stricte observation du monde dans l’étrange, voire le surnaturel. Tous les contes, à plus ou moins forte dose, sont le lieu de ce glissement progressif. Dans le prolongement de Poe et du Baudelaire des Petits Poèmes en prose, Villiers joue en effet de l’ambiguïté du sens, chaque conte se terminant sur le doute et l’incertitude. Il en est ainsi de « Véra » : le rêve y est plus réel que la mort, Véra continue de vivre dans le souvenir de son amant jusqu’à ce que celui-ci la voie morte en rêve. Ce sont toutes les catégories du bon sens qui sont ici brouillées, et les limites de l’intelligibilité reculées. L’Intersigne se consacre aux communications troublantes qui précèdent la mort en l’annonçant et dissipent ainsi la dualité entre la vie et le néant, dans une appréhension très hégélienne des antithèses (Villiers était féru de Hegel). Le Convive des dernières scènes, pour prendre un dernier exemple, met en scène un grand seigneur sadique qui trouve plaisir à prendre la place du bourreau lors des exécutions capitales. Ici encore la dualité de la victime et du bourreau est anéantie dans sa logique même. Toutes ces histoires ont cette « cruauté » de déplacer Je sens jusqu’au renversement ironique. Car si ces contes ont un argument qui pourrait relever de la littérature fantastique, celui-ci n’est jamais que le prétexte à un rire diffus et glacé qui subsume les comportements de peur et de bien-être en même temps que les frontières entre le comique et le sérieux.

29L’Ève future avait de quoi séduire la génération d’après 1870 pour un motif d’un, autre ordre. Ce texte est en effet une des rares applications au roman de l’esthétique symboliste et de la philosophie idéaliste. S’il s’apparente à ce que Jules Verne écrit dans le domaine de la science-fiction, ce n’est qu’en surface. Car le roman brise le pacte de lecture qu’il est censé mettre en place. L’intrigue se voit sans cesse interrompue par des propos à caractère didactique (sur la physique, l’électricité), à la manière du Huysmans encyclopédiste dans certains chapitres d’À rebours. De plus, le récit se resserre au fil de la lecture : toute l’action tient en trois semaines dans le domaine isolé de Menlo Park autour d’un seul personnage, Edison. Enfin L’Ève future est un roman de l’échec : au lieu de célébrer le progrès, comme l’exposé de l’argument pouvait l’induire, Villiers conduit au fiasco de manière absurde une entreprise diabolique qui consiste à fabriquer une femme-automate – que n’aurait pas désavouée des Esseintes – plus vraie que nature.

30Ce roman, le seul réellement achevé par Villiers du reste, et ce recueil de contes, à trois ans d’intervalle – mais, leur publication en revue a estompé ce négligeable effet de distance –, apparaissent dans la production narrative de la fin du siècle comme la possibilité d’une prose nouvelle à écrire. Une prose qui n’aurait rien des vulgarités naturalistes et des fadeurs psychologisantes des romanciers mondains, une prose qui subsumerait les genres. Quelques-uns seulement ont compris que Villiers, en grand admirateur de Wagner qu’il était, œuvrait en fait pour la littérature totale qui hantait l’avant-garde.

Bibliographie

Alphonse Allais (1854-1905)

• Éditions

Œuvres anthumes, œuvres posthumes, F. Caradec et P. Pia éds, Paris, La Table ronde, 1964-1969 [réédité dans la collection « Bouquins », chez R. Laffont, en 1989-1990].

Allais sur scène, préface et notices de François Caradec, Paris, Fayard, 1999.

• Biographie

F. Caradec, Alphonse Allais, Paris. Belfond, 1994.

• Sélection de travaux critiques

J-M. Defays, Jeux, et enjeux du texte comique.

Stratégies discursives chez Alphonse Allais, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1992.

Alphonse Allais écrivain, J.-M. Defays et L. Rosier dir., Paris, Nizet, 1997.

Léon Bloy (1846-1917)

• Éditions

Œuvres, J. Bollery et J. Petit éds, Paris, Mercure de France, 1963-1975,15 vol.

Journal, J. Bollery éd., Paris, Mercure de France, 1956-1958, 2 vol.

• Études

J. Bollery, Léon Bloy Essai de biographie, Paris, Albin Michel, 1947-1954, 3 vol.

G. Dotoli, Autobiographie de la douleur. Léon Bloy critique et écrivain, Paris, Klincksieck, 1998.

G. Dotoli, Situation des études bloyennes, Paris, Nizet, 1970 (importante bibliographie).

M. Fontana, Léon Bloy journaliste, Paris, Champion, 1998.

Léon Bloy, Cahiers de l’Herne, 1988.

Paul Bourget (1852-1935)

• Édition

Essais de psychologie contemporaine, A. Guyaux éd., Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1993.

Aucun roman disponible en édition courante.

• Études

L.-J. Austin, Paul Bourget, sa vie et son œuvre jusqu’en 1889, Genève, Droz, 1940.

M. Mansuy, Un moderne, Paul Bourget : de l’enfance au Disciple, Paris, Les Belles Lettres. 1961, rééd. 1968.

Auguste Villiers de l’Isle-Adam (1838-1889)

• Édition

Œuvres, complètes, P.-G. Castex et A. Raitt éds, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1986, 2 vol.

• Études

J. Bollery, Biblio-iconpgraphie de Villiers de l’Isle-Adam. Paris, Mercure de France, 1939.

J.-H. Bornecque, Villiers de l’Isle-Adam, créateur et visionnaire, Paris. Nizet, 1974.

D. Conyngham, Le Silence éloquent. Thèmes et structures de « L’Ève future » de Villiers de l’Isle-Adam, Paris, J. Corti, 1975.

J. Decottignies, Villiers de l’Isle-Adam, le taciturne, Lille, Presses universitaires de Lille, 1983.

J.-P. Gourvitch, Villiers de l’Isle-Adam, Paris, Seghers, 1971.

A. Raitt, Villiers de l’Isle-Adam, exorciste du réel (biographie), Paris, J. Corti, 1987.

A. Raitt, Villiers de l’Isle-Adam et le mouvement symboliste, Paris, J. Corti, 1965, rééd. 1986.


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