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    Plan détaillé Texte intégral Faire de nécessité vertu L’art pur et l’argent L’institution littéraire L’Académie et les salons Les cénacles Cafés et cabarets Les revues Les journaux Éditeurs et libraires La critique L’enseignement

    Histoire de la littérature française du XIXe siècle

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    Chapitre 29. La littérature et ses institutions

    p. 400-420

    Texte intégral Faire de nécessité vertu L’art pur et l’argent L’institution littéraire L’Académie et les salons Les cénacles Cafés et cabarets Les revues Les journaux Éditeurs et libraires La critique L’enseignement

    Texte intégral

    Faire de nécessité vertu

    1Les sociologues et historiens de la littérature l’ont montré à suffisance : le champ littéraire moderne consolide sa structure et ses institutions parallèlement à l’instauration de la IIIe République. En effet, le mouvement d’autonomisation de la littérature enclenché au milieu du siècle avec les deux figures phares que sont Baudelaire et Flaubert trouve à partir des années 1880 à se concrétiser dans une série d’instances objectives (groupes, écoles, mouvements, courants, revues, cénacles) qui régulent la logique interne du champ littéraire. Pour un écrivain, entrer en littérature – comme on entre en religion – implique de se soumettre – fût-ce de manière insoumise – à la nouvelle logique du champ régie par des critères de légitimité qui définissent une véritable existence sociale et assignent une position. Si cette nécessité ne relève d’aucun calcul purement promotionnel parce qu’elle agit de façon sinon inconsciente du moins implicite (ce qui la rend d’autant plus efficace), elle apparaît de plus en plus nettement dans la conscience de l’écrivain qui l’intériorise au point de fonder toute sa stratégie sur ce que Pierre Bourdieu appelle un ars obligatoria et un ars inveniendi. La structure et la logique du champ obligent l’écrivain à tenir compte de ce qui se produit pour définir la place qu’il pourra occuper sur la scène littéraire ; son inventivité en cela touche tout autant ses produits que la manière dont il parviendra à les placer et à les faire reconnaître.

    2Davantage qu’auparavant, être écrivain est donc un métier à part entière – ce qui ne signifie pas que l’écrivain puisse désormais vivre de sa plume (c’est plutôt l’inverse qui se produit), mais que l’activité littéraire, y compris dans ce qu’elle a de plus intime et de solitaire – la création –, est déterminée par les règles et les mécanismes qui lui donnent droit de cité. Toutefois, l’autonomisation de la littérature ne reconduit pas des formes de soumission idéologique telles que les écrivains de l’Ancien Régime pouvaient les connaître. Ce qui s’est autonomisé dans le littéraire, c’est justement cette liberté conquise par les écrivains de définir eux-mêmes et pour leurs pairs les règles du jeu ; ils ne subissent donc plus – du moins sous la forme d’un patronage idéologique et politique – les lois et interdits des champs adventices, mais sécrètent leurs propres règles. Ce qui amène Zola à claironner haut et fort : « Je suis un républicain qui ne vit pas de la République. » Une autre illusion consisterait à croire que l’écrivain, fort de l’institution qui le définit en tant que tel, serait coupé du monde social. En fait l’indépendance qui est la sienne est doublement limitée et conditionnée par les impératifs, économiques qui accompagnent le processus d’institutionnalisation et les impératifs politico-idéologiques qui structurent le champ littéraire en le connectant au champ politique. Ainsi, l’édition et l’Académie, par exemple, sont tout à la fois des instances propres au champ et de plus ou moins puissants relais avec les mondes économique et politique. La notion d’autonomie du champ littéraire est une notion poreuse : le monde des lettres ne se replie jamais totalement sur lui-même ; il acquiert au contraire sa force institutionnelle de la façon dont il intègre, incorpore ou rejette à son propre usage les déterminismes sociaux hérités et acquis.

    L’art pur et l’argent

    3À la fin du xixe siècle, la production, littéraire se voit ainsi hiérarchisée selon deux normes antagonistes : l’art pur et l’argent. La règle de classement et de légitimation s’énonce comme suit : la valeur commerciale d’une œuvre est inversement proportionnelle à son degré de pureté artistique. Règle générale, bien sûr, qui ne résiste pas à l’analyse de tous les cas et qui varie selon la nature commerciale des genres (Dumas fils gagne très bien sa vie au théâtre et dispose d’une relative mais certaine légitimité), mais qui a l’avantage de souligner la problématique de l’industrialisation de la consommation culturelle. Pour bien comprendre les effets d’une telle règle, il est nécessaire de dresser le cadastre des genres littéraires en fonction de la légitimité dont ils sont porteurs soit du point de vue économique soit du point de vue artistique.

    4Si l’on envisage le champ littéraire en termes de marché, ainsi que l’a fait Ch. Charle (on se reportera aussi aux travaux bibliométriques d’A. Vaillant qui nuancent les données chiffrées ci-après), on constate que le nombre de titres publiés, tous genres confondus, augmente considérablement au cours de la fin du siècle. De 544 titres annuels pour la période 1840-1875, on est passé à 1394 titres en 1900. Deux phases peuvent être dégagées. La première, qui va de 1875 à 1890, est une phase de croissance qui démarre avec la levée de la censure exercée sous Napoléon III. La seconde, qui occupe les années 1890 à 1900, est une phase de stagnation, expliquée notamment par la crise économique et le dégonflement des marchés qui frappent la France. L’édition est en crise parce qu’elle ne parvient plus à écouler la surproduction de ses titres. Ce nouveau secteur commercial cherche ses marques : fortement artisanal, il a du mal à s’adapter aux règles du capitalisme moderne et ne sait trop comment gérer une production potentiellement en expansion depuis que le livre est devenu un bien de consommation industriel. Sous la IIIe République, le libraire de naguère est devenu éditeur, avec les risques et les responsabilités qu’implique ce nouveau métier : il doit satisfaire à la demande croissante d’un public (de lycéens) de plus en plus instruit qui apprend à lire et à aimer la littérature en train de se faire (tout particulièrement le roman, genre le plus accessible, à mi-chemin entre la littérature lettrée et le divertissement).

    5En nombre de titres annuels, c’est le roman qui occupe le sommet de la hiérarchie des ventes : environ 350 titres en 1876, 700 en 1886, 380 en 1896 – contre 100 à 250 titres pour le théâtre et la poésie réunis, alors que ces derniers étaient les genres les plus fréquentés sous la monarchie de Juillet et que le roman n’avait qu’une reconnaissance latérale. Si le roman est quantitativement le genre dominant, c’est sous l’effet de facteurs à la fois techniques, sociaux et commerciaux. En effet, depuis le second Empire, en réponse à une demande sociale de plus en plus forte, il trouve un public nouveau, à mi-chemin entre le lectorat lettré de la capitale et le public populaire du roman-feuilleton. Depuis la multiplication des volumes à bon marché et des collections de gare, il devient l’objet de consommation culturelle domestique par excellence du petit bourgeois ; il se collectionne et garnit les intérieurs parmi d’autres bibelots. Par ailleurs, dans les trente dernières années du siècle, débarrassé des connotations populaires héritées du feuilleton et du même coup de sa dépendance « mercantile » vis-à-vis de la grande presse, il se dote d’Une légitimité « moyenne », voire académique, avec l’apparition du roman psychologique et du roman mondain qui lui confèrent quelques lettres de bonne bourgeoisie. Mais c’est le roman naturaliste qui fait le gros du marché ; entre 1875 et 1905, ceux de Zola se sont vendus à 2 628 000 exemplaires, soit dix à quinze fois le volume de toute la production de la première moitié du siècle. Ses concurrents immédiats sont rares ; seuls Georges Ohnet, Guy de Maupassant, Paul Bourget et Marcel Prévost dépasseront le million d’exemplaires.

    6Le marché de la poésie, de son côté, connaît une évolution croissante, mais, quantitativement, bien en deçà de la production de romans. Les tirages restent faibles, le succès se fait attendre. Selon Lemerre, éditeur des Parnassiens, « un volume de vers, quand on en vend par an soixante exemplaires, c’est une bonne vente ». Tout l’inverse de l’époque romantique où les Méditations d’un Lamartine, fait exceptionnel, pouvaient être rééditées dix-neuf fois entre 1820 et 1831 avec une moyenne de 10 000 exemplaires écoulés chaque année. La poésie fait les frais de l’accession du roman à la légitimité culturelle, mais surtout elle se coupe du grand public pour n’être plus lue que par les poètes eux-mêmes et quelques amateurs ou initiés. Toutefois, quoique économiquement peu rentable, elle se maintient comme le genre le plus noble, ce qui s’explique de trois manières. Tout d’abord, elle survit en tant que mode d’accès, privilégié à la littérature. Bon nombre d’écrivains fin de siècle – y compris des naturalistes – ont commencé par un recueil : Paul Bourget, J.-K. Huysmans, A. Gide, avant de passer au roman, se signalent par la poésie. De plus, celle-ci reçoit encore du prestige de la plus consacrée et consacrante des institutions, l’Académie française, qui compte sous sa coupole essentiellement des hommes de théâtre et des poètes – Parnassiens de surcroît, tels Sully Prudhomme, élu on 1881, Coppée en 1884, Leconte de Lisle en 1886, Heredia en 1894. Les romanciers y sont admis au compte-gouttes, toujours recrutés dans les rangs les plus conservateurs : Jules Sandeau (par ailleurs dramaturge moraliste), en 1858, suivi d’Octave Feuillet (de la Revue des Deux-Mondes) en 1862, puis de Victor Cherbuliez en 1881 ; Zola en dépit de vingt-quatre candidatures n’y entrera jamais. Enfin, la troisième raison de la survivance de la poésie est que le genre se prête le mieux à l’innovation. Refuge de l’art pur, elle cristallisera le progrès en littérature et sauvera le littéraire de sa lamentable mercantilisation. La poésie, d’un mot, s’affirme comme le lieu par excellence d’une religion et d’une aristocratie artistiques.

    7Si le théâtre suit globalement l’évolution du marché de la poésie (avec une croissance plus nette à la fin des années 1890, ce qui porte d’ailleurs un coup très dur à la poésie), c’est parce qu’il est également victime de la crise économique qui s’est fait ressentir non seulement dans la production de titres, mais surtout dans les représentations. En fait, la rentabilité du théâtre s’affaiblit. Le petit-bourgeois le fréquente de moins en moins, attiré qu’il est par le roman qui se consomme plus confortablement à domicile. De plus, une grande partie du public (la jeunesse particulièrement) est drainée vers des formes de divertissement moins coûteuses et plus stimulantes, les cafés-concerts qui sont, dans les années 1880, les lieux où se fait la nouvelle littérature. Enfin, les grandes institutions (Opéra, Opéra-Comique, Comédie-Française, Les Variétés, La Vilette, etc.) ne prennent aucun risque financier et exploitent le répertoire sans faire place à la nouveauté ; il faut, attendre La fin du siècle pour qu’émerge dans des circuits parallèles (le Théâtre-Libre d’Antoine en 1887, le Théâtre de l’Œuvre de Lugné-Poe en 1893) une avant-garde qui, significativement, viendra pour une bonne part de l’étranger (avec entre autres Maeterlinck, Ibsen et Strindberg). Le théâtre reproduit les divisions économiques et sociales que connaît chaque genre, mais de manière plus visible. En 1894, il existe à Paris vingt-neuf théâtres et autant de cafés-concerts : les grandes maisons, dans la tradition du second Empire, misent sur le public aisé qui les fréquente, ont tendance à devenir un secteur de luxe, alors que les petits théâtres populaires ferment les uns après les autres ou se convertissent en cabarets. C’est aussi pour une raison d’argent que le théâtre attire de nombreux écrivains en quête de célébrité et de carrière : en dépit de la conjoncture, les recettes sont élevées et permettent aux auteurs des gains importants ; les romanciers naturalistes n’hésiteront pas à transposer leurs drames sur les planches (notamment, au Théâtre-Libre), ainsi que certains poètes symbolistes le feront au Théâtre de l’Œuvre, parce que les droits d’auteurs sont nettement supérieurs à ceux des romans (une pièce à succès peut rapporter 180 000 F par an, alors qu’un roman, doit se vendre à plus de 200 000 exemplaires pour arriver à de tels gains).

    8Bref, le bilan économique du marché du livre littéraire des trente dernières années du siècle montre que dans ce secteur la loi de la rentabilité prévaut désormais. Pour qui veut réussir économiquement, il est plus intéressant de choisir le roman (naturaliste ou psychologique de préférence) que de s’aventurer dans les marasmes du monde du spectacle ou de se perdre dans l’isolement de la poésie. La routinisation du marché (la production en série, dans le roman) laisse ainsi peu de place à la nouveauté ou à la création pure. Ce à quoi l’on, assiste durant la IIIe République – qui a beaucoup œuvré pour la « libéralisation » du marché éditorial –, c’est à un clivage entre une production commercialement rentable et une production d’avant-garde, limitée par une situation de marché qui n’admet pas les produits non concurrents. Ce, clivage détermine les valeurs de l’art et de l’argent et atteint tous les genres à des degrés divers, d’autant plus que la presse et les salons soufflent le chaud et le froid sur les cotations de la bourse littéraire.

    9Ainsi le roman, tout entier du côté de la compétitivité, a beaucoup de mal à laisser émerger un secteur de recherches et de nouveauté. Il fonctionne, avec Zola et les psychologues, selon quelques règles issues de la grande tradition réaliste (Balzac et Stendhal) et écrase toute tentative de renverser la toute-puissance de son modèle : il ne peut y avoir, pour cette raison, de véritable roman symboliste ou décadent, au-delà des épiphénomènes qui ont eu pour effet de renforcer les dominances plutôt que de faire valoir des dissidences. Ni Zola ni Bourget n’avaient rien à craindre des expérimentations cérébralisantes ou fumistes des Gourmont, Adam. Lorrain, Huysmans et autres Dujardin. À propos de ses soi-disant concurrents, Zola pouvait fièrement lancer, en 1891 : « D’ailleurs, si j’ai le temps, je le ferai, moi, ce qu’ils veulent » (Enquête Huret).

    10En revanche, la poésie occupe une place tout à fait symptomatique dans le champ littéraire. Si les poètes qui existent socialement dans les années 1880 et 1890 sont les Parnassiens – alors qu’ils ne produisent quasi plus rien si ce n’est, des refontes de leurs recueils antérieurs –, les avant-gardistes, eux ont une existence littéraire qui les confine à la marginalité ou à la bohème, Ils ne bénéficient que de la reconnaissance dont ils se dotent mutuellement au sein de ce que l’on pourrait appeler une institution dans l’institution. Dans sa Revue parisienne du 4 mai 1879, Laforgue écrit : « M. Zola est le chef de l’école naturaliste, et partant, le piédestal auquel il s’attaque avant tout autre est celui de Hugo. » Le couple Zola-Hugo est l’emblème de la situation de blocage dans laquelle se trouvent discours et pratiques littéraires. Hugo, dont l’œuvre traverse le siècle en occupant l’ensemble des genres, est le bouc émissaire de cette situation du marché contre laquelle les jeunes se révoltent. Alors qu’il ne donne aux yeux d’un Laforgue que « des productions séniles », son statut d’académicien lui confère une position encombrante pour les jeunes recrues. Mallarmé, dans Crise de vers, a, lui aussi, bien compris cet aspect de la vie littéraire ; il date précisément le renouveau artistique de la mort de Victor Hugo, en 1885.

    11Enclavée de la sorte, la poésie nouvelle est tenue à produire elle-même les structures qui lui assurent un minimum de légitimité : à partir des années 1880, elle développera, du retrait dans lequel elle se campe, un réseau parallèle d’instances d’émergence et de consécration (recrudescence d’écoles, de revues et d’éditeurs ; entre 1875 et 1878 se créent à Paris de quatre à cinq revues nouvelles ; entre 1879 et 1886, la moyenne passe à près de quatorze, et jusqu’à dix-sept entre 1887 et 1894).

    12À cette situation correspondent un discours et une poétique dont Marc Angenot a montré qu’ils s’opposaient, de manière globale, aux paradigmes sociaux en vigueur : à la banalisation et à la démocratisation du littéraire, la poétique oppose une stratégie de raréfaction et d’aristocratisme. L’esthétique de la rareté et l’hermétisme symbolique dénotent la même volonté de ne pas sacrifier à la mercantilisation de la chose littéraire, à laquelle ont cédé le roman et le théâtre. Le poétique fait sécession et engage des tactiques d’effacement du discours social. Les doctrines et les pratiques conjuguent leurs efforts pour « isoler radicalement le texte littéraire » d’une « circulation intertextuelle accélérée qui met en communication le journal, les discours politiques, les énoncés scientifiques, tous les langages de la sphère publique ». Les poètes, plus que les prosateurs qui parviennent à trouver quelque accommodement, craignent en effet l’influence néfaste du journalisme : l’écriture télégraphique qui nie le style et le labeur de l’artiste, présente à leurs yeux le risque d’entamer le prestige de la littérature.

    L’institution littéraire

    13Ce qui assure l’autonomie croissante du champ littéraire à la fin du xixe siècle, c’est le développement d’instances spécialisées qui accompagnent la production littéraire et du même coup la socialisent à chacune des étapes de son accomplissement, de l’émergence de l’œuvre (et de son auteur) jusqu’à sa conservation patrimoniale, en passant par les processus de reconnaissance et de consécration. Certes, ces instances ne sont pas tout à fait neuves dans leur fonction – l’Académie française, l’Université, les grandes maisons d’édition, la critique journalistique, etc., ont depuis leur apparition joué ce rôle. Ce qui est particulier à ce dernier tiers du siècle, c’est que ces instances, au lieu d’être l’émanation du pouvoir politique – et donc idéologiquement dépendantes –, sont secrétées de manière endogène en sorte de fournir aux écrivains leurs propres instruments de socialisation. Ces instances constituent donc les relais indispensables pour l’affirmation d’une « caste » d’écrivains dont le pouvoir et l’autorité ne dépendent plus des champs externes.

    14Comment devient-on écrivain à la fin du siècle ? Quels sont les instruments que la IIIe République des Lettres met à la disposition des auteurs ? À quelle stratégie ceux-ci doivent-ils se conformer pour exister ? S’il est inconcevable de faire ici l’inventaire de toutes les instances littéraires, une synthèse des trajectoires possibles dans la dynamique du champ peut être tentée. Ceci dit, la littérature, dans son fonctionnement institutionnel n’est régie par aucune charte ; sa « constitution » n’a rien de juridique, mais s’applique de manière le plus souvent implicite ou inavouée à travers lieux, personnes et instances dont la charge est de faire exister, de classer, de reconnaître, de consacrer (avec tout ce que ce pouvoir peut avoir de revers : enterrer, déclasser, marginaliser, rejeter) ce qui est appelé à un devenir littéraire.

    L’Académie et les salons

    15Si l’Académie française occupe le sommet de la hiérarchie littéraire, en dominant symboliquement toute la production, elle est aussi le lieu de tous les conservatismes ; son rôle consiste essentiellement à maintenir le prestige qu’elle avait encore sous le second Empire. Son pouvoir de consécration s’exerce essentiellement sur elle-même, instituant une image et un usage de la bonne littérature de France, incorporant dans ses rangs les avancées de la littérature lorsque celles-ci sont suffisamment dotées de capital. Ainsi la dernière « avant-garde » à avoir pénétré sous la Coupole est le Parnasse, et c’est dans les années 1880 et 1890 que le groupe qui s’était formé autour de Leconte de Lisle trente ans plus tôt (en 1852, avec la préface des Poèmes antiques) commence à faire valoir via l’Académie son orthodoxie. L’Académie, en fait, représente une institution d’Ancien Régime à travers laquelle se perpétue une forme (de plus en plus rare) de mécénat d’État. Publique, elle reçoit des subventions du gouvernement et son prestige tient au fait, qu’elle assure le relais entre la tradition et la nouveauté, même si son rôle est de ne se fonder que sur les valeurs sûres, selon une stratégie d’arrière-garde qui en fait le bastion de la culture et du savoir. Si aucun des naturalistes n’a jamais eu accès à la Coupole, c’est que leur « littérature putride » était en flagrante contradiction avec la valeur suprême de cette institution : l’art pur, c’est-à-dire coupé de toute référence à l’histoire (et a fortiori à l’actualité) et entièrement retranché sur le pur génie français qui ne s’exprime qu’à travers une langue cristalline. C’est pourquoi l’Académie ne peut compter en ses rangs que des hommes de haute honorabilité et de haute position : Balzac, dans le premier tiers du siècle, Zola, cinquante ans plus tard, ne pouvaient logiquement être élus. Même un écrivain comme Bourget, trop « moderne » selon Leconte de Lisle, eut quelque mal à convaincre et dut attendre la mort du poète pour accéder à la Compagnie.

    16Sous la IIIe République, les quarante se recrutent presque tous dans les rangs passéistes du savoir et de la littérature. Parmi les collaborateurs de la Revue des Deux-Mondes : Loménie, Viel-Castel, Saint-René Taillandier. Dans les rangs de la philosophie la plus orthodoxe, celle qui est passée de Descartes à Comte : Caro l’emporte sur Taine en 1874, Littré succède à Claude Bernard en 1878, Pasteur est reçu en 1881. Les dramaturges recrutent parmi les leurs : Labiche, Augier, Legouvé sont reçus. Ainsi que les poètes : Leconte de Lisle succédera à Hugo en 1886 ; Coppée devra s’effacer devant Sully Prudhomme puis E. About avant d’être reçu en 1884. Dans la dernière décennie du siècle, les historiens font une entrée en force : Lavisse (1892), Tlrureau-Dangin (1893), Costa de Beauregard, A. Vandal, G. Hanotaux, H. Houssaye. Mais on trouve aussi des critiques : Brunetière en 1894 et Lemaître en 1895.

    17Impénétrable et trop sélective, l’Académie ne pouvait qu’engendrer des lieux qui tout à la fois lui ressemblaient et se distinguaient d’elle. Ces lieux de rencontre et d’échange, ëe sont les salons : tout particulièrement celui de la princesse Mathilde, la cousine de l’empereur, qui, selon un mot des Concourt, servit de « tampon » entre « le gouvernement et ceux qui tiennent une plume ». La princesse réunit jusqu’en 1903 ce qui compte sur la scène mondaine de la littérature du second Empire finissant et de la IIIe République naissante : Sainte-Beuve, Mérimée, Gautier, Taine, Renan, les Concourt, Flaubert. Mais elle n’est pas la seule, d’autres salons aussi aristocratiques s’ouvrent aux écrivains : la comtesse Greffhule les reçoit, ainsi que ta comtesse de Castellane et la comtesse Adhéaume de Chevigné. C’est dans ces salons que se forge un comportement nouveau, typiquement moderne et traditionnel à la fois, le snobisme, dont on reparlera au chapitre suivant. Ces salons, institutionnellement parlant, ont pour effet sinon de servir de tremplin aux candidats académiciens, du moins de conférer à leurs membres une légitimité plus authentiquement conforme à une certaine modernité. En effet, quoique très fermés sur le plan social, ils ont une ouverture d’esprit très large et perpétuent la tradition du débat d’idées typique de l’esprit français. Ils se présentent donc à l’écrivain comme lieu de mondanité par excellence, mais sont d’une efficacité symbolique restreinte, notamment en raison de leur hétérogénéité intellectuelle.

    18C’est dans les salons de la haute finance, que l’écrivain bourgeois se sentira au plus près de ses pairs, dans un climat plus ouvert, notamment aux autres artistes et aux idées politiques en rupture. Le salon de Mme Strauss, veuve de Bizet, accueille artistes et « libéraux » de tout poil ; celui de Mme de Cavaillet est un camp républicain, rival de celui de Mme Aubernon, plus conservateur : c’est dans ces milieux que se croisent Lemaître, France, Bourget ; c’est sous Faction de ces égéries que se forment des clans politiquement rivaux. Le salon de Dorian et des Ménard Dorian est républicain et anticlérical, opposé à celui de Mme Adam. Il faut donc être d’un salon pour se faire connaître et reconnaître. Zola, pas davantage qu’il n’aura eu accès à la Coupole, ne les aura guère fréquentés, à l’exception de celui de Mme Charpentier qui rassemble les écrivains que son mari publie et quelques peintres impressionnistes : le jugement sévère de Zola à leur égard dit combien ces lieux participaient des restes de la Restauration et de l’Empire : « Ce sont des âpretés de pouvoir, toute une curée d’intérêts se ruent chez les dames, qu’on suppose puissantes. » À ces salons guindés il préférera les rencontres entre écrivains.

    Les cénacles

    19En effet, si le salon passe lentement de mode, c’est que les écrivains se voient chez eux, régulièrement. Flaubert, quand il était à Paris, recevait le dimanche ; les Concourt avaient leur « grenier » à Auteuil ; Mme Daudet recevait également. Zola lui-même accueille ses amis chez lui, à Paris ou à Médan, et c’est, au cours d’une de ces soirées que, avec Alexis, Céard, Hennique, Huysmans et Maupassant, il projeta le fameux recueil de nouvelles intitulé Les Soirées de Médan, paru en 1880, en réaction à la littérature revancharde et patriotique Médan n’est cependant pas un lieu comme les autres : son excentricité géographique est à l’image de la rupture que le groupe de Zola entend produire dans l’institution littéraire ; en déplaçant quelques écrivains hors de la capitale, Zola voulut montrer la force instauratrice de son mouvement que Médan présentait comme une réplique aux turpitudes de la mondanité littéraire parisienne. C’est pour cette raison que la critique du temps interpréta Les Soirées de Médan comme un véritable manifeste littéraire.

    20Un cénacle, comme le mot l’indique, est probablement le lieu le plus propice aux rencontres. Non parce que le rituel veut qu’on y mange (ce qui n’est, pas toujours le cas), mais bien parce que l’exercice du pouvoir littéraire trouve à s’y organiser de la manière la plus achevée. Pour qu’il y ait cénacle, il faut, un chef de file et des disciples rassemblés autour d’une croyance, c’est-à-dire une structure d’accueil et de reconnaissance qui oriente explicitement celui qui y fait sa profession de foi.

    21Le modèle du cénacle, existe depuis le romantisme – on se souvient de Lucien de Rubempré, le poète des Illusions perdues, débarquant à Paris et devant faire son examen d’entrée au « Cénacle des grands esprits ». Mais c’est Leconte de Lisle qui a probablement mis au point la forme la plus instituée de cénacle ; c’est même une sorte de secte qu’il avait créée en regroupant autour de la préface de ses Poèmes antiques (1852) la jeune génération (Heredia, Sully Prudhomme, Coppée). Si en une vingtaine d’années le Parnasse est devenu l’école dominante de la poésie, c’est sous l’action du leadership de Leconte de Lisle qui a pu gérer rationnellement toute la production en imposant ses règles et ses techniques d’écriture et en écartant toute forme de déviance. C’est ainsi que Mallarmé et Verlaine, par exemple, y trouveront les premières marques de reconnaissance : publiés dans Le Parnasse contemporain, la revue-anthologie du groupe, les voilà cooptés de fait. Il leur faudra peu de temps après s’affirmer comme anti-Parnassiens pour s’émanciper du statut d’épigones et pour jeter les bases d’un mouvement nouveau qui ne retiendra rien de l’école parnassienne – surtout pas son caractère institutionnel.

    22En effet, si la tradition du cénacle se perpétue avec les mardis de Mallarmé et le « grenier » des frères Goncourt – alors qu’un Verlaine, on y reviendra, investit le bistrot pour conquérir toute la nouvelle bohème –, ces lieux-là ressemblent plus à une auberge espagnole qu’à de véritables temples où se cristallise un esprit de groupe ou une « communauté émotionnelle ». On y loue certes le charisme du maître – par excellence Mallarmé – sans nécessairement se prétendre son disciple ; on sait par ailleurs que la rue de Rome autant que le grenier d’Auteuil ont accueilli des écrivains et poètes d’obédiences très diverses : Zola et Mallarmé se reçoivent mutuellement à leurs mardis et jeudis respectifs ; quant aux Goncourt, c’est le Tout-Paris qu’ils invitent, jeunes et vieux, Français et étrangers, etc.

    23Tenir cénacle à la fin du siècle, c’est donc essentiellement faire accueil sans préjugé à la nouveauté et offrir aux jeunes générations un lieu où peut s’exprimer la modernité. C’est la raison pour laquelle le cénacle a pour rôle de fédérer les forces qui se combattent de manière très serrée au sein d’autres supports institutionnels : les journaux et les revues qui, eux, défendent leur littérature et combattent les écoles rivales…

    24Cet état d’esprit explique pour une bonne part la naissance en 1902 de l’Académie Goncourt, instance de promotion plus corporatiste que l’Académie française et dont l’esprit a été dicté par Edmond dans les dernières années de sa vie : « Pour avoir l’honneur de faire partie de la Société, il sera nécessaire d’être homme de lettres. Rien qu’hommes de lettres, on n’y recevra ni grands seigneurs, ni hommes politiques. » L’Académie Goncourt est perçue dès son projet comme la sœur cadette de l’Académie française dont elle entend pallier les insuffisances en accordant une place plus importante à l’actualité littéraire. De surcroît, même si par la suite elle modifia sa stratégie, elle avait pour objectif de protéger la profession par l’attribution d’un prix annuel, l’encouragement aux jeunes auteurs et l’aide aux écrivains « nécessiteux ». Elle renforçait du même coup le rôle de la Société des gens de lettres, fondée en 1838, qui s’en tenait à réguler les droits d’auteurs et à protéger les œuvres de toutes les formes de contrefaçon.

    Cafés et cabarets

    25À bien observer les lieux et structures qui produisent la littérature de la fin du siècle, on constate qu’une géographie hiérarchise les groupes, mouvements et écoles en fonction de leur capital symbolique. Si l’Académie est le lieu du conservatisme, les salons et cénacles ont pour rôle de consolider de plus jeunes esthétiques en instituant une société de pairs. Léon Daudet a bien vu cette opposition :

    « Le café est l’école de la franchise et de la drôlerie spontanée, tandis que le salon […] est en général l’école du poncif et de la mode imbécile. Le café nous a donné l’exquis Verlaine et le grand et pur Moréas, les salons R. de Montesquieu. »

    26Les cafés et les cabarets, davantage plongés dans le bain social (encore que tel bistrot célèbre puisse devenir un salon littéraire), ont été les réceptacles de tout ce que le système des lettres ne pouvait intégrer dans sa logique et que de tradition l’on nomme la « bohème ».

    27Plus encore que celle de 1840 (Zola, Mallarmé, Verlaine), la génération de 1860, celle de Laforgue mais aussi de Bourget, est passée par les cafés et cabarets, qu’ils soient de la rive gauche ou de la rive droite. C’est là que se sont retrouvés bon nombre de recalés, immédiatement après 1870 et par vagues successives jusqu’aux années 1890. Non seulement des poètes et des romanciers, mais aussi des peintres, des musiciens, des savants fous qui auront bénéficié, une fois démantelé l’Ordre moral de Mac-Mahon, des nouvelles lois républicaines sur la liberté de publication et de réunion.

    28Verlaine, après 1870, entraîne Rimbaud dans le groupe des Vilains Bonshommes, où Bourget est introduit : il y est question de mettre à mal le credo parnassien ; on y prépare l’Album zutique dans un esprit gouailleur qui prolonge l’attaque en règle du Pamassiculet contemporain, recueil de vers nouveaux, édité en 1867 (une parodie satirique des recueils du Parnasse – parus en fascicules dès 1866 – signée entre autres Paul Arène, Alphonse Daudet et Gustave Mathieu). Ces joyeuses insurrections-là sont encore privées (elles ont notamment pour théâtre le salon de Nina de Villard) et ne bénéficient quasiment d’aucune publicité.

    29À la fin des années 1870, c’est tout autre chose : les rencontres se passent dans des lieux publics, des estaminets du Quartier latin puis de Montmartre. Deux événements bornent ces vingt années d’effervescence littéraire : la création des Hydropathes en 1878 et la fermeture du Chat noir en 1898. Vingt années où l’on ne cesse de refaire le monde (littéraire) dans un esprit qui allie la révolte et la farce et rassemble tous les déclassés et frondeurs de la littérature et des arts. « Ils sont poètes, musiciens, littérateurs, artistes ; rien pour l’utile, tout pour l’agréable » : lorsqu’en 1883 Charles Gros reprend le zutisme, il résume en ces termes l’esprit fumiste de cette dernière bohème du siècle.

    30Tout commence donc avec Les Hydropathes, fondés eu 1878 par le bien nommé Émile Goudeau. Un cabaret qui prend systématiquement le contrepied de toutes les traditions, y compris celles qui sont à la mode comme la névropathie. On récite des vers, avec un souci constant de parodie et de satire dans le but de faire rire. Georges Rodenbach a croqué une de ces soirées en 1878 :

    « J’y ai entendu [...] des romances, des morceaux de piano, de haut-bois, de violon remarquablement exécutés, qu’alternent chaque fois des récitations de poésies et de morceaux littéraires. Ce sont presque toutes des œuvres inédites que les auteurs disent eux-mêmes. Il y a, de la sorte, pour les jeunes un débouché facile et un public, qui pour être restreint, n’en est pas moins très bon juge. On y rencontre aussi des artistes : M. Coquelin cadet de la Comédie-Française qui déclame de spirituelles farces comme “la mouche” et M. Villain, également de la Comédie-Française, charmant dans son récit de “l’abeille” ».
    (La Paix, Bruxelles, 7 décembre 1878)

    31C’est là que se croisent régulièrement Alphonse Allais, Charles Gros, Émile Goudeau, des dessinateurs comme André Gill, Émile Cohl, Caran d’Ache. Paul Bourget ne doit pas sa carrière à ces lieux qu’il a fréquentés, mais c’est le cas d’un Jules Laforgue qui y aura trouvé les moyens de s’émanciper de la grande littérature en recyclant les fantaisies « chatnoiresques » dans toute son œuvre.

    32Les Incohérents, entre 1882 et 1889, prolongent l’esprit des Hydropathes en accentuant la dérision et la parodie dans le domaine des arts cette fois. Chaque année, le fondateur Jules Lévy organise à son domicile une exposition « d[e] gens qui ne savent pas dessiner » et à qui sont remises des médailles par tirage au sort. Entre autres provocations, on y trouve un tableau représentant la « Première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige », « œuvre monocroïdale » d’A. Allais qu’il reprendra dans son Album primo-avrilesque ; un « Bas-relief » constitué d’un bas de femme fixé sur une planche ; une parodie de Puvis de Chavanne, « L’enfant prodigue retiré dans le désert apprend aux porcs à déterrer des truffes » ; etc. Toutes ces œuvres « d’une gaieté extravagante » ont défrayé la chronique et ont rencontré un véritable succès de foule : 2 000 visiteurs pour la première exposition de 1882 ; 6700 francs de droits d’entrée perçus (et versés à l’Assistance publique) à l’exposition de 1883. Ce jusqu’à ce que le filon de la parodie et de la fumisterie s’épuise en des formules répétitives. À l’occasion de l’Exposition universelle de 1889, Lévy propose en apothéose de rassembler près de 437 œuvres de Caran d’Ache, Cohl, Mac-Nab, Willette, Willy, etc., ainsi qu’un « Paysage collectiviste » créé par six artistes constitués en association anarchique.

    33En ces années 1880, plusieurs autres cabarets voient le jour : Les Hirsutes de L. Trézenik (1882), Les (nouveaux) Zutistes de Ch. Gros, Les Jemenfoulistes. Autant de joyeuses assemblées au personnel mobile qui cultivent le fumisme et la blague. C’est au Chat noir qu’ils finiront par se fédérer en créant une revue du même nom qui deviendra hebdomadaire en raison de son succès. Le Chat noir, dirigé par Rodolphe Salis, est l’organe le plus stable de cette avant-garde sans avancée : la revue, qui mêle plaisanteries, poèmes, récits, illustrations et même bandes dessinées, sera publiée à plusieurs milliers d’exemplaires de 1882 à 1895 (tirage justifié le 20 mars 1886 : 17 000 exemplaires).

    34Anarchisme littéraire, haine du bourgeois, culte de l’humour macabre et absurde sont les valeurs qui rassemblent ces artistes issus de la bourgeoisie moyenne. Faute d’avoir pu être intégrés dans les circuits de l’institution littéraire, les frondeurs de cabarets se sont inventé avec une créativité débridée les instruments de leur propre reconnaissance. Une reconnaissance latérale certes, mais qui aura eu le mérite d’inscrire la marginalité dans la hiérarchie des valeurs littéraires. Si d’aucuns ont pressenti qu’il n’y avait pas de place dans ces cabarets et revues pour qui escomptait une carrière dans les lettres, ces lieux ont permis à la génération montante d’exprimer l’intention de faire sortir la, littérature de l’impasse mercantile ou académique. Lorsqu’on 1884 Verlaine publie chez Vanier une première plaquette des Poètes maudits, il cautionne, fort de la légitimité marginale et scandaleuse qui est la sienne, tout un courant qui n’a cessé de dégommer les valeurs sûres de la littérature. Les Maudits de Verlaine (Corbière, Rimbaud, Mallarmé tout d’abord, Desbordes-Valmore, Villiers et Verlaine lui-même ensuite) n’ont certes rien à voir, et pour cause, avec les amuseurs de Saint-Michel ou de Montmartre, mais leur reconnaissance n’eût pas été possible sans le travail de démystification des cabarets qui a propulsé la littérature sur la voie d’une nouvelle modernité, plus subversive.

    Les revues

    35Supports par excellence de l’émergence, de la promotion et de la reconnaissance des groupes littéraires, les revues font florès sous la IIIe République. Leur nombre va croissant de 1875 à 1895, parallèlement à la multiplication des titres d’œuvres ; mais leur tirage et leur diffusion restent le plus souvent confidentiels, du moins en ce qui concerne la poésie qui, de plus en plus exclue des colonnes de la presse quotidienne, doit bricoler ses moyens de diffusion. Alors que le roman (naturaliste et psychologique) peut se passer de revues pour sa promotion, la poésie ne survit dans le marché éditorial qu’à la condition de réduire les risques financiers de publication ; la revue se présente donc comme une alternative appréciable au marché du volume et a aussi pour effet, dans les meilleurs cas, de cimenter la solidarité d’une frange de poètes que le marché du livre ne cesse de marginaliser. Publier en revue, c’est donc sans trop de risque la seule possibilité de toucher un public qui, à défaut d’être nombreux, est littérairement averti ; chaque poète de ces années-là y aura trouvé avec plus ou moins de bonheur un banc d’essai. Le jeune Barrès n’a pas hésité à fonder sa propre revue à vingt ans, Les Taches d’encre, « gazette mensuelle » dont il était tout à la fois Je rédacteur en chef et l’unique collaborateur ; il abandonne après quatre numéros (1884-1885) « parce que la rédaction a la grippe ».

    36Les multiples revues qui naissent après 1870 sont pour la plupart portées par un projet d’indépendance artistique et politique. La tradition qui liait Je littéraire et Je politique au sein de la presse s’estompe au profit d’une spécialisation accrue : la littérature qui se fait déserte les journaux qui par ailleurs n’ont plus grand-chose à attendre d’elle, notamment depuis que le fait divers l’a avantageusement (sur le plan économique) remplacée dans ses colonnes. C’est ainsi que toutes les revues de la IIIe République s’éloignent de la très conservatrice Revue des Deux-Mondes fondée en 1829 (Brunetière la dirige dès 1893) ou de la trop officielle Revue politique et littéraire qui devient, en 1884 la Revue bleue. Mis à part les Entretiens politiques et littéraires qui est essentiellement une revue symboliste (fondée en 1890), les attelages sont d’un tout autre ordre, notamment entre le littéraire et l’artistique, ainsi qu’en témoignent la plupart des périodiques de l’époque et explicitement la Revue littéraire et artistique. Les Lettres et les Arts (1886-1889), Art et Critique (1889).

    37Le mot d’ordre des revues nouvelles est donc l’indépendance. Elle peut s’afficher comme telle (c’est le cas de la Revue indépendante, fondée en 1884 par F. Fénéon et G. Chévrier) ou apparaître au gré des courants esthétiques portés en écharpe : ainsi, la Revue wagnérienne de Dujardin, La Décadence qui rejoint en 1886 Le Scapin, ou encore La Vogue, la plus stable des tribunes symbolistes, fondée en 1886 par G. Kahn – c’est elle qui fit connaître les Illuminations de Rimbaud. Les plus tacticiens des directeurs de revues savent que leur survie est liée au dépassement des écoles et des groupuscules. Lorsqu’Édouard Dujardin reprend la Revue indépendante de Fénéon en 1886, il précise son programme en des termes révélateurs de tous les écueils du temps :

    « La Revue indépendante ne sera ni décadente, ni déliquescente, ni symboliste, ni rien de tel ; elle sera progressiste avancée mais raisonnable ; Huysmans, Villiers, oui ; Mallarmé, mais du Mallarmé fait exprès (Mallarmé fera ses chroniques en style de conversation, donc claires, simples) ; – pas de Moréas, pas de Floupette, pas de La Vogue. Je suis absolument résolu à maintenir la revue dans cette voie : une revue de gauche ; […] ni droite comme la Revue des Deux-Mondes, ni extrême gauche, ni intransigeances comme les décadences, mais de la bonne gauche. Que les personnes qui sont priées de souscrire à la Revue indépendante sachent bien qu’elles souscriront à une revue avancée mais sérieuse, progressiste mais raisonnable, […] quelque chose qui a son succès dans sa valeur propre, quelque chose qui dure... » (lettre du 4 octobre 1886).

    38Cette indépendance est également matérielle. De plus en plus, les revues deviennent des livres d’art à part entière : la Revue, indépendante, encore elle, prévoit des tirages de luxe, avec gravures et dessins originaux ; dans les années 1890, La Conque, L’Ermitage, Le Centaure, L’Ymagier sont des revues de prestige financées par de fortunés symbolistes (Gide, Régnier, Viélé-Griffin, Stuart Merill, Maeterlinck). Lorsqu’une revue marche, bien, elle peut s’adjoindre une petite maison d’édition qui lui permet de publier en volume ses principaux textes : ce fut le cas de la Revue indépendante et de La Vogue à qui il arriva aussi de s’associer à l’éditeur Léon Vanier. Ce sera le destin de la principale revue symboliste de la seconde génération, Le Mercure de France.

    39Ainsi prend forme le modèle de l’infrastructure économique des grandes revues et quelquefois des grands courants littéraires qui s’affirmera au cours de la première moitié du XXe siècle. À la faveur d’une revue, un groupe de jeunes auteurs se rassemble en s’associant à une maison d’édition : la Nouvelle Revue française et Gallimard : les premiers surréalistes, la revue Littérature et les éditions du Sans Pareil…

    Les journaux

    40La littérature et la presse, tout au long du siècle, ont fait assez bon ménage, notamment depuis la création du roman populaire, à la fin des années 1830, dont le développement est directement tributaire de l’essor du quotidien, ou encore depuis que le roman « judiciaire » puis « policier » a fait ses choux gras du fait divers. Même la grande littérature, celle d’un Balzac ou d’un Flaubert, y puise largement l’argument de ses fresques romanesques.

    41À la fin du siècle, le ménage se brouille : le champ journalistique s’autonomise parallèlement au champ littéraire. Une invention technique tout à fait particulière vient changer la paisible collaboration de naguère : le télégraphe qui, depuis les années 1870, commence à couvrir le territoire français, en reliant Paris aux grandes villes de province pour atteindre rapidement les zones les plus reculées de l’Hexagone. Ce que remet en cause le télégraphe, ce n’est pas le statut de la littérature dans la presse, mais le mode de fonctionnement et d’information que l’appareil a engendré. Désormais, il semble intenable pour les écrivains de continuer de faire alliance avec une presse qui, au gré du progrès technologique, s’est autonomisée au point de produire son propre langage, celui de la télégraphie. La vraie menace est là, au cœur même de cette écriture électrique et machinique, invention du diable dont on craint qu’elle n’ébranle la langue et le style de la nation.

    42Ce péril du télégraphe, plus d’un écrivain l’a ressenti. Zola, qui a pourtant pratiqué le journalisme de combat que l’on sait, a adopté une position double à cet égard. Si en 1881, il conseillait aux jeunes écrivains de se « jete[r] dans la presse à corps perdu, comme on se jette à l’eau pour apprendre à nager », il dira huit ans plus tard les méfaits d’un style de presse qui massacre la littérature :

    « C’est l’information qui, peu à peu, en s’étalant, a transformé le journalisme, tué les grands articles de discussion, tué la critique littéraire, donné chaque jour plus de place aux dépêches, aux nouvelles, grandes et petites […]. Mon inquiétude unique, devant le journalisme actuel, c’est l’état de surexcitation nerveuse dans lequel il tient la nation » (préface à La Marasse, 1889).

    43Mallarmé n’a rien dit d’autre en rapportant l’« exquise crise » à la naissance de la presse moderne : s’il entend isoler la Littérature de I’« universel reportage », il finira pat réhabiliter idéalement le « Journal, la feuille étalée, pleine » au cœur même du Livre.

    44Ainsi, le télégraphe fournit un mode inédit d’appropriation et de connaissance du réel, instaure une écriture spécifique dont la rhétorique « sténographique » est aux antipodes du bavardage de la fiction et prononce le divorce entre les métiers d’écrivain et de journaliste voués à une professionnalisation accélérée. Il n’en fallait pas davantage pour damer le pion aux vertus littéraires sans mettre en péril les exigences et les attentes imaginaires du public. Car si la presse abandonne la littérature, elle sait qu’elle ne se débarrasse pas pour autant de la force mythologique et symbolique dont les lettres sont par tradition dépositaires : elle est bien consciente des ressorts imaginaires de l’information pure dont il suffit au fond de faire la chronique et le reportage. Félix Fénéon l’a parfaitement compris avec les fameuses Nouvelles en trois lignes qu’il rédige pour Le Matin au tout début du siècle nouveau : avec lui le télégraphe instaure une créativité moderne tout entière vouée au culte de la rapidité, de l’efficacité et de l’instantanéité, tant du côté de la production que de la consommation.

    45La presse a connu d’importants changements dès les années 1870. Sous l’effet des lois de 1881 sur la liberté d’opinion, elle s’est Libérée des contraintes du pouvoir politique ; de presse d’opinion elle est devenue une presse d’information qui s’attache à suivre au plus près les développements des affaires qui secouent les débuts de la IIIe République : Le Petit Journal, fondé en 1863 entrera en ce domaine en concurrence directe avec Le Petit Parisien dès 1876. Populaires, ces journaux à cinq centimes étaient petits par la taille et par la brièveté des contenus : un article unique d’actualité (politique) en première page, des informations en seconde page, des faits divers en troisième et des variétés en quatrième, assorties de publicités. Le « rez-de-chaussée » des trois premières pages était occupé par un ou deux romans-feuilletons.

    46Cependant de grands journaux comme Le Temps, Le Journal des débats, Le Figaro ou La République, française maintiennent les formules éprouvées depuis le second Empire et se partagent la diversité des tendances politiques. Ils se vendent entre quinze et vingt centimes et accordent une large place aux débats parlementaires, aux idées politiques même si la contrainte des quatre pages (grand format) devait être observée – Le Figaro inaugura la formule du supplément hebdomadaire de deux pages en 1875. Ils ne sont pas populaires et ciblent clairement un lectorat politisé qui va des milieux conservateurs, catholiques et légitimistes (L’Union, L’Univers, La Gazette de France, Le Gaulois, La France nouvelle) à la droite antirépublicaine (Le Figaro qui finit sur le tard, en 1878, par accepter la république), en passant, par les républicains (conservateurs avec Le Journal des débats, libéraux avec Le Temps, de gauche avec Le Siècle, puis L’Aurore de Clemenceau). En 1880, on compte à Paris trente-quatre journaux républicains (qui tirent ensemble à 1 514 321 exemplaires) contre vingt-quatre titres conservateurs (dont le tirage atteint 431 707 exemplaires). Ces chiffres ne cesseront d’augmenter au lendemain de l’Ordre moral, la liberté d’opinion, mais aussi les avancées techniques favorisant l’expansion du journal qui, outre qu’il affine un style propre (celui de la nouvelle brève, celui du reportage), s’ouvre à l’illustration.

    Éditeurs et libraires

    47Dans les trente dernières années du siècle, le métier du livre s’est professionnalisé et a dû s’aligner sur les lois de compétitivité qui régissent le marché. Globalement, les tendances littéraires dominantes sont portées par un ou deux éditeurs qui sont leur raison sociale. Le Parnasse a Lemerre qui, en plus de la poésie, se spécialise dans le roman psychologique et mondain, de P. Bourget à M. Prévost. Les naturalistes sont présents au sein de plusieurs maisons associées : Georges Charpentier, en première ligne, publie dès 1872 Zola, E. de Concourt, Céard, Hennique, Maupassant, Mirbeau ; Fasquelle réprend une partie de la succession Charpentier en 1896 ; Lacroix, le premier éditeur de Zola, qui édite à Bruxelles des livres interdits par la censure de Napoléon III ; Marpon-Flammarion enfin, spécialiste de la solderie et de l’édition illustrée. Les symbolistes ont Léon Vanier, « bibliopole » et escroc notoire qui ne publie qu’à compte d’auteur, puis Le Mercure de France, ainsi que de petites maisons liées à quelques revues : les éditions de La Vogue, de la Revue indépendante, de La Plume.

    48Entre 1875 et 1885, l’édition belge est capitale parce qu’elle permet de contourner l’obstacle de la répression. Outre Lacroix, il y a Henry Kistemaeckers qui accueille tous les auteurs refoulés en France : des communards en exil, Huysmans qui y publie Marthe, histoire d’une fille, et des auteurs jugés scandaleux comme Bonnetain, Hennique, Descaves, Desprez, et autres petits naturalistes de l’excès. À Bruxelles aussi les symbolistes trouvent en Deman (qui publie Mallarmé) et Lacomblez (qui publie Kahn) des éditeurs de choix.

    49Le marché éditorial est déterminant pour le métier d’écrivain. Selon l’état de santé de telle maison d’édition et la perspicacité commerciale de son directeur, un auteur peut obtenir des revenus qui lui assureront son indépendance. Mais rares sont les genres qui permettent aux écrivains de vivre de leur plume. Même les romanciers, à l’exception d’un Zola, d’un Bourget, d’un Daudet, ne parviennent pas à se passer d’un second métier : Huysmans est fonctionnaire à la Direction de la Sûreté générale, Gourmonl est employé à la Bibliothèque nationale, Maupassant travaille au ministère de la Marine en attendant le succès, etc. Les poètes, eux, ne peuvent rien attendre de leurs minces plaquettes tirées dans le meilleur des cas à quelques dizaines d’exemplaires : Laforgue est lecteur de l’impératrice Augusta, Mallarmé-professeur d’anglais, Verlaine expéditionnaire à la préfecture de la Seine, le vieux Villiers est au bord du dénuement. Seuls quelques symbolistes de haut rang vivent de leur plume, comme Gide, H. de Régnier, Viélé-Griffin, S. Mérill, G. Kahn où en Belgique, Maeterlinck. Le théâtre, en revanche, peut rapporter gros, pour autant que les auteurs se conforment aux goûts du bourgeois : Meilhac, Halévy, Augier, mais aussi Becque, Courteline et même Maeterlinck disposent d’un pourcentage de la recette de chaque représentation et peuvent se consacrer entièrement à cette activité rentable.

    La critique

    50Toute œuvre a besoin pour s’instituer d’un discours d’escorte qui lui apporte la reconnaissance. La fonction de la critique, véritablement instituée en ce siècle par Sainte-Beuve, s’est elle aussi accrue dans le sens de la professionnalisation : Lemaître, Brunetière, Sarcey en ont fait leur unique champ d’activité, tandis que la plupart des auteurs, suivant la tradition, y ont sacrifié au gré de l’actualité littéraire et des vicissitudes du métier d’écrivain.

    51La critique sera de plus en plus tiraillée entre deux rôles : ou bien veiller au-maintien du patrimoine classique, en rejetant les œuvres qui ne le prolongent pas et en alignant les nouveaux produits sur les normes en cours ; ou bien accompagner et soutenir les élans nouveaux en tâchant de les faire comprendre dans le (grand) public. Cette division du travail correspond évidemment aux positions défendues par la hiérarchie des institutions littéraires : l’académisme, soutenu par certains grands journaux, sécrète une critique conservatrice, tandis que les avant-gardes trouvent appui auprès de critiques à la fois moins professionnels et plus audacieux et dont la parole ne bénéficie pas de la même autorité. La critique officielle et conservatrice, en cette fin de siècle, est relayée par des professionnels en des organes appropriés, alors que les supporters de l’actualité non orthodoxe se voient contraints de défendre leurs prises de position au sein de tribunes plus confidentielles – d’où il résulte que ces derniers, au lieu d’informer un public non littéraire, s’autoreconnaissent mutuellement.

    52Quel que soit son verdict et d’où qu’elle vienne, la critique garantit l’existence d’une œuvre et éventuellement la reconnaissance de son auteur. On sait à cet égard le retentissement qu’ont pu avoir quelques mots de Mirbeau dans Le Figaro sur la carrière de Maeterlinck : en le comparant à Shakespeare, le critique a littéralement lancé le Belge sur la voie de la consécration. On sait aussi que tout le naturalisme doit sa célébrité à la campagne de dénigrement qu’il a suscitée dans la presse conservatrice bien-pensante. Dès 1868, Louis Ulbach parle à propos de Thérèse Raquin, mais aussi de Germinie Lacerteux de « littérature putride », et met dans le même sac l’Olympia de Manet et L’Origine du monde de Courbet (Le Figaro, 23 janvier 1868). La presse attisera les attaques qui ont accompagné l’émergence des naturalistes et l’on peut dire, en fin de compte, que l’école de Zola a bénéficié d’une légitimation a contrario, par une pratique ininterrompue et involontaire du scandale (y compris et surtout jusqu’à l’Affaire Dreyfus).

    53Le pire est le silence, que connaissent bien les poètes de la nouvelle génération : en regard de la masse critique qui couvre le champ romanesque, les recueils de poésie ne suscitent guère l’intérêt d’une presse avide d’événements. Verlaine, en cela, est un peu le Zola de la poésie, mais ce sont les débordements et les revirements de l’homme, du débauché puis du croyant, qui font sensation, plus que son œuvre dont on ne parle guère. Mallarmé, Laforgue et tous ceux qui, de notre point de vue actuel, font la littérature de la fin du siècle n’ont eu qu’une présence discrète, on l’a dit, dans les marges du champ littéraire.

    54Se professionnalisant, le métier de critique a produit quelques grands noms, terribles censeurs ou encenseurs surtout dans la presse conservatrice. Ainsi Francisque Sarcey, souffre-douleur d’Alphonse Allais (qui signa quelques contes de son nom), domine la critique théâtrale avec le « feuilleton dramatique » qu’il donne de 1859 à 1867 à L’Opinion nationale et de 1867 à 1899 au Temps – avant de réunir tout cela dans les huit volumes de Quarante Ans de théâtre. Son jugement, qu’on dit fin, pénétré et professionnel, est net : soutien inconditionnel au vaudeville (avec une préférence pour Sardou) et ignorance, des tentatives nouvelles et du théâtre étranger. Le théâtre a son Sarcey ; le roman, lui, son Brunetière, qui alimente, dès 1875 La Revue des Deux-Mondes de ses chroniques. Comme Brunetière fait partie de l’élite des grandes écoles, il entend faire œuvre de critique et non de journaliste ; il cherche à interpréter la littérature historiquement et philosophiquement, ce qui lui donne des armes plus féroces à l’égard de ce qu’il hait par-dessus tout, le naturalisme, auquel il consacre en 1880 un volume (Le Roman naturaliste). Ironie du sort ? Il obtient en 1893 le fauteuil d’académicien que briguait Zola – il est vrai qu’il fut aussi antidreyfusard. Il faudrait encore citer Jules Lemaître, passagèrement professeur à l’université de Grenoble en 1883, chroniqueur à la Revue bleue, au Journal des débats de 1884 à 1896, au Figaro et au Temps où il jouissait d’une grande autorité. Adversaire – rival tout au moins – de Brunetière, il détestait autant les naturalistes que les symbolistes qui « composent des grimoires parfaitement inintelligibles » ; antidreyfusard lui aussi, il fut élu à l’Académie en 1896.

    55Pour prendre la mesure du discours critique, citons de Lemaître l’incipit de l’étude qu’il consacra à « M.P. Verlaine et les poètes “symbolistes” et “décadents” », publiée dans la Revue bleue le 7 janvier 1888 :

    « Peut-être, au risque de paraître ingénu, vais-je vous parler des poètes symbolistes et décadents. Pourquoi ? D’abord par un scrupule de conscience. Qui sait s’ils sont, autant qu’ils en ont l’air, en dehors de la littérature, et si j’ai le droit de les ignorer ? – Puis par un scrupule d’amour-propre. Je veux faire comme Paul Bourget, qui se croirait perdu d’honneur si une seule manifestation d’art lui était restée incomprise. – Enfin, par un scrupule de curiosité. Il se peut que ces poètes soient intéressants à étudier et à définir, et que leur personne ou leur œuvre me communique quelque impression non encore éprouvée. »

    56Conscience, amour-propre, curiosité. L’« en dehors de la littérature » existe, il revient donc au critique digne de ce nom d’en parler, d’autant plus qu’en l’occurrence, c’est un autre critique – supporter des jeunes générations quelque temps avant de les larguer définitivement – qui vient en quelque sorte de les révéler indirectement. En effet, Lemaître fait allusion ici aux Essais de psychologie contemporaine, sous-titrés Études littéraires que Paul Bourget, alors dans la trentaine, a publiés en 1883 puis en 1885 – recueil d’articles parus de 1880 à 1885 dans Le Parlement, Le Journal des débats et la Nouvelle Revue de Juliette Adam. Cette œuvre est probablement celle qui a le plus durablement soutenu la génération montante en ceci qu’elle lui a donné une sorte de caution historique et européenne en la plaçant dans une tradition au lieu de l’exclure de l’Histoire, comme le fait la critique conservatrice. Ainsi symbolistes et décadents ont pu trouver chez Bourget une « Théorie de la décadence » qui a fait fortune, les romanciers psychologues une relecture de Stendhal, les naturalistes un fondateur en la personne des frères Goncourt, sans parler de la bouffée d’oxygène que le livre apporta en s’ouvrant au cosmopolitisme et à la littérature étrangère. De ce point de vue, Bourget inaugure une fonction majeure du critique moderne, qui s’accentuera au fil des avant-gardes du xxe siècle : il fournit ce que Bourdieu appelle « une interprétation “créatrice” à l’usage des “créateurs” ».

    L’enseignement

    57À l’autre bout de la chaîne institutionnelle, l’enseignement a pour mission de transmettre un patrimoine, littéraire selon une vision normative à travers laquelle se définissent à la fois l’image et l’usage de la bonne littérature (et de la langue). L’école oriente définitivement la forme instituée du champ littéraire vers un ensemble de normes.

    58Quelle littérature enseigne-t-on dans la nouvelle école française qui se réclame de la laïcité et de la République ? L’enseignement primaire, obligatoire et gratuit désormais, est l’objet d’une très grande attention de la part des techniciens de l’éducation, ceux qu’on appelle les « pédadogues » et qui sont censés apprendre l’art d’enseigner aux instituteurs. Ceux-ci disposent d’une véritable bible, le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire diffusé en fascicules (à partir de 1878) puis en volume (1887). L’ouvrage est de Ferdinand Buisson, directeur de l’Enseignement primaire, bras droit de Jules Ferry dans la rédaction de la loi sur la laïcité et l’obligation de l’enseignement. Voici ce qu’on peut y lire au sujet de renseignement de la littérature, domaine jugé essentiel pour la formation de l’esprit autant que pour l’éducation morale et républicaine :

    « Il faudrait montrer la noble pauvreté de Corneille, le grand cœur de Molière, la bonhomie et la naïveté de La Fontaine, la droiture de Boileau, le désintéressement de La Bruyère, la charité de Fénelon [...].
    Ce n’est pas qu’il faille taire le mal lorsque les circonstances le veulent, et laisser croire que les écrivains ne participent pas aux misères humaines. La vérité et la justice, qui sont l’honneur de l’enseignement, ne le permettent pas. Mais autre chose est d’habituer la jeunesse au respect et à l’admiration, sans taire le mal ; autre chose est de lui inspirer le dénigrement systématique, le mépris injurieux, sans égard pour l’équité. Pour être au-dessus de cela, la démocratie française n’a qu’à s’inspirer de sa devise » (article « Littérature » in Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Hachette, 1902).

    59À la rhétorique et à l’histoire des genres, on préfère une tradition d’auteurs modèles qui forment ensemble l’héritage de la nation, tant au plan de la sensibilité qu’à celui de la raison – les deux valeurs qu’il s’agit d’enseigner à travers la littérature, parce qu’elles sont les préalables indispensables aux valeurs républicaines. C’est ainsi qu’à l’exercice de l’amplification et de la dissertation, on préfère celui de la « composition française » qui a le mérite de conjuguer le cœur et l’intelligence.

    60Par ailleurs, dans le secondaire, l’enseignement des lettres abandonne sous la IIIe République les deux piliers de la tradition, à savoir la philologie et la rhétorique On leur substitue une méthode héritée du positivisme : l’histoire littéraire, conçue dans la stricte vérité de l’établissement des faits. La discipline fut imposée dans les lycées dès 1880, et confiée presque aussitôt aux historiens et non aux professeurs de lettres (qui durent attendre Lanson pour savoir comment l’enseigner). Pourquoi l’histoire en lieu et place de la rhétorique ? Parce que l’enseignement de la rhétorique était une discipline jugée aristocratique qui reproduisait l’idéologie des élites, alors que l’enseignement de l’histoire avait une visée plus démocratiquement nationale, son objectif étant d’inculquer dans le cœur et la raison de chaque Français la sensibilité et la spécificité de sa culture.

    61Quant, à l’enseignement universitaire, il fait valoir sur la tradition rhétorique une science nouvelle, l’histoire littéraire que Lanson incarnera dans, les dernières années du siècle avec la parution de sa célèbre Histoire de la littérature, française (1895). Professeur de lycée lui-même avant d’enseigner en Sorbonne, Lanson est en quelque sorte l’instituteur de l’Université. Républicain au service de l’État, il a œuvré pour un enseignement de la littérature par l’histoire : en combattant « l’imagination impressionniste » et le « dogmatisme, systématique. », en remplaçant l’apprentissage de la rhétorique par l’exercice de la dissertation et de l’explication de textes, il a démocratisé, selon le projet éducatif républicain, l’enseignement des lettres. Une telle pédagogie de la littérature, qui articule histoire, société et individu dans une même visée, du fait littéraire, était en contravention avec le credo conservateur qui s’en tenait aux vieux déterminismes de l’homme (Sainte-Beuve), de la race, de l’époque, du milieu (Taine) et du genre (Brunetière).

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    Ce livre est cité par

    • Ahr, Sylviane. (2021) « Le Lac » de Lamartine : quels usages pour quels enjeux lorsque l’extrait se substitue à l’œuvre ?. Repères. DOI: 10.4000/reperes.4529

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