Portraits

(chap. 28)

p. 394-399


Texte intégral

Jules Vallès (1832-1885)

1Après un long ostracisme, la critique semble enfin vouloir examiner avec l’attention qu’elles méritent l’écriture et la poétique narratives de Jules Vallès. D’un point de vue littéraire, celui-ci fut à la fois la victime et le bénéficiaire de la Commune. Victime, bien sûr, puisque, condamné à mort, il a dû s’exiler en 1871 et interrompre une déjà riche carrière de journaliste ; victime encore parce que, figure de la gauche révolutionnaire, il ne fut plus guère qu’un nom négligemment – ou prudemment – noyé dans les nomenclatures des histoires littéraires ; bénéficiaire cependant, dans la mesure où sa participation passionnée à l’événement a fini de révéler le romancier à lui-même, transformant le rude pamphlétaire en inventeur de formes romanesques.

Vie et mort d’un communard

2L’enfance et la jeunesse de Jules Vallès sont déjà marquées par l’échec et la révolte. Né en 1832 d’un instituteur ex-séminariste et d’Une presque paysanne, il souffre de la précarité sociale de ses parents – d’une mère à la fois ridicule et violente, d’un père peureusement soumis à l’autorité administrative qui a tout pouvoir sur lui. Le jeune Jules est strictement élevé, et dressé en vue du baccalauréat auquel il échoue cependant en 1848 et 1850. Monté à Paris, il fait partie du petit nombre d’opposants qui osent s’élever contre le coup d’État du 2 décembre : son père prend peur et le fait interner dans un asile d’aliénés.

3Enfin bachelier en 1852, Vallès entame dès l’année suivante sa vie de journaliste, mais il ne se fait connaître qu’en 1857 par le livre L’Argent, manuel de boursicotage accompagné d’un hyperbolique et sans doute malicieux éloge de la richesse. Ce premier succès attire l’attention du Figaro, où il écrit une série d’articles réunis, en 1865, sous le titre évocateur Les Réfractaires : les réfractaires, c’est-à-dire tous ceux qui, volontaires ou non, sont placés en marge de la société de l’Empire. Il sera, jusqu’en 1870, un journaliste prolifique et redouté – un Louis Veuillot de gauche – et, épisodiquement, un directeur de journal.

4Dès la chute de Napoléon III, il s’associe avec enthousiasme à l’opposition insurrectionnelle qui se développe à Paris. Il crée un nouveau journal, Le Cri du peuple, est un élu de la Commune et un membre de sa Commission de l’enseignement. Réfugié en Angleterre en octobre 1871, il est privé de tribune et du libre exercice de son métier. Comment dès lors, malgré la censure, rester écrivain et pouvoir témoigner ? C’est en gardant à l’esprit ce double, objectif et avec l’aide de son ami Hector Malot (l’auteur du populaire Sans famille) que Vallès conçoit le projet d’une vaste fresque autobiographique. Le premier tome Jacques Vingtras I (L’Enfant) est accueilli dans Le Siècle, signé de La Chaussade. Le deuxième tome (Vingtras II soit Le Bachelier) est publié en 1879 par La Révolution française. Le Siècle s’étant récusé. L’année suivante, l’amnistie permet à Vallès de revenir en France et de reprendre une activité régulière de journaliste. Vingtras III (L’Insurgé) paraît finalement en 1882 dans La Nouvelle Revue. Vallés, qui meurt en 1885 du diabète, n’aura pas eu le temps ni de revoir le texte de son roman ni, a fortiori, d’en préparer l’édition en volume.

Rhétorique et vérité

5Vallès, journaliste puis romancier, a consacré son œuvre véhémente au dévoilement d’une société qu’il estime injuste et cruelle envers le peuple et qui, en particulier, ne laisse d’autre issue à la piétaille de la petite bourgeoisie, pauvre et mal instruite, qu’une servitude honteuse et médiocre. Aussi la brutalité de la dénonciation s’accompagne-t-elle chez lui – ce en quoi il se distingue des autres pamphlétaires – d’un désir de communion et de fraternité avec son public populaire, celui des journaux où il dépense son éloquence passionnée.

6Volonté de dénoncer, désir de toucher sans jamais s’écarter du devoir de vérité que le républicain militant s’est fixé : ces deux exigences se concrétisent dans le projet, autobiographique, où le pamphlet social et le lyrisme personnel se fondent dans une même écriture, d’une incontestable originalité. Sur le fond, jamais l’évocation romanesque du passé intime, de l’enfance jusqu’aux premiers combats de la jeunesse, ne fut faite avec tant de hargne, d’âcre désespoir, de blessante ironie : il n’y a guère que dans les poésies de Rimbaud, autre révolté du second Empire, qu’on peut lire une telle transfiguration de la colère brute en littérature, et le même mélange d’émotion et de rire. Dans L’Insurgé, où saignent encore les blessures toutes récentes de la Commune, les récits autobiographiques et les échos journalistiques de l’insurrection se succèdent sous la forme d’un collage où roman et Histoire s’associent pour dire, encore et toujours, le désir de lutter et d’interpeller.

7Mais quel langage employer pour exprimer la révolte ? Vallès a compris, bien avant les sociologues du xxe siècle, que l’éducation apprise et, dans ce cas, l’apprentissage généralisé de l’éloquence classique constituaient les armes principales de la répression sociales Comment pourrait-on dire du vrai et du neuf quand les mots employés, hérités de la plus vieille tradition critique, sont polis par le temps et ont perdu leurs aspérités et leur pertinence ?

8D’où ce paradoxe que rencontreront aussi le Rimbaud d’avant les Illuminations et, dans la Chambre des lords, L’Homme-qui-rit de Victor Hugo : plus l’homme se révolte contre la société qu’il récuse, plus la violence qu’il doit canaliser et exprimer dans son discours le soumet, par nécessité rhétorique, à l’ordre qu’il prétend dénoncer. Comme Flaubert – sensiblement en même temps mais avec de tout autres motivations idéologiques –, Vallès est amené à concevoir des figures nouvelles : il juxtapose de brefs paragraphes, casse le fil du récit, insère les mots du réel, exprime des sensations brutes plutôt, que des idées, se jouc du langage, ironise, blague. Déconstruisant son éloquence de journaliste tout en exhibant ses ressorts, suscitant l’adhésion de son lecteur auquel il impose, pourtant, un constant effort de distanciation, il ouvre, entre le roman, le témoignage journalistique et la tradition lyrique, une voie d’où sortiront, au xxe siècle, les divers avatars narratifs de la littérature engagée – à commencer par l’entreprise folle et énorme, haineuse et pathétique mais géniale, d’un Céline.

Maurice Barrès (1862-1923)

9Selon la formule consacrée, Maurice Barrès est « passé de l’égotisme au nationalisme ». Comme Paul Bourget, il a troqué son esprit d’analyse du moi contre un dogmatisme du terroir qui frise la xénophobie, il est passé du Culte du moi au Roman de l’énergie nationale, pour reprendre le titre de ses deux grandes trilogies. Mais, contrairement à Bourget qui a vécu un revirement idéologique nettement conservateur, Barrès est pénétré de courants de pensée contradictoires. L’esthète des années 1880 et le défenseur de la race qu’il deviendra dix ans plus tard resteront imprégnés tout à la fois d’anarchisme, de catholicisme, de socialisme paternaliste et de boulangisme. Mais le dénominateur commun de sa littérature et de sa pensée est un pesant sentiment de la débâcle et du déracinement propre à la génération de 1860, en même temps qu’une recherche assidue du sens de la liberté et de la Volupté que l’on retrouve aussi chez un André Gide.

10Maurice Barrès est né à Charmes dans les Vosges, il fait ses classes à Nancy et ne rêve que de conquérir Paris où il vient à vingt ans terminer ses études de droit. Féru de Baudelaire, de Flaubert et de Gautier, il fréquente les cercles parnassiens (le cénacle de Leconte de Lisle) et présymbolistes. Il se sent en harmonie avec le pessimisme qui règne dans les milieux intellectuels de la capitale. Il crée une revue éphémère Les Taches d’encre (1884-1885) qui compte quatre numéros et qui est entièrement rédigée par ses soins. À l’époque, il se fait aussi remarquer par deux opuscules impertinents, Monsieur Taine en voyage et Huit Jours chez Monsieur Renan (1888).

11C’est en 1888 que démarre sa carrière romanesque avec Sous l’œil des Barbares tout d’abord, vivement soutenu par Bourget, puis avec Un homme libre l’année suivante, second volume de sa trilogie Le Culte du moi qui s’achèvera en 1891 avec Le Jardin de Bérénice. Parallèlement, il mène une fulgurante carrière politique qui le conduit à vingt-sept ans à siéger comme député boulangiste de Nancy.

12À la fois discours de la méthode, roman à thèse, traité de culture du moi, méditation philosophique et essai moral, Le Culte du moi s’inspire du modèle des Exercices spirituels de Loyola : « Livre tout de volonté et d’aspect desséché comme un recueil de formules, mais si réellement noble », écrit-il, conscient de l’intention pédagogique qu’il confère à l’ouvrage qui dépasse largement l’argument romanesque qu’il emprunte. Le narrateur, qui ne recevra de nom qu’à partir du troisième tome, est une espèce de des Esseintes, célibataire et entouré de livres destinés à fortifier son moi. Pour atteindre la quintessence du moi, il se retire en compagnie d’Un ami d’enfance d’abord à Jersey puis en Lorraine pour aboutir seul à Venise. Le roman donne à suivre l’itinéraire spirituel d’un héros pleinement autonome qui adopte vis-à-vis du monde une attitude de distance supérieure. Trois étapes dans cette culture égotiste : protection contre les Barbares (tout ce qui est étranger au moi), exaltation de la sensibilité par la méthode analytique et rencontre de l’autre, en la personne de Bérénice. Reçu à l’époque comme un véritable, bréviaire par la jeunesse, le tryptique a fait date aussi par ses audaces romanesques. Rejoignant involontairement les recherches d’un Gourmont, d’un Huysmans ou d’un Gide en matière de récit, Le Culte du moi (et plus particulièrement Un homme libre) s’écrit à contrepied de l’esthétique naturaliste, notamment par la raréfaction ou le détournement des contraintes narratives : hypertrophie du sujet, resserrement de l’espace-temps, hybridation des formes, dépassement des catégories génériques, mises en abyme, digressions, autoréflexivité.

13L’autre trilogie, Le Roman de l’énergie nationale, est d’une tout autre facture. À la liberté de contenu, de forme, de composition et de ton succède un ambitieux roman aux allures à la fois balzaciennes et populaires. Le premier tableau, Les Déracinés (1897) a connu un plus grand succès que les deux suivants, L’Appel au soldat (1900) et Leurs Figures (1902). Sans doute parce qu’il raconte le quotidien de sept jeunes Lorrains qui débarquent à Paris, et qu’il donne ainsi un portrait sociologique de l’intellectuel-artiste en herbe des années 1880. C’est toute la carrière de Barrès qui se dessine en arrière-plan des trois récits, et de manière de plus en plus nette dans les deux derniers qui tantôt font la chronique, de l’aventure boulangiste (L’Appel au soldat), tantôt dénoncent la corruption parlementaire (Leurs Figures). L’ensemble, un peu à la manière du Disciple de Paul Bourget, est porté par une dénonciation du savoir universitaire tel qu’il s’est institutionnalisé dans la capitale et tel qu’il nie, au profit d’une froide idéologie, kantienne, l’intelligence sensible des jeunes gens, automatiquement « déracinés » dès leur montée à Paris. Mais c’est sur le terrain politique et idéologique que le roman se montre le plus équivoque, S’il s’écrit contre la grande bourgeoisie des villes, industrielle et expansionniste, il fait l’éloge de la bourgeoisie paysanne (et de son pendant urbain, la petite-bourgeoisie), celle qui a le sens de l’héritage et du terroir, celle qui exclut, l’étranger sous toutes ses formes (le Juif, le boursier, l’intellectuel parisien). Ce nationalisme s’accentuera avec l’Affaire Dreyfus dont Leurs Figures portent trace à travers de violentes injures contre le capitaine. La trilogie se conclut de manière régressive et défaitiste, en dépit de sa revendication régionaliste finale : faute de pouvoir compter sur un Parlement fédéraliste capable de reconnaître en France les différences identitaires, Barrès se fait, le chantre des provinces perdues. Ce roman est donc moins un appel aux « énergies » qu’un amer constat d’échec de ce que Barrès a rêvé sur le plan politique : le fédéralisme socialiste qu’il a par ailleurs vainement tenté de défendre dans une revue, La Cocarde (1894-1895), et par son action politique.

14Le reste de sa carrière, déterminé par cet échec, apparaît comme un raidissement désespéré des positions contradictoires ou ambiguës que Barrès a prises jusqu’à l’essoufflement de la question nationale. A partir de 1903 et jusqu’à sa mort, en 1923, son nationalisme s’est figé pour rejoindre la cause de la Ligue des patriotes et de l’Action française. Ses romans, de polyphoniques qu’ils étaient, sont intentionnellement devenus des instruments de propagande (dont les plus célèbres, Colette Baudoche en 1911. La Colline inspirée en 1913), écrits à la mesure d’une pensée qui, quoique restée inquiète, a comme démissionné dans le conformisme.

Jules Vallès (1832-1885)

• Éditions

15Œuvres, Paris, Gallimard, 1975-1990, 2 vol.

• Biographie

16R. Bellet, Jules Vallès, Paris, Fayard, 1995.

17G. Delfau, L’Exil à Londres (1871-1880), Paris, Bordas, 1971.

18M. Gaillo, Jules Vallès ou la Révolte d’une vie, Paris, R. Laffont, 1988.

19F. Marotin, Les Années de formation de Jules Vallès (1845-1867). Histoire d’une génération, Paris, L’Harmattan, 1997.

• Étude d’ensemble

20M.-C. Bancquart, Jules Vallès, Paris, Seghers, 1971.

• Sélection de travaux critiques

21R. Bellet, Jules Vallès. Journalisme et Révolution, Tusson, Du Lérot, 1987 (rééd. de 1977).

22Colloque Jules Vallès, Lyon, Presses universitaires de Lyon. 1975.

23Jules Vallès. Rhétorique, politique, imaginaire, R. Bellet et F. Marotin éd., numéro spécial des Amis de Jules Vallès, 1993.

24C. Saminadayar-Perrin, Modernités à l’antique : parcours vallésiens, Paris, Champion, 1999.

• Périodique spécialisé

25Les Amis de Jules Vallès.

Bibliographie

Maurice Barrès (1862-1923)

• Éditions

Œuvres, prés. Ph. Barrés, Club de l’honnête homme, 1965.

Le Culte du moi, prés. H. Juin. Paris, UGE, coll « 10/18 », 1986.

Les Déracinés, Un jardin sur l’Oronte, disponible dans la coll. « Folio » chez Gallimard.

Les Déracinés, éd. Jean-Michel Wittmann et Emmanuel Godo, Paris, Champion, 2004.

• Études

E. Carrassus, Barrés et sa fortune littéraire, Bordeaux, Ducros, 1970.

J.-M. Domenach, Barrés par lui-même, Paris, Le Seuil, 1960.

Z. Sternhell Barrès et nationalisme français, Paris, A. Colin, 1972.

A. Thibaudet. La Vie de M. Barrès, Paris, Gallimard, 1921.

M. Zarach, Bibliographie barrésienne (1881-1948), Paris, PUF, 1951.


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