Chapitre 28. Les spasmes de la politique
p. 381-393
Texte intégral
1Fin de siècle, décadence, symbolisme, naturalisme, ces quatre notions qui désignent peu ou prou un courant, voire un mouvement littéraire spécifique, se sont développées dans les trente dernières années du xixe siècle. S’est-on suffisamment interrogé sur le fait que leurs différences esthétiques, idéologiques et sociologiques sont le produit d’une même poussée historique ? Celle-ci se présente à l’historien de la littérature dans l’extraordinaire effervescence des idées qui s’entrechoquent, épousent le fil et la causer de leur époque ou au contraire se réfugient dans la nostalgie d’un monde ancien. C’est que cette fin de siècle, plus spécifiquement et plus fantasmatiquement que les autres, se pense, se réfléchit, se dit et s’invente dans la hantise des mutations du monde moderne. Si les écrivains et artistes de tous bords expriment au mieux les contradictions de l’histoire la plus récente, ils ne font que mettre au jour ce qu’il convient d’appeler un discours social qui circule à travers l’ensemble de la société, focalise les positions et distribue les prises de position dans le champ des valeurs.
2Ainsi cette période est particulièrement marquée par toutes sortes de dualismes et de clivages qui produisent un sentiment de déterritorialisation. La France est une puissance mondiale qui a fait dit progrès et de la démocratie ses valeurs fétiches, mais en contrepartie elle se sait habitée par la menace que la modernité ne cesse de faire peser sur une nation qui semble, depuis 1789, avoir perdu ses marques. Et qui les perd d’une certaine manière, puisque l’intégrité du territoire national semble encore fragile, comme en témoigne l’abandon de l’Alsace-Lorraine en 1870. C’est avec grand-peine et force contorsions que l’État parviendra à se définir une mission en totale rupture avec l’Ancien Régime. Si l’on s’accorde assez clairement sur la nécessité de mettre fin aux aliénations, aux dominations et aux injustices du passé, on redoute en même temps que sous couvert de démocratie et de parlementarisme ne s’en produisent de plus insidieuses encore.
3La fin du siècle, de ce point de vue, doit être considérée, ainsi que l’on dit plusieurs historiens, comme l’instauration d’un régime nouveau et définitif. La République nourrit le fantasme de voir se résorber, avec quelques secousses d’envergure tout de même, les spasmes de l’histoire de France depuis la Révolution, Même si le champ politique met encore en présence les forces qui ont fait et défait les régimes successifs depuis 1789, polarisées autour de l’Ancien ou du Nouveau, du retour à la monarchie ou de l’instauration de la démocratie, Je renforcement de la bourgeoisie et le développement de la « classe laborieuse et dangereuse » sous le second Empire ont pris le dessus sur les antagonismes passés. La fin du siècle est moins le moment d’une lutte pour ou contre l’Ancien Régime que Sa mise en place tortueuse d’une ère nouvelle qui se signale aussi fortement que la Révolution. Cette ère nouvelle, c’est celle de la République. Qu’elle fût la troisième et non la première ne masque en rien, son statut et son rôle fondateur : elle apparaît bel et bien comme la nécessité d’un tiers moment doté d’une mission de synthèse et d’une ambition véritablement instauratrice.
4Ainsi cette époque est à proprement parler le début de la France d’aujourd’hui. Voilà sans doute la contradiction qui la travaille le plus fortement. Alors qu’un siècle se termine, un monde nouveau aussi plein de promesses que d’incertitudes s’offre à la conscience de chacun. Ce qui ne va pas sans mal puisqu’il s’agit de vivre dans cette contradiction étincelante qui marque partout les réalisations du monde moderne et recompose le sentiment identaire. De là l’urgence à produire un système de croyances et de valeurs qui soit à la hauteur des mutations et leur donne une raison d’être : la laïcité, la démocratie, la séparation des pouvoirs, la liberté d’expression sont autant d’arguments qu’affute la IIIe République pour asseoir son projet et contrecarrer toute velléité réactionnaire. Autant de valeurs dont on attend qu’elles dirigent le pays dans la voie de la modernité et de la prospérité au plan mondial. Ne l’oublions pas : la France, dans le prolongement d’ambitions naguère Hasardeuses ou romantiques, se dote en cette fin de siècle d’un empire colonial : elle entend faire triompher sa puissance et se hisser au rang des grandes nations. Cela témoigne d’une équivoque qui procède du même sentiment déterritorialisé : au moment où elle s’ouvre au monde, la France revendique un enracinement et craint pour son intégrité nationale. Ainsi, aux côtés des idées, de progrès, de république et de démocratie que porte entre autres la production naturaliste se développent des idéologies, chez un Barrès et les romanciers psychologues notamment, qui font valoir la souche, le terroir, l’enracinement, l’identité et se présentent comme autant de négations de tout modernisme. La représentation discursive de la France républicaine de la fin du siècle est ainsi traversée de ces oppositions qui connotent l’ancien de sérénité et de stabilité et colorent d’angoisse, de dégénérescence et de décadence l’actuel et le futur. Débat de toujours, certes, mais qui, dans les trente dernières années du siècle, a trouvé une expression (notamment littéraire et artistique) à la fois radicale et confuse – comme si toute prise de parole et de position était immanquablement infiltrée de cette duplicité épistémologique entre l’avant et l’après.
5 Bien que la IIIe République s’étende de 1870 à 1940, nous ne déborderons pas le siècle et laisserons le nouveau régime s’enferrer dans la Première Guerre mondiale. L’année 1898 servira de terminus ad quem, en raison de l’Affaire Dreyfus, évidemment, qui exprime au plus haut degré les antagonismes de l’époque. Parce qu’au-delà des oppositions entre dreyfusards et antidreyfusards l’Affaire polarise idéologiquement la France entière : la gauche socialiste et radicale, les républicains modérés, les antimilitaristes réunis autour de la Ligue des droits de l’homme contre la droite nationaliste, antisémite, cléricale, regroupée autour de la Ligue de la patrie française. Parce que, enfin, en 1898, le J’accuse de Zola, « l’acte le plus révolutionnaire du siècle », selon Jules Guesde, est l’occasion d’une intervention intellectuelle sans précédent. « Je finis le siècle, j’ouvre le siècle prochain », dira Zola dans La Vérité en marche (1901), en se prenant pour un Victor Hugo auquel il semble effectivement avoir symboliquement succédé depuis la disparition de ce dernier en 1885. Finir le siècle, ouvrir le prochain, c’est assurément signifier que la France est sortie du xixe siècle ; l’Affaire Dreyfus est en cela, comme certains l’ont observé, une anticipation en miniature des délires du siècle suivant.
La république de l’ordre
6Avec la IIIe République naît la démocratie parlementaire. Mais l’accouchement ne se fait pas sans douleur, loin s’en faut, puisque cette république s’érige vaille que vaille sur les décombres d’une double défaite : la guerre franco-allemande (1870-1871) et la répression de la Commune.
7La IIIe République est proclamée le 4 septembre 1870, soit un peu moins de deux mois après la déclaration de guerre à la Prusse (13 juillet). Cette proclamation a les accents de la défaite : elle rallie certes tous les opposants de l’Empire, mais sans formuler de véritable programme fédérateur ; par ailleurs, six mois après son installation, la République se montre incapable de faire face, à l’ennemi – les forces prussiennes, après avoir conquis entre autres Strasbourg, Nancy, Sedan, sont aux portes de Paris : le gouvernement de la Défense nationale capitule le 28 janvier 1871. Refusée par le peuple parisien, cette capitulation renforce la tension entre le gouvernement officiel de Thiers et les forces révolutionnaires qui, le 18 mars 1871, forment un gouvernement révolutionnaire : la Commune. Avec l’appui des forces prolétariennes (notamment l’Association internationale des travailleurs) se met en place, le 28 mars 1871, un Conseil de la Commune qui tient lieu de gouvernement : on y vote des décrets – sur le maximum des salaires, sur la séparation de l’Église et de l’État, sur la reprise des associations ouvrières des ateliers, etc. Le gouvernement de Thiers, depuis le 10 mars, a dû s’exiler à Versailles ; c’est là qu’il préparera la répression de la Commune : le 21 mai, les troupes versaillaises entrent à Paris : la « Semaine sanglante », du 22 au 28 mai, met un terme définitif à ce premier pouvoir révolutionnaire prolétarien. Entre-temps, et en dépit de la convulsion de la Commune, le gouvernement de Thiers a signé, le 10 mai 1871, le traité de Francfort qui met fin au conflit franco-allemand au prix de l’Alsace et d’une grande partie de la Lorraine que la France doit céder.
8Si, officiellement, la IIIe République naît de l’effondrement de l’Empire, dans les esprits, elle s’instaure, sur cotte double défaite que représentent Sedan et la Semaine sanglante. Chez les uns, cette double catastrophe provoquera un sursaut nationaliste et revanchard, chez les autres, un sentiment insurgé. En fait, la Commune sécrète chez les écrivains deux attitudes opposées : la majorité d’entre eux passe sous silence l’événement : de façon isolée ou marginale, quelques-uns crient leur révolte. Les écrivains connus de l’époque se taisent et s’enferment dans un apolitisme révélateur : Flaubert, les Concourt, Gautier, Leconte de Liste se rivent à la doctrine de l’art pour l’art ; Du Camp, Dumas fils. Daudet, Barbey d’Aurevilly, Renan, Taine, Gobineau sont conservateurs ou royalistes. Des voix républicaines se font entendre qui condamnent la Commune : Anatole France, Catulle Mondes Jean Richcpin et Zola cherchent à concilier littérature et politique. Seuls Rimbaud, Verlaine, Vallès et le vieil Hugo (dans Quatrevingt-Treize, 1874) expriment un refus total de l’ordre nouveau et de la terreur ; ils rejoignent la bohème des chansonniers et des poètes-ouvriers qui nourrissent doute une littérature (proscrite) de la débâcle : Eugène Chatelain, Clovis Hugues, Charles Relier et surtout Eugène Pottier (l’auteur de L’Internationale) réactualisent les chansons de Béranger et des airs de 1848.
9En même temps, toutes les tractions politiques se rassemblent autour d’une nécessité : reconstruire l’armée, non pas pour faire la guerre (l’esprit belliciste n’est plus de mise au lendemain d’une guerre qui a coûté tant de vies), mais pour garantir l’intégrité de la nation. En mai 1872, on vote le principe du service militaire obligatoire ; dans la foulée, ou réorganise l’armée, on modernise les équipements, on conçoit sur nouveaux frais toute la stratégie.
10Désormais, comme l’ont noté les historiens, à partir de 1875, trois mots ont donné le ton de la IIIe République naissante : paix, ordre et travail. Trois mots qui rallient conservateurs et progressistes autour de la nécessité républicaine et d’une conception de l’État qui se veut modérée et puissante, capable d’abriter ses frontières autant que de contenir ses germes insurrectionnels. S’il est un ennemi intérieur à combattre parce qu’il est d’un danger aussi grand que l’étranger, c’est bien le révolutionnaire. À plusieurs reprises, monarchistes et républicains conservateurs mettent le peuple en garde contre les idées utopistes des socialistes, radicaux et autres communalistes. On n’a pas oublié les journées de 1848 qui virent la probabilité d’une prise de pouvoir par les forces ouvrières. En quelque sorte, la Semaine sanglante, répétant les journées de Juin, a donné l’alarme en montrant qu’il fallait étouffer tout ce qui pouvait nuire au système de valeurs des classes dirigeantes. Là-dessus aussi, tout le monde politique s’accorde.
11C’est à la mise en place, d’un « ordre » républicain que s’attellent alors ceux qui ont en main le pouvoir. Ordre, en ceci qu’il s’agit de donner à la société française des principes et des directives de nature à garantir la stabilité sociale. Ordre, a-t-on dit aussi, dans un sens plus mythique, en ceci qu’on attend de la république non seulement un régime particulier mais aussi une sorte de « religion » bâtie sur des valeurs nouvelles. Cette notion d’ordre rassemble et clive ainsi les idées selon deux axes : un axe républicain, libéral, laïque qui se réfère à l’idéal de la société sécularisée issue de la Révolution, française ; un axe catholique, conservateur, qui se souvient que seul Dieu et l’Évangile sont au principe de la société dans son devenir. À partir de cette ligne de partage, toutes les combinaisons idéologiques sont possibles, mais la double référence à la religion et à la république focalise avec plus ou moins d’accentuation les prises de position.
12C’est dans cette double référence que se pense désormais la France moderne. Deux des monuments les plus célèbres de Paris inaugurent emblématiquement l’ordre nouveau. Le premier est la basilique du Sacré-Cœur, financée par souscription nationale, construite entre 1876 et 1910 dans le style néobyzantin. Tout à la fois symbole de la victoire sur la Commune (ce n’est pas un hasard si on l’érigea à Montmartre) et de la permanence de la France catholique en dépit de la proclamation de la République, elle ambitionne d’être la dernière cathédrale du siècle (et du millénaire). En face d’elle, l’autre cathédrale des temps modernes, tout entière élevée, entre 1887 et 1889, à la gloire du progrès technique, la tour Eiffel.
13Si Thiers fut l’homme de la répression de la Commune et des débuts de la IIIe République, Mac-Mahon, élu président le 24 mai 1873 et ex-commandant de l’armée de Versailles (celle qui réprima la Commune), incarne la république des derniers notables. En effet, durant son mandat, il composa avec plusieurs tenants de la restauration. Il recruta nombre de ses ministres parmi les monarchistes, soutint la réaction politique de l’Ordre moral (coalition monarchiste et conservatrice) et étouffa à plusieurs reprises les victoires républicaines aux élections législatives. Jusqu’à ce que la raison démocratique l’emporte en 1879, la dernière année de son mandat : il faudra alors « se démettre ou se soumettre », avait dit Gambetta ; Mac-Mahon, dans l’incapacité de gouverner avec des républicains, démissionna en janvier 1879. Entre-temps, le nouveau régime s’était doté d’une base constitutionnelle qui lui a donné sa force : le fameux amendement Wallon de janvier 1875 stipulait entre autres que « le président de la République est élu à la majorité des suffrages par le Sénat et la Chambre des députés en Assemblée nationale. Il est nommé pour sept ans. Il est rééligible ». Ce texte est l’acte de baptême de toutes les républiques à venir.
Lai république de la démocratie
14L’heure est venue de Jules Grévy (1879-1887), dont l’œuvre consolide, à la mesure d’ailleurs des retours manqués à la restauration, monarchiste qui marqua la précédente législature, l’ancrage républicain du nouveau régime. Avocat de formation, anticonservateur, Grévy s’était déjà signalé pour avoir siégé avec la gauche à l’Assemblée constituante (1848) puis à l’Assemblée législative (1849) et pour avoir défendu la liberté de la presse. En 1851, il se retira de la vie politique pour ne revenir aux affaires qu’après la chute de l’Empire, aux côtés des républicains modérés. Élu président en 1879, il marqua d’une empreinte résolument moderne sa législature, notamment en menant une politique hostile au sentiment revanchard, mais aussi en dotant la république d’emblèmes nouveaux : c’est sous son mandat que La Marseillaise devient hymne national, que le 14 juillet est proclamé fête nationale (6 juillet 1880), qu’on restaure les couleurs de la patrie, etc. Mais surtout, grâce notamment à l’impulsion du ministre de l’Instruction puis président du Conseil, Jules Ferry, on vote les lois capitales de L’institution républicaine : 30 juin 1881, lois sur le droit de réunion ; 29 juillet 1881, loi sur la presse ; 1882, loi Jules Ferry qui prescrit l’obligation, la gratuité et la laïcité de l’enseignement primaire public ; 1884, loi permettant le divorce, etc. Enfin, la France développe son empire colonial : protectorat sur la Tunisie, colonisation de Madagascar, conquête du bas Congo, et du Tonkin.
15La victoire républicaine est due à la rencontre de plusieurs facteurs politiques. Tout d’abord il est nécessaire de prévenir toute tentation restauratrice. Un mot du vicomte de Meaux résume la situation d’un seul trait : « Nous étions monarchistes et le pays ne l’était pas. » Ensuite, sous l’impulsion des paysans (qui craignent entre autres le retour à certains droits féodaux, comme la dîme, mais restent traditionnellement hostiles à tout socialisme) et des ouvriers, l’idée d’une démocratie bâtie non pas sur l’égalité des fortunes mais sur celle des chances fait son chemin. Une sorte de tiers état, qui va de la haute bourgeoisie à la paysannerie, se rallie à cette conception libérale de la république. Il faudra alors des assembleurs comme Gambetta pour mettre à peu près tout le monde d’accord sur la nécessité républicaine. Même les ouvriers des villes, qui renforcent leur base organisationnelle (IIe Internationale en 1889), appuient en bloc ce projet, leurs aspirations égalitaristes étant facilement récupérées par le discours dominant, notamment depuis qu’à partir, de 1876 sont levées peu à peu les lois qui frappaient de prison les membres affiliés à toute association révolutionnaire et réprimaient sévèrement les grèves. La république, après avoir été celle « des paysans », selon le vœu de Ferry, est devenue aussi celle des ouvriers.
16Le nouveau régime se dote alors de valeurs qui sont celles de la France contemporaine ; le politique consolide son pouvoir au moyen d’un vaste projet culturel qui, pour la première fois, ne se met pas au service des élites mais s’ouvre à la nation entière, même si l’effet produit est aussi de renforcer les clivages entre culture dominante et culture populaire. L’ambition est de séculariser la société entière par l’instruction. En renouant avec l’idéologie des Lumières, il s’agit de mettre un terme à une France profondément religieuse ; de transformer la mentalité primitive des Français en leur ouvrant les yeux sur la modernité positive. Œuvre de fond d’autant plus épineuse que si les villes acquiescent assez rapidement à ce changement de structure mentale, les campagnes y opposent une résistance farouche. Bien que peu à peu déchristianisé, avant même la Révolution, le monde rural n’entérine pas facilement, la nouvelle morale laïque qui lui semble n’être qu’une mouture moderne des croyances anciennes. De surcroît, les paysans ne sont pas prêts à troquer leur vision cosmique du monde (réglée sur les saisons et les rythmes de la terre) contre une appréhension froide, mécanique et technicienne des rapports aux choses. Si les mentalités ne changent pas en profondeur du tout au tout, ce sont les comportements et les institutions qui se voient modifiés : la ferveur diminuant, les églises se vident, les pratiques « religieuses » (mariages, enterrements) reculent au bénéfice de simples cérémonies civiles. La France, pour le moins, cesse d’être la « fille aînée de l’Église ».
17Encore faut-il nuancer le propos. L’évolution de la croyance dans le sens d’une déchristianisation est loin d’être homogène. Selon la ville ou la campagne, Paris on la province, la bourgeoisie ou les autres fractions sociales, le sentiment religieux, ne cède pas le pas à la règle laïque avec la même amplitude. On a observé qu’à partir de 1885 la tendance s’inverse. Alors que les catholiques de France quittent le giron de la monarchie, Léon XIII dans son encyclique Rerum novarum (1891) change de stratégie pour moderniser la vision de l’Église sur le monde, en condamnant notamment le capitalisme spéculateur et en revendiquant le droit à un juste salaire. Par ailleurs, le dogme du positivisme, de la science et du progrès a du plomb dans l’aile alors qu’un certain spiritualisme refait surface en philosophie (l’idéalisme allemand, la pensée de Schopenhauer et de Hartmann pénètrent la culture française) et en littérature (avec toute la veine mystico-décadente illustrée par le sâr Péladan. parmi d’autres). Le milieu intellectuel sera tout particulièrement l’objet de conversions spectaculaires au christianisme (Huysmans, Claudel), ce qui traduit non seulement l’illusion d’une religion laïque qui se substituerait aux anciennes croyances sur un mode positiviste, mais aussi que la IIIe République ne pouvait se satisfaire de nier l’Église qui a tôt fait de reprendre un peu de terrain en fondant ce que l’on pourrait appeler la démocratie chrétienne – réplique prévisible et puissante à un siècle d’anticléricalisme.
La république des scandales
18Après Thiers, Mac-Mahon et Grévy vint le président Sadi Carnot, dont le mandat (1887-1894) fut bousculé par l’agitation boulangiste, puis par la plus grande escroquerie nationale du siècle, le scandale de Panamá.
19Boulanger, surnommé le « général Revanche », incarne une forme de populisme qui a eu son heure de gloire à la faveur d’une ascension fulgurante. Sous sa bannière se forme une coalition, des principaux courants opportunistes de l’époque : certains radicaux, des patriotes de la Ligue que conduit Paul Déroulède, des royalistes et quelques bonapartistes trouvent en lui le franc-tireur de l’antiparlementarisme qui mettra à mal la Constitution de 1875 – en proposant notamment la dissolution de la Chambre des députés. Passant pour « l’homme qui a fait reculer Bismarck ». Boulanger bénéficie d’une aura populaire qui frise le délire patriotique : des complaintes chantent ses hauts faits, un camembert, un savon et même une liqueur purement française portent son nom ; lorsque le gouvernement Je sentant trop encombrant, le nomme au corps d’armée de Clermont-Ferrand, la foule se couche sur les voies de la gare de Lyon pour l’empêcher de quitter Paris.
20Mais Boulanger provoqua tout à la fois sa gloire et sa chute en manipulant de façon rusée les règles électorales : en se faisant élire dans plusieurs régions, il parvint à faire plébisciter son nom partout où un siège de député était vacant. Il l’emporta ainsi dans le Nord, dans la Somme et en Charente-Inférieure, en obtenant les voix des conservateurs, de quelques républicains et aussi de certains ouvriers. Il triompha à Paris le 27 janvier 1889 avec 240 000 voix et le peuple le réclama à l’Élysée. Tactique habile qui ne le conduisit toutefois pas à tenter un coup d’État, ainsi que ses proches le lui avaient suggéré, mais obligea bien davantage la république à revoir ses règles en interdisant notamment les candidatures multiples et en rétablissant le scrutin d’arrondissement. Boulanger fut condamné par contumace à la détention perpétuelle pour atteinte à la sûreté de l’État, ce qui entraîna sa fuite à l’étranger puis son suicide, à Bruxelles, le 30 septembre 1891. Ce scandale politique porta un coup très dur à la droite extrême en forçant ses militants à reconnaître de facto le nouveau régime.
21Ressenti comme la seconde grande menace contre la République, le scandale de Panamá ne devait accorder davantage le peuple avec le régime, Ferdinand de Lesseps, déjà célèbre pour avoir percé le canal de Suez, eut l’idée d’entreprendre un ouvrage de même nature eu Amérique. Il créa, en 1881, une « Compagnie universelle du canal interocéanique pour le percement de l’isthme américain », projet d’envergure qui nécessita des fonds publics et privés. Pour approvisionner un budget colossal, la Compagnie lança une campagne d’obligations remboursables par tirage au sort ; pour cela, une loi était nécessaire, laquelle fut votée grâce à l’achat de parlementaires (juin 1888). Puis la banqueroute frappa près de 85 000 souscripteurs, de petits épargnants pour la plupart. Le gouvernement de l’époque s’efforça d’étouffer l’affaire, en dépit d’une campagne de presse lancée par La Libre Parole qui révéla une liste impressionnante de « chéquards » et de « panamistes ». Lesseps et l’ingénieur Eiffel furent condamnés, ainsi que d’importantes personnalités du monde politique et des milieux financiers, mais l’affaire n’eut à l’époque que de faibles incidences politiques : beaucoup de députés soupçonnés évoquèrent la raison d’État et certains furent même réélus en 1893. Le scandale servît cependant de tremplin à la nouvelle génération de républicains dont les plus connus sont Poincaré, Delcassé, Barthou et Leygues. Dégagés des luttes de la gestation républicaine, ils firent preuve de créativité en proposant de nouvelles alliances, tant à gauche qu’à droite, et en abandonnant l’étiquette d’opportunistes au profit de celle de modérés. Cette nouvelle mouvance se présentait donc comme un bloc plus homogène face au mouvement qui ne cessait de grandir dans l’opposition, le socialisme.
Forces- nouvelles
22Le mouvement socialiste dut en partie son ascension aux spasmes et aux scandales qui secouaient la république. Réprimé après la Commune, divisé de l’intérieur, le mouvement n’avait guère réussi à constituer une force homogène ni à recueillir d’importantes victoires électorales. Des élections de 1893 datent les premiers succès parlementaires : cinquante députés de gauche siègent à la Chambre. L’effort de Millerand et de Jaurès sera de rassembler les tendances en présence au sein d’un « programme minimum » : les Jules Guesde, Édouard Vaillant et autres Viviani s’uniront donc pour combattre le cléricalisme, revendiquer l’impôt sur le revenu, obtenir l’amélioration du sort des ouvriers (en réclamant la journée de huit heures), conquérir les pouvoirs publics par le suffrage universel.
23Si les socialistes constituent une force montante, c’est que depuis 1871 ils ont lentement reconstruit leur base, bénéficiant en cela de l’amnistie des condamnés de la Commune votée en 1880 et des lois sur la liberté d’association de 1881. Par ailleurs, la nouvelle génération de prolétaires (38 % de la population vil de l’industrie) se sent de moins en moins attachée à ses origines rurales et fait allégeance aux théories socialistes qui se sont fait jour. Théories qui répondaient aux criants besoins de la masse laborieuse : salaires miséreux, aucune garantie en cas de maladie ou d’accident (il faut attendre 1898 pour qu’une loi apporte un minimum de sécurité sociale), longues journées de travail (ce n’est qu’en 1892 qu’on interdira le travail de nuit des femmes et qu’on limitera à 10 heures la journée des garçons de moins de seize ans), logements insalubres, etc. Autant d’aspects de l’état de misère où se trouve plongée la France ouvrière : concentrée dans le Nord ou le Centre, mais aussi dans les villes, elle ne trouve d’exutoire que dans l’alcoolisme (à Ménilmontant, on compte 14 cafés sur 20 boutiques).
24L’urgence pousse le prolétariat à s’unir. Les ouvriers catholiques se rassemblent autour de La Tour du Pin et A. de Mun. Les premiers congrès syndicaux sont organisés à Paris en 1876 et à Lyon en 1878. Jules Guesde enseigne la doctrine égalitariste et marxiste dans son hebdomadaire L’Égalité, fondé en 1877, avant de créer avec Paul Lafargue le « parti ouvrier français » en 1880, tandis qu’Édouard Vaillant entraîne les blanquistes au sein d’un Comité central révolutionnaire. Si ces formations restent très divisées notamment en raison des hostilités entre leurs chefs, Faction syndicale, elle, est plus pragmatique et unie, notamment parce qu’elle doit lutter directement contre le patronat : la CGT naît en 1895 et fait triompher l’idée de la grève générale.
25En raison des scandales qui agitent la France de la dernière décennie du siècle, mais aussi de la montée du prolétariat et surtout des agressions anarchistes, on assiste à un certain retour à la répression. C’est pour contrer ces deux menaces que sont votées des lois dites « scélérates » (cinq ans de prison pour provocation au meurtre, au vol, à l’incendie ; condamnation de toute propagande anarchiste). Une flambée anarchiste terrorise en effet la capitale et les grandes villes dans les années 1890. Sans être un mouvement politique à proprement parler, les anarchistes forment un réseau à travers l’Europe : le géographe Elisée Reclus, le poète Laurent Tailhade, Ravachol, Auguste Vaillant agissent les uns à travers des journaux (Le Libertaire, Le Père Peinard), les autres à coup de bombes. Le président Carnot en personne est assassiné en juin 1894 par un anarchiste d’origine italienne, Santo Jeronimo Caserio ; deux ans plus tôt, Ravachol faisait sauter des demeures de magistrats...
26La montée des forces progressistes et de l’anarchisme a eu pour effet non seulement de renforcer la légitimité des gouvernements répressifs mais aussi de dessiner peu à peu une ligne de partage plus nette entre la gauche progressiste et la droite conservatrice. C’est sous les présidences de Jean Casimir-Périer, hyper-conservateur qui démissionnera après une année de pouvoir en 1895, puis de Félix Faure, élu grâce à une coalition des monarchistes et des modérés contre les républicains et les socialistes, que la culture politique française trouve à dépasser ses clivages traditionnels. Mais le septennat de Faure, interrompu par sa mort soudaine en 1899, fut aussi celui de l’Affaire Dreyfus.
L’Affaire
27L’Affaire Dreyfus n’est pas un scandale comme les autres, qui viendrait allonger la série des escroqueries et injustices de tous genres qui ont fragilisé les débuts de la IIIe République et mis à mal ses institutions. L’arrestation du capitaine Dreyfus, un Alsacien juif accusé d’avoir livré des secrets militaires à l’ennemi, suscite immédiatement ce qu’il conviendrait d’appeler un retour du refoulé. En effet, le 1er novembre 1894, lorsque La Libre Parole titre « Haute trahison. Arrestation de l’officier A. Dreyfus », elle accueille un événement que le sens commun, attendait depuis longtemps déjà, persuadé que la trahison ne pouvait être le fait que de la « juiverie ». Quand le prévenu est juif et qu’on peut de surcroît l’accuser d’être allemand, il ne fait de doute pour personne qu’il incarne le mal absolu, ainsi que La Libre Parole n’a pas manqué de le souligner, en instruisant elle-même le procès avant que la justice ne fasse son travail :
« [Dreyfus] est entré dans l’Armée avec le dessein, prémédité de trahir. […] Il déteste les Français en tant que Juif et Allemand. Allemand de goût et d’éducation, Juif de race, il a fait œuvre d’Allemand et de Juif, pas autre chose ».
(La Libre Parole, 14 novembre 1894)
28Ce que l’Affaire révèle, au-delà du fait, c’est l’obsession identitaire de la France. Acquise à l’idée d’une menace qui sourdement pèse sur son intégrité nationale, elle fait porter sur le Juif la responsabilité des désordres du moment. Perçu comme un corps étranger dans une nation qui n’a cessé de consolider sa territorialité, le Juif est devenu le bouc émissaire par excellence de tous les maux de la France.
29Si le pays entier se divise à propos de l’Affaire, ce n’est donc pas seulement pour prendre position dans l’ordre des institutions publiques, c’est aussi pour exprimer, à travers l’emblématique cas Dreyfus, les deux destins possibles de la nation. Ou bien la France sera terre d’accueil, de tolérance et d’acceptation de l’Autre, ou bien elle se repliera sur le fantasme de son intégrité identitaire. On sait que ces deux tendances s’activeront sans se dépasser au cours du siècle suivant – trouvant tous les Dreyfus nécessaires pour relancer les débats.
30Pour l’heure, en cette fin de siècle, l’Affaire Dreyfus polarise les prophéties de toute espèce et tend à accréditer l’idée que le monde moderne, au-delà de l’insolent spectacle du progrès qu’il donne à voir, est peuplé en coulisses de fantômes et de monstres qui ne cherchent qu’à précipiter sa fin. L’antisémitisme larvé que révèle au grand jour l’Affaire s’accompagne ainsi d’un discours catastrophique sur l’histoire. Le Juif est partout là où les choses tournent mal : dans les scandales financiers, dans la presse, au Parlement, dans les écoles, dans les tribunaux… Paul Adam, en 1889, va jusqu’à parler de « République d’Israël » pour désigner l’Hexagone. On invente même par commodité un terme qui revient tout le temps, « enjuiver ». Et la tour Eiffel ne manquera, pas d’apparaître à certains comme la « tour juive » par excellence – symbole le plus visible d’une France détraquée, dégénérée, déracinée, qui croit damer le pion à l’autre symbole territorial qu’est, en ces mêmes années, le Sacré-Cœur.
31Mais l’Affaire Dreyfus est aussi une catastrophe proprement politique – qui met en péril les institutions républicaines. Si elle éclate au moment de l’arrestation de Dreyfus, en 1894, elle rebondira lors de la révision du procès cinq ans plus tard et sera pour beaucoup d’intellectuels l’occasion de prendre position non plus seulement sur un vaste fantasme collectif mais sur l’intégrité de la justice française.
32Rappelons les faits. Le procès du capitaine débute le 19 décembre 1894 : sur la base d’une expertise graphologique, on reproche à Dreyfus d’avoir livré à l’attaché militaire allemand. Schwartzkoppen des renseignements sur la Défense nationale, consignés dans le fameux « bordereau ». La déposition du commandant Henry et la communication aux juges par le ministre de la Guerre, le général Mercier, d’un dossier classé « secret »– auquel la défense n’a pas eu accès – font condamner Dreyfus à la dégradation et à la déportation à vie. L’Affaire aurait pu en rester là et ne pas en devenir une – Zola, en voyage en Italie, pas davantage que l’opinion commune, ne sera pas bouleversé par la nouvelle. C’est à partir de 1896 que le dossier se complique, lorsque le lieutenant-colonel Picquart acquiert la conviction que le commandant Esterhazy est le véritable auteur du bordereau, L’idée d’une révision du procès est dans Pair, mais il faudra surmonter bon nombre d’obstacles pour que cette révision devienne incontournable. Depuis décembre 1895, Zola tient une chronique dans Le Figaro ; le 16 mai 1896, il saisit l’occasion de prendre parti contre l’antisémitisme ambiant dans un article intitulé « Poulles Juifs ». L’écrivain Bernard-Lazare, qui fait campagne pour la révision du procès et vient de publier une brochure sur le sujet (Une erreur judiciaire. La vérité sur l’affaire Dreyfus) vient solliciter son appui, sans trop de succès. Un an plus tard, fin 1897, alors que la rumeur parle d’éléments à la décharge de Dreyfus et que le gouvernement s’obstine à affirmer qu’il n’y a pas d’Affaire, Zola affûte ses armes sur la base des pièces qui circulent et qui accusent Esterhazy. Le 25 novembre, il publie dans Le Figaro un premier article en faveur de Dreyfus qui se termine par ces mots, restés célèbres : « La vérité est en marche, et rien ne l’arrêtera. » À la suite d’une campagne de désabonnement menée par les antidreyfusards, Zola est écarté du Figaro. C’est dans le journal de Clemenceau, L’Aurore, qu’il publie le 13 janvier 1898 son célèbre J’accuse, sous-titré « Lettre à M. Félix Faure, président de la République ». Ce brûlot lui vaut une condamnation et un exil, à Londres, mais il aura fait mouche : le procès de Dreyfus sera révisé à Rennes en 1899 (condamnant le capitaine avec circonstances atténuantes à 10 ans de réclusion). Il faudra cependant attendre 1906, quatre ans après la mort de Zola, pour que l’affaire soit totalement terminée : la découverte d’autres faux contenus dans le dossier du capitaine provoquera la cassation du jugement de Rennes : Dreyfus est réintégré dans l’armée ; au même moment, la Chambre adopte une proposition de loi demandant le transfert des cendres de Zola au Panthéon (qui aura lieu deux mois plus tard).
33Outre le fait d’avoir été une erreur judiciaire, l’Affaire Dreyfus plongea la IIIe République dans la plus grave crise politique. Elle est à l’origine d’une division idéologique entre partisans (dreyfusards : intellectuels, socialistes, radicaux, républicains modérés antimilitaristes regroupés autour de la Ligue des droits de l’homme) et adversaires (antidreyfusards : droite nationaliste, antisémite et cléricale, rassemblés au sein de la Ligue de la patrie française) de la révision du procès. Elle eut pour conséquence politique de recomposer les rapports de force dès la mort, de Félix Faure, en 1899, en dotant la droite et le bloc républicain d’une doctrine offensive spécifique. À droite, en effet, sous l’impulsion d’un Barrés puis d’un Maurras, se renforce le nationalisme autoritaire qui fait prévaloir le culte de la patrie et des morts ; à partir de 1899, L’Action française est l’organe officiel de la doctrine qui bientôt prônera un retour à la monarchie. Du côté du « bloc des gauches », on se réfère aux Droits de l’homme en essayant de rassembler « toutes les forces socialistes, révolutionnaires et républicaines » : se crée ainsi en 1901 le « parti radical et radical socialiste ». Quant aux modérés, ils se rassemblent en une « alliance démocratique » qui s’oppose à la fois à la gauche et à la droite par son anticléricalisme, son anticollectivisme et son antinationalisme, et trouvera une tribune privilégiée au sein de la nouvelle presse : Le Matin, Le Journal et Le Petit Parisien.
34Les écrivains eux aussi se divisent. Sont dreyfusards : entre autres, Proust, Gide. Mirbeau, Renard, A. France, Mallarmé. Saint-Pol Roux, Péguy. Sont antidreyfusards : entre autres, Lemaître, Barrès, Brunetière, Bourget, Heredia, Coppée, L. Daudet, Gyp, J. Lorrain, Maurras, J. Verne. S’il est toujours risqué, en raison des trajectoires singulières des écrivains, de superposer les prises de position politiques aux appartenances esthétiques ou institutionnelles, on remarque néanmoins que les clivages opposent grosso modo les symbolistes aux décadents, le Collège de France et une partie de l’École normale à la Sorbonne, sans parler de l’Académie française qui campe sur des positions anti-dreyfusistes et rejoint par là un grand nombre de jeunes auteurs à succès.
35L’intervention d’Émile Zola dans la bataille est capitale non seulement parce qu’elle a permis de réparer une injustice et de faire barrage à un antisémitisme galopant, mais aussi, d’un point de vue strictement culturel, parce qu’elle a défini une place et un rôle nouveaux à l’intellectuel dans la société – le substantif date d’ailleurs de cette époque ; il passe dans l’usage le 14 février 1898 avec le « Manifeste des intellectuels » de Clemenceau. Zola a en fait donné à la IIIe République le prophète laïque dont elle avait besoin ; il s’est imposé comme prototype de l’écrivain engagé dans son siècle, c’est-à-dire prenant fait et cause en toute indépendance contre les injustices sociales. Ce geste ostentatoire est aussi une manière d’affirmer l’autonomie de l’écrivain moderne qui doit faire valoir l’autorité de son magistère en intervenant en tant qu’intellectuel dans le champ politique. La nouveauté qu’apporte Zola en regard des grandes figures artistiques ou intellectuelles qui ont soutenu de grandes causes publiques, tels Voltaire, Lamartine, Guizot ou Hugo, c’est qu’il intervient comme porte-parole du champ intellectuel et non en acteur politique occasionnel qui sortirait au gré des circonstances de sa tour d’ivoire.
36Telle sera du moins l’interprétation que le xxe siècle fera du rôle inaugural joué par Zola. Historiquement parlant, le sens de cet engagement, pour Zola, est plus circonstanciel, ce qui n’enlève rien à sa grandeur. Lui qui, dans sa jeunesse, s’était déjà battu pour Manet – une injustice d’une autre nature – s’intéresse tout d’abord à cette Affaire parce que c’est un drame humain, qu’il analyse en romancier dès le premier article qu’il lui consacre dans le Figaro le 25 novembre 1897 : « Devant ces documents d’une beauté si tragique, que la vie nous apporte, mon cœur de romancier bondit d’une admiration passionnée. Je ne connais rien d’une psychologie plus haute. » Mais, pour lui, l’Affaire, au fil de ses épisodes, devient surtout l’occasion de défendre les valeurs qu’il a soutenues toute sa vie : la république, la tolérance, la justice, la liberté.
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