Chapitre 9. Prévenir l’insécurité ou les nouvelles ambitions des politiques urbaines : la résidentialisation en question…
p. 163-177
Texte intégral
1« Au nom d’une menace éventuelle, dans la rue, dans les lieux publics ou des espaces semi-publics (escalier, ascenseur…), il se constitue de plus en plus des scènes anticipantes de l’agression possible » (Jeudy, 1984). Ce souci de scénarisation, d’anticipation et de simulation peut sans doute largement expliquer l’appropriation de la problématique sécuritaire par les aménageurs, en particulier les architectes et urbanistes. Déjà évoquée dans le contexte étatsunien, cette tendance s’affirme de manière plus complexe en France depuis une vingtaine d’années, dans un mouvement plus large de politique de prévention. Les cités HLM (grands ensembles), de par leur vulnérabilité à l’insécurité1 et leur position de cibles privilégiées du renouvellement urbain, sont devenues des laboratoires « idéals » dans lesquels sont expérimentés de nouveaux traitements du cadre urbain. D’ailleurs, la loi d’orientation et de programmation sur la sécurité intérieure du 29 août 2002 admet « qu’il est possible de prévenir et de réduire les sources d’insécurité en agissant sur l’architecture et l’aménagement de l’espace urbain » (annexe I, chapitre IX).
2Ainsi, il ne serait plus envisageable d’écarter la question sécuritaire de l’élaboration des politiques de régénération urbaine. D’ailleurs, au même titre que le développement économique, l’emploi, la santé et la réussite scolaire, la loi d’orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine du 1er août 2003 a aussi placé l’habitat, l’environnement urbain, la sécurité et la tranquillité parmi les priorités du programme national de renouvellement urbain : « Le programme national de rénovation urbaine comprend des opérations d’aménagement urbain, la réhabilitation, la résidentialisation, la démolition et la production de logements, la création, la réhabilitation et la démolition d’équipements publics ou collectifs, la réorganisation d’espaces d’activité économique et commerciale, ou tout autre investissement concourant à la rénovation urbaine » (art. 6).
3Cette mouvance s’inscrit incontestablement dans l’affirmation d’une « nouvelle criminologie » (Roché, 2002) s’intéressant prioritairement aux moyens de réduire la délinquance et plus généralement d’améliorer la vie de nos concitoyens : l’une des pistes explorées élève l’aménageur au rang d’un potentiel garant des lieux. Les architectes et les urbanistes trouvent ainsi leur place dans une production partagée de la sécurité (Lefrançois, 2000), ce qui marque la reconnaissance de l’espace comme l’un des facteurs intrinsèques de la vie sociale.
LA MONTÉE EN PUISSANCE DE L’APPROCHE PRÉVENTIVE
4L’émergence aujourd’hui d’une nouvelle criminologie se corrèle incontestablement avec le développement ou l’amélioration de l’approche préventive de l’insécurité. Les États modernes ont une longue tradition de recours aux services de répression et aux systèmes pénaux. Regroupées sous un vocable commun de « systèmes formels », ces logiques « ont pour double objectif de dissuader toute violation des lois de la part du public et d’appréhender, de châtier et de traiter les délinquants » (Nations unies, 2000). Récemment, beaucoup de pays ont pris conscience de la limite de ces systèmes formels au niveau de leur efficacité à traiter l’insécurité, surtout au regard des sommes engagées. Cette prise de conscience a débouché sur une attention de plus en plus vive donnée aux systèmes de contrôles informels de la société ; plus directs, ils reposent largement sur une logique préventive. Cependant, le spectre de la prévention est relativement large. L’arrestation et l’incarcération de l’auteur d’un délit peuvent être considérées comme des actions préventives en empêchant dans l’immédiat l’individu de commettre un nouveau délit ; à l’autre bout de la chaîne, les programmes de réinsertion, en évoluant sur le terrain de la non récidive, œuvrent aussi dans le champ de la prévention.
5Il s’agit en premier lieu de clarifier cette notion de prévention. À cet effet, la définition admise au Canada (ministère de la Sécurité publique, 2001), d’après les travaux de M. Cusson et L. Buron, peut être retenue : « La prévention du crime consiste dans l’adoption de mesures proactives et non-punitives visant à réduire les délits en éliminant les facteurs favorisant leur perpétuation. Ceci touche les circonstances et l’environnement dans lesquels les délits sont commis ainsi que les facteurs humains, sociaux et économiques qui engendrent la criminalité. » La prévention de la délinquance se positionnerait ainsi clairement en amont de l’intervention policière et pénale, en initiant des mesures et actions permettant d’empêcher les infractions. La prévention agit sur les causes donc sur les facteurs et processus qui mènent à la délinquance (fig. 23).
Fig. 23 : Conjonction des trois facteurs conduisant à la réalisation de l’acte délictueux (source : ministère de l’Intérieur, France, Glossaire)

6Depuis une dizaine d’années, de nombreux pays développés ont connu à la fois une montée en puissance et une mutation de leurs politiques de la prévention de la criminalité, sous les effets notamment de la décentralisation. Ainsi en Nouvelle-Zélande (1993), Australie et Canada (1994), États-Unis et Suède (1997), Pays-Bas et Angleterre (1998), les autorités locales sont devenues des éléments moteurs d’une politique visant à répondre plus efficacement aux préoccupations sécuritaires des habitants au quotidien. Bien entendu, la France n’est pas absente de ce mouvement. Dès 1983, les conseils communaux, intercommunaux et départementaux de prévention de la délinquance avaient ouvert la voie. En 1997, l’instauration des Contrats locaux de sécurité (CLS) associant le maire, le préfet et le procureur de la République marque le début d’une réflexion accrue sur le traitement global de l’insécurité à l’échelle locale.
7Les CLS, outre leurs volets diagnostic et répressif, ont également pour mission d’envisager des actions innovantes en matière de prévention de la délinquance. En complément des CLS, la création par le décret du 17 juillet 2002 des Conseils locaux de sécurité et de prévention (CLSPD) communaux, voire intercommunaux, illustre cette volonté d’une réflexion plus large sur les logiques préventives. En effet, ces conseils sont ouverts de droit à des représentants professionnels confrontés aux manifestations de la délinquance (Régie de transports, OPHLM, commerçants…) et aux acteurs sociaux et associatifs œuvrant dans le domaine de la prévention2. Si le CLSPD a pour vocation d’évaluer et de suivre les CLS, il lui incombe aussi la tâche de réfléchir à de nouveaux dispositifs de prévention. C’est dans ce contexte relativement récent de coopération entre instances étatiques, locales, privées et associatives que la prévention situationnelle a commencé à s’imposer en France.
LA PRÉVENTION SITUATIONNELLE : LE LIEN ENTRE AMÉNAGEURS ET INSÉCURITÉ
8En matière de prévention, il est habituellement admis qu’il existe quatre grands domaines d’intervention (Nations unies, 2000) : l’éducation des enfants, le développement social, le développement communautaire et la prévention situationnelle. En France, le ministère de l’Intérieur précise que « la prévention situationnelle porte sur les circonstances matérielles dans lesquelles les délits pourraient être commis. Elle vise à modifier ces circonstances et rendre moins vulnérables les cibles potentielles de délits ».
9Dans ces principes d’augmentation de l’effort et des risques, la prévention situationnelle affiche bien entendu une filiation évidente avec le CPTED (chap. 8). Néanmoins, il semble que la prévention situationnelle admette une gamme plus large de traitement de l’insécurité (gardiennage privé, vidéosurveillance, alarmes dans les voitures, horodateurs à carte…). La prévention situationnelle peut ainsi porter sur une intervention auprès des commerçants ou des industriels pour qu’ils modifient leurs pratiques ou produits afin de diminuer leur vulnérabilité (suivi satellite des voitures volées, meilleure traçabilité des téléphones portables…). En fait, la sécurisation par l’aménagement des lieux ne constitue qu’un aspect de la prévention situationnelle.
10Un exemple de prévention situationnelle : le cas du quartier de Val d’Europe
Au voisinage de Disneyland Paris à Marne la Vallée se développe le centre urbain du Val d’Europe, espace mixte intégrant notamment 30 000 m2 de bureaux, 900 logements et un centre commercial régional, le tout desservi par une station RER. Le projet urbain a fait l’objet d’un traitement particulier dans le cadre d’un partenariat public-privé. En 2000, une charte pour la sécurité du Val d’Europe est signée avec pour objectif d’introduire le plus en amont possible la dimension sûreté-convivialité dans la définition des aménagements ainsi que dans le fonctionnement des services urbains. Une analyse systématique des plans de masse a été menée pour chaque opération immobilière afin de vérifier en particulier l’existence de limites nettes entre espaces publics et privés ou encore la qualité et la pérennité des matériaux choisis. Un cercle de qualité de gestion urbaine a aussi été créé pour traquer tous les dysfonctionnements urbains (tags, panneaux renversés…) en vue de leur traitement.
La présence policière rassurante (et a contrario l’absence de maître chien, facteur amplifiant le sentiment d’insécurité), celle d’agents d’entretien garants de la propreté du site ainsi que l’implantation de cafés pour lutter contre l’impression de vide minéral doivent en théorie provoquer un sentiment d’appartenance chez les habitants et les employés amenés à fréquenter ce centre urbain en quête de qualité, tranquillité et quiétude.
Vatov M.-C., « Val d’Europe : un partenariat public-privé au service de l’ambiance urbaine », SDL, n° 32, 2003, p. 24-25.
11Seul un pan de la prévention situationnelle s’inscrit donc pleinement dans la problématique relative à la sécurisation des espaces résidentiels : celui lié au concept d’espace défendable. Ce dernier correspond notamment aux efforts fournis pour promouvoir une conception de l’urbanisme et de l’architecture de nature à produire un environnement exempt de délinquance. D. Lefrançois (2001) rappelle cependant que la réalité française « d’espace défendable ne saurait être assimilée à la prévention situationnelle anglo-saxonne » et il faut donc éviter un amalgame primaire avec le CPTED. L’une des grandes différences réside par exemple dans la faible référence à la coproduction collective de la sécurité, associant forces de police et citoyens en France. Pourtant, cette appellation d’espace défendable ne correspond pas simplement à l’aménagement du milieu afin de réduire la vulnérabilité des cibles, le risque étant de tomber dans le travers du logement forteresse : elle renvoie aussi à une implication plus grande des populations résidantes.
12L’évaluation de l’efficacité de la conception urbanistique des quartiers dans le cadre de la prévention situationnelle reste délicate. Le champ de recherche est donc grand puisque les opérations menées sont souvent d’ordre expérimental. La Délégation interministérielle à la ville (2004) admet qu’il « existe peu de travaux de recherche en France permettant d’éclairer les rapports entre la conception de l’espace et l’expression de l’insécurité. Ainsi, il y a un réel enjeu à développer une vraie expertise pluridisciplinaire en rapport avec les diagnostics de sécurité dans l’aménagement urbain et les opérations architecturales ». Selon les Nations unies (2000), ce sont les activités de prévention situationnelle qui croissent le plus rapidement depuis 20 ans (les exemples de la France, des Pays-Bas et du Royaume-Uni sont cités) et il serait établi que « les efforts de prévention situationnelle ont été couronnés de succès ». R. Clarke et D. Weisburg (1995) arguent notamment de l’apparition d’un phénomène de diffusion des avantages ; celui-ci correspond au fait que la prévention situationnelle réduit les types de délits visés mais aussi la délinquance connexe.
13Cependant, la prévention situationnelle aurait également des effets secondaires négatifs. Ainsi, l’augmentation de l’effort pour un délinquant peut engendrer une montée du niveau de violence nécessaire à la réalisation du délit. Par ailleurs, outre la question éthique de l’atteinte aux libertés individuelles (cas du déploiement de la vidéosurveillance par exemple), la réduction des délits sur un territoire donné devrait être parfois relativisée en tenant compte du déplacement de la délinquance vers des espaces résidentiels voisins non-traités. L’aménagement des espaces résidentiels se révélant souvent onéreux, la question de l’équité des politiques de prévention est donc cruciale, comme le rappelle la Délégation interministérielle à la ville (2004) : « Il convient toutefois de prendre garde aux risques d’un développement non maîtrisé de cette démarche de prévention situationnelle qui pourrait avoir pour effet d’accroître les inégalités face à l’insécurité en surprotégeant certains secteurs qui auraient les moyens de s’équiper et en délaissant d’autres territoires ne disposant pas de ces mêmes moyens. » Sans la puissance publique ou l’appui de bailleurs sociaux, certains quartiers ne pourraient bénéficier de ces techniques. Par l’intermédiaire notamment de la politique de la ville, rares sont actuellement les quartiers défavorisés à ne pas avoir subi des interventions visant à réduire l’insécurité, souvent à travers des opérations dites de résidentialisation.
L’EXEMPLE FRANÇAIS DE LA RÉSIDENTIALISATION
14La résidentialisation, à la fois complément et alternative à la démolition, résulte d’une démarche volontariste (action précise, moyens déterminés, objectifs explicites) visant à renouer avec un espace conventionnel en réponse à l’urbanisme rationnel, fonctionnel et dense des années soixante et soixante-dix. Les espaces visés par la résidentialisation sont les quartiers d’habitat social marqués par de vastes monopropriétés, une extraterritorialité par rapport à la ville, un déficit de gestion, une implication insuffisante des municipalités, un sentiment d’abandon des populations… L’existence d’un lien entre certaines caractéristiques de l’espace urbain et les formes de délinquance qui s’y manifestent au quotidien est peu contestée, même s’il s’avère tout autant essentiel de considérer l’impact de la fonction sociale d’un territoire sur les comportements déviants (Ocqueteau et al., 2002), c’est-à-dire le poids du groupe territorialisé sur l’individu.
15La résidentialisation consiste donc dans « la transformation d’un territoire bâti et habité qui, en tirant le bilan de l’inadaptation des dispositifs urbains des années soixante/soixante-dix, remplace l’espace fluide et généreux où tous devaient se retrouver par un espace urbain plus conventionnel » (Panerai, 2002). Ceci implique une meilleure délimitation espace public/privé, espace collectif/individuel pour tendre paradoxalement vers la banalité de la majorité des quartiers résidentiels : produire des quartiers comme les autres en jouant implicitement sur la connotation bourgeoise, cossue, rassurante de la notion de résidence, voilà l’ambition affichée par la résidentialisation. En fait, il s’agit de « redonner sens et territoire » aux quartiers d’habitat social (Dollfus, 2002), en sectorisant et identifiant les domanialités (adresse, entrée, clôtures…) afin de marquer la différence entre l’espace accessible à tous et la résidence. La démarche couvre aussi plus largement la question des ambiances urbaines et de l’environnement de vie, ainsi que globalement celle de l’usage social des lieux au quotidien.
16Résidentialiser revient à traiter les parties communes extérieures au logement, l’habitat en lui-même (assurer le prolongement du logis par l’aménagement de terrasses, balcons, jardins privatifs au rez-de-chaussée…) ; une meilleure gestion du parc résidentiel est aussi nécessaire en identifiant clairement les responsabilités de la municipalité et celles du bailleur pour faciliter la maintenance globale, donc la pérennité du projet urbain. La résidentialisation peut ainsi apporter des réponses au sentiment d’insécurité à court terme. Mais surtout, en fournissant un cadre à l’action des habitants, en limitant les densités bâties et en redistribuant les compétences, elle redonne une capacité d’évolution et d’adaptation sur le temps long à certains territoires stigmatisés. Le principe de résidentialisation propose d’associer au changement d’image des quartiers les dispositifs de protection des bâtiments (Delhome et Landauer, 2001). La résidentialisation répond donc en théorie à des actions précises, use de moyens déterminés et affiche des buts explicites dépassant de fait une simple enclosure ou pose d’appareillage sécuritaire.
Fig. 24 : Opération de résidentialisation de petite envergure dans la banlieue rouennaise(Tour Esneval, 10étages, 43logements) : la pose de barrières transversales devant l’entrée de l’immeuble permet d’éviter le passage des deux roues tout en créant une impression de privatisation, elle-même renforcée par la création d’un petit carré « détente » (banc, dalles spécifiques, massif fleuri, arbre…) devant la rivière ; la pose d’un interphone et d’un nouvel éclairage complète cette opération réalisée en 2004 (cliché : G. Billard)

17Souvent citée en exemple (DIV, 2004 ; DGHUC, 2002 ; Dollfus, 2002), l’expérience menée sur le quartier des Meriziers à Aulnay-sous-Bois s’impose aujourd’hui comme l’un des principaux projets vitrines en France et permet a priori de dégager une norme opérationnelle. Ainsi, la réussite des opérations de résidentialisation combine interventions sur le bâti, gestion urbaine de proximité, renforcement de la présence humaine et de la participation des habitants utilisateurs, avec pour objectif une clarification des fonctions (voiries, stationnement, espaces verts) et du statut des espaces d’usage collectif. Du point de vue de l’habitant, le but final est peut-être aussi légitimement de permettre l’identification spatiale et sociale d’un « chez soi ». Certains retours d’expériences ont montré que les habitants devenaient plus exigeants par rapport à leur environnement résidentiel après les opérations de résidentialisation (DGUHC, 2002).
18La résidentialisation du quartier des Meriziers à Aulnay-sous-Bois
Les quartiers nord d’Aulnay-sous-Bois (93) comptent 24 000 habitants regroupés dans 6 500 habitations dont 745 pavillons. Trois bailleurs se partagent la gestion des logements, principalement construits entre 1953 et 1973. En 1997, dans le cadre du Grand projet de ville, la zone des Meriziers (ensemble immobilier de 350 logements) fut le premier secteur résidentialisé. Des courées desservant au maximum dix logements constituent une transition entre l’espace public extérieur et l’espace privatif intérieur. Cet espace extérieur privatif commun favorise l’appropriation correcte par les habitants, voire la surveillance spontanée, y compris depuis la rue. L’accès se fait par interphone et badge magnétique. Ce dispositif a permis de sécuriser les halls et de les préserver de dégradations diverses. Des locaux ont été créés pour entreposer les containers à ordures avec un accès direct depuis la courée pour les locataires et depuis l’espace public pour les professionnels. Des antennes regroupant quatre à cinq gardiens, sous la responsabilité d’un régisseur, ont été créées et une inspection de chaque secteur se déroule une fois par semaine pour relever les anomalies et dysfonctionnements (tags, épaves, dégradations) ; ce dispositif favorise aussi le dialogue avec les résidants. Le quartier est maintenant considéré comme attractif et tranquille.
DIV, Politique de la ville et prévention de la délinquance, 2004.
Le statut public du cœur d’îlot est potentiellement porteur d’insécurité et d’incivilités. Le quartier des Merisiers est caractérisé par une structure polygonale irrégulière accueillant en son centre, dès son origine, des équipements publics. Le projet de résidentialisation s’est principalement attaché à redéfinir les domanialités du cœur d’îlot : privatisation des pieds d’immeubles par l’aménagement de courées et consolidation du statut public du cœur d’îlot. Le choix de conserver ce statut ne résout pas totalement les confusions entre espaces publics et espaces privés et reste porteur de conflit et d’insécurité. Un terme alternatif à ce projet aurait consisté à conserver le caractère collectif du cœur d’îlot mais à réserver son accès aux seuls résidants. Il est à noter que cette variante ne pouvait réellement s’appliquer compte tenu des équipements publics en place (écoles, crèches…). Un autre terme alternatif aurait été de redonner un statut véritablement public à cet espace, en l’ouvrant largement sur la ville, mais cela conduisait, là encore, à des coûts trop importants (démolition) qui rendaient cette option irréalisable.
DGUHC, La résidentialisation : quelle approche pour les DDE ?, Actes de colloque, 2002.
19Néanmoins, si la résidentialisation convainc de plus en plus de bailleurs, elle possède aussi ses détracteurs. Le premier danger réside dans la réduction du concept à une simple logique de sécurisation, de carcéralisation de l’habitat et des individus par le recours massif et systématique à l’enclosure. D’ailleurs, les équipements sécuritaires posés dans le cadre de la résidentialisation peuvent rapidement devenir la cible de dégradations volontaires et participer explicitement à un déplacement de la délinquance lourde et non à sa diminution (DGUHC, 2002). À titre d’exemple, selon J. Tabet (1999), les opérations de requalification des logements sociaux menées à Paris obéissent à une simple logique visant à isoler chaque immeuble derrière une enceinte protégée, l’espace public apparaissant ainsi comme un résidu du découpage de l’espace en unités autonomes.
20Ensuite, il existerait un réel piège dans la tentation de reproduction à l’identique d’une opération ayant donné satisfaction ailleurs (Dollfus, 2002). Si cette tentation paraît parfois légitime tant la normalisation permet des économies de temps et d’échelle en matière d’aménagement, il faut garder en mémoire que la résidentialisation doit partir d’un état des lieux le plus exhaustif possible ; de ce diagnostic se dégagent des enjeux, des objectifs et des modalités d’intervention propres à chaque quartier, îlot, voire unité d’habitations. « Là où il faudrait imaginer des solutions différenciées adaptées à chaque particularité des sites, on risque de se retrouver face à une réponse unifiante, stéréotypée puisque tirant sa légitimité d’un modèle extérieur » (Tabet, 1999).
21Au vu de leur densité, agencement, âge, intégration au tissu urbain et composition sociale, les grands ensembles « ne renvoient pas à un groupe homogène » (Panerai, 2002). Résidentialiser, c’est aussi rentrer dans une démarche négociée et différenciée permanente à laquelle en théorie participent municipalité, bailleurs sociaux, bureaux d’études, associations… : la concertation se transforme parfois en simple consultation, voire information. De plus, les acteurs privés sont encore peu sensibles à ces opérations comme le démontre la relative faiblesse du redéploiement des activités commerciales, pourtant cruciale pour assurer l’émancipation d’une vie de quartier : certaines chambres de commerces et d’industries (par exemple celle de Rouen depuis 2003) complètent ces opérations de résidentialisation en accompagnant les commerçants des quartiers sensibles (diagnostic des besoins sécuritaires, édition d’un guide de la sécurisation, développement de nouveaux partenariats avec la police, réflexion sur l’agencement général des centres commerciaux, etc.). Dans un contexte de décentralisation de plus en plus prégnant, le poids des facteurs politiques, économiques ou encore sociaux pèse sans aucun doute sur toute intervention locale, limitant de facto la diffusion d’un modèle unique d’intervention.
22Enfin, la sécurisation stricto sensu des espaces résidentiels ne constitue pas le fondement unique de la résidentialisation qui s’aventure aussi sur le terrain de l’amélioration de la convivialité et du renforcement du lien social. L’ambition affichée est bien de miser sur les capacités de ces opérations à exacerber le potentiel identitaire sociospatial des quartiers traités. Ceci équivaut à inverser une situation par laquelle il existe une remise en « cause des codes, des valeurs, des repères qui incarnent l’adhésion quotidienne à une collectivité » (Tabet, 1999).
LE « MIEUX VIVRE ENSEMBLE » : UN CHAMP PLUS LARGE DE LA SÉCURISATION DES ESPACES RÉSIDENTIELS ?
23Véritable cheval de Troie, le traitement physique des quartiers a également pour objectif à moyen et long termes de réinjecter du lien social et de la convivialité qui pourront, tout autant que les aménagements sécuritaires intrinsèques, concourir à la diminution de l’insécurité et peut-être plus encore à celle du sentiment d’insécurité. L’appel à projet « Mieux vivre ensemble » lancé en 2001 par le secrétariat d’État au Logement français illustre parfaitement le fond de la démarche. Sur les 337 projets examinés par le jury, un tiers renvoyait clairement à des opérations de résidentialisation. Les réponses à cet appel d’offre ont permis de constater « la grande pauvreté originelle du traitement des espaces extérieurs, la dégradation, les difficultés de gestion et, par ailleurs, l’insécurité latente qui y règne » (secrétariat d’État au Logement, 2002). Au final, 162 projets, dont 78 % portés par des offices d’HLM, ont été retenus et ont fait l’objet d’un soutien total de 15,9 millions d’euros. Cependant, sous couvert de résidentialisation, les projets relevant simplement d’une sécurisation des entrées d’immeubles ont été écartés ; dans certains cas, des opérations visaient à soustraire brutalement des logements en les enserrant dans un vaste enclos. Ainsi, c’est l’articulation entre résidentialisation, hiérarchisation de l’espace public et privé, restructuration de la trame viaire et projet urbain, voire social, qui fut valorisée.
24Au final, quinze opérations ont été distinguées par le jury car elles démontraient que « des quartiers de logements sociaux peuvent être enrichis par la qualité d’un espace extérieur dont la conception s’intègre dans la logique des lieux existants, mais en clarifiant les fonctions (voirie, stationnement, espaces plantés) et le statut des espaces. Ainsi, des lieux tout simplement bien articulés et bien déterminés sont la marque d’une attention identique à celle que l’on donne à un centre-ville » (secrétariat d’État au Logement, 2002). L’attention ainsi portée à la morphologie urbaine, à l’occupation des sols et au statut foncier renvoie à la théorie d’une corrélation forte entre la qualité de l’espace public et celle du lien social. Pour C. Brévan, délégué à la DIV, l’une des meilleures solutions pour lutter contre l’insécurité serait de donner un sens à une situation détériorée et recréer des lieux partagés par tous (cité par A. Dollfus, 2002). Les projets retenus dans le cadre de l’appel d’offre « visaient à créer, à faciliter, à développer les liens sociaux de proximité, à aménager la tranquillité, la sécurité, à rendre possible des activités contribuant à la convivialité. En un mot améliorer les conditions de vie dans ces quartiers » (secrétariat d’État au Logement, 2001).
25Deux exemples de lauréats de l’appel d’offre « mieux vivre ensemble »
Le quartier Montplaisir (Angers, 49) : situé à 1,6 km du centre d’Angers, le quartier Montplaisir fait l’objet d’une opération de revitalisation urbaine depuis le milieu des années quatre-vingt-dix. De nombreux dysfonctionnements ont été relevés liés à l’usage mal défini des espaces au pied et autour des bâtiments (problème de stationnement public/privé, confusion entre square et jardins résidentiels…). La SA HLM Val de Loire, qui possède un ensemble immobilier de quatre immeubles (296 logements), est devenue le maître d’ouvrage d’un projet visant à offrir aux habitants un espace extérieur susceptible d’être aménagé à leur initiative, afin de favoriser l’appropriation des lieux de vie et le sentiment d’être chez soi. L’autre pari est de réinscrire le quartier dans le fonctionnement normal de la ville, transformer son image et redonner à la population un sentiment de sécurité. Le projet prévoyait donc de redécouper le foncier et la mise en place de clôtures et d’un contrôle d’accès des bâtiments et des parkings pour assurer une meilleure définition de l’espace privé. La création de jardins privatifs au rez-de-chaussée, la réalisation d’un local à ordures par unité d’habitations ou encore le réaménagement du plan de stationnement ont complété l’intervention.
Le quartier Jeunet (Lyon, 69) : sur les hauteurs de l’agglomération lyonnaise, la résidence de Valdo dans le quartier Jeunet est composée de 172 logements construits en 1965. Aujourd’hui, les espaces extérieurs apparaissent vétustes et austères avec de vastes surfaces sous-utilisées. En outre, de nombreux conflits générationnels entretiennent un sentiment d’insécurité matérialisé par l’apparition de trafics et de dégradations dans les parties communes. Sous la maîtrise d’ouvrage de l’OPAC du Grand Lyon, la première phase d’un projet global de restructuration des espaces extérieurs a débuté. Outre le traitement périphérique (clôtures, stationnements, plantations) et intérieur (aires de jeux, pieds des bâtiments, cheminement…) de la cité, l’aménagement de jardins ouvriers constitue l’originalité du projet. Premier but recherché : le resserrement du lien social entre les amoureux du jardinage (création d’une association) et la valorisation des individus grâce à un loisir apprécié. Par effet boule de neige, le renforcement des liens de voisinage pourrait permettre de mener un travail de prévention et de valorisation à l’échelle de la cité, afin d’éviter la cristallisation des conflits et la précarisation du quartier par le départ des familles stables.
Secrétariat d’État au Logement, Mieux vivre ensemble : le palmarès, 2001.
26Finalement, cette quête de convivialité, de qualité de l’environnement physique et social déplace le débat de la sécurisation des espaces résidentiels sur le terrain peu coutumier en France de la prévention communautaire, qui ne doit pas être confondue avec la prévention sociale (ou comportementale). Cette dernière est basée sur l’éducation, la rééducation et vise le comportement et la personnalité des individus (respect de la règle et de l’autre, citoyenneté, insertion…) ; une attention est donc portée aux facteurs sociologiques, économiques et culturels qui mènent à l’incivilité et à la délinquance (ministère de l’Intérieur, Glossaire). La prévention communautaire repose quant à elle sur des notions de contrôles formels ou informels de l’espace. « Un aspect important des activités de prévention communautaire consiste par conséquent à renforcer la viabilité économique et la cohésion sociale des communautés locales, à élargir la gamme des services et de possibilités de nature à améliorer les conditions locales, à renforcer le sentiment d’appartenance des habitants à la communauté qui les entoure » (Nations unies, 2000).
27Le projet urbain se doit donc d’intégrer des espaces dans lesquels les résidants vont pouvoir interagir tels que par exemple des commerces de proximité, des micro-parcs, des jardins communautaires, des espaces verts au cœur des opérations denses de développement résidentiel. En parallèle, l’adoption de règlements d’urbanisme encourageant l’acquisition et la requalification des parcelles vacantes ainsi que des mesures visant à responsabiliser les propriétaires à la maintenance de leur logement devraient contribuer globalement à créer des quartiers aptes à s’autosécuriser. Le sens communautaire : un sésame pour des quartiers plus sûrs ?
Fig. 25 : L’aménagement de ce lotissement de la banlieue rouennaise a fait l’objet d’un traitement particulier au niveau de la sécurité routière (panneaux, chicanes, ralentisseurs…). L’îlot central qui ralentit aussi la circulation a été aménagé en aire de jeux commune pour les enfants renforçant la convivialité du lieu. Les maisons disposées autour de cet espace récréatif donnent un caractère de cellule communautaire à l’ensemble (cliché : G. Billard)

28Le Royaume-Uni (programme « des villes sûres »), le Canada ou encore les États-Unis (programme de surveillance des quartiers) connaissent une longue tradition de prévention communautaire3. Depuis les études de C. Shaw et H. McKay (1942) sur Chicago, les criminologues admettent que des forces puissantes peuvent encourager ou freiner la criminalité dans certains quartiers. Selon une étude menée par le Département de santé publique de l’Université de Harvard, la réduction du nombre de délits violents peut atteindre 40 % dans un quartier ayant un sens communautaire développé, quelque soit l’origine ethnique ou sociale des habitants. Les plans d’aménagement doivent donc faciliter l’émergence et la consolidation du lien social. Celui-ci se renforce quand les individus se rencontrent, parlent et partagent des activités communes.
29La loi du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbains ou encore certains dispositifs de la politique de la ville (Grand projet de ville, Opération de renouvellement urbain) s’interrogent sur les modalités d’une densification apte à générer des morceaux de villes équilibrés et viables, « un socle urbain mixte et dense » (Msika, 2002). Le traitement esthétique ne suffit pas et la densification ne peut être pérenne sans un redéploiement fonctionnel complet (habitat, emplois, commerces…). De plus, la revalorisation des quartiers ne serait viable sans une intervention sociale soutenue. Le succès des nouveaux dispositifs en place pour encourager l’accession à la propriété dans les logements sociaux peut ainsi être perçu à la fois comme la résultante de la revalorisation du quartier aux yeux des prétendants, mais aussi comme le point de départ d’une sédimentation4 sociale et spatiale cruciale pour la viabilité du projet urbain.
LA DÉLICATE FRONTIÈRE ENTRE CONTRÔLE SOCIAL ET HOSPITALITÉ DU LIEU
30Le débat binaire articulé autour du couple prévention/répression peut sans doute s’enrichir désormais d’une réflexion sur les notions d’hospitalité et convivialité des espaces résidentiels. Pourtant, l’aménageur ne pourra sans doute pas jouer seul le rôle de garant des lieux à moins de voir en lui un alchimiste capable de transformer un malaise urbain en bien-être par simple restructuration de l’espace résidentiel. La prévention situationnelle évoquée précédemment sous différentes formes ne saurait à elle seule résoudre les problèmes d’insécurité. Elle doit se combiner avec d’autres tendances préventives, comme la prévention communautaire, largement usitée par les anglo-saxons. Vayssière (2001) fustige ainsi « une normalisation sécuritaire a priori qui répondrait certes à un contexte historique français de décentralisation mais ferait fi d’autres possibilités de régulation des délinquances et désordres urbains par une responsabilisation et un engagement communautaire ».
31Alors que les opérations de renouvellement urbain (démolition/réhabilitation) en France représentent une opportunité de réembarquer les gens dans leur vie de quartier, force est de constater que « livrer un produit fut-il de qualité, mais sans permettre une démarche d’appropriation, d’implication des occupants sur le territoire conduit au risque de devoir ré-entrer presque aussitôt dans une spirale de dégradation […] On ne fait pas le bonheur des gens malgré eux » (DIV, 2004). Dans ces conditions, sur le modèle de la « charrette5 » développé aux États-Unis, l’association des résidants en amont du projet urbain permettrait certainement d’injecter une dimension sociale apte à favoriser l’appropriation de ces nouveaux espaces résidentiels par les habitants. Cette démarche s’inscrirait indéniablement dans une logique de prévention communautaire, encore difficilement admise et expérimentée en France. La déclinaison possible de cette collaboration serait le développement d’une réflexion sur les modalités d’une surveillance collective des lieux, sur le modèle anglo-saxon du neighborhood watch. L’intérêt de la procédure est d’offrir une alternative à la privatisation des espaces résidentiels, à leur fermeture au profit d’une surveillance naturelle des lieux. Cependant, la cosurveillance et la collaboration avec la police ne représentent pas des valeurs citoyennes particulièrement exacerbées en France.
32Pourtant, le débat sur le développement d’une prévention communautaire mérite sans doute d’être soulevé alors que la résidentialisation des grands ensembles est sur le point de devenir un précepte qui conduit au fractionnement du quartier en unités résidentielles autonomes (Lefrançois, 2000). Sur le fond, S. Roché (2002) s’interroge également sur la dangereuse spirale qui conduit à la sur-privatisation des espaces. Cette option constituerait une solution de facilité pour les aménageurs face à des individus qui doutent tant de l’efficacité de la régulation actuelle de la société que de leurs propres capacités à fréquenter l’espace public au milieu de personnes inconnues. Se profile donc « la tentation de réduire la mixité des espaces pour avoir plutôt dans ces lieux des gens qui se comportent comme soi : on n’a alors plus besoin d’édicter les règles qui permettent de partager l’espace » (Roché, 2002).
33Plaidoyer pour une ville-ouverte…
« L’implantation d’un territoire privatisé est la négation de l’urbain, de la gratuité et de la liberté qui le caractérisent ; cela revient à priver le citadin lambda d’une déambulation sans interdit. Tout accès contrôlé génère une exclusion. Le sentiment d’insécurité conforte, de fait, cette demande d’habitants regroupés et protégés. Sans contrecarrer cette tendance, visiblement planétaire, il est possible de ménager les lieux afin de les rendre plus aimables et sûrs. Une bonne signalétique, une démarche paysagère, une préférence marquée pour les piétons et les cyclistes, une attention méticuleuse portée au site et à son entretien, la redynamisation de mini-centres urbains avec services et commerces constituent quelques-uns des ingrédients du confort urbain. Celui-ci à son tour, stimulera le confort de la maison et renforcera les exigences des résidants. »
Paquot T., « Banlieue, un singulier pluriel », Urbanisme, n° 332, 2003, p. 73-74.
Notes de bas de page
1 Bissuel B., « Les actes de délinquance touchent plus les habitants des cités HLM que le reste de la population », Le Monde, 13 février 2002. Voir aussi les résultats de l’enquête de victimisation menée par L’Ihesi et l’Insee sous la tutelle du ministère de l’Intérieur in Ocqueteau et al., Ordonner le désordre, Paris, La Documentation française, 2002
2 Ministère de l’Intérieur, « Nouveaux dispositifs de sécurité et de coopération pour la prévention et la lutte contre la délinquance », CLS Info, n° 12, juillet 2002.
3 Pour la France, voir l’ensemble des travaux de G. Bonnemaison.
4 Terme emprunté à Msika (op. cit., 2002)
5 Aux États-Unis, ce terme désigne le processus par lequel les habitants participent à côte des professionnels à l’élaboration et à la mise en place d’un projet d’aménagement à l’échelle du quartier. À l’origine, le terme charrette était utilisé en France pour symboliser la collecte des projets élaborés par les élèves architectes.
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