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    Plan

    Plan détaillé Texte intégral Le contenu scientifique et industriel du « progrès »La science et l’industrie, pouvoirs naissants et rivaux de la littératureL’hégémonie de l’histoire et l’émergence des sciences de l’homme et de la société

    Histoire de la littérature française du XIXe siècle

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    Chapitre 20. L’essor des sciences et de l’histoire

    p. 245-256

    Texte intégral Le contenu scientifique et industriel du « progrès »Découvertes et controversesLe phénomène industrielUn spectacle, un bien de consommation et un moyen d’instructionLa science et l’industrie, pouvoirs naissants et rivaux de la littératureLes débuts de la réhabilitation après 1830L’industrialisme et le positivismeLa littérature devant la science et le « progrès »L’hégémonie de l’histoire et l’émergence des sciences de l’homme et de la sociétéÀ la recherche d’une science de l’hommeLa littérature historique entre histoire politique et science historiqueLinguistique et « Renaissance orientale »L’économie politique

    Texte intégral

    1Un lieu commun increvable est celui de la prétendue antinomie entre les sciences et la littérature.

    2Or, ce préjugé, combattu au xviiie siècle (Voltaire étudie Newton, Rousseau herborise), trouve une bonne part de ses formulations actuelles dans le xixe siècle, par ailleurs et contradictoirement le créateur et le promoteur de l’idéologie du « progrès ». Malgré les tentatives de conciliation, notamment celles qui prennent corps au sein du saint-simonisme, la tendance à l’exclusion réciproque touche non seulement les sciences expérimentales, mais les sciences naissantes de l’homme et de la société.

    3Il importe de ne pas se laisser prendre au piège de l’illusion d’optique ainsi produite. Le rappel de l’extraordinaire développement des sciences et des techniques tout au long du siècle, l’évocation de la considérable et diverse production textuelle qui en est issue, sont indispensables pour repérer la présence-absence de ces réalités dans la littérature (dans l’acception restreinte qui prévaut aujourd’hui communément), pour en évaluer les effets sur son fonctionnement et ses représentations, et même pour conserver quelque chance de réintégrer a posteriori dans notre patrimoine de lectures des textes qui nous font encore ce que nous sommes.

    Le contenu scientifique et industriel du « progrès »

    Découvertes et controverses

    4Depuis l’aube du siècle, le rythme de l’accumulation et de la diffusion des connaissances s’accélère en Europe. Volta présente sa pile à l’Institut en 1801. Une vingtaine d’années plus tard, les expériences d’Œrsted, les mesures d’Ohm, les travaux d’Ampère et d’Arago, puis de Faraday établissent, les bases de la théorie de l’électricité. Une décennie après que les principes de la thermodynamique ont été posés par Carnot, en 1824, voici qu’ils: sont complétés par Clapeyron. La loi de Joule sur l’équivalence mécanique de la chaleur vient en 1845. Gay-Lussac découvre le coefficient de dilatation des gaz en 1802. En chimie, l’Allemand Berzelius propose dès 1818 un système de notation symbolique dont l’Anglais Dallon tire parti pour refonder le système de Lavoisier sur la théorie atomique. La mathématisation croissante des sciences physiques les entraîne à devenir des sciences exactes. L’observation est considérablement facilitée par les progrès de l’instrumentation, notamment des microscopes et des télescopes. Le Verrier découvre Neptune en 1846. Dès les années 1820, l’histologie (étude des tissus organiques) et l’embryologie (étude de la naissance des organismes) s’inscrivent dans la perspective de la théorie cellulaire du vivant élaborée en Allemagne et bien assimilée dans ce pays par une philosophie dialectique de la nature plus apte que le mécanisme cartésien à penser le vivant. Lorsque la biologie française retrouve l’initiative, vers 1860, avec Pasteur et avec l’introduction de la méthode expérimentale dans la médecine par Claude Bernard, la philosophie française, Comte excepté, a perdu pied depuis longtemps. Désemparée devant l’éruption des découvertes et l’éclatement des spécialités, dominées par le spiritualisme de Cousin, elle paraît avoir renoncé à guider et même à interpréter les sciences physiques. C’est seulement au tournant des années 1860, et dans les milieux médicaux en particulier, que renaît en France, dans des revues comme La Rive gauche ou La Libre Pensée, une forme de matérialisme scientifique conjuguant un apport germanique contemporain (Vogt, Moleschott, Büchner), la tradition française des Lumières (Diderot, Holbach, Helvétius) et sa résurgence chez Auguste Comte.

    5De leur côté, les sciences naturelles (astronomie, géologie, minéralogie, paléontologie, zoologie...) alimentent des spéculations sur la formation de la Terre, sur l’évolution des espèces, sur l’origine de l’homme (cf. p. 52). L’épique querelle de 1830 entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire est rallumée par la traduction française (1862) de l’essai de Darwin De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle (1859). Largement lu et débattu, ce livre fait date. Il conclut à des mutations résultant non pas d’une cause surnaturelle ou de supposées finalités naturelles, mais, mécaniquement, de la « lutte pour la vie » dans des milieux donnés : ceux qui survivent et qui imposent leurs traits génétiques, ce sont les plus forts et les mieux adaptés.

    6Les enjeux de l’approche naturaliste de l’homme ne sont pas moindres. Car, à l’inverse du xviiie siècle, pour qui le fait humain est un et universelle xixe siècle privilégie différences et inégalités au point de constituer la notion de races humaines sur le modèle classificatoire des espèces animales. Bien avant le littéraire Essai sur l’inégalité des races humaines, de Gobineau (1854), le texte fondateur est celui de William Edwards, Des caractères physiologiques des races humaines considérés dans leurs rapports avec l’histoire (1829). Physiologiste et linguiste à la fois, Edwards croit discerner dans la population française des preuves d’une prétendue permanence, irréductible de souches ethniques gauloises. C’est, d’autre part, en 1860, que Boucher de Perthes, convaincu, contre Cuvier, de la contemporanéité des animaux fossiles et de l’homme des cavernes, rassemble ses conclusions dans un discours académique qui fonde l’anthropologie préhistorique (De l’homme antédiluvien et de ses œuvres). Mais comment expliquer les étapes du développement de l’intelligence ? Le postulat d’une préhistoire, autrement dit d’un processus de perfectionnement du genre humain, amène Boucher de Perthes à se rapprocher du transformisme. Il y a là, à terme, une contradiction avec la raciologie par définition fixiste d’Edwards et de son école.

    Le phénomène industriel

    7Prenant modèle sur l’Angleterre, sa grande rivale d’alors, la France entre peu à peu dans l’ère du charbon, de la vapeur et du fer. Il lui faut une vingtaine d’années, à partir de la chute de l’Empire en 1815, pour rattraper son retard. L’usage des machines à vapeur révolutionne l’exploitation des mines, l’industrie textile, les transports. En 1823, l’ingénieur Marc Seguin établit un service de navigation à vapeur sur le Rhône. Le premier chemin de fer français pour voyageurs est ouvert entre Paris et Saint-Germain-en-Laye en 1837. Malgré les mauvais augures, comme Thiers, qui voient dans la vitesse, la fumée et les escarbilles des menaces essentielles pour la santé de ses utilisateurs, le succès populaire immédiat de ce mode de déplacement détermine d’autres compagnies privées à se former pour construire et exploiter de nouvelles lignes : Paris-Orléans (1843), Paris-Châlons (1848-1851), Paris-Lyon-Marseille (1851-1854), etc. On commence, à la même époque, pour se rendre en Angleterre, en Algérie, aux États-Unis, à embarquer sur de grands navires métalliques propulsés par la vapeur et par l’hélice.

    8La circulation même de l’information et des idées reçoit une formidable impulsion. Le réseau des télégraphes optiques, dont les tours et les bras mobiles se multiplient dans le paysage entre 1830 et 1848, est renforcé, à partir de 1845, par le télégraphe électrique qui court le long des lignes de chemin de fer. La fabrication industrielle du papier, la mise en service de presses actionnées par la vapeur, mais aussi l’invention de la lithographie (introduite en France en 1816), puis celle de la photographie (les premiers albums de daguerréotypes datent des années 1840) développent dans des proportions auparavant inconcevables la fabrication et la reproduction du texte imprimé et de l’image.

    Un spectacle, un bien de consommation et un moyen d’instruction

    9Dans les siècles précédents, ces nouveautés seraient restées le privilège des cabinets de curiosités de quelques amateurs fortunés. Un signe précurseur de la formation d’un public pour la science avait été, en 1826, le triomphe fait à la girafe vivante offerte à la France par le pacha d’Égypte, installée à la ménagerie du Muséum. La mode des jardins zoologiques d’acclimatation, peuplés d’animaux sauvages et exotiques, ne tarde, pas à se répandre. Mais le mouvement déterminant vient de l’industrie, que sa vocation même conduit à devenir le partage d’un nombre croissant de consommateurs. Ainsi, désormais produit en quantité, le fer s’intègre-t-il au quotidien. L’architecte Henri Labrouste est un des premiers à remployer. C’est d’abord seulement comme une armature, enrobée dans la pierre et dissimulée par elle, pour la construction de la bibliothèque Sainte-Geneviève (1845-1850). Puis, sous le second Empire, dans l’immense salle de lecture qu’il conçoit afin d’agrandir et de rénover la Bibliothèque nationale. Labrouste ose exhiber à nu le nouveau matériau, le glorifier pour la force fine et souple de ses colonnes et de ses voûtes, le combiner avec le verre en de vastes verrières éclairant par le haut. Mais ce sont surtout les gares, à commencer, à Paris, par la gare du Nord, ou les Halles – celles de Bakard – et le grand magasin de La Samaritaine qui font entrer dans les mœurs l’architecture industrielle.

    10La manifestation la plus éclatante de la popularité de la science et des techniques est la foule, des visiteurs qui se pressent par millions aux deux expositions universelles du second Empire (1855 et 1867). D’abord exclusivement nationales et réservées aux produits manufacturés, les expositions, dont la première remonte au Directoire (1798), deviennent internationales et s’étendent à l’agriculture et aux beaux-arts par la volonté de Napoléon III, qui s’en sert comme d’une démonstration de puissance et d’une opération de propagande. L’universalisme, l’association des arts à l’industrie, l’invitation de délégations ouvrières, les responsabilités dans l’organisation confiées à des saint-simoniens (Michel Chevalier, Arlès-Dufour) et à un libre-échangiste proche de leurs idées (Frédéric Le Play)… : autant de signes tangibles que la France est bien entrée dans « l’âge d’or » de l’industrie prophétisé par Saint-Simon.

    11Cet état d’esprit et de faits rend compte du succès d’entreprises de presse et d’instruction populaires comme celles du saint-simonien républicain Édouard Charton. Par Le Magasin pittoresque, créé en 1833, l’année même, des lois Guizot sur l’instruction primaire, et publié sans interruption jusqu’aux débuts de la IIIe République, les familles, moyennant un abonnement modique, d’abord fixé à deux sous, reçoivent chaque semaine à domicile une encyclopédie illustrée, rédigée dans un langage accessible à tous et sans parti pris idéologique apparent. Le succès de son périodique permet à Charton de lancer en 1843 un magazine d’actualité, L’Illustration, fondé, comme son titre l’indique, sur l’abondance des images, puis des collections de livres grand public de géographie (Voyageurs anciens et modernes, 1854-1857, et Le Tour du Monde, 1860), d’histoire (Histoire de France illustrée) et de sciences et techniques (La Bibliothèque des Merveilles, 1864).

    La science et l’industrie, pouvoirs naissants et rivaux de la littérature

    Les débuts de la réhabilitation après 1830

    12Cela n’arrive cependant pas sans luttes ni lenteurs. L’année 1830 marque le début d’une réconciliation et d’une coopération entre ceux qu’on appelle alors les « savants » où les « capacités » et le pouvoir politique. Finies les mesures vexatoires de la Restauration envers, entre autres, Monge et Fourier – deux mathématiciens, coupables d’avoir été mis en vedette par la Révolution. Oubliées, la fermeture de l’École normale (1822) et l’épuration de l’École polytechnique (1815-1816), par trop liées à la République et à l’Empire... La mode n’est plus aux propos antiscientifiques d’un Chateaubriand rappelant les mécomptes connus par Adam et Ève en raison de leur diabolique excès de curiosité pour les fruits de « l’arbre de science qui produit la mort » (Génie du christianisme). Le rôle des universitaires dans la fermentation libérale qui a fini par emporter les Bourbons, la participation aux barricades des étudiants des écoles de droit, et de médecine, la présence en uniforme des polytechniciens aux côtés du peuple en armes contribuent à faire de la monarchie de Juillet un régime favorable au développement de l’instruction publique. Un nombre significatif d’intellectuels, auparavant bloqués dans leurs carrières, parfois même révoqués pour cause d’opinions libérales, sont récompensés de leur opposition plus ou moins active à Charles X par des postes de pouvoir (ministères, préfectures, sièges au Conseil d’État…). ou par une chaire professorale : Villemain, Victor Cousin, Guizot, la plupart des anciens rédacteurs du Globe, Michelet, font partie du lot des bénéficiaires. Le savant, le professeur d’université, l’ingénieur, le médecin deviennent des personnages de premier plan et commencent à peupler les romans.

    L’industrialisme et le positivisme

    13Cette implication politique des détenteurs du savoir depuis la Révolution incite certains, de plus en plus nombreux, à vouloir remettre le pouvoir spirituel non pas aux littérateurs, mais aux savants, voire aux industriels. L’« industrialisme » de Saint-Simon, idéologie assez confidentielle jusqu’en 1830, trouve à la faveur des événements de Juillet une audience considérable. Sa transformation en religion et son radicalisme politique relèguent toutefois au second plan les projets industriels et bancaires alors conçus par les ingénieurs et les financiers qui s’en réclament. Si l’élan utopique retombe jusqu’à disparition et dispersion apparentes en 1835, les idées et les réseaux saint-simoniens, banalisés, étendent leur emprise sans discontinuer jusqu’à la fin du second Empire dont ils inspirent en grande partie la politique industrielle et économique.

    14C’est également dans le saint-simonisme que prend origine une autre doctrine appelée à devenir dominante, le positivisme d’Auguste Comte (1798- 1857). Disciple déclaré du maître, et le rédacteur de plusieurs des opuscules parus sous son autorité et sous sa signature, ce polytechnicien formule dès 1822 sa fameuse loi des trois états : selon lui, l’humanité, dans chaque branche de connaissances, passerait nécessairement par trois étapes successives, l’« état théologique ou fictif » (où le divin sert d’explication à tout), puis l’« état métaphysique ou abstrait » (où la raison prétend déduire les lois de l’univers de ses propres principes logiques) et enfin l’« état scientifique ou positif » (où la raison s’astreint à découvrir par l’observation des faits les lois de la nature et de la société). Ayant rompu avec Saint-Simon en 1824, faute d’admettre son retour au religieux, et ayant refusé, pour la même raison, de suivre Bazard et Enfantin, Comte reste longtemps isolé. La « science générale », ou « philosophie positive », qu’il élabore n’est d’abord dispensée qu’aux auditeurs de son cours privé. Le cours d’« astronomie, populaire » qu’il entreprend en 1841 devant un petit nombre d’ouvriers parisiens n’ameute pas les foules. Entre-temps, l’illusion d’une entente entre les chefs de l’industrie, de plus en plus opulents, et leurs troupes, de plus en plus prolétarisées, s’est évanouie. En 1844, Comte est évincé de Polytechnique, où il était répétiteur de mathématiques. Les articles révérencieux que lui consacre le médecin-philologue. Émile Littré (l’auteur du dictionnaire) dans un grand journal républicain, Le National, et son coup de foudre pour une égérie, Clotilde de Vaux, qui le convainc de l’importance des sentiments, le déterminent à sauter le pas. Fort de sa notoriété toute neuve, il passe à son tour de la philosophie à la politique et à la religion. L’instauration de la IIe République lui paraît fournir l’occasion propice de fonder, en mars 1848, une « Société positiviste » vouée à « faciliter l’avènement du nouveau pouvoir spirituel ». Même si l’écho immédiat n’est pas immense, l’esprit de système de Comte, et sa persévérance, la propagande de Littré et la volonté des générations élevées sous le second Empire de se soustraire à la double influence du catholicisme et du spiritualisme officiels font du positivisme, avec ses prolongements et connivences chez Taine et chez Renan, le plus grand dénominateur idéologique commun aux élites républicaines et socialistes à partir des années 1860 : c’est là l’expression la plus cohérente et la plus concentrée du dogme du progrès.

    La littérature devant la science et le « progrès »

    15Le romantisme, après 1830, n’est plus a priori hostile à la science. Il tente même parfois d’en intégrer les résultats et d’en imiter les méthodes. C’est ainsi que Balzac réfère à la zoologie la structure même de son œuvre jusqu’à la présenter comme un tableau des « Espèces sociales » (avant-propos de La Comédie humaine, 1842). Légitimées par le bruit qu’on fait en France de la philosophie de la nature de Schelling, les positions de Geoffroy Saint-Hilaire sur l’unité et la progressivité du vivant autorisent et alimentent des spéculations et des rêveries qui constituent la perspective, la trame ou la matière de bien des textes. Mais placée en situation de concurrence avec la science pour la conquête du pouvoir spirituel, menacée par ses idéologues d’être reléguée au rang des antiquités, la littérature n’évite pas toujours une altitude négative devant la technique. On a déjà évoqué la réponse publique et sans appel de Stendhal à la requête saint-simonienne d’une poésie à la dévotion des machines et des industriels (voir p. 233). Vigny, pour sa part, dénonce « la vapeur foudroyante », « ce taureau de fer » qui, certes, vainc la distance et le temps, mais dépoétise les voyages pour le plus grand profit du « Dieu de l’or » en traçant « autour de la terre un chemin triste et droit » (« La Maison du Berger », 1844). Baudelaire fait figure d’original lorsque, tout en dénonçant lucidement le mythe du progrès indéfini, il affirme l’existence d’un « héroïsme moderne », et la fécondité de la « vie parisienne » en « sujets poétiques et merveilleux » (Salon de 1846). En 1855, l’année de la première Exposition universelle de Paris, Maxime Du Camp en est encore à réclamer, dans la préface de ses Chants modernes, que la littérature daigne enfin ouvrir les yeux sur les « féeries » contemporaines. Lui-même prêche d’exemple en composant des hymnes à la vapeur, à la bobine des filatures, à la locomotive et même au « sac d’argent », qu’il voudrait voir « libre » d’aider le peuple, l’artiste, l’inventeur ou l’explorateur. Ami de Flaubert et directeur de la très littéraire Revue de Paris, Du Camp, il est vrai, est aussi le disciple déclaré du saint-simonien Charles Lambert. Mais c’est en fait dans les journaux et plus particulièrement dans la presse d’éducation et de vulgarisation, souvent mais non exclusivement destinée à la jeunesse, que le merveilleux scientifique et industriel trouve un public large et préparé à le recevoir : Jules Verne commence à écrire dans Le Musée des familles, en 1851, puis lie sa carrière au Magasin d’éducation et de récréation de Hetzel.

    L’hégémonie de l’histoire et l’émergence des sciences de l’homme et de la société

    À la recherche d’une science de l’homme

    16Sous des formes non institutionnelles, en marge de l’Académie des sciences et de l’Université, le xixe siècle constitue peu à peu l’homme lui-même en objet de science. L’expression et le projet d’une « science de l’homme » sont mis en usage dès le premier. Empire par les Idéologues.

    17Avant 1870, il est vrai, le mot de « psychologie », même si son usage se répand en philosophie du fait de Maine de Biran et de Victor Cousin, ne recouvre guère que des spéculations sur l’esprit. Le prêtre demeure le principal spécialiste des maux de l’âme, et la confession leur traitement le plus courant. Les phénomènes extraordinaires ou pathologiques sont tantôt rapportés à un ordre de choses immatériel et mystique, perceptible à travers des expériences comme le somnambulisme, le magnétisme et le spiritisme, tantôt renvoyés à des causes purement physiologiques. À partir de la seconde moitié du siècle toutefois, la médecine s’empare du problème et l’aborde en termes d’hérédité et de dégénérescence. Ce discours médical, dont le docteur Prosper Lucas est le principal initiateur dès 1847, prétend du même coup rendre compte des dimensions familiales et sociales des maladies mentales. Application littéraire : la tare qui, peu après 1870, déterminera l’ascension, les crimes et l’extinction de la lignée des Rougon-Macquart dans le cycle de Zola. Pour le reste, on s’en remet à la notion d’hystérie, lancée en 1859 par le docteur Briquet, et qui sert aussi bien à désigner les états nerveux extrêmes qu’à imputer à une cause organique les extases mystiques ou les possessions diaboliques alléguées par l’Église.

    18Plus indécise encore, mais non moins agitée, est la question de l’homme envisagé à l’échelle collective. À la philanthropie des Lumières se substituent, en concurrence les unes avec les autres, des philosophies de « l’humanité » (toutes reposent plus ou moins sur le lieu commun d’une analogie entre le genre et l’individu humains), des doctrines « humanitaires » (désignation, à partir des années 1830, des courants socialistes), l’ethnologie (fondée en 1839 par la création de la Société ethnologique de Paris, patronnée par W. Edwards), l’anthropologie (mise sur les rails par Paul de Broca avec la fondation, en 1859, de la Société anthropologique de Paris) et la paléoanthropologie (organisée par Gabriel de Mortillet autour de la revue Les Matériaux pour l’histoire positive et philosophique de l’homme, lancée en 1864). La divergence de points de vue s’approfondit entre ces dernières approches de l’homme comme, fait, de nature et les tentatives de le penser au contraire en termes de société, de culture. À la suite de Saint-Simon qui projetait dès 1813 une « physiologie sociale », Auguste Comte invente en 1838 le mot de « sociologie » pour désigner la « physique sociale » qu’il a conçue en 1822. La conviction se répand que l’historien a pour métier d’inscrire les événements de tous ordres dans la continuité d’un « progrès » pour leur donner sens. L’histoire devient vite, à ce compte, la science des sciences. Médecin, de formation en même temps qu’ancien conspirateur républicain et l’un des fondateurs du saint-simonisme, Bûchez tâche ainsi de conjuguer « genèse humanitaire ou androgénie » et « géogénie » ou genèse de la Terre, « physiologie sociale » et « physiologie, individuelle », fascination pour le catholicisme médiéval et réhabilitation de Robespierre. Buchez déclare donc l’histoire la « science nouvelle », celle qui, à des fins thérapeutiques, va « pénétrer au fond [des] souffrances » inexpliquées de la multitude. Il la définit comme

    « [l’]ensemble des travaux qui ont pour but de trouver dans l’étude des faits historiques, la loi de génération des phénomènes sociaux, afin de prévoir l’avenir politique du genre humain, et d’éclairer le présent au flambeau de ses futures destinées » (Introduction à la science de l’histoire, 1833).

    La littérature historique entre histoire politique et science historique

    19Écrire l’histoire après 1830 n’a cependant plus le même sens qu’avant 1830. Avant : pour la plupart libéraux, les Thierry, Mignet, Thiers et autres Guizot expliquent la Révolution afin de légitimer ses acquis bourgeois contre les tentatives de retour en arrière aristocratiques et absolutistes. Après : les mêmes sont entrés dans la sphère du pouvoir : ils font l’histoire plus qu’ils ne récrivent, ils la freinent plus qu’ils ne la libèrent, de sorte qu’ils laissent le champ libre aux déçus de Juillet, les Louis Blanc, Quinet, Lamartine et autres Michelet Ceux-ci s’efforcent, eux, de relancer la Révolution, en pratiquant à leur tour des relectures subversives du passé.

    20En fait, une part importante de la littérature historique non fictionnelle qui se lit dans les années 1830 (à côté des drames et romans historiques de Hugo, Dumas, Vigny, Musset, etc.) est d’abord faite des rééditions d’œuvres parues dans les années 1820, promues classiques par l’ascension politique de leurs auteurs. Thiers et Mignet sont réputés « fatalistes » parce qu’ils présentent la marche des événements révolutionnaires comme une nécessité. En règle générale, les historiens-libéraux évaluent les événements selon qu’ils favorisent ou non les progrès de la liberté et de la civilisation. Sans écarter tout à fait la notion religieuse de Providence, ils cherchent à les comprendre surtout par le jeu de forces collectives identifiables : ainsi la conquête du territoire d’une « race » par une autre « race » chez Thierry, ou la « lutte des classes » à l’intérieur d’une même société chez Guizot, qui emploie l’expression bien avant Marx dans son Cours d’histoire moderne (1828).

    21Assez différente est l’historiographie d’après 1830, de tendance plutôt républicaine et socialiste. Avec l’aide de son disciple Roux, Buchez donne, de 1834 à 1838, une Histoire parlementaire de la Révolution française en quarante volumes, compilée aux sources des procès-verbaux d’assemblée. Ce sera l’outil de travail principal et quotidien de Louis Blanc, Lamartine et Michelet.– À contre-courant de l’anticléricalisme déchaîné par la chute des Bourbons, Buchez ose assimiler les principes républicains d’égalité et de fraternité à « la doctrine de Jésus ». Il présente la « civilisation moderne » comme « sortie tout entière de l’Évangile ». Persuadé que « ce sont les idées qui créent et gouvernent les faits », et que « chaque nation est une idée qui s’est faite chair », il conçoit donc l’histoire de la Révolution comme une sorte de réincarnation du Christ dans une France ayant par là même vocation à guider l’humanité. Cette intention d’écrire un mythe républicain de référence, une hagiographie de la Révolution, se retrouve intégralement chez Lamartine, puis chez Michelet. C’est qu’il s’agit, en dernière analyse, de justifier un projet politique, voire une ambition de pouvoir, en s’instituant l’exégète du passé national. De même que, sous Louis-Philippe, Thiers et Guizot fondent leurs carrières ministérielles sur leur notoriété d’experts des révolutions française et anglaise, respectivement, de même, sous la IIe République, Bûchez doit en grande partie son élection à la présidence de l’Assemblée nationale à l’autorité de son Histoire parlementaire, Lamartine, son entrée dans le Gouvernement provisoire au triomphe remporté en librairie par son Histoire des Girondins, Louis Blanc, son rôle éminent dans la Commission du Luxembourg à la radicalité de son Histoire de dix ans (la décennie 1830-1840, sous l’angle de la résistance populaire au régime de Louis-Philippe) et aux premiers volumes frais parus de son Histoire de la Révolution française.

    22Ce n’est pas seulement parce qu’il étouffe la liberté de traiter politiquement de l’histoire que le second Empire voit un début de mutation de l’histoire en science. Car, bien qu’interdits d’enseignement et réduits à la situation d’exilés de l’intérieur, des opposants aussi résolus que Louis Blanc, Quinet et Michelet n’en trouvent pas moins le moyen d’achever leurs monuments révolutionnaires. Le phénomène principal, c’est l’entrée de la discipline dans l’âge scientifique, par le recours à l’archéologie, à la philologie, à l’histoire des religions. Cela se traduit par un déplacement de l’intérêt vers l’Antiquité, amorcé dès la fin des années 1840 avec la naissance de la Revue archéologique et l’ouverture de l’École d’Athènes, mais accentué par des découvertes telles que celles du temple d’Apollon et du site bourguignon de la bataille d’Alésia. Un facteur déterminant de cette évolution tient à la professionnalisation de la discipline. Aux alentours de 1870, comme en témoignent la création, en 1868, de l’École pratique des hautes études ou les carrières continûment et exemplairement universitaires de Fustel rie Coulanges et de Renan, l’historien est déjà moins un politique et un écrivain qu’un homme de science parmi les hommes de science.

    Linguistique et « Renaissance orientale »

    23À travers, l’étude des langues, de part et d’autre de 1830, mais à vitesse accélérée après 1830, la représentation européenne de l’humanité s’élargit tout d’un coup.

    24Effets à retardement de la conquête des Indes par les Anglais au xviiie siècle et de leurs autres incursions extrême-orientales, suites de l’expédition de Bonaparte en Égypte, voyages en Islam facilités par la décomposition de l’Empire ottoman et mis à la mode par d’illustres écrivains (Byron, Chateaubriand et Lamartine), redécouverte érudite du passé germanique par le romantisme allemand mais aussi expansion industrielle et coloniale de l’Europe : voilà, en bloc, ce qui déclenche le remue-ménage interculturel.

    25D’Angleterre viennent les premières traductions du sanscrit-la langue et la littérature anciennes de l’Inde. L’Allemagne apporte sa connaissance des épopées médiévales (chansons de geste et sagas Scandinaves), ainsi que la loi fondamentale de l’évolution phonétique, la loi de Grimm. Grâce cependant au rayonnement d’une poignée de savants exceptionnels, dont Eugène Burnouf (1801-1852) et Silvestre de Sacy (1755-1838), Paris, durant plusieurs décennies, fait figure de capitale des sciences linguistiques. Le coup d’envoi se situe sous la Restauration : création en 1815 d’une chaire de sanscrit et d’une chaire de chinois au Collège de France ; fondation de la Société asiatique de Paris en 1822, l’année, même du déchiffrement des hiéroglyphes par Champollion – avant celui du zend en 1832. Un événement retentissant est la traduction des Essais sur la philosophie des Hindous de Colebrooke, par Pauthier, en 1833. Dès lors, le passage des connaissances dans la culture courante est assuré par l’intermédiaire, en particulier, des revues, à commencer par la Revue des Deux-Mondes, dont c’est l’un des principaux arguments de vente. Quant à son identité comme discipline scientifique une et globale, la linguistique la trouve à la fin des années 1860, en s’inspirant de l’école allemande, avec la création, en 1867, de la Société de linguistique de Paris. Elle se sépare nettement de l’histoire littéraire en se fixant, « rigoureusement », pour but « l’étude des langues, celle des légendes, traditions, coutumes, documents pouvant éclairer la science ethnographique » (Mémoires de la Société de linguistique de Paris, 1868).

    26Par-delà l’érudition positive, c’est, bien entendu, à une autre vision du monde qu’appelle la découverte de littératures sacrées antérieures à la Bible et porteuses de philosophies autres, dont on retient, pour s’en choquer ou pour s’en inspirer, le panthéisme (dans l’hindouisme) et le culte du néant (dans le bouddhisme). Par analogie avec la Renaissance, issue des retrouvailles avec l’Antiquité gréco-romaine au xvie siècle, Leroux estime que l’« influence philosophique des études orientales » conduit à une « seconde Renaissance » (Revue encyclopédique, 1832). Son ami Quinet parlera de même d’une « Renaissance orientale » (Le Génie des religions, 1841).

    L’économie politique

    27Conceptuellement élaborée en Angleterre par Adam Smith (Enquête sur la nature el les causes de la richesse des nations, 1776), la science de l’économie : est importée en France par Jean-Baptiste Say (1767-1832). Son enseignement ne débute à vrai dire que sous la Restauration et ne touche guère, alors que les milieux de l’opposition libérale. La monarchie de Juillet en fait une science officielle : c’est en 1830 que Guizot installe Say dans une chaire d’économie politique créée pour lui au Collège de France. Une ambiguïté flagrante de la nouvelle discipline tient à ses origines et à ses implications politiques, lors même qu’elle affirme nettement son indifférence aux questions d’ordre constitutionnel ou législatif débattues dans les sphères parlementaires et ministérielles. Pour être reconnu économiste sous Louis-Philippe, il faut en effet à la fois se démarquer des querelles partisanes, et donner des gages de respect, voire d’attachement envers l’ordre social établi. Les carrières professorales d’Adolphe Blanqui (frère aîné du légendaire insurrectionnaliste républicain) et de Michel Chevalier n’entrent en phase ascendante qu’après rupture dûment constatée avec leur passé saint-simonien : le premier, ex-collaborateur du Producteur saint-simonien en 1825-1826, prend la succession de Say au Conservatoire des arts et métiers en 1833, et le second, ex-rédacteur en chef du Globe saint-simonien de 1830 à 1832, occupe sa chaire du Collège de France à partir de 1840.

    28Faisant allusion à ces origines liées aux « projets de régénération chimérique ou de partage violent », Louis Reybaud, l’un des fondateurs, en 1842, du Journal des économistes, y voit une phase de « romantisme » bien révolue et assure que la discussion théorique doit être close : il faut renoncer à trouver « la loi de justice distributive par laquelle la mesure du travail déterminera celle des jouissances ». Le dogme étant fixé – soumission à la loi de l’offre et de la demande, apologie de la concurrence, dénonciation des monopoles, hostilité aux coalitions ouvrières –, il ne s’agit plus, poursuit Reybaud, que d’« appuyer les réformes qui sont d’une application immédiate, celles que comporte l’état de nos sociétés » (introduction au premier numéro). C’est bien en raison de ce choix que la « secte des économistes » est violemment combattue par Proudhon. Deux décennies avant Le Capital de Marx (sous-titré Critique de l’économie politique), son essai sur La Philosophie de la misère, ou Système des contradictions économiques (1846) tente de porter le débat social au cœur de la théorie économique. Selon Proudhon, plutôt que d’être pensée contre le socialisme, l’économie politique, pour être une science digne de ce nom, voire la « science sociale » tant recherchée, devrait prendre en compte les aspirations des salariés à plus de justice.

    29Sans doute doit-on prendre acte, pour s’en féliciter, de la poursuite, au xixe siècle, de l’évolution, amorcée dès le xviie siècle, qui fait de la discussion de l’expérience, et non plus des textes de l’Église ou des préceptes d’Hippocrate, le moment essentiel de la recherche scientifique.

    30Faut-il, pour autant, négliger complètement le moment de l’écriture de la science, celui, également, de sa lecture ? Ce serait s’interdire de comprendre comment la société assimile, diffuse, vulgarise, déforme, réinvestit les savoirs. En rejetant en bloc cette littérature scientifique hors de la littérature telle qu’on l’enseigne et du « français » tel qu’on le conçoit comme discipline, l’histoire littéraire du xixe siècle s’est, d’une certaine manière, conformée à son objet : elle exclut les sciences naturelles, par exemple, parce que les naturalistes du siècle se veulent eux-mêmes des savants et non plus des littérateurs, à la différence d’un Buffon, qui était considéré par ses contemporains, se considérait et demeure aujourd’hui considéré par l’histoire littéraire du xviiie siècle comme un écrivain en même temps qu’un savant. C’est un fait que, par volonté majoritaire d’arrêter le mouvement révolutionnaire, un certain xixe siècle s’est efforcé, à rebours des Lumières, de déconnecter la science de la politique et de réduire le plus possible le champ de la littérature au fictionnel et au poétique. Mais rien, sinon des raisons du même ordre propres au xxe siècle, n’oblige à prolonger indéfiniment la même censure.

    31Cette redécouverte à venir aiderait puissamment le regard attentif qu’une toute récente orientation de recherche, parfois appelée l’épistémocritique, porte sur la manière spécifique dont la littérature reçoit, représente et retravaille les savoirs.

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    • Ahr, Sylviane. (2021) « Le Lac » de Lamartine : quels usages pour quels enjeux lorsque l’extrait se substitue à l’œuvre ?. Repères. DOI: 10.4000/reperes.4529

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