Portraits

(chap. 19)

p. 241-244


Texte intégral

Hippolyte Taine (1828-1893)

1C’est peut-être parce que son influence a si profondément marqué ses contemporains que nous ne lisons plus guère Taine. Le penseur et l’écrivain qui, de Zola à Barrès, fut le plus unanimement admiré de la seconde moitié du siècle, paraît la victime de cette unanimité, comme s’il s’était fondu dans l’air de son temps. Nous n’arrivons plus à discerner l’acuité de ses propos, tant ils sont devenus monnaie courante Pire : sa prétention à être un intellectuel généraliste, un historien de la littérature aussi bien qu’un philosophe, le disqualifie dans les deux spécialités à la fois ; et sa virulence antijacobine après la Commune, qui a facilité sa récupération par la critique conservatrice, brouille le souvenir de son rôle sous le second Empire.

De l’élève modèle au maître à penser

2La carrière scolaire d’Hippolyte Taine commence comme ces exemples que les familles ambitieuses de province aiment à proposer à leurs rejetons. Issu d’une bourgeoisie modeste, dans une petite ville des Ardennes, né en 1828, donc à peu près avec la monarchie de Juillet, il peut arborer, lorsqu’elle s’achève, en 1848, un palmarès déjà flatteur : deuxième prix de philosophie au concours général, il entre premier à l’École normale supérieure et se destine à l’agrégation de philosophie, alors auréolée du prestige sans précédent conféré à cette discipline par Victor Cousin. Mais son intérêt pour Hegel et Spinoza, le matérialisme panthéistique vers lequel il incline en réaction contre le spiritualisme et l’éclectisme officiellement en vigueur, sont déjà trop perceptibles pour ne pas heurter. Son échec, en 1851, au concours de l’agrégation et, en 1852, le refus de ses thèses sur les sensations et sur la perception extérieure l’amènent à tenter une reconversion en littérature. Bien qu’il soutienne avec succès, dès l’année suivante, ses thèses de lettres sur les Fables de La Fontaine et sur les personnages des dialogues de Platon, la réputation d’anticonformisme intellectuel qui le poursuit en cette période de réaction bonapartiste et cléricale aiguë le conduit à renoncer définitivement à l’enseignement.

3Taine, dès lors, doit vivre de sa plume. Son premier pas dans le métier d’homme de lettres consiste à répondre à la commande, par la Librairie Hachette, d’un guide, le Voyage aux eaux des Pyrénées (1855). Introduit dans cette maison d’édition accueillante aux normaliens anticléricaux et en rupture de ban, Taine devient par la même occasion l’un des rédacteurs de La Revue de l’instruction publique, qui en est l’un des fleurons et s’adresse au public des professeurs de lycée et d’université. Sa situation matérielle et sa position intellectuelle sont confortées par le prix décerné par l’Académie française à son Essai sur Tite-Live (1856). Admis à écrire dans la Revue des Deux-Mondes et au Journal des débats, Taine peut enfin s’exprimer avec plus de liberté. Il en profite pour régler ses comptes avec Victor Cousin et son école (Les Philosophes français du xixe siècle, 1857). Oh le rencontre désormais dans les salons de l’opposition orléaniste (de Bertin, le directeur des Débats, ou de Guizot, l’historien-ministre de Louis-Philippe...), chez la bonapartiste et libérale princesse Mathilde, ainsi qu’aux dîners Magny.

4L’infléchissement libéral du second Empire ouvre l’espace nécessaire au déploiement de son énorme puissance de travail. Nommé examinateur à l’école militaire de Saint-Cyr (1863-1866), professeur d’histoire de l’art et d’esthétique à l’école des Beaux-Arts (1864- 1871), Taine occupe tous les créneaux. Il s’encanaille dans le feuilleton d’esprit parisien (Notes sur Paris. Vie et opinions de Monsieur Frédéric Thomas-Graindorge, 1876). Ses cours d’esthétique et ses voyages débouchent sur une série de volumes mi-philosophiques mi-historiques : Philosophie de l’art en Italie, 1866 ; De l’idéal dans l’art, 1867 ; Philosophie de l’art dans les Pays-Bas 1868 ; Philosophie de l’art en Grèce, 1869 – le tout étant, recueilli en 1881 sous le titre Philosophie de Part). En littérature pareillement, il fait autorité par les rééditions successives de sa thèse remaniée sous le titre La Fontaine et ses fables (1861), suivie d’une Histoire de la littérature anglaise en quatre tomes (1863-1864). Simultanément, sa réflexion proprement philosophique s’accomplit en alliance avec le positivisme. Ainsi n’est-ce pas par hasard que Mgr Dupanloup fulmine à la fois contre Littré, Renan et Taine. Ce dernier concentre ses efforts sur le terrain même, de la « psychologie », autrement dit (en langage d’époque) de la théorie de la connaissance, dont la doctrine cousinienne avait fait sa chasse gardée. Sa somme sur ce sujet, De l’intelligence, malencontreusement parue en 1870, connaîtra néanmoins une réception à la hauteur de l’effort consenti, comme l’attestent ses rééditions sous la IIIe République (1878, 1883, etc.).

5Profondément atteint par la défaite de 1870, révulsé par la Commune, Taine y réagit par les cinq tomes d’une histoire très critique de la Révolution française, sous le titre. Les Origines de la France contemporaine (1875-1890). Son rôle dans la fondation de l’École libre des sciences politiques, en 1872, et son élection à l’Académie française en 1878, achèvent d’instituer sa pensée comme une alternative aux dogmes écroulés.

Une philosophie et une critique à l’heure de la science

Un nouveau positivisme ?

6Bien qu’évincé de la discipline, Taine est demeuré un vrai philosophe. Mais alors que la plupart des universitaires, formés dans l’esprit du compromis cousinien avec l’Église, se gardent de toucher au catholicisme, Taine ose mettre en théorie l’anticléricalisme refoulé de l’opposition au second Empire. Sa stratégie consiste à greffer sur le système de Hegel la tradition sensualiste héritée des Idéologues et révisée à la lumière des acquis survenus entre-temps dans les sciences naturelles. Un tel projet l’a fait apparenter à Auguste Comte. Mais son pessimisme devant l’histoire, bien antérieur aux catastrophes de 1870-1871, l’écarte de la conception linéaire du progrès et des conclusions religieuses essentielles au positivisme.

La philosophie appliquée à la littérature

7Taine substitue l’explication causale, la formulation de lois scientifiques, à l’admiration béate et au classement par écoles. Dans ses essais sur La Fontaine et sur la littérature anglaise, il distingue et combine quatre facteurs déterminants : la race, le milieu, le moment et la « faculté maîtresse ». Le fabuliste devrait à son hérédité gauloise la modération, la sobriété, la gaieté légère qui l’opposeraient au sentimentalisme grandiose des Allemands, à la nervosité et à l’éclat des Espagnols. Sa Champagne natale l’aurait imprégné de la douceur de ses paysages. Sa vie à la cour de Louis XIV aurait déterminé sa représentation du monde, et notamment sa vision de Dieu à l’image d’un grand roi. Enfin, l’imagination, son don majeur, l’aurait prédisposé à exprimer poétiquement ses impressions.

8Prônée sous les couleurs d’un matérialisme provocant (l’homme serait « un animal d’espèce supérieure qui produit des philosophies et des poèmes comme les abeilles font leurs ruches »), cette méthode revient en fait à doter de déterminations concrètes cet « esprit » dont Hegel s’efforçait abstraitement de repérer les différentes époques à travers les caractères essentiels des grandes œuvres d’art. Bien qu’appliquée avec l’esprit de système qui est la « faculté maîtresse » de son inventeur, elle ne méconnaît nullement, contrairement à sa légende, la complexité résultant du croisement de facteurs simples. Ses options les plus subversives, inavouables sous le second Empireront délibérément masquées. Mais elles se lisent entre les lignes. Faire de La Fontaine un être « capable de comprendre les dieux comme les bêtes et de nous les rendre présents » au moyen de ses sensations constitue une profession de foi panthéiste. Vanter une « race » d’écrivains allant de Rabelais et Montaigne jusqu’à Voltaire et Béranger en passant par La Fontaine et Molière, c’est trahir une orientation anticatbolique au moins autant que gauloise. Et exiger des écrivains qu’ils soient populaires, reprocher à « la littérature de Paris » que serait la littérature du xixe siècle d’être aussi « latine » que « la littérature de Versailles » au siècle, de Louis XIV, c’est entrer dans la critique sociale.

9Ce n’est pas seulement par nécessité que Taine se tourne vers les lettres. C’est parce que, selon lui, une grande littérature

« ressemble à ces appareils […] d’une sensibilité extraordinaire, au moyen desquels les physiciens démêlent et mesurent les changements les plus intimes et les plus délicats d’un corps ».

10Ses efforts pour scientifiser les études littéraires contribueront à leur donner une place de choix dans l’Université de la IIIe République.

11Rigoureuse dans l’organisation logique de son propos, attentive à se décorer de parties descriptives, cassant les périodes oratoires chères à l’école cousinienne au profit de phrases courtes et chargées d’images concrètes, substituant au lexique pompeux et abstrait des professionnels de la philosophie un vocabulaire aussi commun et exact que possible, l’écriture de Taine n’est pas non plus pour rien dans la redéfinition à la même époque des canons de la rhétorique scolaire.

Bibliographie

• Éditions

La Fontaine et ses fables, Lausanne, L’Âge d’homme, 1970.

Les Philosophes du xixe siècle en France, H. Gouhier éd., Slatkine, 1979.

Philosophie de l’art, Paris, Fayard, coll. « Corpus », 1985.

Les Origines de la France contemporaine, introduction et bibliographie par F Léger, Paris, R Laffont, coll. « Bouquins », 1986, 2vol. voyage en Italie, Bruxelles, Complexe, 1990, 3 vol.

• Biographie

C. Evans, Taine, Essai de biographie intérieure, Paris, Nizet, 1976.

F. Léger, La Jeunesse d’Hippolytg Taine, Paris, Albatros, 1980.

F. Léger, Monsieur Taine. Paris, Critérion, 1993.

L. Weinstein, Hippolyte, Taine, New York, Paris, 1972.

• Ouvrages de synthèse

É. Gasparini, La Pensée politique d’Hippolyte Taine : entre traditionalisme et libéralisme, PU d’Aix-Marseille, 1993.

J.-Th. Nordmann, Taine et la critique scientifique, PUF, 1992.

P. Seys, Hippolyte Taine et l’avènement du nationalisme. Un intellectuel sous le Second Empire, Paris, L’Harmattan, 1999.

• Sélection de travaux critiques

Collectif, Taine au carrefour des cultures du xixe siècle, Bibliothèque nationale de France, 1996.

M. Waschek (dir.), Relire Taine, Paris, Ecole nationale supérieure des beaux-arts/Musée du Louvre, 2001.


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