Portraits
(chap. 17)
p. 215-220
Texte intégral
Alexandre Dumas fils (1824-1895)
1À cause du nom qu’il porte, grâce aussi à l’énorme succès que remporte sa première pièce, La Dame, aux camélias, en fait peu représentative de sa dramaturgie, Dumas fils est un des très rares auteurs à avoir survécu au naufrage général du théâtre français de la seconde moitié du xixe siècle, sur lequel, en effet, il a régné en maître incontesté. Ce naufrage n’est pas la moindre étrangeté de nos pratiques habituelles d’histoire littéraire : alors que jamais, sans doute, le théâtre n’a joué un tel rôle culturel et social que dans la France haussmannienne, aucune période de son histoire n’a été aussi profondément enfouie dans notre mémoire ; elle constitue pourtant une étape indispensable pour comprendre la transition entre le drame romantique, construit autour d’une vision poétique et mélodramatique de l’Histoire, et la pièce à thèse, telle qu’elle se codifie à la fin du siècle : pour cette seule raison, Dumas fils mériterait d’être relu et étudié.
Le fils du grand homme
2Les circonstances biographiques ont pesé dans les orientations idéologiques et psychologiques de l’œuvre : fils naturel de l’auteur des Trois Mousquetaires et d’une lingère, enfant illégitime comme l’était d’ailleurs son père, le jeune Alexandre a souffert de cette marque d’infamie sociale, ainsi que de l’existence précaire et étriquée qui fut le lot de sa mère. Adolescent, il a partagé la vie débridée de son père ; il a vu, derrière l’apparence du faste et du luxe, l’accumulation des dettes et les réalités avilissantes du demi-monde, où Dumas père trouve la plupart de ses relations féminines. Très tôt, le fils a donc éprouvé et vécu, de l’intérieur les valeurs dominantes de l’époque : la haine de l’adultère, le mépris des arrangements que le corps désirant – celui de l’homme comme de la femme – prend avec la morale, le dégoût des faiblesses de l’esprit devant les exigences de la chair, le respect des familles.
3La Dame aux camélias – roman en 1848, drame en 1852 – résonne d’une tonalité encore sentimentale, comme un lointain écho du romantisme d’Antony : une courtisane de haut vol, Marguerite Gautier, meurt de phtisie, désespérant Armand Duval, le jeune homme pur et amoureux qui n’a pu la sauver de l’enfer où elle vivait, entraînée par la pulsion suicidaire que lui inspirait son mal fatal – ainsi que, plus prosaïquement, le besoin d’argent et l’intervention de M. Duval père. L’amoureux pardonnera d’ailleurs à la morte, prononçant une de ces formules finales dont raffolait le public d’alors : « Dors en paix, Marguerite : il te sera beaucoup pardonné parce que tu as beaucoup aimé. »
4Derrière cette nouvelle incarnation de la « prostituée cracheuse de sang » se cachait la très réelle Marie Duplessis, que Dumas avait aimée et qui était morte de tuberculose. D’où l’émotion qui subsiste dans l’œuvre, plus sensible encore dans le roman que dans la pièce. Dans ses productions ultérieures, le dramaturge condamnera et châtiera avec bien plus d’indifférence les écarts de ses héroïnes. Dans Diane de Lys, une aristocrate trompe son mari avec un artiste : Je mari, plein de son bon droit, tue l’amant. Dans Le Demi-Monde, le public apprend tout, le mal que font les aventurières du sexe aux mâles du vrai monde. Dans Le Fils naturel (1858) et Un père prodigue (1859), Dumas revient, par la fiction et en moralisateur, sur l’histoire de sa vie et celle de son inconscient de père. Dans L’Ami des femmes (1864), un vrai connaisseur de la psychologie féminine – M. de Ryons, une des nombreuses incarnations de fauteur, dans le rôle de l’expert et de l’ami désintéressé – ramène à son époux une femme mariée que sa nuit de noces catastrophique allait indûment détourner de son devoir de fidélité et d’amour conjugal. Dans Une visite de noces (1.871), un homme assurément dévergondé serait prêt à tromper la femme qu’il va épouser avec celle qu’il vient de quitter ; mais celle-ci lui jette au visage cette autre célèbre réplique : « Pouah ! »… Dans La Femme de Claude (1873), un savant trompé tue sa femme débauchée et traîtresse à sa patrie. Dans L’Étrangère (1879), c’est l’amant que le mari tue. Avec Francillon, énorme succès qui, en 1887, termine glorieusement la carrière dramatique de Dumas fils, une femme trahie amène à résipiscence son mari volage en le menaçant de lui rendre la monnaie de sa pièce. Dès lors, il jouit pendant ses dernières années de sa renommée et de son immense fortune, acquise grâce aux droits d’auteur cumulés de son père et de lui-même – non sans avoir connu le bonheur de pouvoir, à la mort de sa femme, épouser sa maîtresse.
Drame réaliste ou théâtre à thèse ?
5Par ses pièces – bien plus que par ses romans, qu’il continue à publier épisodiquement –, Dumas a conquis la première place. Non seulement, c’est un auteur capable d’assurer la recette, mais il fait figure d’homme de lettres, aussi respectable que brillant. Contrairement à son père, qui ne fut jamais socialement qu’un génie haut en couleur mais peu convenable, il est reçu dans le grand monde ; il entre à l’Académie française en 1874 et trône dans le salon de Mme Aubernon – une des antichambres mondaines de l’Académie, sous la IIIe République.
6Sans doute est-il difficile aujourd’hui de se représenter un tel succès pour un dramaturge dont la thématique obsolète et la manière inlassable de morigéner la femme, toujours sur le point de fauter ou de pousser à la faute, sont terriblement datées ; comme Balzac, Dumas fils exploite la question du mariage et de ses infractions, en y ajoutant la morgue qui se généralise, sous le second Empire, dans le discours masculin. Il convient d’ailleurs de préciser que, s’il condamne les relations extra-conjugales, il milite aussi, en contrepartie, pour un assouplissement de la législation sur le divorce, contribuant ainsi à l’émancipation sociale de la femme.
7Surtout, il serait injuste que la portée idéologique de ses pièces, qui reflète l’état de l’opinion, empêche de distinguer son apport à l’évolution du théâtre. Dumas fils est un des tout premiers à attendre du drame une représentation, bien sûr stylisée, de la vie réelle et des problèmes concrets qui intéressent le public. Avec Hugo et Dumas père, le drame romantique avait opté pour la transfiguration, fantaisiste ou épique, du passé. Dumas fils, lui, revient à l’option stendhalienne : celle d’un théâtre du réel, écrit en prose. Aussi a-t-on pu voir en lui le promoteur du réalisme au théâtre et – au grand dam du principal intéressé – l’alter ego, pour la scène, de Flaubert.
8Mais il a bien conscience que la mimésis dramatique ne dispose pas des moyens divers de la fiction narrative. Sa fonction pour lui n’est donc pas tant d’imiter le réel que de le soumettre à la réflexion et au jugement du public, grâce à une schématisation dramatique des problèmes qu’il soulève. Le drame a donc d’abord une fonction idéologique ; il est la projection dans l’espace scénique d’un débat général. Sartre écrira plus tard que le théâtre est « une conversation où des gens se jettent à la figure des choses qu’ils ont à se dire » ; Dumas ne pensait pas autrement et il fut l’initiateur de la « pièce à thèse », exploitée à la fin du siècle par Eugène Brieux ou Paul Hervieu.
9Il met ainsi au jour la dimension argumentative de l’écriture dramaturgique, si forte déjà dans la tragédie et la comédie classiques, mais alors occultée par le prestige poétique du vers. Il est vrai qu’un pan entier du théâtre moderne s’est construit, d’Artaud à Beckett, contre cette mise en discours de la pensée, souvent réduite à un chapelet de mots d’auteur On ne peut pour autant considérer comme une erreur passagère ce qui constitua la partie vive d’un siècle du théâtre français – du second Empire au théâtre de l’absurde – ni dédaigner son premier représentant.
Eugène Labiche (1815-1888)
10Fadinard doit épouser Hélène Nonancourt. Mais, catastrophe : son cheval a mangé le chapeau de paille d’une inconnue... M. Perrichon, carrossier à la retraite, emmène sa petite famille à la montagne. Sa fille Henriette est courtisée par deux amants, Armand et Daniel, qui se la disputent et cherchent à séduire le père ; au cours d’une excursion, Armand sauve Perrichon qui s’est aventuré, dans, un glacier, mais un peu plus tard Daniel a la chance d’être secouru par Perrichon en personne, ce qui lui vaut beaucoup plus de reconnaissance… Tels sont les arguments respectifs des deux comédies les plus célèbres de Labiche. Un chapeau de paille d’Italie (1851) et Le Voyage de Monsieur Berrichon (1860). Des arguments d’une banalité déconcertante, mais au départ desquels se trament des histoires à faire rire aux larmes. Il n’en, – faut pas davantage pour qui sait tirer les ficelles d’un genre, le vaudeville, qui se nourrit exclusivement de rebondissements, de situations abracadabrantes et de quiproquos.
11Labiche est l’auteur de 173 comédies de ce type-là ; il est, comme l’a dit Zola, « le rire de la bourgeoisie française d’un quart de siècle » (Nos auteurs dramatiques, 1881). Mais s’il se distingue des nombreux autres vaudevillistes qui ont débuté sous le second Empire et fait fortune sous la IIIe République, c’est qu’il sait se moquer de la bourgeoisie à laquelle il appartient. Son arme spécifique : le langage des bourgeois, qu’il tourne en dérision ; les bons mots suffisants, les stéréotypes absurdes, les incongruités pseudo-savantes, la préciosité et la langue de bois, Labiche en fait son miel, et c’est la raison pour laquelle, son théâtre reste vivant aujourd’hui. De nombreuses tirades ont fait les gorges chaudes de plusieurs générations de spectateurs, notamment, celle-ci, digne d’un Ionesco : « Ce n’est pas pour me vanter, mais il fait joliment chaud aujourd’hui ! »
12Né à Paris en 1815, fils d’un industriel spécialisé dans l’alimentaire, il poursuit, en bon bourgeois, des études de droit qu’il abandonne au profit de la critique théâtrale. Sa première pièce, Monsieur de Collyn ou l’Homme infiniment poli (1838), ouvre triomphalement une carrière prodigieusement fertile et gérée comme une entreprise. Labiche s’adjoint rapidement des collaborateurs (dont certains grâce à lui auront leur heure de gloire : Auguste Lefranc, Marc-Michel, Émile Augier), ce qui lui permet d’écrire, dans ses meilleurs moments, cinq à six vaudevilles par an qui sont joués dans les meilleurs théâtres (le Palais-Royal, le Gymnase, la Comédie-Française) par les meilleurs acteurs du temps (Grassot ou Geoffroy dans le rôle du père de famille, même Sarah Bernhardt a joué une de ses pièces).
13La politique n’est pas sa tasse de thé, ni dans la vie ni au théâtre. Candidat battu à la députation en 1848, il est devenu maire de Souvigny en Sologne pendant la guerre de 1870 et ses positions sont celles d’un conservateur anti-démocrate. Son théâtre est porté par un conservatisme bon ton qui substitue à la critique sociale une drôlerie tout en surface. Labiche est un homme d’ordre, qui sait s’amuser et fait rire quand il faut, mais qui connaît aussi les limites de la bienséance, notamment celles qui touchent au fondement de la vie sociale, la famille. Aussi aucune transgression dans son théâtre, pas même lorsqu’il s’amuse de la langue de bois du bourgeois. Ce qu’il donne à voir dans ses pièces, ce sont des déviances légères et passagères qui troublent sans grand danger le quotidien du bourgeois nanti. Ramener l’écart à la norme, ne pas laisser s’écarter la norme, telle semble être la règle implicite de Labiche. Car le ridicule tue. De cela tous les protagonistes de ses pièces, sont conscients : s’ils voyagent souvent, c’est bien entendu pour mieux rentrer à la maison et pour offrir au spectateur une sortie toute provisoire hors d’eux-mêmes, uniquement pour voir et… pour rire puisque l’incartade est déjà une situation comique en soi. On rentre donc, toujours plus content de soi et fier des exploits qui n’ont d’héroïques que leur narration.
14Rien de tel donc qu’un Voyage autour de ma marmite (1859), et rien de pire que la sortie des rangs – lorsque par exemple on recherche pour sa progéniture des partis hors de portée (Un mari qui lance sa femme, Le Point de mire, La Poudre aux yeux) ou que l’on surestime sa fortune. Le péché d’orgueil des arrivistes, Labiche Je condamne par le ridicule ; sans jamais faire de morale, son théâtre rappelle au bourgeois les valeurs qui font sa force : conformité, travail, honnêteté et surtout bonheur de vivre. C’est dans cet univers-là que le théâtre de Labiche s’enferme joyeusement. Joyeusement car il a beaucoup à dire à cette bourgeoisie en pleine ascension. En manque d’identité, elle n’attend qu’une chose, c’est qu’on lui montre qu’elle existe, fût-ce dans ses toutes petites affaires.
15Son succès, il le doit essentiellement à la manière dont il a su renouveler le vaudeville tel qu’il était pratiqué jusque dans les années 1840. Prolongeant l’œuvre de Scribe (400 pièces) dont on reprochait les platitudes et les facilités, Labiche a opté pour une comédie entièrement consacrée au texte, au dialogue et à l’intrigue, laissant définitivement à l’opérette le divertissement musical qui accompagnait traditionnellement le vaudeville. Tout son art consiste à mettre l’absurde en situation : son théâtre règle à la perfection les effets comiques en faisant alterner, au cours d’une intrigue qui exige toute l’attention du public, surprises et quiproquos, apartés et dialogues de sourds.
16C’est dans cette gaieté et avec cette bonne humeur que Labiche a fait les beaux jours de la fête impériale. Après la débâcle de 1870, il a beau servir les grands théâtres de spectacles de la même eau (Trente Millions de Gladiator, Le Prix Martin) qui lui rapportent encore de l’argent, le public, lui, ne rit plus. Il n’a que faire des fastes de l’empire ; appauvri, le bourgeois de la République sait que les temps nouveaux sont durs. La dernière pièce de Labiche, La Clé (1877), met en scène un vieillard qui se laisse dépouiller par les siens et un jeune homme hargneux, incarnation de deux époques antagonistes. Labiche arrêtera d’ailleurs sa carrière de dramaturge avec cette pièce, il consacre ses dernières années à la publication de son théâtre.
Bibliographie
Alexandre Dumas fils (1824-1895)
• Éditions
Théâtre complet, Paris, Calmann-Lévy, 8 vol., 1882-1893.
La Dame aux camélias (roman), G. Sigaux et H.-J. Neuschafer éd., Paris, Garnier-Flammarion, 1981.
• Sélection de travaux critiques
P. Lamy, Le Théâtre d’Alexandre Dumas fils, Paris, PUF, 1928.
G. Octavian, Le Théâtre de Dumas fils et la société contemporaine, Nancy, Société d’impressions typographiques, 1931.
Eugène Labiche (1815-1888)
• Éditions
Œuvres complètes, G. Sigaux éd., Paris, Club de l’honnête homme, 1967-1968, 8 vol.
Théâtre, G. Sigaux éd., Paris, Garnier-Flammarion, 3 vol.
• Études d’ensemble
Ph. Soupault, Labiche, sa vie, son œuvre, Paris, Sagittaire, 1945 (rééd. Mercure de France, 1964).
J. Autrusseau, Labiche et son théâtre. Paris, L’Arche, 1971.
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