Chapitre 17. Le journal et la scène

p. 203-214


Texte intégral

1Poux beaucoup de contemporains, la réunion de rédaction – dans les locaux du journal ou dans un proche café – et la salle de théâtre sont les deux lieux magiques (ou diaboliques, c’est selon) du Paris littéraire : qu’on songe seulement aux Illusions perdues de Balzac, ou à ses évocations enthousiastes des spectacles d’opéra, dans ses lettres, à Ève Hanska. Dans leurs parages, des noms encore familiers surgissent de notre mémoire : les feuilletonistes Eugène Sue ou Ponson du Terrail, le critique Jules Janin, les boulevardiers Labiche ou Dumas fils. À côté de cette production à succès et contre elle, on a eu vite fait d’imaginer que la grande littérature devait de se frayer une voie originale, pour ainsi dire indemne des bouleversements culturels que connaissait l’époque. La critique de l’école s’est d’autant plus ralliée à cette idée qu’elle la confortait dans ses propres convictions. Mais comment un écrivain pourrait-il ne pas être de son temps ? À bien y regarder, le théâtre et le journal sont au xixe siècle deux lieux majeurs – et parfois paradoxaux – d’invention littéraire : c’est à ce titre qu’ils méritent ici leur place, et non seulement comme le décor, brillant mais aujourd’hui abandonné, de la société bourgeoise.

Culture et médias

Les nouveaux professionnels de la littérature

2Le 10 décembre 1837, Louis Desnoyers, auteur notoire et surtout directeur du journal Le Siècle, réunit chez lui quelques signatures célèbres de la littérature et de la presse ; il jette ainsi les bases de ce qui deviendra officiellement, le 16 avril 1838, la Société des gens de lettres. Celle-ci est construite sur le modèle de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques qui, après une première ébauche due à Beaumarchais, avait, été fondée en 1829 par le vaudevilliste Eugène Scribe pour percevoir et redistribuer aux auteurs les droits de représentation des pièces de théâtre. La SGDL s’assigne le même rôle pour les droits de reproduction des textes littéraires dans les journaux.

3L’événement est beaucoup moins anecdotique qu’il n’y paraît, d’autant que la rencontre de la presse et du théâtre n’est nullement fortuite. Écrire pour la scène ou le journal constitue alors le seul moyen de devenir un écrivain professionnel et de gagner sa vie par sa plume, Il se constitue une corporation de « gens de lettres. »– l’expression prend au passage un sens péjoratif : elle forme un milieu homogène qui a ses règles, ses conflits, ses camaraderies. Les dramaturges, les chroniqueurs, les romanciers, les critiques se connaissent – quand il ne s’agit pas des mêmes personnes –, et ils ont besoin les uns des autres. Ce monde, brillant mais capricieux, paraît d’autant plus redoutable qu’il attire à lui, sans préparation, d’innombrables candidats au succès. Il n’y a pas que dans les romans de Balzac que les écrivains sont poussés au suicide : le 17 février 1832, Victor Escousse et Auguste Lebras, après l’échec de leur pièce. Raymond, se donnent la mort et obtiennent ainsi, mais à titre posthume, la célébrité qu’ils attendaient de leur vivant. Cependant, les carrières se déroulent le plus souvent de façon plus banale. Malgré les aléas de la conjoncture économique ou politique, la demande croît fortement ; s’il sait gérer son temps, ses revenus et ses activités, l’homme de lettres professionnel mène une vie bourgeoise, pimentée seulement de fantaisie artistique.

La naissance du système médiatique

4Cette réalité sociale de la littérature fait désormais partie de notre décor. Au contraire, portée à ce degré, elle était nouvelle en 1830. En fait, la monarchie de Juillet invente et inaugure, à son insu, le système médiatique, où l’initiative créatrice passe à ceux qui, en principe, ont pour seule fonction de la diffuser, où la rémunération des auteurs, matérielle et symbolique, dépend des choix de consommation d’un public anonyme, lui-même guidé par les prescriptions de la mode.

5La situation de l’époque suscite des inquiétudes légitimes. Si, aujourd’hui, le poids des médiations et de structures de diffusion, est sans commune mesure avec ce que représente, au temps de Dumas ou de Sue, le marché de la littérature et du divertissement, il est partiellement compensé par le prestige que la nation, à travers ses institutions éducatives, confère aux productions de l’esprit et de l’art. La IIIe République est passée par là, qui a placé au centre de son idéologie l’école, l’admiration des classiques et de la tradition littéraire, la maîtrise laïque du langage et de la pensée. Quoiqu’on perçoive, depuis la Révolution, les signes de cette promotion, la littérature n’est pas encore devenue, sous Louis-Philippe ou Napoléon III, une affaire d’État et un bien national. Sa place est donc, pour un temps, fragile et incertaine : elle n’est plus protégée par le mécénat aristocratique, mais n’est pas encore intégrée à la politique publique.

Contexte de crise

6Les réactions des auteurs sont donc vigoureuses. Sainte-Beuve, dans un article de la Revue des Deux Mondes (voir p. 233), stigmatise la « littérature industrielle » – notamment ces romans-feuilletons payés par le journal et que cautionne, de facto, la Société des gens de lettres. Vigny lance toutes sortes d’anathèmes contre la « prostitution » littéraire. Musset pense, tout simplement, que l’art n’a plus sa place dans cette consommation effrénée de feuilles imprimées.

7Il est facile, a posteriori, de considérer ces prises de position comme de pures illusions idéologiques, comme le résultat d’une complaisance élitiste à l’égard de soi ou de diverses dispositions idiosyncrasiques. Alors, les écrivains ont réellement pu croire, non seulement que de profondes et inéluctables mutations culturelles allaient survenir, mais que les conditions sociales ne seraient plus réunies pour assurer la pérennité de l’art littéraire telle qu’ils l’entendaient – et, à vrai dire, nous avec eux. Les premiers romantiques, qui étaient déjà parvenus au premier plan sous la Restauration (Lamartine, Vigny, Hugo), sont tous contraints, dans un délai plus ou moins rapide, à une stratégie de repli ou de reconversion sur le terrain politique, devenant les témoins ou les juges d’une arène littéraire qu’ils ont dû déserter. En revanche, ceux qui, plus jeunes ou plus laborieux, accèdent au succès autour de 1830 (les Balzac. Musset, Gautier…), sont confrontés de plein fouet à cette crise de la littérature qui, suivant la manière dont elle est vécue par les uns et les autres, influe directement sur la forme et l’évolution de leurs œuvres.

8La crise est donc toujours mal vécue, d’autant plus qu’elle est brutale et inattendue. Les années qui entourent la révolution de Juillet voient une explosion euphorique de littérature. On publie beaucoup, de façon brouillonne et précipitée : le romantisme paraît décidément à la mode. Aussi le coup d’arrêt qui survient à la fin des années 1930 est-il vu, par tous ceux qui, précisément à ce moment, veulent moraliser la littérature, comme une juste sanction, conforme au bon sens et au bon goût (voir le graphique p. 23). À coup sûr, un certain romantisme, fantasque et triomphant, a vécu, où, comme l’évoque tristement Baudelaire,

« les littérateurs étaient, les uns pour les autres, une société que les survivants regrettent et dont ils ne trouveront plus l’analogue » (« Victor Hugo », dans la Revue fantaisiste, 15 juin 1861).

9De fait, on ne compte pas les tentatives de réforme de la littérature et de ses institutions. Un projet de loi sur la propriété littéraire est soumis à la Chambre des pairs en 1839 mais échoue en 1841 devant les députés ; Balzac propose en 1840 son projet de Code littéraire ; le socialiste Louis Blanc, dans son livre doctrinal sur L’Organisation du travail qu’il publie en 1839, élabore un système complexe de « librairie sociale » qui correspond à une nationalisation avant la lettre de l’activité littéraire et intellectuelle. Mais rien ne pouvait aboutir : si tous les observateurs, quelle que soit leur sensibilité politique, s’accordent à reconnaître les méfaits de la culture marchande et médiatique, les propositions avancées, dès lors qu’on les examine concrètement, aboutissent à renforcer le contrôle du pouvoir sur les créateurs. Littérature d’État ou littérature industrielle ? Les termes du débat culturel n’ont guère changé depuis la monarchie de Juillet.

10Mais, à défaut d’une véritable amélioration de leur statut, les auteurs – ceux, du moins, qui refusent d’apparaître comme les prestataires de service de la presse, du livre ou de la scène – trouvent un réconfort dans l’hostilité du public majoritaire ou de l’autorité. Aux yeux des bien-pensants dont l’influence grandit jusqu’au second Empire, l’écrivain est socialement inutile, politiquement instable, moralement nocif. Cette méfiance, qui se traduit par des mesures censoriales ou des condamnations, marginalise le créateur mais lui confère, même négativement, un rôle ou une identité spécifiques. Flaubert ou Baudelaire ne se sentent pas moins déplacés, dans leur époque, que Balzac ou Gautier. Mais ils sont plus sûrs de ce qu’ils sont et de ce qu’ils veulent : les retrouvailles, menées sous les auspices de la République, entre la littérature et le corps social ne sont plus loin, et ils s’apprêtent à en être les figures tutélaires,

La mue imparfaite de l’édition

11Le monde du journal et du théâtre ne constitue donc pas seulement le paysage pittoresque de la littérature ; il est sa substance même, d’où elle tire son imaginaire, ses références, sa réalité sociale, et jusqu’à son style – cette théâtralité et cette éloquence de journaliste, tantôt emphatique tantôt ironique, qui affleure à quelque degré dans tous les textes.

12La situation du livre est beaucoup moins-favorable, du moins sous la monarchie de Juillet. Aux archaïsmes et aux pesanteurs de l’édition (voir p. 22 sq.) s’ajoute la concurrence de la contrefaçon belge, avivée par le succès même du romantisme français. Si quelques entrepreneurs ont laissé un nom dans l’histoire littéraire, ils le doivent aux auteurs de leur catalogue plutôt qu’à leur stratégie éditoriale : ainsi Ladvocat pour Byron ou Chateaubriand, Renouard pour Hugo. Mais le premier a fait faillite, le second s’est dépêché, fortune faite, de transformer en rentes bourgeoises les gains de son industrie. En fait, l’édition de livres ne paraît pas apte, dans un premier temps, à profiter de la demande en textes imprimés, liée à l’accroissement de la lecture dans les classes moyennes : il est très probable que la prospérité de la presse périodique, au milieu du xixe siècle, vienne, au moins en partie, de cette faiblesse de l’édition française, de son incapacité provisoire à tenir sa place dans l’économie culturelle.

13Pour l’heure, elle vivote en exploitant ses créneaux habituels : l’in-8e à sept francs pour meubler et décorer les bibliothèques bourgeoises ; l’in-12 et l’in-18 (trois ou quatre francs) qui, démultipliant un roman en trois ou quatre volumes, sont vendus aux cabinets de lecture ; la publication par livraisons (vingt à cinquante centimes par fascicule), conçue pour une diffusion plus populaire. Que manque-t-il donc à l’édition ? Des ressources financières qui permettent de gérer à moyen ou long terme ; des collections suivies et reconnues par le public ; une stratégie commerciale qui, en assurant à la fois des prix de vente modérés et des tirages plus abondants, rende obsolète le prêt de livres par les cabinets. Sur ces trois points, on progresse très timidement sous Louis-Philippe. Des industriels ou des commerçants (libraires, papetiers ou autres) se constituent en sociétés pour investir dans des publications coûteuses : c’est ainsi que Victor Hugo, en 1838, passe contrat pour l’édition de ses œuvres complètes. En effet, il devient alors courant de sortir les œuvres complètes d’écrivains vivants, comme pour mieux distinguer la littérature de la production éphémère du journal ; de même, le lancement de La Comédie humaine, en 1841, permet à Balzac de réunir l’ensemble de ses romans sous un titre synthétique.

14Une étape importante est franchie par Gervais Charpentier, qui lance en 1838 sa célèbre collection. Il s’agit de volumes d’un format nouveau (grand in-18. à mi-chemin entre l’in-12 et l’in-18 traditionnels), offrant, en un seul volume, le texte complet d’un roman classique ou contemporain : on pouvait donc, pour trois francs cinquante, acquérir une œuvre de Balzac, Sainte-Beuve ou Vigny. Pour la qualité de son catalogue autant que par ses innovations matérielles, la collection Charpentier connaît un grand succès et peut à bon droit passer pour la première collection moderne.

15Mais, dans ce domaine encore, le saut quantitatif est effectué sous le second Empire. Le nombre de titres publiés passe de 7 350 (1851) à 12 269 (1869). L’édition entre dans l’âge industriel : Louis Hachette, notamment grâce aux bibliothèques de gare dont il obtient le monopole en 1852, jette les bases de son empire ; Michel Lévy, poursuivant dans la voie, tracée par Charpentier, crée en 1851 sa tout aussi célèbre collection à un franc. Pourtant, cet indéniable, essor ne profite pas directement à la littérature, et il faut chercher ailleurs les premiers bénéficiaires. D’abord et surtout, les ouvrages scolaires et parascolaires – le livre pour enfant sous toutes ses formes – sont portés par le vaste mouvement de scolarisation qui couvre tout le siècle : Hachette lui-même est un ancien normalien, rejeté hors de l’université à cause de la fermeture de l’École normale supérieure en 1822. D’autre part, l’intensification des communications et les nouveaux rythmes de vie qu’elle induit encouragent les produits bien ciblés, à consommation rapide et de grande diffusion. Enfin, l’amélioration des techniques d’impression accroît spectaculairement le marché du livre illustré – livre pratique ou de divertissement. Plus généralement, la modernisation des techniques de production et de vente pousse à la sectorialisation. Or, le texte littéraire, même accommodé aux exigences de la mode, reste un produit mal programmable, très aléatoire, trop peu fiable pour qu’on s’appuie sur lui pour restructurer la profession. On voit que, même sur le plan économique, la littérature reste en marge des mutations du second Empire, et il faudra attendre les grands éditeurs de l’entre-deux-guerres – Gallimard, Grasset... – pour que la création littéraire devienne une des pièces maîtresses de l’industrie française du livre.

La littérature journalistique : un épanouissement ambigu

La marche vers la presse moderne

16Pour que le journal s’adapte au nouveau climat culturel, il est bien sûr indispensable que l’outil technique se modernise. Sur ce plan ; les progrès les plus significatifs touchent à la vitesse de fabrication du journal, qui lui est beaucoup plus nécessaire qu’au livre. En 1823, l’introduction de la presse Kœnig décuple la cadence d’impression, notamment en substituant un cylindre à la plaque au moyen de laquelle, jusqu’alors, s’exerçait la pression. L’année 1847 marque le début de la « presse à réaction », qui imprime en recto verso au moyen d’une seule « forme » (cadre comportant le texte composé en caractères de plomb). Enfin, l’application du clichage aboutit, en 1866, à la rotative moderne (rotative Marinoni), où l’impression est réalisée par le passage du papier, en feuilles puis en bobine, entré deux cylindres tournant en sens inverse. Mais toutes ces dates ne prennent pas en compte une suite continue d’améliorations qui moins spectaculaires, touchent toutes les étapes de la production : la fabrication du papier, l’encrage des feuilles, la composition, le coupage, le pliage. En outre, plus encore que dans le livre, l’illustration, informative ou comique, joue un rôle grandissant – parfois central, comme dans les multiples journaux de caricature (notamment La Caricature et Le Charivari de Philipon) ou dans L’Illustration de Paulin (1843). Pour autant, les tirages restent modérés. Car la distribution sur la voie publique est surveillée et sévèrement réglementée ; l’essentiel de la diffusion se fait donc par l’abonnement, inabordable pour des revenus modestes : d’où l’importance, pour la presse, du cabinet de lecture et du café.

17La première avancée vers le journal moderne est réalisée, dès 1836, par le grand entrepreneur de presse Émile de Girardin. À cette date, le coût annuel d’un abonnement est de quatre-vingts francs, et son public payant limité à quelques milliers d’abonnés. Lançant-un nouvel organe intitulé, avec une orgueilleuse simplicité, La Presse, Girardin adopte une formule anglo-saxonne qui fera bientôt école en France : il réduit de moitié le prix de l’abonnement (soit quarante francs), prévoyant de compenser le manque à gagner par l’introduction de la publicité et surtout par l’accroissement du nombre des abonnés. Mais encore faut-il les attirer et les retenir. Ici est le point capital de la réforme de Girardin : le journal n’est plus le porte-parole, austère et peu rentable, d’une opinion et d’un groupe, mais une entreprise commerciale, qui vise à asseoir sa position par l’information, bien sûr orientée en fonction d’une ligne politique, et le divertissement. Comme les débuts sont décevants, Girardin décide d’innover une fois encore : à partir du 1er octobre 1836, il remplace le feuilleton habituel, réservé à la critique culturelle, par une nouvelle de Balzac découpée en tranches (La Vieille Fille). Le roman-feuilleton est né et connaîtra bientôt un tel succès qu’il constituera, du moins aux yeux des contemporains, le phénomène littéraire majeur de la monarchie de Juillet.

La permanence de la censure

18La vitalité de la presse est d’autant plus étonnante que, à l’exception de brèves périodes après les révolutions de 1830 et de 1848, le pouvoir a toujours censuré, réprimé ou acheté les journaux. La censure avait été solennellement abolie par l’article 7 de la Charte de 1830 (« La censure, ne pourra jamais être rétablie »), sans que, cependant, disparaissent l’obligation du cautionnement et le droit de timbre, qui pèsent sur les finances des journaux. Mais la loi du 9 septembre 1835, dans l’émotion qui suit l’attentat de Fieschi contre le roi, réintroduit un large éventail de mesures répressives (censure préalable sur les dessins, obligation d’insérer les communiqués officiels, interdiction de toute attaque contre le roi ou le gouvernement, etc.). De même, la loi du 27 juillet 1849 remet en vigueur la plupart de ces mesures, supprimées pendant la période d’illusion lyrique.

19Celle du 16 juillet 1850 durcit encore la réglementation : le cautionnement augmente ; le droit de timbre, supprimé au moment de la chute de la monarchie, est rétabli. Une disposition nouvelle, dite amendement Riancey, est particulièrement révélatrice : tout journal publiant un roman-feuilleton est frappé d’un, droit de timbre supplémentaire d’un centime par numéro. Cette décision est en grande partie d’inspiration politique, plusieurs feuilletonistes ayant manifesté leur sympathie à l’égard des républicains socialistes. Mais elle représente aussi un pas supplémentaire dans le processus de reprise en main de la culture par les élites conservatrices. Le roman-feuilleton, aussi populaire que le mélodrame, avait su obtenir, lui, une vraie légitimité littéraire, au point de contraindre les plus grands. – Hugo ou Balzac – à adapter leur conception du roman. À ce titre, il représentait une exception insupportable. Dès 1852, la surtaxation était supprimée, mais jamais le roman-feuilleton ne retrouvera son rang. Si, sous Napoléon III, Ponson du Terrail (Rocambole) ou Féval (Le Bossu) connaissent un immense succès, ils sont bien moins intégrés à l’institution littéraire que Sand, Dumas ou Sue.

20Enfin, le second Empire se donne les moyens d’interdire tout journal politique non gouvernemental, l’administration s’accordant le pouvoir exorbitant de suspendre ou de supprimer un journal sans passer par la voie judiciaire. Tous les prétextes sont bons, du moins jusqu’en 1868, où l’empereur adopte, mais trop tard, une législation libérale : l’histoire de la presse se résume alors au jeu, drôle mais dérisoire, du chat et de la souris entre l’autorité et un journalisme d’opposition frondeur et moqueur.

21Cette quasi-permanence de la censure sur la presse, de 1835 à 1868, a une immense portée littéraire. De fait, elle retarde d’autant l’émergence de la presse moderne, fondée sur l’information et le débat d’opinions, et le développement d’un journalisme professionnel. N’étant pour une bonne part qu’une forme vide de contenu, le journal apparaît comme un espace de création offert aux écrivains. Polémistes, chroniqueurs, critiques, feuilletonistes, les journalistes sont avant tout hommes de plume et gens de lettres : ce journalisme est littérature par défaut de politique et de démocratie. La menace permanente de la censure joue aussi son rôle, peut-être déterminant, dans les choix stylistiques et la poétique même des textes, où l’on observe deux évolutions symétriques et complémentaires. La prose courante, qui encombre les journaux, respire le plaisir du babil, la jubilation littéraire de bavarder sur rien, et cette écume verbale confine, chez les meilleurs, à un art authentique de la fantaisie, mi-ironique mi-poétique. Mais, parallèlement, l’autocensure à laquelle sont obligés les écrivains les conduit à travailler toujours sur l’implicite, à condenser l’expression de manière à faire entendre les messages sans les dire, à jouer systématiquement sur les allusions, les réseaux connotatifs, les systèmes de présupposition. Les œuvres de Baudelaire et de Flaubert ont en commun une opacité et une violence contenue qu’elles doivent à cette contrainte et qui, en retour, attireront l’attention de la justice.

La diversification de la presse

22Bien sûr, le journal est aussi varié dans ses publics que dans ses formes qui, toutes, intéressent à quelque titre l’histoire littéraire.

23La presse politique, malgré la concurrence de la formule Girardin à laquelle elle doit d’ailleurs s’adapter progressivement, continue à procurer aux différents secteurs de l’opinion le discours qu’ils attendent : presse gouvernementale (Le Journal des débats sous la monarchie de Juillet, Le Moniteur et Le Constitutionnel sous l’Empire) ; presse légitimiste et catholique ; presse d’opposition libérale et parlementaire ; presse progressiste et à tendance républicaine. Tous ces journaux, centrés sur le débat politique, font aussi largement écho à la vie culturelle. Sous l’Empire, Le Moniteur veillera ainsi à compenser son atonie en s’adjoignant les services de critiques renommés, notamment Sainte-Beuve et Théophile Gautier. Certains éditorialistes, par leur éloquence, se font parfois une réputation d’écrivain : tel Louis Veuillot (L’Univers), qui incarne le catholicisme ultramontain, à la rhétorique flamboyante et rugueuse.

24Autre legs de la Restauration, la revue, dont la fonction est de revenir, dans de longs articles raisonnés et récapitulatifs, sur les aspects majeurs de la culture, s’efforce d’imposer son magistère intellectuel. La plus vénérable, la Revue des Deux-Mondes de François Buloz, fait figure d’institution ; elle achètera d’ailleurs, sous la monarchie de Juillet, sa principale concurrente, la Revue de Paris, créée comme elle en 1829. Avec leurs défauts, les revues jouent un rôle essentiel, particulièrement pour la pénétration en France des influences étrangères.

25A côté de ce journalisme sérieux, parfois jusqu’à la solennité, la principale innovation est l’apparition d’une presse sectorialisée, à grande diffusion, visant le divertissement ou la vulgarisation : presse féminine (La Mode, Le Journal des dames et des modes, La Mode illustrée, etc.) ; presse familiale (Le Musée des familles. Le Magasin pittoresque : le terme reviendra en France sous la forme anglo-saxonne de magazine) ; presse enfantine (Le Journal des demoiselles, La Semaine des enfants de Larousse, Le Magasin d’éducation et de récréation de Hetzel) ; presse spécialisée (technique, financière, juridique, etc.). Tous ces secteurs du journalisme offrent à d’authentiques écrivains, outre des moyens de subsistance, le plaisir de se former l’écriture par les exercices de style les plus variés. Mallarmé débutera ainsi, en 1862, comme rédacteur du Carrefour des demoiselles et du Journal des baigneurs de Dieppe.

26Dans l’univers de la « petite presse » – par opposition à la « grande », qui traite des questions politiques –, une place privilégiée doit être laissée aux journaux d’actualité culturelle, théâtrale et artistique, qui plonge ses racines au cœur du milieu littéraire. En 1836, Gérard de Nerval fonde Le Monde dramatique pour aider à sa carrière mais se ruine ; la même année, Balzac crée puis abandonne au bout de quelques mois la Chronique de Paris. Les deux anecdotes reflètent le mode de fonctionnement de cette presse : des écrivains, dont on retrouve d’ailleurs les noms de rédaction, en rédaction, se réunissent, trouvent un bailleur de fonds, lancent un titre et refont joyeusement ensemble, mari pour un temps souvent bref, l’art et la littérature. Ces auteurs sont liés à la bohème ; ils pratiquent la blague, la provocation, et une éloquence grave où Ton ne peut démêler le sérieux du rire. En lutte permanente contre la censure et l’ordre moral, ces journaux, sous le second Empire, disparaissent et renaissent incessamment, sous un autre titre mais animés d’une égale impertinence ; ils sont les ferments de la littérature du temps, encore peu étudiés aujourd’hui sous cet angle.

Le théâtre : le temps de la maturité

L’engouement du public

27Les premières années qui suivirent la révolution de Juillet se déroulèrent, au Boulevard, dans une ambiance de joie débridée : la censure était suspendue et, malgré l’interdiction qui tomba sur Le roi s’amuse de Victor Hugo en 1832, l’administration exerçait avec mesure son droit de contrôle. Comme pour la presse, elle revint à une politique plus sévère à partir de 1835, et Balzac en fit les frais en 1840, lorsque son Vautrin fut interdit après la première représentation. La raison était d’ailleurs étrangère au drame lui-même : Frédérick Lemaître, interprète du rôle titre et vedette du Boulevard, s’était grimé de manière à ressembler au roi. Car la censure se limite encore au terrain politique. Il en ira tout autrement à partir de 1850 : l’administration s’arrogera alors le droit de surveiller étroitement la morale des pièces – des intrigues, des textes et des mises en scène – et d’imprimer ainsi sa marque sur la création dramatique.

28Cette évolution de la censure participe de l’embourgeoisement du théâtre, qui s’éloigne du public populaire qu’il avait conquis depuis la Révolution. Les nouvelles salles qui remplacent, dans le Paris haussmannien, les établissements pittoresques du Boulevard du crime, sont construites sur de nouveaux principes. Le parterre n’accueille plus aucun spectateur debout : tout le monde s’y assoit désormais, en en payant le prix : les plus pauvres doivent se cantonner dans les hauteurs, au- « paradis ».

29Mais, bourgeois ou populaire, le théâtre reste un spectacle dont toutes les composantes contribuent à susciter les émotions ou à faire sensation. La mise en scène tend à l’inflation. Selon l’argent et les moyens techniques dont on dispose, on aime à présenter de vastes tableaux, des machineries complexes, des décors en trompe l’œil, des praticables : la régie devient un élément essentiel du théâtre. Certains comédiens jouissent d’une popularité extraordinaire, qui éclipse les textes qu’ils ont à interpréter. À la Comédie-Française, la tragédienne Rachel sauve par sa diction admirée le répertoire classique ; dans les emplois, de comédie, Mlle Mars triomphe. Au Boulevard, Marie Dorval et Frédérick Lemaître, superbe dans les rôles d’aventurier, sont les principaux acteurs du drame romantique.

30Le spectacle est aussi dans la salle, qui reste éclairée pendant la représentation. On se regarde, s’épie, se mesure. Espace de confrontation ou de séduction, le théâtre obéit à des rites subtils de sociabilité qui se poursuivent dans les cafés et les restaurants où l’on soupe, parfois en compagnie d’actrices qui, mal payées, ne dédaignent pas les revenus annexes – voire principaux – d’une prostitution déguisée.

31Le théâtre est donc le centre de l’hédonisme bourgeois qui triomphe tout particulièrement sous le second Empire. Comment imaginer que la question littéraire, constamment débattue sous la Restauration, pût devenir mieux qu’un débat secondaire et sans portée concrète ? À ce malentendu tient d’abord, sans doute, l’échec du drame romantique. Alors, que Hugo cherche à repenser sur de nouvelles bases l’art dramaturgique, les auteurs à succès continuent d’exploiter, mais en les affinant, les deux formes canoniques du spectacle fictionnel, le mélodrame et le vaudeville.

Du mélodrame au drame réaliste

32La tragédie plus qu’essoufflée, le mélodrame prospère mais sans ambition ni dignité Littéraire : telle était la situation lorsque, à la fin de la Restauration, Victor Hugo avait imposé avec éclat Hernani. Cependant, la victoire fut éphémère. Hugo connut d’autres succès : Lucrèce Borgia au théâtre de la Porte-Saint-Martin en 1832, Angelo, tyran de Padoue à la Comédie-Française en 1835, Ruy Blas en 1837 au théâtre de la Renaissance qu’il vient de créer avec Dumas. Mais ces réussites s’accompagnent de critiques mitigées, de plus en plus perplexes de pièce en pièce. Hugo n’a pas voulu assouplir la technique mélodramatique en atténuant ses effets, comme le fit Vigny, en 1831, avec son drame Chatterton. Il prit le parti opposé, et magnifia le mélodrame – tout le mélodrame, sa rhétorique grandiloquente et ses coups de théâtre – en le coulant dans sa poésie épique. Ses textes splendidement excessifs exaspéraient davantage le clan des classiques, toujours influent à la Comédie-Française. Peu de contemporains ont d’ailleurs pris la vraie mesure de la révolution dramaturgique qu’impliquait le théâtre hugolien : fonder, dans une perspective très moderne, la poétique du théâtre sur les contraintes scéniques, non malgré elles.

33Hugo a aussi échoué au Boulevard, parce que le public ne trouvait pas son compte d’émotions et de suspens. Sans doute le succès à l’Odéon de la Lucrèce de Ponsard, qui passe pour un avatar de la tragédie classique, coïncide-t-il, en 1843, avec la chute des Burgraves. Mais c’est surtout la vigueur du mélodrame qui condamne le drame romantique, comme le roman-feuilleton aura provisoirement raison de Balzac. Le drame évolue donc, assez logiquement, dans la direction opposée à celle que préconisait Hugo. À l’instar de l’Antony de Dumas (1831) – le vrai triomphe du drame romantique –, on tend à accélérer le rythme de l’action, à privilégier les répliques percutantes au détriment des longues tirades, à simplifier les caractères. Dernière mue du mélodrame : après les pièces historiques à la Dumas père, le second Empire jette son dévolu sur la représentation « réaliste » des mœurs contemporaines et des drames de la corruption morale, où s’imposent Émile Augier et Dumas fils (La Dame aux camélias, 1852).

Le triomphe du rire

34Le xixe siècle a encore plus aimé s’amuser que pleurer, et il est impossible d’analyser ici l’extraordinaire variété des expressions scéniques et des formes génériques du comique. La forme dominante, sous la monarchie de Juillet, demeure le vaudeville. Cette comédie légère agrémentée de couplets chantés s’est désormais rapprochée, grâce à Eugène Scribe qui règne encore sur le genre, de la comédie classique, par la complexité et la précision de ses intrigues. Entre les chansons plaquées sur de vieux airs et les dialogues, la cote paraît mal taillée. Le second Empire achève de mener à terme un dédoublement prévisible : d’un côté le vaudeville, devenu comédie-vaudeville, renonce de plus en plus systématiquement à la musique et ressemble, comme dans l’œuvre d’Eugène Labiche, à la comédie satirique ; de Vautre, la musique, renouvelée et revivifiée par le génie d’Offenbach (Orphée aux enfers, 1858 ; La Belle Hélène, 1864), revient au premier plan, et le vaudeville est rebaptisé opérette.

Théâtre à lire et de salon

35Le Boulevard est donc en fête, s’abandonne au tourbillon des pièces légères ou larmoyantes. Mais l’écart est plus immense que jamais, entre le monde du théâtre et celui de la littérature. Dans Mademoiselle de Maupin (1834), Théophile Gautier qui, ironie du sort, sera pourtant avec Jules Janin le plus grand critique dramatique de son temps, songe à un théâtre idéal, évidemment fantasmagorique et irréalisable, où

« tout se noue et se dénoue avec une insouciance admirable : les effets n’ont point de cause, et les causes n’ont point d’effet […]. L’action plonge dans la mer sous le dôme de topaze des flots, et se promène au fond de l’Océan, à travers des forêts de coraux et de macrépores, ou elle s’élève au ciel sur les ailes de l’alouette et du griffon […] tout l’esprit de l’auteur s’y fait voir sous toutes ses formes : et toutes ces contradictions sont comme autant de facettes qui en réfléchissent les différents aspects, eu y ajoutant les couleurs du prisme ».

36Par refus du théâtre et de ses grossiers procédés, on s’habitue à composer des pièces pour les lire ou, comme l’habitude en renaît sous le second Empire, à les faire jouer dans les salons aristocratiques et à la Cour. Le théâtre survit en s’excluant de la scène, comme si l’art dramatique devait se préserver de ce qui le constitue comme spectacle. Ainsi, est-ce après son échec à la scène (La Nuit, vénitienne en 1830) que Musset écrit pour le seul public du livre ou de la revue toutes ses pièces, pourtant les plus représentables des drames romantiques selon bien des metteurs en scène contemporains. Victor Hugo, lui, rédigera, en exil et pour la lecture, son Théâtre en liberté. Le romantisme, qui avait tant attendu du peuple, se privait de l’unique espace réel où le public prenait corps et visage, échouant par là même où, croyait-il à l’origine, il devait s’accomplir dans l’Histoire.


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