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Chapitre 16. La consommation festive de la culture bourgeoise
p. 187-202
Texte intégral
1Les quarante années qui séparent les journées joyeuses de juillet 1830 et l’écrasement, sanglant et systématique, de la Commune constituent un moment indécis de l’Histoire. À bien des égards, ce milieu du siècle est marqué par de vastes progrès économiques, par de spectaculaires ruptures culturelles, par la naissance, violente et spasmodique, de la démocratie moderne. Le paysage change et la vie paraît se concentrer dans les villes, dont le temps est encore rythmé par les épidémies, les programmes de travaux publics, les émeutes, les fêtes.
2Pourtant, cette même période, dans laquelle ont vu le jour où sont arrivées, à maturité plusieurs, des entreprises les plus ambitieuses de la littérature française, laisse une impression étrange d’immobilité. Il y avait là un paradoxe insupportable pour les plus lucides des contemporains – écrivains, intellectuels ou acteurs de la vie politique – : on devinait, en arrière-plan, l’accumulation d’une force qui ne savait où s’appliquer ni comment participer au devenir collectif d’un peuple. Illusion ou désir de toute-puissance, mais impuissance à remuer les choses du les êtres : ces deux sentiments, contradictoirement réunis dans la conscience du bourgeois – principale figure historique du siècle –, expliquent aussi pourquoi les œuvres de Balzac, Flaubert, Hugo, Baudelaire, dominent à ce point notre culture. Chacune à sa manière, elles sont des concentrations de force et d’énergie qui, se déployant dans l’espace libre de l’art, donnent à voir, extraordinaires mais vaines, la puissance qui les anime comme si elles n’avaient d’autre finalité que ce magnifique dévoilement. Dans cet art du virtuel, on s’attache moins à ce que vaut la littérature qu’à ce qu’elle peut, moins à ce qu’elle peut qu’à ce qu’elle veut.
Une époque paradoxale
3Proust résume l’esprit du temps, dans La Prisonnière, en quelques formules lumineuses :
« Je songeais combien tout de même ses œuvres participent à ce caractère d’être – bien que merveilleusement – toujours incomplètes, qui est le caractère de toutes les grandes œuvres du xixe siècle ; du xixe siècle dont les plus grands écrivains ont manqué leurs livres, mais, se regardant travailler comme s’ils étaient à la fois l’ouvrier et le juge, ont tiré de cette autocontemplation une beauté nouvelle extérieure et supérieure à l’œuvre, lut imposant rétroactivement une unité, une grandeur qu’elle n’a pas. »
4Cette réflexion peut être élargie de la littérature à la période elle-même : s’il est vrai que l’art tire sa grandeur, dont notre culture reste aujourd’hui tributaire, de l’énergie que dépense continûment le xixe siècle pour se construire, il faut immédiatement ajouter que l’art n’acquiert cette importance capitale que dans la mesure où, en s’évertuant à se construire, le siècle ne cesse de se manquer.
Le temps de s’asseoir
5La création exige du temps. Aussi faut-il y insister : le deuxième tiers du siècle constitue une longue pause – même mouvementée. C’est en somme, dit Victor Hugo, dans Les Misérables – la meilleure introduction qui soit pour comprendre l’époque –, le temps qu’il a fallu pour que la bourgeoisie, prenant « le temps de s’asseoir », trouve son assise et se solidifie :
« 1830 est une révolution arrêtée à mi-côte […
Qui arrête les révolutions à mi-côte ? La bourgeoisie.
Parce que la bourgeoisie est l’intérêt arrivé à satisfaction. Hier c’était l’appétit, aujourd’hui c’est la plénitude, demain ce sera la satiété […].
On a voulu, à tort, faire de la bourgeoisie une classe. La bourgeoisie est tout simplement la portion contentée du peuple. Le bourgeois, c’est l’homme qui a maintenant le temps de s’asseoir. Une chaise n’est pas une caste. »
6En cet instant étrange, note encore Hugo, le mouvement et l’immobilité sont dialectiquement unis, constamment, réversibles :
« La halte est un mot formé d’un double sens singulier et presque contradictoire : troupe en marche, c’est-à-dire mouvement ; station, c’est-à-dire repos. »
7Le bourgeois est donc l’alter ego de l’écrivain, à la fois son double indispensable, son bourreau et sa victime. Par sa pesante immobilité, il lui confère la durée, mêlée, pour son inconfort psychologique, à un sentiment de vertigineuse vacuité. Si le romantisme perdure au moins jusqu’à Rimbaud, c’est-à-dire jusqu’aux confins du second Empire, c’est que la situation n’a pas fondamentalement changé. Mais, les années et les générations passant, les angles s’étaient accentués, les fossés étaient devenus abîmes : le paysage littéraire a pris l’allure sombre et contrastée à laquelle on associe la modernité. Autant qu’une étape dans un long processus de transformation, économique et culturelle, de la France, les règnes de Louis-Philippe et de Napoléon III furent des pauses, voire des parenthèses, où l’on voulait ignorer, vaille que vaille, les forces politiques et sociales qui, en profondeur, travaillaient le siècle.
8À condition de ne pas la réduire aux caricatures féroces d’un Daumier, la culture bourgeoise est donc intimement liée à la littérature même qu’elle dénonce parce qu’elle ne sait pas y reconnaître la représentation, magnifique, grotesque ou monstrueuse, de sa propre marginalité. Le présent chapitre, où l’on passera en revue les principaux traits de cette culture, n’offrira pas seulement l’occasion d’une promenade pittoresque dans le Paris du Boulevard et des journalistes, dans l’ambiance également douillette des maisons de bonne famille ou de plaisir ; durant cette halte historique – ce mouvement immobile que suggérait Hugo –, on retrouvera, sous la figure générale de l’oxymore, l’esprit même de la littérature d’alors et les formes kaléidoscopiques de son intime contradiction.
Un pouvoir illégitime
9On est d’abord frappé de la rapidité avec laquelle les régimes successifs semblent, au premier heurt, s’effondrer et disparaître. Pour Louis-Philippe, il ne faut que le temps d’une manifestation qui, le 23 février 1848, se termine dans le sang ; le coup d’État du 2 décembre 1851, qui clôt la IIe République, provoque seulement quelques manifestations sporadiques, d’ailleurs énergiquement matées ; enfin, le second Empire tombe de lui-même, après le désastre de Sedan et la capture très malencontreuse de Napoléon III lui-même.
10En vérité, aucun de ces régimes, ne dispose d’une vraie légitimité politique ni d’un enracinement social. Malgré la Révolution, les Bourbons pouvaient encore s’appuyer sur l’esprit dynastique, l’aristocratie et la religion ; après 1870, les partis au pouvoir formeront peu à peu, parfois malgré eux, l’idéologie républicaine et patriotique qui constituera désormais le ciment national. Entre les deux, il n’y eut guère que des coalitions d’intérêts ou d’inquiétudes, qui profitent d’un pays encore engourdi dans sa ruralité.
11En effet, dans cette France archaïque, l’opinion publique est faite par quelques milliers de notables auxquels une administration efficace – héritage de l’Empire – peut utilement distribuer les charges, les mandats, les honneurs. Il est donc assez facile pour le pouvoir, dès lors qu’il s’appuie sur la bourgeoisie et qu’il favorise son enrichissement, de contrôler le pays, en s’aidant de la première vertu de toute technocratie d’État qui consiste à assurer sa pérennité. Il y est aidé par le développement de l’administration publique, qui accompagne celui de l’économie. Enfin, ce dirigisme doux trouve son prolongement dans les divers systèmes électoraux. La monarchie de Juillet repose encore sur le système censitaire, qui fait dépendre le droit de vote de l’impôt foncier donc de la fortune personnelle ; Napoléon III garde le suffrage universel adopté dans l’enthousiasme de 1848, mais, notamment par le biais des candidatures officielles, il soumet tout le processus électoral au contrôle étroit des préfets et du ministre de l’Intérieur.
12Aussi l’État apparaît-il comme une structure à la fois forte et labile ; il semble suffire d’un accroc pour que le pouvoir change de mains, tout en gardant sa nature ; il en va du reste comme de la politique : entre le régime ancien et la république à naître, c’est toute la société française qui est à la recherche d’une nouvelle légitimité et qui offre ces contours incertains à l’intérieur desquels les utopies, les esthétismes ou les mysticismes tissent leurs chrysalides.
L’isolement de la bourgeoisie
13La fragilité latente de l’exécutif est liée à celle de la bourgeoisie dont il tire, ses soutiens. Contrairement à l’aristocratie qui tient la province ou habite Saint-Germain-des-Prés, le bourgeois de 1830 n’a pas de passé ni de tradition capables de régler ni, surtout, de justifier son mode de vie. Balzac s’en moque dans La Comédie humaine : il est toujours à la recherche de modèles capables de donner sens et forme à son existence. De l’autre côté de l’échelle sociale, il n’y a pas non plus, entre le bourgeois et l’homme du peuple, les innombrables degrés de la petite bourgeoisie où la IIIe République recrutera ses partisans et ses cadres et qui projettera sur les difficultés matérielles à surmonter individuellement les reflets consolateurs d’un destin commun et d’une Histoire à réaliser,
14Encore faut-il distinguer, une nouvelle fois, entre la logique de la longue durée et le plan des réalités immédiatement observables. Il est indéniable, en effet, que le processus de démocratisation sociale et culturelle a commencé dès le début du siècle. L’alphabétisation progresse, particulièrement dans la moitié nord de la France, plus riche et plus urbanisée. La loi Guizot du 28 juin 1833 sur l’enseignement primaire, qui fait, obligation a toutes les communes de créer une école publique et de rémunérer son maître, donne une impulsion décisive à l’instruction élémentaire. Parallèlement, l’amélioration des communications par routes, chemins de fer et voies fluviales facilite la mobilité des biens et des personnes, accélère la diffusion des nouvelles. Mais il faut attendue la fin du second Empire – son industrialisation rapide et la poussée républicaine qui accélère sa chute – pour que ces évolutions structurelles modifient sensiblement les comportements culturels. En particulier, la lecture du livre et du journal reste réservée à la bourgeoisie et aux couches populaires en voie de promotion sociale – notamment dans les villes et dans les milieux ouvriers politisés.
15Tout compte fait, la bourgeoisie paraît donc, sous Louis-Philippe et Napoléon III qui défendent ses intérêts, s’isoler, s’arc-bouter sur des positions acquises, se calfeutrer dans l’espace social comme elle le fait dans le temps de l’histoire. Cette impression de confinement est d’autant plus frappante que, à deux reprises, en 1830 et en 1848, les éléments les plus progressistes ont voulu créer les conditions historiques d’une société juste et harmonieuse.
De part et d’autre de 1848
16De fait, l’immobilisme sur lequel nous avons insisté jusqu’à présent n’est qu’apparent et résulte de la profonde et brutale fracture que provoquent, au milieu du siècle, l’insurrection de juin 1848 et sa sanglante répression militaire. Le romantisme avait été porté – et en grande partie engendré – par l’idéal révolutionnaire ou ses contre-modèles royalistes. Après 1848, la littérature devra porter le deuil de la politique et renaître au siècle sur des bases philosophiques et éthiques nouvelles. Aussi l’événement est-il considérable et exige-t-il quelques rappels historiques.
La monarchie de Juillet : entre résistance et mouvement
17La chute de Charles X avait été voulue aussi bien par la bourgeoisie libérale que par la mouvance républicaine. Le règne de Louis-Philippe, issu de cette révolution ambiguë, devait connaître des débuts troublés, partagés entre le parti progressiste, dit du mouvement, et celui de la résistance, désireux de tirer les dividendes économiques dur changement de régime. Le contexte est instable ; le choléra sévit dans les grandes villes et, en 1832, à Paris ; les émeutes éclatent de façon sporadique, notamment à Lyon où les ouvriers du textile sont nombreux et mieux organisés qu’ailleurs. Les mouvements insurrectionnels s’intensifient en 1834-1835 et, à Paris, l’attentat de Fieschi contre le roi, le 28 juillet 1835, décide de la répression et de l’orientation définitive du pouvoir. Celui-ci sera décidément conservateur, louvoiera entre les oppositions, jouera habilement des faiblesses du parlement et d’un personnel politique coupé du pays réel.
18Aussi, de 1835 à 1848, le roi de vient-il de plus en plus impopulaire ainsi que ses principaux ministres, Thiers, le comte Molé et, surtout, Guizot. Une politique extérieure prudente mais terne ajoute à la morosité générale. L’opposition républicaine et socialiste progresse, élabore ses théories, tisse ses réseaux clandestins. Du point de vue de l’économie politique, l’époque est d’une extraordinaire inventivité théorique, grâce aux saint-simioniens Enfantin et Bazard, à Buchez, Leroux, Fourier, Louis Blanc, Proudhon, Cabet, etc. En moins de vingt ans, on ne compte pas les projets d’organisation sociale, tous inspirés par trois principes où l’on verra, plus tard, la marque distinctive des socialismes utopiques français. Le premier postule que l’épanouissement personnel passe par rétablissement d’un schéma collectif qui fonde une véritable harmonie : il n’y a donc pas de contradiction entre l’humanisme et l’approché, globale de la société. Suivant le deuxième, la réalisation de cette entente générale passe par un système rationnel, d’organisation du travail et de répartition des biens qui permette de faire coïncider l’intérêt de l’individu et celui du groupe. Le troisième est le plus contesté : la plupart de ces théoriciens pensent que l’application systématique et volontariste de çes projets suffirait à garantir leur bon accomplissement. C’est cette sous-estimation des contingences historiques qui a provoqué les critiques les plus acerbes ou les plus méprisantes : qu’on relise, par exemple, L’Éducation sentimentale de Flaubert ou Dupont et Durand de Musset. Mais, qu’on partage ou non ces convictions, celles-ci occupent les esprits. Toute la société – du moins la « masse lisante », selon l’expression de Balzac – est frémissante de ce bonheur, désirable sinon possible, qui retient les imaginations et fait d’ailleurs écho non seulement aux projets des philosophes du siècle précédent, mais, pour un public encore féru de latinité, à la vieille concordia omnium ordinum de Cicéron.
19Pendant que les esprits s’attardent, pour les adopter ou les rejeter, sur les utopies sociales, le pays hésite encore à s’engager dans la voie du capitalisme moderne. Si de nombreux indices prouvent que l’essor de l’économie a commencé, il y manque l’impulsion, forte et continue que lui donnera Napoléon III. Ni l’édification des infrastructures, ni la politique industrielle, ni l’organisation de la finance et du crédit ne sont à la mesure des besoins. La loi sur les chemins de fer, indispensables à la modernisation des structures économiques, ne sera votée qu’en 1842 et sera appliquée de façon assez calamiteuse.
20La monarchie de Juillet fut donc un régime en demi-teinte, gérant au jour le jour mais n’ayant pas l’énergie ni la possibilité de donner une inflexion nette au cours des choses. Les archaïsmes se mêlent aux prémices des temps modernes ; au croisement de deux voies, l’histoire paraît piétiner et hésiter. Le temps passant, on trouvera à ce régime velléitaire des vertus, de la bonhomie et une tranquillité, presque provinciale. Mais, sur le moment, les esprits s’impatientent et appellent à un changement, de quelque nature qu’il soit.
La révolution à l’épreuve de la République
21Ce changement survient plus rapidement que prévu, après deux années de troubles et d’agitation. Le 24 février 1848. Louis-Philippe Ier, après avoir sacrifié son ministre Molé, abdique à la suite d’une manifestation qui, dans des circonstances confuses, se termine dans le sang. Un gouvernement provisoire est constitué : il est dirigé par Lamartine, mais des socialistes y figurent. Le lendemain, la République est proclamée. Pour quelque temps, républicains et socialistes ont la possibilité de mettre en œuvre certaines de leurs convictions. L’esclavage et la peine de mort pour raison politique sont abolis ; des ateliers nationaux sont créés afin d’employer les chômeurs. Le suffrage universel masculin est adopté et ne sera jamais plus remis en cause en France.
22Ce suffrage universel apporte la première surprise. Les Français de 1848 sont encore, dans leur grande majorité, des ruraux, traditionalistes, effrayés ou irrités, par l’agitation parisienne, sensibles aux conseils pressants du clergé et des notables. Parmi-les huit cents membres de l’Assemblée constituante élus le 23 avril, trois cents sont des royalistes, soit trois fois plus que de socialistes. Le pouvoir revient vers la droite ou le centre, et le mouvement est hâté par l’insurrection de la capitale, en juin 1848. En effet, depuis leur création, les ateliers nationaux ont attiré, à Paris de très nombreux chômeurs, qui pèsent lourdement sur la dette publique ; le 21 juin, le gouvernement. – la « Commission, exécutive » – enjoint aux plus jeunes de s’enrôler, aux autres de partir sur les Chantiers de province : la révolte est immédiate. Du 23 au 26 juin, tout le Paris populaire est le théâtre de combats violents, meurtriers pour les deux camps (4 000 morts chez les insurgés, 1.500 parmi les forces de l’ordre), à l’issue un moment incertaine. Nous sommes loin de l’ambiance, de février. La répression, dirigée par le général Cavaignac auquel on a confié les pleins pouvoirs, est impitoyable : plus de 1 500 exécutions sommaires, 11000 condamnations à des peines de prison ou de déportation.
23Depuis la chute de l’Empire, cet événement est le plus déterminant pour l’évolution politique des Français ou, du moins, pour la perception qu’ils en ont. À gauche, il met un terme à l’espoir d’une concorde qui réaliserait, paisiblement et par la seule force de l’idée, la justice sociale. Dans les rangs conservateurs, le spectacle ou le récit de la guérilla urbaine provoquent un sentiment profond de crainte à l’égard de la violence populaire et le rejet des forces obscures et irrationnelles qui animent, peu ou prou, toute action collective. La spéculation théorique laisse la place au pragmatisme : par le militantisme et les organisations ouvrières, les uns vont se préparer à prendre un jour le pouvoir ; les autres veilleront à le conserver, en verrouillant la société.
24Pour la littérature aussi, il y a un avant et un après 1848. Jusque-là, l’idéalisme même des thèses politiques séduisait les écrivains, qui y voyaient une sorte de poésie de la pensée – tout comme ils accordaient réciproquement à leurs œuvres une vertu, philosophique. Après 1848, ceux qui voudront marquer leur désapprobation à l’égard du pouvoir devront choisir, entre, deux comportements : soit se placer nettement sur le terrain idéologique, quitte à prendre le chemin de l’exil et à se couper du monde de la création culturelle ; soit transporter dans le domaine artistique la contestation, en renonçant à toute revendication clairement politique mais en affichant une attitude provocatrice (dandysme, art pour l’art, recours à la caricature et à l’ironie, satire du bourgeois, etc.).
De Louis Napoléon Bonaparte à Napoléon III
25On avait vu la monarchie de Juillet hésiter entre deux voies, et ne s’engager vraiment nulle part. Au contraire, il y avait eu en février 1848 un enthousiasme dans Faction, dont l’échec, en juin, avait fini par disqualifier la pensée républicaine aux yeux des gouvernants et de l’électorat majoritaire. Débarrassé de l’hypothèque révolutionnaire, le pouvoir va explorer avec la même énergie l’autre voie, celle du conservatisme social et du capitalisme industriel. Cette politique trouve son maître d’œuvre dans un homme d’État qu’on n’attendait pas, Louis Napoléon Bonaparte. Celui-ci, qu’on prenait pour un piètre personnage, est élu président de la République le 10 décembre 1848 grâce à l’appui des royalistes, que le bannissement des anciennes dynasties prive de candidat naturel. Le mandat présidentiel n’étant pas renouvelable, le rejeton du clan Bonaparte confisque le pouvoir par le coup d’État du 2 décembre 1851 et se fait proclamer empereur l’année suivante.
26Deux des traits principaux du nouveau régime intéressent directement la littérature. Comme son oncle, Napoléon III gouverne au moyen d’un contrôle étroit de l’opinion publique. Les moyens réglementaires, juridiques et administratifs dont il se dote pour prévenir ou réprimer réduisent à peu de choses la liberté d’expression. L’écrivain doit apprendre le plaisir d’écrire au mieux en déguisant sa pensée, au pire pour ne rien dire. Dans cet étouffoir que constitue le second Empire, la littérature est amenée paradoxalement à prendre pleine conscience de sa nature artistique, parce que la censure de la pensée l’y cantonne.
27En outre, le second Empire, en s’appuyant sur la haute finance et grâce à une politique très volontariste, transforme l’économie française. Le développement industriel est rapide et bouleverse, l’espace social aussi bien que géographique. L’enrichissement et le désenclavement de la province, liés au développement des chemins de fer, induisent une très forte demande en biens de consommation. Qu’il s’agisse d’habillement, de nourriture, de mobilier ou d’œuvres d’art, le Français de l’Empire, s’il en a les moyens, aime à dépenser et à manifester son statut social par les objets qu’il accumule ou ses pratiques de loisir (le théâtre, le restaurant, l’amour vénal). Cette fièvre capitaliste et consumériste touche la culture. Les maisons d’édition, encore fragiles et artisanales sous Louis-Philippe, deviennent des entreprises modernes et capables, entre les mains d’un Louis Hachette ou d’un Michel Lévy, de conduire une vraie stratégie industrielle. Les journaux se multiplient et, à la faveur des progrès technologiques, accroissent leur lectorat ; le théâtre devient l’institution bourgeoise par excellence. En somme, le second Empire, qui construit son décor comme une sorte de vitrine à la fois monumentale et frivole, systématise, par sa puissance commerciale et industrielle, les tendances culturelles de la bourgeoisie qui avait accédé au pouvoir en 1830. Mais, les systématisant, il les galvaude et en dévoile les faiblesses.
Les charmes de la bourgeoisie
Entrepreneurs et rentiers
28Toutes les données statistiques le prouvent indiscutablement : la croissance économique est forte et modifie en profondeur tous les secteurs d’activité. Si le mouvement s’accélère sous le second Empire, on observe bien avant les signes avant-coureurs de cette révolution industrielle, qui touche d’abord les organismes de finance et de crédit, puis l’industrie, l’agriculture, le commerce. La croissance induit des bénéfices considérables pour les investisseurs : la Bourse prospère et profite de l’engouement pour les valeurs mobilières. Parfois, les écrivains en tirent leur deuxième métier : pendant un temps, Vallès et Verne furent respectivement chroniqueur boursier et agent de change. Deux figures sociales nouvelles sont les héros de cette aventure économique : d’un côté l’entrepreneur, audacieux et travailleur, qui édifie sans état d’âme son empire ; de l’autre le spéculateur qui s’enrichit en mobilisant habilement son capital et, surtout, en utilisant à son profit l’épargne bourgeoise. La Comédie humaine et les Rôugon-Macquart regorgent de ces personnages auxquels le pouvoir occulte qu’on leur prête confère un profil très romanesque.
29Cependant, cette économie d’aventure et de risque reste minoritaire. À cette époque, la culture économique du bourgeois – notamment de cette bourgeoisie issue de la province qui prend le temps d’écrire ou de lire les livres de littérature – reste marquée par la propriété foncière et la rente publique. Fort de la stabilité du franc, qui est rigoureusement identique de 1800 à la Première Guerre mondiale, le possédant peut placer son argent dans des biens immobiliers ou des emprunts publics : il devient alors propriétaire ou rentier et vit en oisif grâce aux revenus assurés par son capital, qu’il pourra transmettre, intact ou augmenté, à ses descendants. Malgré le succès de la Bourse sous le second Empire, les valeurs en actions viennent seulement en complément des valeurs à revenus fixes, particulièrement prisées par les détenteurs de petites ou moyennes fortunes. Le prestige de la rente est fondamental aussi pour l’histoire littéraire, car cet immobilisme de l’épargne a partie liée avec la plupart des autres formes d’inertie culturelle.
Les bonheurs de l’intimité
30La société aristocratique d’Ancien Régime, dont les enfants, jusqu’à l’âge de l’intronisation dans le monde, étaient tenus à l’écart des adultes, apparaissait comme un milieu non cloisonné, où chacun devait consacrer son temps au commerce des autres, allant de fête en salon, de salon en résidence campagnarde. Les romans de l’époque témoignent, sous des allures ironiques mais séduisantes, de cette convivialité instituée, qui imposait son esprit, ses codes de politesse, et comme un art de vivre ensemble. Au xixe siècle, toutes les sortes de « sociétés dans la société » (Victor Hugo) sont abolies ; le Code civil promeut le droit de la famille restreinte, supprime le droit d’aînesse ; la morale, républicaine ou religieuse, pousse l’individu à goûter les charmes du cercle privé.
31Dès ses débuts, la culture bourgeoise découvre puis approfondit le bonheur privé et toute la littérature, romanesque ou poétique, vibre de ces bonheurs partagés entre familiers : promenades rythmées par le bruissement des étoffes, jeux d’enfants en des jardins ombragés, émoi des silences et des regards échangés ; pour les adolescents et les jeunes filles soumises à l’étroit contrôle de la mère, le temps alangui de la vie familiale se comble illusoirement de désirs inassouvis.
32Les formes de réception évoluent aussi et vulgarisent les usages aristocratiques. Avoir son jour est un signe de distinction pour la femme mariée, mais ces réunions, tenues dans des intérieurs inégalement spacieux, prennent volontiers un tour intime. La fille de la maison vient jouer la « dixième muse », montrer son sens poétique ou sa grâce, présenter son album aux visiteurs qui y inscriront leur compliment versifié ou non. On y interprète des partitions instrumentales ou lyriques. Grâce au piano, qui connaît, en qualité et en diffusion, un essor prodigieux dans la première moitié du siècle, la musique cesse d’être seulement un spectacle (opéra, spectacle symphonique, musique de chambre) et pénètre à l’intérieur des appartements, où le piano droit (vertical) remplace le piano carré (horizontal, donc plus encombrant). On se passionne pour des virtuoses expressifs, qui paraissent faire corps avec l’instrument et miment avec leurs mains, leur visage et leur buste, une trouble possession. Souvent aussi, à côté du piano, une femme prend place pour chanter (lied ou romance) et apporter l’émotion que suscite la voix modulée. Cette musique-là, souvent servie par des interprétations malhabiles mais si voluptueusement familiarisée et féminisée, constitue une des facettes de la sensibilité romantique, du moins telle qu’elle s’épanouit dans les milieux cultivés.
33Même la manière de s’inviter à dîner s’adapte à l’air du temps. Jusqu’au second Empire, la règle unanime est le service « à la française ». En trois services successifs, on apporte sur la table, qui fait alors, office de buffet, les potages et les entrées, puis .les rôts et les entremets, enfin les desserts. Il y faut, autant que possible, de la variété et de la magnificence : le repas se déroule comme un ballet complexe, long, de plus en plus bruyant et décousu à mesure que l’heure avance et que les vins libèrent les comportements. Le service « à la russe », progressivement adopté pendant le règne de Napoléon III, est celui que nous connaissons aujourd’hui : chacun est servi, à sa place, du même plat que son voisin, si bien que le dîner suit un cours plus régulier, plus simple, plus calme. Mais il est vrai que, comme pour compenser cette tranquillité gagnée dans les intérieurs privilégiés, la restauration à l’extérieur (cafés, brasseries, restaurants au luxe tapageur) connaît son âge d’or ; mais on y dîne alors entre hommes ou en compagnie de femmes à l’honorabilité douteuse.
34Car le bonheur de l’intimité partagée est la lace idyllique de ces vies confinées. La réalité, dont Flaubert a nourri sa morne désespérance, paraît plus souvent faite d’ennui : ennui des femmes et des hommes qu’une incompréhension réciproque, née de l’éducation, maintient à distance ; ennui des enfants englués dans les rêveries ; sourdes angoisses des adolescents, macérées dans une perpétuelle insatisfaction. Entre, la vision poétique de la vie de famille que véhicule la littérature bien pensante et les allusions âcres qui émaillent, par exemple, les textes de Rimbaud, il y eut sans doute place pour d’infinis degrés. Mais, douce ou amère, la vie privée des bourgeois du xixe siècle respire assurément un air raréfié, d’autant plus asphyxiant que le temps s’y écoule selon un rythme ralenti.
Rituels citadins
35Il convient donc de sortir pour échapper au lieu clos et de participer, suivant des rituels bien établis, à la sociabilité citadine. En effet, c’est à la ville surtout que s’organise le nouveau mode de vie : en littérature, le xixe siècle est construit sur le couple ville/campagne, redoublé par l’antagonisme – politique aussi bien que social – Paris/province. Les arts eux-mêmes, traditionnellement voués à l’évocation des beautés naturelles, conquièrent l’espace urbain ; le second Empire voit apparaître une poésie et une peinture de la ville (Le Spleen de Paris et les impressionnistes). Mais le roman, surtout, s’en saisit et s’en fait une spécialité. On est fasciné par cet. ensemble complexe et mystérieux qui fonctionne comme un organisme monstrueux, avec ses appétits, ses besoins, ses déjections : Hugo, dans Les Misérables, fait une longue description poétique des égouts de Paris qui posent, il est vrai, un immense problème, d’hygiène publique jusqu’à Haussmann ; Eugène Sue, avec Les Mystères de Paris, lance la vogue durable des bas-fonds, de la face cachée, souterraine de la population urbaine ; Balzac, qu’il s’agisse d’une bourgade campagnarde, d’une cité provinciale ou de la capitale, poursuit dans chacune de ses œuvres sa réflexion spontanée d’urbaniste sociologue : le roman moderne paraît naître de la ville, qui lui inspire jusqu’à la nostalgie du paradis perdu de la nature (Le Lys dans la vallée).
36Cette mutation culturelle est occasionnée par de profondes transformations matérielles. La première est liée au développement des usines et des ateliers Les villes étendent leurs faubourgs vers la campagne, le ciel se hérisse de hautes cheminées, surplombant les toits zigzagants des usines. Il s’ensuit des flux nombreux et variés de populations, qui drainent-vers les agglomérations toutes sortes d’ambitions petites ou grandes, bonnes ou malhonnêtes. Les voies de communication se modernisent et se multiplient : canaux, routes, voies ferrées. À Paris et dans les grandes cités, le macadam (mélange compressé de cailloux et de sable) fait son apparition. Pour les voyageurs oisifs comme pour les travailleurs ou les marchandises, les transports à travers le territoire national deviennent plus rapides et plus sûrs : on découvre le tourisme et les vestiges architecturaux du passé.
37Paris, la première, change de visage – Paris, centre littéraire des carrières, des représentations, des fantasmes. Jusqu’à Haussmann, l’apparence de la capitale est double. Au centre, il y a, scindé en deux par la Seine, le Paris de La Comédie humaine, celui, du pouvoir, des affaires et des études. Sur la rive gauche, le Quartier latin rassemble étudiants et collégiens, il y règne une ambiance à la fois joyeuse et studieuse, mais souvent désargentée : c’est encore un quartier pauvre, sorte de ville dans la ville ayant ses rites, ses bibliothèques, ses restaurants à quinze sous. La rive droite, elle, concentre dans un espace restreint, allant de la Seine au boulevard des Italiens, les éditeurs, les journaux, les restaurants à la mode, les cafés et glaciers, les maisons de jeu et de prostitution. Mais les quartiers populaires – grouillants, insalubres, obscurs – ne sont pas loin : sur la rive gauche, au flanc est de la colline Sainte-Geneviève ; sur la rive droite, autour de l’Hôtel de Ville, au nord et à l’est. Des îlots subsistent au cœur des meilleurs secteurs : comme cette impasse du Doyenné, coincée entre le Louvre et le palais des Tuileries, que Nerval a célébrée dans ses Petits Châteaux de bohème. Au bout du compte. Paris demeure une ville populaire, disparate, archaïque dans ses infrastructures, socialement et politiquement imprévisible.
38Puis il y eut Haussmann, préfet de la Seine de 1853 à 1870, maître d’œuvre infatigable et tout-puissant du vaste chantier de démolition puis de reconstruction que fut la capitale sous le second Empire et au-delà. On imagine mal, à plus d’un siècle de distance, la profondeur et l’extraordinaire brutalité du changement. Paris est rendu salubre, pourvu d’une voirie et d’égouts modernes. Mais, conçu d’après les plans mêmes de Napoléon III, il est aussi à l’image de son règne ; alignant jusqu’à la monotonie les larges et longues avenues aux façades de pierre de taille, opulentes et respectables, Haussmann offre à la France la vitrine bourgeoise de sa réussite : la place de l’Étoile et les Champs-Élysées, les parcs paysagers des Buttes-Chaumont et de la plaine Monceau, les Grands Boulevards... De cette gigantesque entreprise dont on devine par ailleurs les formidables enjeux économiques naît une ville monumentale, construite autour de vastes perspectives, offerte à l’admiration des visiteurs étrangers de l’Exposition universelle de 1867. Mais cette ville brillante, riche de ses restaurants, de ses théâtres et de son opéra, s’est édifiée sur les ruines du Paris populaire et pittoresque – celui, par exemple, du Boulevard du crime, qui n’a pas survécu au désir d’ordre, architectural et politique, du baron Haussmann : avec ce Paris-là, c’est tout le décor de la littérature romantique qui disparaît.
Plaisirs interdits
39Le xixe siècle convenable – trop convenable sans doute – de l’intimité bourgeoise et de la ville moderne a besoin de ses zones d’ombre, qui puissent abriter les désirs inexprimés, les frustrations, les pathologies sociales ou psychologiques.
40Et, d’abord, celle de la sexualité. Si le xviiie siècle a indéfiniment analysé, avec un raffinement, amusé, la relation sentimentale ou érotique, le suivant s’est appliqué à approfondir le sentiment amoureux, dans ce qu’il a de plus ineffable et, sans doute, de narcissique. Sous la plume de Stendhal, de Balzac et même, curieusement, de Flaubert, l’émotion du cœur est figurée avec une force, une densité et presque une présence douloureuse qui ajoutent à la littérature de l’époque sa tonalité unique. L’utopie amoureuse – ou, à l’inverse, sa dénégation amère comme chez Baudelaire – se trouve au cœur de tout : dans l’évocation romantique de l’union des âmes comme dans la trouble fascination zolienne à l’égard de la violence sexuelle, mais aussi dans la représentation du politique, du religieux, de l’historique. Cependant, cette hypostasie de l’amour va de pair avec une réalité plus sombre : comme jamais auparavant, les univers de l’homme et de la femme semblent terriblement éloignés, ne se rencontrant qu’au prix de mensonges, de malentendus, de compromis. Le mal-être du couple traverse Je siècle et s’installe d’autant mieux que la sexualité réprimée alimente elle aussi divers troubles psychologiques et constitue, à partir de la seconde moitié du siècle, le terrain privilégié de la recherche psychiatrique.
41Une telle dysharmonie – entre soi et l’autre, mais aussi en soi-même – favorise les pratiques déviantes ou, du moins, non conformes au code social. Sans doute parce qu’elle heurte trop évidemment la morale, l’homosexualité affleure rarement dans les textes – à l’exception commode de la liaison, glorieusement scandaleuse et maudite, de Verlaine et de Rimbaud. Mais on connaît les pratiques réprouvées des collèges et des pensionnats ; on repère des allusions disséminées dans La Comédie humaine et, en plus grand nombre, des évocations émoustillées de tribades. Malgré le mutisme des textes, il y a sans doute là une des sources du discours amoureux au xixe siècle, sur laquelle, comme dans le S/Z de Roland Barthes, nous ne pouvons plus guère avancer que des conjectures.
42En revanche, nous connaissons bien, parce qu’il représente une infraction plus tolérée, le monde polymorphe et immense de la prostitution féminine. Prostituées du trottoir ou du bordel, grisettes, lorettes, biches, courtisanes, lionnes... L’amour vénal a sa hiérarchie, ses mystères attirants pour les étudiants ou les bourgeois en goguette, ses vedettes capables de ruiner des financiers ou des princes : pour un temps, une sexualité libre et romanesque paraît devoir s’épanouir sous la forme contractuelle de la prostitution. Elle finit par se confondre, pour Baudelaire, avec l’amour et à l’art :
« L’amour, c’est le goût de la prostitution. Il n’est même pas de plaisir noble qui ne puisse être ramené à la Prostitution.
Dans un spectacle, dans un bal, chacun jouit de tous.
Qu’est-ce que l’art ? Prostitution […]
L’amour peut dériver d’un sentiment généreux : le goût de la prostitution ; mais il est bientôt corrompu par le goût de la propriété » (Fusées).
43Baudelaire exalte la prostitution mais en a payé d’emblée le prix fort, contractant à vingt ans la syphilis qui l’emportera à quarante-six, aphasique, à la fin d’une lente dégradation physique. Syphilitiques aussi, et morts de cette maladie alors incurable, Rimbaud. Maupassant.
44L’importance prise, au xixe siècle, par l’amour rétribué a des explications historiques : le désordre social lié au développement urbain, les conditions de vie très précaires du peuple, un mépris de la femme fait, comme toujours, d’ignorance et de bonne conscience ; chez les écrivains s’y mêlent un désir de provocation et une marginalité effective. Mais, du point de vue artistique où se place Baudelaire, l’attrait pour la prostitution touche au projet esthétique lui-même. Depuis 1830, l’artiste romantique, qui s’est éloigné des tentations métaphysiques de la Restauration, cherche à réunir dans une même conception son aspiration à l’idéal et le travail exclusif de la matière, à légitimer sa recherche de l’absolu au seul niveau des formes et des surfaces. Cet esthétisme nouveau s’est appelé art pour l’art, dandysme, modernité. La courtisane, cette femme belle qui, par principe professionnel, refuse de montrer son âme, symbolise tout cela, et y ajoute la puissance du désir sexuel.
45D’autres moyens éveillent en l’homme des forces immaîtrisables : les drogues. L’anglomanie aidant, les milieux artistiques s’engouent pour diverses substances hallucinogènes d’origine orientale. Dans les années 1840, des séances collectives de consommation de haschich ont lieu et les médecins s’intéressent à leurs effets psychologiques. L’opium, sous la forme du laudanum, qui sert aussi d’analgésique puissant, a ses consommateurs, tel Baudelaire, qui consacre aux deux drogues, ainsi qu’au vin, ses Paradis artificiels (1860). De fait, Baudelaire est avant tout buveur de vin blanc ; la grande drogue du xixe siècle est l’alcool – le vin, la bière, les eaux-de-vie et, plus avant dans le siècle, la redoutable absinthe. Sans doute l’alcoolisme est-il alors un problème de santé publique, et un point de cristallisation pour les peurs sociales : qu’on pense à la Commune et à ses pétroleuses. Mais l’ivresse légère, joyeuse où violente va de pair avec Paris, le bonheur de la table, les séductions du sexe ; elle hante l’univers familier des romanciers et des poètes. Il règne une ambiance d’orgie dans les romans de Balzac ou de Zola. Buveurs chroniques : Baudelaire, Verlaine, beaucoup d’autres aussi, arpenteurs de Paris, passant de café en café ; et encore Musset, poète de l’amour et de la fantaisie, s’enlisant dans un morne alcoolisme et en mourant précocement : la littérature, décidément, se nourrit de la pathologie de son siècle.
Cléricalisme et anticléricalisme
46Qu’aurait-elle été, par ailleurs, sans l’ombre, désirée ou repoussée, de la religion ? Toutes les grandes œuvres ont parlé, de façon un peu longue et explicite, de la question de Dieu et de l’Église, qui, elle-même, a considérablement évolué au cours du siècle.
47Car la France de 1815 est, du point de vue religieux, très éloignée de celle de 1870. Avec de grandes disparités régionales, elle est largement déchristianisée. La Révolution a abattu toutes les institutions de l’Église ; Napoléon Ier, qui lui reconnaissait des vertus de conservation sociale et a recherché son appui avec le Concordat de 1801, appartenait intellectuellement à la tradition rationaliste des Lumières. Dans leur grande majorité, les élites sont voltairiennes et se moquent d’une piété dont ils assimilent les manifestations à des restes de superstition.
48Ce contexte explique la première forme du renouveau catholique aussi bien que l’attitude de l’Église. L’intérêt romantique pour la religion porte sur la conception théologique, séduisante par le spiritualisme métaphysique et l’idéalisme historique qu’elle permet, et non pas sur la puissance temporelle qui commence seulement à se reconstituer : d’où la vigueur du catholicisme social et christique, après 1830, chez certains libéraux et intellectuels laïques. Mais c’était aller au devant d’un malentendu, concrétisé par la condamnation de Lamennais en 1834. Car l’Église, elle, a retiré du XVIIIe siècle la conviction que l’adhésion aux idées nouvelles et la contestation de ses dogmes ne servaient qu’à l’affaiblir. Avec quelques inflexions, l’objectif permanent de sa politique a été de restaurer sa puissance et d’en donner des signes éclatants. Elle s’est donc appuyée prioritairement sur la population rurale et les femmes, qu’elle pense plus perméables au sentiment religieux. Elle a encouragé le culte marial, défenseur des vertus domestiques, et fut opportunément aidée dans cette tâche par des apparitions miraculeuses (La Salette en 1846, Lourdes en 1858, etc.) ; en 1854, le dogme de l’Immaculée Conception officialise le rôle éminent et original de la mère de Jésus dans la christologie. Elle a bataillé victorieusement pour l’enseignement religieux et contre le monopole de l’Université qu’elle imagine être le creuset de l’athéisme (loi Falloux en 1850). Elle a construit, grâce à la générosité des notables reconquis, calvaires, chapelles, églises, presbytères. Elle s’est enrichie et a permis à ses prêtres de faire bonne figure dans les villages. Elle a recruté massivement dans les familles prolifiques de la campagne, si bien que le clergé, hommes et femmes compris, a triplé de 1830 à 1878, atteignant alors quelque 215 000 membres.
49Cette stratégie de reconquête a obtenu, en un demi-siècle, des résultats spectaculaires, mais la prospérité retrouvée de l’Église et sa connivence objective avec les pouvoirs conservateurs ont réveillé l’anticléricalisme. Celui-ci est encore avivé sous le second Empire, soutenu sans ambiguïté par la hiérarchie catholique qui apprécie, au moins dans les premières années, la politique romaine de l’empereur. L’Église a désormais ses vedettes : le journaliste Louis Veuillot, polémiste sans nuance ; l’abbé Gaume, pourfendeur de l’enseignement laïque, des humanités ; l’évêque Dupanloup, à l’éloquence raffinée, Elle dispose d’un réseau puissant de collèges et de séminaires, d’éditeurs et d’organes de presse, de notables et d’institutions charitables. Mais le message’ chrétien passe moins auprès des intellectuels et des écrivains – hormis ceux qui, comme Barbey d’Aurevilly, se sont voués à la défense de la tradition, catholique. Rarement, à vrai dire, l’Église française fut à ce point campée sur son assise sociale. Pendant que poètes et romanciers traitent de la religion avec une âpreté et une dérision croissantes, Ernest Renan passionne le public lorsque, dans la Vie de Jésus (1863), il humanise habilement, sous, couvert d’érudition antiquisante, la figure du Christ, niant au passage sa nature divine. De Flaubert à Mallarmé, en passant par Baudelaire, les Concourt, Renan, Mérimée, Rimbaud, Littré, l’anticléricalisme a marqué la littérature du second Empire, lui insufflant une part de sa rude violence, tout comme une religiosité diffuse avait caractérisé la génération de 1820.
Une culture du signe
50Le curé et ses ouailles, la prostituée et l’ivrogne, le Paris de la bohème ou des Grands Boulevards, etc. La culture aboutit décidément à des images d’Épinal et il n’y a pas là seulement l’effet de la patine du temps. En cette mi-parcours du siècle qui prolonge sur le terrain économique la révolution politique, on découvre seulement que le monde social est saturé de signes. Les choses dégénèrent en objets – manipulables et commercialisables –, les pensées en idées reçues, les lieux communs en clichés. Pour lutter contre un pareil amoncellement de codes et laisser un espace libre pour la création, les écrivains doivent produire d’autres signes – signes de révolte et de rupture mais signes tout de même : l’Artiste, le Satanisme, le Voyant, le Dandy, etc. La grandeur paradoxale de l’art du temps est aussi dans cette splendide contradiction : Flaubert, déclamant ses textes dans son gueuloir pour en ôter toute trace d’éloquence.
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Histoire de la littérature française du XIXe siècle
Ce livre est cité par
- Ahr, Sylviane. (2021) « Le Lac » de Lamartine : quels usages pour quels enjeux lorsque l’extrait se substitue à l’œuvre ?. Repères. DOI: 10.4000/reperes.4529
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