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    Plan détaillé Texte intégral La dictature intellectuelle de BonaparteLes hésitations du pouvoir royalL’échec littéraire de la RestaurationLa littérature, la jeunesse et ParisLe public du livre

    Histoire de la littérature française du XIXe siècle

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    Chapitre 1. La littérature et les pouvoirs

    p. 13-24

    Texte intégral La dictature intellectuelle de BonaparteLes hésitations du pouvoir royalL’échec littéraire de la RestaurationLa littérature, la jeunesse et ParisLe public du livre

    Texte intégral

    1L’histoire événementielle, qui s’attachait aux faits et gestes des hommes d’État et de leur entourage, a cédé le pas à de nouvelles approches, qui privilégient les rythmes socio-économiques. En histoire de la littérature, nous avons de même appris à tenter de reconstituer le réseau dense et inextricable des déterminations qui permettent de rendre compte, toujours partiellement, des phénomènes culturels. La chronique des Lettres ne saurait donc se résumer à quelques images d’Épinal : Chateaubriand et Napoléon Ier, Béranger et Charles X, Hugo et Napoléon III, Zola et les autorités civiles et militaires. Au demeurant, le développement européen de démocraties parlementaires et capitalistes a considérablement distendu les liens qui unissaient l’autorité politique et les écrivains, les artistes ou les intellectuels.

    2Évitons toutefois de pécher par excès ou par anachronisme. Sous un régime autoritaire, et dans la mesure où le marché de la culture, accessible seulement à une étroite élite sociale, n’induit pas de puissants mouvements d’opinion ou de consommation, le pouvoir politique peut influer, de manière significative et durable, sur le cours des choses littéraires. À cet égard, le fonctionnement de la littérature, dans le premier tiers du xixe siècle, reste archaïque, plus proche de l’Ancien Régime que de cette « IIIe République des Lettres », à laquelle, depuis plus d’un siècle, on tend à assimiler la tradition culturelle française. Encore s’agit-il d’un Ancien Régime assoupi et rapetissé, que la Révolution a privé de l’activité brillante des cercles aristocratiques. Ainsi, plus que jamais peut-être, la vie littéraire a paru dépendre du caprice d’un seul (Napoléon 1er, par exemple) et de cet interventionnisme étatique qui est la pente naturelle de toutes les administrations centrales mais qu’a raffermi encore, au lendemain de la Révolution, l’organisation de la France bureaucratique moderne.

    3Non que la littérature soit devenue une telle puissance que l’autorité veuille, par crainte, l’enrégimenter : ni l’intellectuelle Germaine de Staël ni, a fortiori, les artistes Flaubert ou Baudelaire n’ont fait trembler la dynastie napoléonienne. Mais tout exécutif cherche à contrôler les manifestations extérieures de sa force : la production littéraire en est une, au même titre que les arts plastiques et l’architecture monumentale. Il s’arroge ainsi le privilège de façonner l’image qu’il désire donner à la postérité : aussi tout régime autoritaire favorise-t-il les arts qui donnent à voir plutôt qu’à penser. De surcroît, l’activité littéraire constitue un espace de liberté où viennent se fortifier les oppositions politiques : il est alors prudent de la surveiller et de la canaliser. Le premier Empire l’entreprendra avec vigueur et détermination ; la Restauration, en ce domaine comme en tant d’autres, ne saura pas choisir entre la tradition du dirigisme monarchique et l’aspiration au libéralisme qui en 1814, avait favorisé son avènement, et elle finira par s’aliéner la plupart des gens de lettres.

    La dictature intellectuelle de Bonaparte

    4En matière culturelle, le 18 Brumaire (9 novembre 1799), qui permet à Napoléon Bonaparte d’accéder au Consulat, inaugure brutalement une ère nouvelle.

    5Jusqu’au 9 Thermidor (27 juillet 1794), la Révolution a favorisé une littérature de la parole qui, pour se déployer, avait besoin de l’espace public de la tribune, du théâtre ou du journal. Dans l’ambiance trouble des périodes insurrectionnelles, une liberté débridée, du moins pour les modes d’expression et les registres de langue, coexiste avec des accès imprévisibles et brutaux de répression, qui conduisent à la prison ou à l’échafaud. Cependant, les formes littéraires plus traditionnelles, liées à la sociabilité privée de F Ancien Régime, sont laissées en jachère, pour des raisons aussi bien politiques qu’économiques : nombre d’écrivains, naguère liés à l’aristocratie, trouvent prudent de se taire en attendant des jours meilleurs ; en outre, la désorganisation des institutions culturelles les prive d’une bonne part de leurs revenus et les contraint à vivre d’expédients.

    6Au contraire, la Convention thermidorienne et le Directoire renouent avec une littérature plus festive et licencieuse sans doute, mais surtout moins soucieuse d’effets oratoires que de plaisirs intellectuels. Au fond, l’intelligentsia philosophique, libertine et bourgeoise de la fin d’Ancien Régime a acquis le pouvoir auquel elle aspirait dès 1789. On se reprend à rimer des vers ; les salons rouvrent et accueillent à nouveau les débats d’idées ; l’absence de toute censure, en fait ou en droit, provoque une explosion de littérature érotique, dont l’exemple le plus célèbre reste, à partir de 1795, la publication des romans de Sade. D’ailleurs, l’administration consulaire se hâtera, en 1801, d’interner ce dernier à Sainte-Pélagie puis à Charenton, où il restera jusqu’à sa mort, en 1814.

    7Au reste, ce cas est anecdotique au regard de la politique générale de contrôle et de répression que mène Napoléon Bonaparte. Ses partis pris intellectuels et esthétiques révèlent l’homme d’ordre et le militaire. Sur le plan des idées, il se méfie des spéculations philosophiques ou scientifiques, auxquelles il préfère la pure rigueur des mathématiques et le pragmatisme du technicien ; comme les intellectuels de la Révolution, il s’inscrit dans la tradition rationaliste française. Formellement, il promeut la littérature d’apparat, aime les effets rhétoriques et les vers sonores ; combinant classicisme louis-quatorzien et néoclassicisme à l’antique (antiquité romaine plutôt que grecque en l’occurrence), nationalisme et conservatisme, il prétend défendre le modèle français contre d’autres sensibilités littéraires d’Europe (notamment l’anglaise et l’allemande). Ces choix, et la manière brusque de les appliquer qu’imposait une suite à peu près ininterrompue de guerres, n’ont pas produit de grandes œuvres. En revanche – et ceci est peut-être plus important pour l’histoire –, ils ont contribué à enraciner dans la mentalité collective le préjugé, déjà très répandu, d’une supériorité littéraire française, faite du maniement maîtrisé d’une langue claire et de la pensée logique.

    8Pour marquer sa faveur à l’égard des écrivains, le pouvoir dispose d’un ensemble de commandes et de pensions, qu’il prodigue assez généreusement. Surtout, il crée un grand nombre de charges honorifiques et rémunérées, qu’il octroie sélectivement à des hommes sûrs.

    9La presse périodique est, comme à l’accoutumée, un des principaux secteurs touchés. En 1805, le Journal des Débats – futur Journal de l’Empire – se voit imposer son rédacteur en chef et un censeur ; le système sera progressivement étendu à tous les journaux de Paris – brutalement réduits à quatre en 1811. Jouy, Jay, Lacretelle aîné, Legouvé comptèrent parmi ces hommes de presse.

    10La réorganisation de l’Institut offre d’autres occasions de récompense. Il avait été créé par la Convention en 1795 afin de remplacer les sept anciennes académies, et divisé en trois classes (sciences physiques et mathématiques, littérature et beaux-arts, sciences morales et politiques). Depuis le Directoire, la troisième classe était dominée par les Idéologues, hostiles à Napoléon. Celui-ci la supprima, et remplaça l’ancienne tripartition par une division en quatre classes (sciences physiques et mathématiques, langue et littérature françaises, histoire et littérature anciennes, beaux-arts). Contre le mouvement général des idées, il manifestait sa préférence pour les anciennes belles-lettres, au détriment de ce que nous appellerions aujourd’hui les sciences humaines. Augmentant aussi le nombre des membres de l’Institut, il atténua le poids des Idéologues, répartis entre la deuxième et la troisième sections, et fit nommer plusieurs anciens membres de l’Académie royale (Fontanes, Delille, La Harpe...) ou des personnes de son entourage (Lucien Bonaparte, Ségur, Portalis...).

    11Enfin, l’unification et la centralisation des institutions scolaires, couronnées par la création du lycée (1802), de l’Université impériale (1806) et des facultés de lettres et de sciences, chargées de délivrer le baccalauréat, permirent à de grands noms de la vie intellectuelle ou savante de trouver leur place dans un édifice subtilement hiérarchisé. Fontanes fut le grand maître de l’Université et eut dans son Conseil Bonaid, Cuvier, Jussieu ; Ampère et Royer-Collard furent inspecteurs généraux ; d’autres savants, qui, pensait-on, n’étaient pas hostiles au régime, furent nommés professeurs à la Faculté de Paris ou chargés d’enseignement dans les écoles spécialisées.

    12Cette page de l’histoire administrative, trop souvent négligée, est capitale pour la littérature et la culture en général. Les hommes, souvent jeunes, que Napoléon avait remarqués resteront en place bien après sa chute, puis, dans un milieu où la cooptation joue un rôle si considérable, sauront se trouver, sous la Restauration, des successeurs à leur image. C’est donc, pour un demi-siècle, l’élite chargée de la tutelle du savoir et des arts que le premier Empire lègue à la France. Née de la Révolution et du centralisme impérial, elle présente un mélange déroutant – pour les contemporains comme pour l’observateur d’aujourd’hui – de rationalisme philosophique et de conservatisme culturel. Nous touchons là à l’une des données fondamentales du xixe siècle : à mesure que le temps passe, l’écart devient de plus en plus insupportable, en matière de littérature et de beaux-arts, entre le monde des créateurs et, d’autre part, le discours académique et les pouvoirs publics : dès les années 1820, les écrivains romantiques feront l’épreuve de ce divorce, et la peinture en nourrira son histoire sous le second Empire.

    13Mais il y a davantage : en créant le lycée, d’ailleurs avec un succès mitigé, Napoléon Ier adoptait un contenu pédagogique autant qu’une forme institutionnelle. À travers ses écoles centrales, fondées en 1795, Je Directoire, s’inspirant des Idéologues et tournant le dos à l’Ancien Régime, avait voulu promouvoir les sciences expérimentales, la philosophie, la littérature moderne et les langues étrangères. L’Empire en prit l’exact contre-pied : il prôna les mathématiques, supprima l’enseignement de la philosophie, réduisit la littérature à la rhétorique et aux humanités gréco-latines. De même, toujours en continuité avec l’Ancien Régime et à l’exception des écoles spéciales dont il avait besoin pour la formation de techniciens, il négligea de constituer un enseignement supérieur comparable aux modèles anglo-saxon ou germanique.

    14Tout au long du xixe siècle, les écrivains devront donc s’accommoder de ces deux handicaps : l’existence d’un public formé dans une conception étroitement rhétoricienne de la littérature et dans le classicisme le plus académique ; l’absence de lieux reconnus de réflexion et de recherche également indépendants du pouvoir et du marché. D’ailleurs, presque tous les auteurs du xixe siècle ont commencé eux-mêmes par être apprentis-rhéteurs et bons latinistes, et il leur faut d’abord revendiquer une indépendance d’écriture que leur interdit, malgré qu’ils en aient, un apprentissage précoce mais limité des Humanités classiques. On comprend que, dans ces conditions, tous les bouleversements littéraires aient débuté par une révolte de potache, du romantisme de Hugo à la voyance rimbaldienne et au père Ubu.

    15En attendant les résultats à long terme de cette vaste politique culturelle, l’Empire met en place un arsenal répressif qui, dans ses grandes lignes et malgré certains assouplissements, restera en vigueur jusqu’à la IIIe République : il s’agit en fait de restaurer la censure d’Ancien Régime, en lui donnant un cadre législatif et juridique clair.

    16Le théâtre était soumis à une stricte censure préalable et la représentation de toute pièce nouvelle nécessitait l’autorisation du ministre de la Police. En outre, le nombre de salles fut considérablement réduit en 1807, passant brutalement, à Paris, de trente-trois à huit. En province comme dans la capitale, l’activité dramatique fut étroitement réglementée et surveillée. De fait, la pièce la plus inoffensive – ou la plus ancienne – pouvait, pourvu que les comédiens et le public en prissent la peine, donner lieu à une interprétation subversive, et toute représentation constituait effectivement une réunion publique susceptible de dégénérer en un événement incontrôlable. D’où les craintes particulières que nourrissent, hier comme aujourd’hui, les pouvoirs publics à l’égard du spectacle vivant.

    17Le journal est, lui aussi, l’objet de soins particuliers : même s’il a relativement peu de lecteurs, sa périodicité régulière lui permet de favoriser les mouvements d’opinion et de s’agréger les oppositions. Comme les théâtres, les journaux parisiens furent réduits en nombre et soumis à censure. Quant à la presse de province, on lui interdit tout simplement de publier des articles politiques, à l’exception d’extraits du Moniteur, journal officiel de l’époque.

    18Enfin, l’imprimerie et la librairie – on dirait aujourd’hui l’édition – furent réorganisées par le décret du 5 février 1810 : si l’on écartait pour des raisons pratiques la censure préalable, c’est-à-dire la censure du manuscrit, tout imprimeur devait, avant l’impression, déclarer le titre de l’ouvrage et le nom de son auteur, et permettre ainsi, le cas échéant, l’intervention des censeurs impériaux. Surtout, les professions du livre étaient désormais étroitement encadrées : limités en nombre par un système de brevet professionnel octroyé par l’administration, menacés par des sanctions brutales, imprimeurs et libraires avaient tout intérêt à respecter l’esprit et la lettre de la réglementation impériale.

    Les hésitations du pouvoir royal

    19S’il n’y avait eu, à partir des années 1820, la fièvre romantique et, davantage encore, la montée irrépressible de l’opposition libérale, toute la Restauration (1814-1830) apparaîtrait comme une pause, une période indécise dont, après un quart de siècle de guerres et de troubles, la bourgeoisie aurait profité pour reconstituer sa puissance économique et ses ambitions politiques. Cette pause, hormis l’épisode des Cent-Jours et la Terreur blanche qui fut, en 1815, sa conséquence directe, marqua la fin de la dictature militaire et offrît l’apaisement attendu de tous et, en particulier, des libéraux modérés. L’histoire politique et intellectuelle de la Restauration est contenue dans ce dilemme : si elle tient les promesses de liberté et de concorde nationale inscrites dans la Charte de 1814, elle conforte l’influence de l’opposition parlementaire ; si elle revient au monarchisme autoritaire auquel aspirent, par conviction ou par esprit de revanche, les émigrés rentrés d’exil, elle se prive du mince consensus qui est le seul gage de sa pérennité.

    20C’est pourquoi le règne de Louis XVIII (1814-1824) et, surtout, celui de Charles X (1824-1830), étroitement lié aux milieux ultraroyalistes, alternèrent modération et, par brefs accès, répression idéologique. Ainsi Louis XVIII rétablit-il la censure préalable de 1815 à 1819, malgré l’article 8 de la Charte (« Les Français ont le droit de publier et de faire imprimer leurs opinions, en se conformant aux lois qui doivent réprimer les abus de cette liberté »). Après l’assassinat du duc de Berry, second fils du futur Charles X (1820), il suspendit l’expérience libérale de son ministre Decazes. Enfin, ce fut la signature des quatre ordonnances restreignant le droit de vote et la liberté de la presse qui entraîna l’insurrection des 27, 28 et 29 juillet 1830 (les « Trois Glorieuses ») et la chute du régime. D’autre part, la censure réprima avec vigilance toute critique explicite du principe monarchique (le droit divin) et, sous Charles X, les protestations soulevées par la politique cléricale de la Cour et du gouvernement.

    21Cependant, d’après les témoignages des contemporains, il semble que, ces restrictions admises, l’époque ait été globalement propice à la réflexion, à l’argumentation théorique, aux échanges contradictoires. Victor Hugo la décrit en ces termes dans Les Misérables (1862) : « Sous la Restauration la nation s’était habituée à la discussion dans le calme, ce qui avait manqué à la république, et à la grandeur dans la paix, ce qui avait manqué à l’empire. La France libre et forte avait été un spectacle encourageant pour les autres peuples de l’Europe. La révolution avait eu la parole sous Robespierre ; le canon, avait eu la parole sous Bonaparte ; c’est sous Louis XVIII et Charles X que vint le tour de parole de l’intelligence. Le vent cessa, le flambeau se ralluma. On vit frissonner sur les cimes sereines la pure lumière des esprits. » Mais Renan, autre figure tutélaire de la IIIe République, rappelle dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse (1883) le prix payé pour cette tranquillité retrouvée : « Le temps de la Restauration passe pour une époque libérale ; or, certainement, nous ne voudrions plus vivre sous un régime qui fit gauchir un génie comme Cuvier, étouffa en de mesquins compromis l’esprit si vif de Victor Cousin, retarda la critique de cinquante ans. Les concessions qu’il fallait faire à la cour, à la société, au clergé étaient pires que les petits désagréments que peut nous infliger la démocratie. » Aussi faut-il considérer comme une exception remarquable l’œuvre de « Paul-Louis Courier, vigneron », en fait ancien, officier, propriétaire terrien et opposant contestataire à toutes les autorités, qui laisse libre cours, jusqu’à sa mort en 1825, à sa rude et vigoureuse verve de pamphlétaire.

    22Tout bien pesé, le bilan intellectuel de l’époque paraît pourtant honorable. Des noms illustres du Consulat continuent à briller (Mme de Staël, Chateaubriand, B. Constant) ; bien sûr, les maîtres à penser du régime connaissent une vieillesse glorieuse (Louis de Bonald, Joseph de Maistre) ; on est aussi frappé par le nombre de jeunes écrivains ou de théoriciens qui, destinés à occuper pendant tout le siècle une place de premier plan, franchissent alors les étapes initiales de leur carrière : parmi d’autres. V. Cousin, Lamennais, Tocqueville, Michelet, Thiers, Guizot, A. Thierry. De ces années, d’autre part, datent certains grands textes des utopistes Saint-Simon (Catéchisme des industriels, 1824) et Fourier (Le Nouveau Monde industriel et sociétaire, 1820).

    L’échec littéraire de la Restauration

    23Que signifiait au juste cette activité des esprits ? La paix revenue, les hommes de cabinet et de bibliothèque retrouvèrent avec bonheur le rang que les soldats de l’Empire leur avaient disputé. La bourgeoisie parisienne, dans une ambiance à la fois feutrée et brillante, tissait les réseaux progressistes qu’elle utiliserait après 1830. En somme, sans la concurrence que représenteront, sous la monarchie de Juillet, les querelles politiques menées au grand jour et l’irruption des médias, les intellectuels profitaient d’un, élitisme serein et, à vrai dire, confortable.

    24Or, la vie des idées va rarement de pair avec la littérature. Sous la Restauration, leurs logiques semblent même contradictoires. La mouvance libérale se rattache à la tradition des Lumières et, du point de vue de la forme, à la grande prose classique (celle des xviie et xviiie siècles). Contre elle, précisément, le pouvoir voudrait favoriser un renouveau de la poésie lyrique et dramatique, qui constituerait enfin, dans la culture française, l’antidote indispensable contre Voltaire et tous les impies du xviiie siècle, et qui défendrait les mystères de la foi contre les ambitions sacrilèges de la raison humaine.

    25D’où le premier romantisme : passés l’immédiat après-guerre et les années d’occupation du territoire (1815-1817), les cercles aristocratiques tentèrent de briller et d’attirer à eux de jeunes auteurs. On échangeait des mots d’esprit, on écoutait des poèmes ou de la musique, on s’efforçait d’oublier la Révolution. Dès 1819, on se murmurait ainsi le nom d’un poète au charme mélancolique, issu de la bonne noblesse provinciale, célèbre déjà par la lecture de ses textes qu’il faisait, d’une voix profonde et ardente, dans les hôtels particuliers de Saint-Germain-des-Prés : avant même la publication, des Méditations (1820), la notoriété d’Alphonse de Lamartine était assurée. On accueillit aussi un officier de la Garde royale, Alfred de Vigny, et un jeune prodige de la rime auquel sa situation de fortune précaire donnait sans doute, plus qu’aux autres, le désir de réussir vite et brillamment, Victor Hugo. Leurs premier succès furent récompensés par le roi ou son administration. En 1820. Lamartine fut nommé attaché d’ambassade à Naples puis, apr7s avoir composé la même année une ode pour l’« enfant du miracle »– le fils du duc de Berry, né quelques mois après l’assassinat de son père –, il obtint un congé illimité avec solde : en 1825, son ode sur le sacre de Charles X lui valut la légion d’honneur et une promotion dans la carrière diplomatique. Hugo, pour sa part, toucha une gratification pour une ode publiée à la mort du duc de Berry ; il fit partie des pensionnés du roi en 1822, et de ceux du ministère de l’Intérieur l’année suivante ; lui aussi reçut la légion d’honneur pour une ode composée à l’occasion du sacre de 1825.

    26Cependant, cette entente se désagrégea vite. Dès 1827, la plupart des romantiques – Hugo à leur tête – ont rejoint le camp des libéraux, ajoutant ainsi la revendication esthétique à l’opposition politique. C’est le deuxième romantisme, qui laissa les ultraroyalistes – et le roi Charles X – à leur volonté obstinée de restauration absolutiste, mais désormais privée du semblant de légitimité que pouvaient leur procurer les poètes en vogue.

    27Cet échec auprès des écrivains fut symboliquement considérable et annonça, plus que bien d’autres symptômes, la faillite du régime. Il eut sans doute des causes conjoncturelles, dont il est impossible, aujourd’hui, de mesurer l’importance : l’évolution, personnelle de certains romantiques, auxquels leurs succès mêmes autorisaient d’ailleurs une plus grande indépendance ; l’habileté des libéraux, qui comprenaient l’intérêt de se concilier le monde turbulent de la littérature et des arts, même s’ils étaient loin – l’après-1830 le montrera – d’en partager tous les choix ; à l’opposé, l’étroitesse de pensée et l’aigreur très manifeste des ultras et du proche entourage de Charles X.

    28Quoi qu’il en soit, l’aristocratie se révélait désormais incapable de jouer le rôle culturel qui était le sien sous l’Ancien Régime : la Révolution l’avait affaiblie économiquement, avait taillé dans cette province des châteaux et des fêtes qui, avant 1789, parvenait encore à contrebalancer le pouvoir de la Cour et de Paris ; l’exil avait exacerbé la sensibilité des émigrés mais, souvent, racorni les esprits. Il suffit de relire La Comédie humaine, où le roturier Balzac s’en donne à cœur joie : la haute noblesse pouvait encore, glorieuse ou pathétique survivance de temps révolus, fomenter des coteries, perpétuer des rites, entretenir l’esprit de caste et même donner l’illusion de sa propre importance. Mais elle dut renoncer à un pouvoir réel d’impulsion, du moins en histoire littéraire. D’autres forces sociales la supplantèrent : la jeunesse des écoles et des ateliers d’artistes, extraordinairement concentrée à Paris, et le public bourgeois du livre.

    La littérature, la jeunesse et Paris

    29Point n’est besoin d’évoquer Villon ou Rabelais : l’histoire parisienne a, depuis le Moyen Âge, été intimement mêlée à celle de la jeunesse turbulente qui vient y étudier, y apprendre un métier et, parfois, s’y révolter. Cependant, le phénomène prit une ampleur nouvelle au xixe siècle. Tout d’abord, les provinces furent les grandes perdantes de la Révolution et de l’Empire : les solidarités et les pouvoirs locaux ont été détruits, les richesses hasardeusement redistribuées, les traditions – seigneuriales ou ecclésiastiques – niées, si bien que la province, passée au singulier, a adopté l’allure morne et assoupie qui pousse tous les Rastignac à Paris.

    30Ces rejetons de la bourgeoisie provinciale se rendaient donc dans la capitale non seulement pour acquérir, avec une conviction et une énergie variables, les diplômes de droit ou de médecine qui feraient d’eux à leur tour des notabilités locales, mais surtout pour participer à la vie éphémère, illusoire mais séduisante pour leurs jeunes imaginations, du Paris estudiantin. Celui-ci se situe dans un lieu bien délimité, le Quartier latin, massé autour de la colline Sainte-Geneviève, fait d’un tissu dense de bibliothèques, de facultés et d’établissements scolaires et religieux. II s’agit encore d’un quartier relativement pauvre, où abondent les restaurants bon marché, les hôtels et les meublés pour étudiants, les cafés où l’on peut consommer – chichement – en refaisant le monde. Cette confrérie informelle et joyeuse des étudiants, où les promesses d’un avenir assuré et les subsides prudemment distillés par des parents lointains compensent largement la précarité du moment, se mêle à deux autres univers : celui des ateliers d’artiste et des rapins, qui lui communique un peu de sa démesure et de sa folie, et le monde des grisettes, jeunes ouvrières – couturières de préférence –, elles aussi attirées à Paris et améliorant leur ordinaire sentimental et matériel par une de ces formes de prostitution déguisée qui constituent, au xixe siècle, l’envers de la morale bourgeoise.

    31Pour percevoir l’importance historique de ce phénomène local, il faut oublier le Paris d’aujourd’hui, vaste mégapole qui a achevé de perdre l’individu dans l’enchevêtrement complexe des contraintes urbaines. Le Paris de 1820, malgré l’hypertrophie de ses quartiers populaires, a lui-même quelque chose de provincial. À l’intérieur d’un même groupe socioculturel, on est à peu près sûr de fréquenter les mêmes calés, de se promener sur les mêmes boulevards, de partager enthousiasmes et dégoûts.

    32Le Quartier latin est donc le lieu du travail et de l’austérité partagée. Mais, à quelques centaines de mètres de là, de l’autre côté de la Seine, se trouve l’autre Paris mythique : celui des théâtres, des librairies et des cafés à la mode, qui s’étend du Palais-Royal aux Boulevards, réunis par les rues Vivienne et de Richelieu ; celui aussi des débauches et du jeu, qui fait l’étalage de séductions plus troubles. À la limite de ces deux pôles – la rive gauche et la rive droite, le travail et le plaisir –, s’établira après 1830 le monde joyeux de la bohème, fait d’artistes et de jeunes bourgeois en rupture de ban, provisoire ou prolongée. Cette dualité, matérialisée dans la topographie parisienne, se retrouve d’ailleurs dans la psychologie de la jeunesse, partagée entre le goût, de la fête carnavalesque et le triste sentiment de venir trop tard pour faire l’Histoire : on appellera celui-ci le « mal du siècle ».

    33Cet univers parisien, trop rapidement esquissé ici, est consubstantiel à la littérature romantique, comprise au sens large – disons de Hugo à Rimbaud. Il se terminera aussi avec elle, lorsque les travaux d’urbanisme entrepris par Haussmann, l’embourgeoisement général de la rive gauche et les flux incessants de provinciaux que drainent les grandes gares auront bouleversé le paysage architectural et social de la capitale. Mais, dans cette première moitié du xixe siècle, c’est bien de cette jeunesse turbulente, lovée au centre de Paris, que sortirent les écrivains – journalistes, dramaturges, romanciers ou, plus rarement, poètes : ceux-ci restent souvent plus proches de leurs racines provinciales. Parmi elle se recrutèrent aussi, après, la révolution de juillet 1830, bien des cadres administratifs de la monarchie parlementaire. Durant quelques années, les réussites furent rapides, spectaculaires et brillantes, et cette ambiance euphorique favorisa les entreprises littéraires les plus démesurées : chaque époque a les ambitions qui lui sont proportionnées.

    34De fait, les années 1820 furent marquées par une explosion de jeunesse, et le romantisme en a retiré ses traits les plus visibles. Comme dans chaque période d’après-guerre, le fossé est immense entre ceux qui ont vécu le conflit et ceux, plus jeunes, dont l’adolescence en fut préservée. À cette circonstance s’ajouta alors le sentiment que la Révolution avait fait table rase et que tout, au moins pour quelque temps, était à faire ou à penser. La littérature en particulier : Balzac et Hugo y employèrent leur énergie, et s’admirèrent mutuellement à cause de ce même orgueil. Mais l’un et l’autre durent compter, pour leur malheur parfois, avec l’émergence d’un nouveau public.

    Le public du livre

    35Le graphique de la page 23 représente l’évolution de l’édition, générale et littéraire, de 1815 à 1830. Il fait apparaître, de manière si spectaculaire qu’il se passe de commentaires, l’accroissement de la production et le besoin de lecture qu’il traduit. Autoritairement réglementée et artificiellement préservée de la concurrence, l’édition française avait traversé l’Empire dans un état de douce léthargie. Artisanale -et obéissante, elle avait aussi perdu le prestige dont jouissaient, par leur influence et leur puissance économique, les grands « libraires. » du xviiie siècle. Sous la Restauration, la demande se fit sentir très vite, avant même le renouveau de la littérature. Des imprimeurs-éditeurs entreprenants se lancèrent alors dans la réimpression d’ouvrages du domaine public, que le procédé récent de la stéréotypie permettait de tirer à faible coût. Le marché fut alors inondé de nombreuses collections – à tous les formats et donc à tous les prix – d’œuvres complètes, capables de garnir, rapidement et élégamment, les rayonnages des bibliothèques. On y retrouvait les grands classiques (Racine, Molière, Fénelon, La Fontaine, etc.), mais aussi, parce que la clientèle bourgeoise était la première visée, les philosophes du xviiie siècle : Voltaire fut, et de très loin, l’auteur le plus imprimé et le plus vendu, et en acheter eut valeur de protestation à l’égard de la monarchie de droit divin.

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    36Puis la vogue passa à la littérature anglaise (Byron, W. Scott), enfin à la production française vivante. Les Méditations de Lamartine (20 000 exemplaires de 1820 à 1822, dit-on) sont ainsi le premier best-seller de l’édition du xixe siècle, même si le roman reste, et de loin, le plus demandé. Sans doute les acheteurs de livres ne lisent-ils pas tous, tant s’en faut, les auteurs romantiques. Mais il n’est pas indifférent que le premier mouvement littéraire du siècle, destiné à couvrir de son ombre tous ceux qui le suivront, ait coïncidé avec un mouvement profond de consommation culturelle.

    37N’exagérons pourtant pas les proportions. L’éditeur de 1820, même heureux dans son commerce, n’a rien d’un Louis Hachette ni, a fortiori, d’un Gaston Gallimard. C’est, dans la plupart des cas, un artisan modeste, peu cultivé, disposant de maigres fonds propres et ne pouvant compter sur aucun crédit extérieur. D’ailleurs, le livre de littérature courante est, pour la majorité des exemplaires imprimés, vendu à des cabinets de lecture qui le louent à leurs abonnés. Les tirages sont donc médiocres (500 à 2 000 exemplaires) et les perspectives d’enrichissement faibles, autant pour les auteurs que pour les éditeurs. Ajoutons à cela une diffusion très lente à travers la France, une publicité à peu près totalement absente, et nous aurons là une image exacte, faite d’archaïsme et de fragilité, de la librairie française de l’époque.

    38De même, il serait absurde d’assimiler la progression de l’édition au vaste courant d’alphabétisation qui parcourt le siècle, mais qui n’interférera avec l’histoire littéraire que dans sa deuxième moitié. Pour l’heure, l’amateur de littérature se recrute presque exclusivement dans les différentes strates de la bourgeoisie. Si les plus fraîches d’entre elles, issues de la Révolution et des transferts de richesses qu’elle a occasionnés, se hâtent d’acquérir les signes culturels de leur promotion, il n’est pas sûr que, globalement, la France d’après 1815 compte plus de lecteurs qu’en 1780. La vraie nouveauté est ailleurs, qui marque la rupture d’avec l’Ancien Régime.

    39Avec quelques variations, la production littéraire avait reposé, jusqu’à la Révolution, sur une double logique : celle des cercles aristocratiques et élitaires qui conféraient à l’auteur des revenus, un statut social et, surtout, sa légitimité culturelle, et, d’autre part, celle de la librairie, qui périphérique à la première, servait à la diffusion d’un produit commercial, le livre et, marginalement, à la propagation clandestine des idées contestataires. L’effondrement inéluctable de la société aristocratique, depuis la Révolution jusqu’à la Restauration, créa un vide culturel que, pendant un temps, rien ne vint-remplir. Pour le meilleur ou pour le pire, le pouvoir était passé au livre et à son public, et l’avenir révélera les effets imprévus de cette hégémonie de l’imprimé. Mais, en 1830, l’état de la littérature laissait seulement deviner quelques traits ébauchés : une structure administrative qui pesait lourdement sur la vie intellectuelle et artistique, l’aristocratie rétractée sur son passé et son prestige de jadis et, de part et d’autre du livre, un face-à-face encore indécis entre les jeunes auteurs, atteints par le mal du siècle, triomphants ou goguenards, mais toujours prêts à contester, et le public de la bourgeoisie.

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    Ce livre est cité par

    • Ahr, Sylviane. (2021) « Le Lac » de Lamartine : quels usages pour quels enjeux lorsque l’extrait se substitue à l’œuvre ?. Repères. DOI: 10.4000/reperes.4529

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    Vaillant, A., Bertrand, J.-P., & Régnier, P. (2007). Chapitre 1. La littérature et les pouvoirs. In Histoire de la littérature française du XIXe siècle (1‑). Presses universitaires de Rennes. https://doi.org/10.4000/books.pur.188118
    Vaillant, Alain, Jean-Pierre Bertrand, et Philippe Régnier. « Chapitre 1. La littérature et les pouvoirs ». In Histoire de la littérature française du XIXe siècle. Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2007. https://doi.org/10.4000/books.pur.188118.
    Vaillant, Alain, et al. « Chapitre 1. La littérature et les pouvoirs ». Histoire de la littérature française du XIXe siècle, Presses universitaires de Rennes, 2007, https://doi.org/10.4000/books.pur.188118.

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    Vaillant, Alain, et al. Histoire de la littérature française du XIXe siècle. Presses universitaires de Rennes, 2007, https://doi.org/10.4000/books.pur.188088.
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