Chapitre 3. L’extension des genres nouveaux : orateurs et journalistes
p. 360-370
Texte intégral
1Il y avait des orateurs sous l’Ancien Régime, mais ils devaient se cantonner à la chaire s’ils étaient ecclésiastiques, au barreau s’ils étaient avocats. Il existait aussi des journaux, mais c’étaient plutôt des gazettes ou ce que nous appellerions des revues littéraires. Ce qui transforme soudain l’éloquence et le journalisme en 1789, c’est son caractère politique. Discours et journaux changent alors de nature et se multiplient. Certains discours prononcés dans une académie pouvaient avoir sous l’Ancien Régime un sens politique – Rousseau en est un bel exemple – et les Philosophes eurent de plus en plus conscience de l’importance de l’opinion publique et du rôle qu’ils pouvaient jouer (Voltaire et l’affaire Calas), cependant le rapport de l’écrit et du verbe avec l’événement n’était pas du même ordre. Avec la Révolution, le discours ou l’article de journal doivent susciter une action immédiate. L’orateur s’adresse à une assemblée qui va voter, à la foule qui va agir.
A. Les orateurs
2La formation des orateurs de la Révolution s’est forcément faite sous l’Ancien Régime. Les Jésuites et les Oratoriens leur ont appris dans leurs collèges les lois de la rhétorique chez Démosthène ou Cicéron. Ils en réutilisent les procédés, mais en leur donnant une toute autre signification, une toute autre efficacité.
3Cela dit, un certain nombre de questions ne manquent pas de se poser, concernant la transmission et la réception de ces textes. Nous ne connaissons la voix de Mirabeau, de Robespierre qu’à travers l’écrit. Il y a probablement une distance entre le discours prononcé et le texte publié, même si le texte tente de conserver le souffle de l’orateur : ponctuation, coupe des phrases, etc. La grande majorité des Français ne connaît Marat que par l’Ami du Peuple. Privée de l’intonation, de l’image, la parole prend une abstraction dont n’ont plus idée nos contemporains habitués à voir leurs hommes politiques sur l’écran de la télévision. Cette transmission de la parole par l’écrit est d’autant plus paradoxale qu’une grande partie de la France est analphabète, et c’est là que la parole reprend ses droits. Les journaux sont lus par ceux qui en sont capables en famille, dans des réunions politiques, dans les clubs, dans les paroisses, dans la rue. On n’en est pas moins frappé de l’écart culturel qui existe entre les orateurs et le peuple des villes et des campagnes. Pourtant, derrière ses destinataires immédiats qui ont la même formation intellectuelle que lui, l’orateur dans l’enceinte de l’assemblée, et davantage encore s’il en sort, s’adresse au peuple. Ce peuple ne comprend pas les multiples références au monde de la culture dont ces discours abondent, mais il a été habitué par l’éloquence religieuse à ne saisir d’un discours que la signification globale, et à s’en contenter. À preuve l’efficacité incontestable des grands discours des orateurs dans les événements révolutionnaires.
4En raison même de ce lien très étroit entre l’événement et l’éloquence, on sera amené à suivre un ordre chronologique dans cette étude.
1. La Constituante
5Cette assemblée où siègent beaucoup d’avocats (Mounier, Barnave, Le Chapelier) et d’ecclésiastiques (dont le célèbre Talleyrand) est un grand lieu d’éloquence : une éloquence encore très classique, un peu fleurie chez certains. S’y côtoient cependant un homme du peuple comme l’abbé Maury et un aristocrate de vieille souche comme le comte de Clermont-Tonnerre. La figure dominante, c’est Gabriel Honoré Riquetti, comte de Mirabeau (1749-1791). Ce « Samson de la Constituante », comme l’appellera Mme de Staël, avait connu l’arbitraire de l’Ancien Régime (il avait été enfermé à l’île de Ré et à Vincennes à la demande de sa famille). Député d’Aix-en-Provence aux États Généraux, il est le porte-parole du Tiers-État (« Nous sommes ici par la volonté du peuple et nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes »). C’est en effet le Tiers qui l’a élu ; la noblesse se méfie de lui. Sa situation est assez difficile, dans la mesure où il est à la fois le défenseur d’une monarchie constitutionnelle (il est conseiller de Louis XVI et reçoit de lui une pension) et l’apôtre de la liberté et du peuple. Malgré les oppositions qu’il rencontre à la Constituante, il en est élu président quelque temps avant sa mort, le 2 avril 1791. Parmi les meilleurs de ses discours, citons ceux des 17-18 août sur la Déclaration des Droits de l’Homme, ceux sur le droit de veto, sur l’adoption du drapeau tricolore (21 octobre 1790), sur la Constitution civile du clergé, sur la liberté d’émigrer. Dans la préparation de ses discours, il utilisait de nombreux secrétaires : Dumont, Clavière, Duroveray, mais sa flamme et son éloquence sont bien de lui.
2. La Législative
6Beaucoup d’avocats dans cette assemblée, et en particulier bordelais (Guadet ; Gensonné). Le grand orateur girondin, c’est Vergniaud (1753-1793). Lecteur de Montesquieu, de Voltaire et de Rousseau, il rêve d’une Révolution heureuse, travaillant au bonheur de tous, s’oppose à l’exécution de Louis XVI, aux déchaînements populaires et à la dictature de Paris. Victime de la lutte des Montagnards contre les Girondins, il est arrêté le 2 juin 1793 et guillotiné le 31 octobre. Devant l’urgence des événements (ainsi en septembre 1792, lorsque la France est envahie, ou pour se défendre des attaques de ses adversaires), son éloquence trop fleurie prend alors une acuité et une tension qui la renouvellent.
3. La Convention
7On y retrouve, bien entendu, une bonne partie des orateurs de la Législative. Désormais, la parole tue ou sauve ; mais elle n’est pas seule maîtresse de l’événement dans cette période ou héroïsme et lâchetés se coudoient, dans un pays en guerre avec l’étranger, traversant une grave crise économique, profondément divisé par la guerre civile. Buzot, Roland, Brissot luttent courageusement, mais en vain, contre Robespierre. Jean-Paul Marat (1743-1793) est « arrivé à la Révolution avec des idées faites », il a déjà beaucoup écrit avant 1789 : ouvrages de fiction et surtout ouvrages scientifiques (il est médecin). Grand lecteur de Rousseau, il a publié d’abord en anglais Les Chaînes de l’esclavage (1774) ; en 1780, un Plan de législation criminelle. Avec la Révolution, son talent de journaliste s’affirme (L’Ami du peuple). Élu à la Convention où il représente les tendances montagnardes, il se défend brillamment contre les Girondins et est acquitté par le tribunal révolutionnaire. Il périt assassiné par Charlotte Corday ; il devient alors dans la mythologie révolutionnaire un héros et un martyr. Son éloquence, telle surtout que nous la connaissons à travers L’Ami du Peuple, est directe et ferme. « Il y a quatre ans que le peuple a rompu ses fers, qu’il se dit libre et qu’il ne cesse de lutter contre la tyrannie […] il y a quatre ans qu’on lui promet la liberté, l’abondance et la paix, et jamais il ne fut plus esclave, plus agité, plus misérable ». Il se fait aussi un avocat énergique de la révolte de Saint-Domingue.
8Georges-Jacques Danton (1759-1794) avait été avocat au Conseil du roi ; dès le début de la Révolution, il fréquente le club des Cordeliers. Il possède le don de l’improvisation et une éloquence directe, vraiment populaire. Comme Mirabeau, sa laideur fait partie de sa force ; il y a chez lui une vitalité qui se traduit dans son style par l’urgence des interrogations (« Que dira donc le peuple ? Car il est prêt à se lever en masse. Que dira le peuple ? »), par la violence d’images simples, ainsi celle du feu ou celle du sang. Il périt victime de sa lutte contre Robespierre.
9Louis-Antoine de Saint-Just (1767-1794) est essentiellement un homme d’action. « Ses paroles sont de l’action, ne sont que de l’action » (Jean Gratien). Il rêve du « bonheur de Sparte » et organise impitoyablement la Terreur. Ses formules ont le tranchant de l’acier. « La liberté ne doit pas être un livre ; elle doit être dans le peuple, et réduite en pratique. » Il périt avec Robespierre. On l’a appelé « l’Ange de la Terreur » : il y a chez lui une pureté, une intransigeance impitoyable : « Je ne connais que le juste et l’injuste », écrit-il dans ces notes que l’on a publiées après sa mort sous le titre Institutions républicaines.
10Maximilien Robespierre (1758-1794), après des études à Louis-le-Grand, est avocat, député aux États Généraux. Il est un des éléments les plus marquants du Club des Jacobins. Ses triomphes successifs contre les Girondins, les hébertistes et les dantonistes, lui permettent enfin d’assurer sa dictature au moyen du Comité de Salut public et avec l’appui de la Commune de Paris. La coalition de la Plaine et d’une partie de la Montagne le renverse et il périt à son tour sur l’échafaud. Son éloquence passionnée et glacée à la fois n’est pas sans beauté, dans sa force et sa simplicité. Il aime les antithèses dans la tradition des orateurs latins et veut substituer « toutes les vertus et les miracles de la République à tous les vices et tous les ridicules de la monarchie ». « Louis doit mourir, parce qu’il faut que la patrie vive ». Les discours de l’an II ont une incontestable grandeur : le Rapporteur les principes du gouvernement révolutionnaire, Sur les principes de morale politique qui doivent guider la Convention et surtout le Rapport sur les idées religieuses et morales avec les principes républicains.
4. La Contre-Révolution
11Il serait tout à fait abusif de limiter l’éloquence de cette époque aux seuls leaders de la Révolution. La Vendée aussi a ses orateurs : Charette de la Contrie, d’Elbée, Louis Lescure, Henri de La Rochejacquelein (« Si j’avance, suivez-moi, si je recule, tuez-moi ; si je meurs, vengez-moi ») mais souvent on ne connaît cette éloquence chouanne qu’indirectement. Les grands procès qui jalonnent la Révolution ont aussi suscité chez les avocats des accusés une éloquence héroïque, ainsi lorsque Malesherbes, Tronchet et de Sèze défendent le Roi. Sous la Terreur, les accusés tentent de se défendre eux-mêmes et produisent des Mémoires justificatifs, dont certains ont été retrouvés dans les archives de Fouquier-Tinville.
5. Le Directoire et Bonaparte
12On parle moins de l’éloquence de cette période où pourtant réapparaissent certains conventionnels, tel Barras, qui ne manquent pas d’énergie. L’éloquence des opposants nous intéresse cependant davantage. Ainsi celle de Babeuf qui exprime avec force sa pensée égalitaire au club du Panthéon et défend la conjuration des Égaux. Nous étudierons un peu plus loin son activité de journaliste dans le Tribun du Peuple.
13Ce qui est le plus frappant dans l’éloquence de cette période, c’est certainement celle de Bonaparte lorsqu’il s’adresse aux armées. Le nouveau mode de recrutement des armées révolutionnaires, faites non plus de mercenaires mais de citoyens, implique un nouvel usage de la parole : il ne s’agit pas seulement d’ordonner, il faut convaincre. Bonaparte avant 1800, est encore tel que Stendhal le rêvera : général de la Révolution, et aussi orateur de cette Révolution : même style, même recours à l’antique, même utilisation des mots fondamentaux de 1789 ; le tempérament de Bonaparte, les conditions dans lesquelles il parle, imposent à son discours quelque chose de nerveux, de direct, de ramassé. Sens de l’apostrophe (« Soldats d’Italie, manqueriez-vous de courage ou de constance ? »), rhétorique des chiffres impressionnante et précise à la fois (nombre de victoires, de prisonniers faits sur l’ennemi, quantité de butin, etc.), utilisation entraînante de la thématique révolutionnaire (ainsi, après le coup d’État, le 22 septembre 1797 : « Soldats ! Eloignés de votre patrie et triomphants de l’Europe, on vous préparait des chaînes ; vous l’avez su, vous avez parlé ; le peuple s’est réveillé, a fixé les traîtres, et déjà ils sont aux fers »).
B. La presse
14Son étude ne peut guère être dissociée de celle de l’éloquence sous la Révolution : les discours sont imprimés dans les journaux, chaque grand homme politique ou chaque groupe possède son périodique. Plus que de nos jours, le journal peut être l’œuvre d’un seul homme entouré de quelques tâcherons. Cependant certains hommes de la Révolution ont davantage un tempérament de journaliste que d’orateur : tel est bien, par exemple, le cas de Camille Desmoulins. Rivarol, Hébert, Babeuf survivent plus par leurs journaux que par leur activité d’orateurs.
15L’information et la diffusion ne se présentent pas du tout de la même façon que de nos jours. Les rédacteurs assistent aux séances de l’Assemblée, recueillent des rumeurs, mais les nouvelles que leur expédient leurs correspondants de province ou sur les champs de bataille ne leur parviennent qu’avec beaucoup de retard ; « une source importante d’informations est constituée par les autres journaux. Les journaux se pillent mutuellement, ce qui est une source inépuisable de procès » (J. Godechot).
16Les journaux sont relativement chers et à faible tirage (parfois 300 exemplaires ; 12 000 représentent un gros tirage). Mais, grâce à la lecture publique, un seul exemplaire touche de nombreux lecteurs. Au total, un foisonnement extraordinaire, étroitement lié à l’histoire de la liberté d’expression. « Alors qu’en 1788 on imprimait dans tout le royaume une soixantaine de périodiques, plus de 500 virent le jour entre le 14 juillet 1789 et le 10 août 1792 » (J. Godechot). C’est entre 1789 et 1792 que se situent à la fois la plus grande liberté et la plus grande créativité. Chute au contraire en 1792-93 ; après Thermidor une reprise, mais rechute avec l’an VIII où la liberté d’expression a pratiquement disparu.
1. De 1789 à 1792
17Les périodiques de l’Ancien Régime survivent en changeant de caractère : la Gazette de France accélère son rythme de parution ; le Mercure de France possédait depuis 1784 une feuille politique qui prend parti contre la Révolution. Il s’interrompt en 1791, reparaît sous le titre de Mercure français, pour reprendre en l’an VII son premier titre. Condorcet, Sieyès, Cabanis participent au Journal de Paris. Dans ces premières années, la liberté permet à une grande variété de tendances de s’exprimer.
18À gauche : les Révolutions de Paris de Loustalot, partisan de la démocratie directe, les Révolutions de France et de Brabant de Camille Desmoulins (cf. infra), violemment anti-monarchique. Mirabeau exprime des opinions plus modérées dans ses Lettres à ses commettants, puis dans Le Courrier de Provence, Brissot dans Le Patriote français ne tardera pas à écrire qu’il hait la royauté et désire pour sa patrie une république. Fondateur en 1788 de la Société des Amis des Noirs, il milite en faveur de l’égalité des races et dénonce l’esclavage. L’Ami du Peuple de Marat est d’une extrême violence et réclame, de façon hélas prophétique, des têtes à abattre dès 1790, en invoquant le bonheur du peuple. Il a joué un rôle important dans la chute de Louis XVI et dans les massacres de septembre. Nous le retrouverons dans la période suivante, mais il paraît dès septembre 1789. Le Père Duchesne d’Hébert remonte lui aussi à 1789 ; mais à ses débuts, il est favorable à Mirabeau ; ses tendances politiques vont suivre celles de la Révolution ; il n’atteindra l’extrême à la fois de sa violence, de sa grossièreté et de sa force que sous la Terreur.
19La presse contre-révolutionnaire est tout aussi abondante et virulente que la presse révolutionnaire dans ce premier temps. Là aussi de nombreux journaux nouveaux : L’Ami du Roi de Royou, le Petit Gautier. La droite possède un journaliste d’un tempérament exceptionnel : Antoine de Rivarol (1753-1801), qui s’est fait déjà connaître en 1784 par son Discours sur l’universalité de la langue française. Son Petit Almanach de nos grands hommes (1788) montre ses dons de satiriste impitoyable. Il défend la royauté dans le Journal politique et national (1789-90) ; il est aussi l’animateur des célèbres Actes des Apôtres (nov. 1789-oct. 1791). Sous une forme variée (on trouve aussi à côté d’articles, des chansons, des épigrammes, des pièces de théâtre), il s’attaque à la Révolution, à la Constituante ; il poursuit de son ironie aussi bien Mirabeau que Robespierre (« Si M. le comte de Mirabeau est le flambeau de la Provence, M. de Robespierre est la chandelle d’Arras »). Il doit s’exiler en 1792. Il rédige des Maximes, Pensées et Paradoxes qui seront publiés ainsi que ses mots, réunis par Chênedollé sous le titre : Esprit de Rivarol, dans les Œuvres complètes (5 vol., 1808). Il laisse en effet son œuvre inachevée ; il projetait un dictionnaire dont il n’a rédigé que le « Discours préliminaire » où il exprime une philosophie du langage originale et vigoureuse. Il projetait aussi un grand livre critique : Les Vivants morts et les Morts vivants. Ouvert aux littératures étrangères, il avait traduit Dante. Il fallait l’urgence de l’événement pour forcer cet écrivain-né à donner une forme définitive à sa pensée dans l’ardeur du combat, et c’est pourquoi il demeure essentiellement un journaliste, mais cette même acuité qu’il sait avoir dans le combat, on la retrouve dans ses maximes où s’exprime de façon lapidaire sa lucidité politique (« Quand le peuple est plus éclairé que le trône, il est bien près d’une révolution. C’est ce qui arriva en 1789, où le trône se trouva éclipsé au milieu des lumières. » « Les français, las de se gouverner, se massacrèrent ; las de se massacrer au-dedans, ils subirent le joug de Bonaparte, qui les fit massacrer au dehors ».)
2. De 1792 à 1794
20Cette période est d’abord marquée par la lutte entre journaux girondins et journaux montagnards, jusqu’au moment où ceux-ci triomphent et imposent le silence aux autres voix. Rares sont ceux qui eurent à la fois le talent et le courage de Camille Desmoulins (1760-1794). Il a d’abord une formation juridique d’avocat, comme beaucoup d’hommes de la Révolution ; le 12 juillet 1789, il appelle aux armes la foule du Palais Royal ; il a un rôle dans la prise de la Bastille. Son journal les Révolutions de France et de Brabant (nov. 1789-juillet 1791) rencontre un grand succès. Élu membre de la Convention, il siège d’abord avec les Montagnards, puis s’oppose à l’extrémisme d’Hébert dans le Vieux Cordelier (6 numéros, 1793-1794). Il est accusé de modérantisme et de sympathie pour Danton ; il est exécuté sur l’échafaud le 6 avril 1794. Il avait condamné la Terreur, réclamé en vain la création d’un « Comité de clémence » : « La liberté, c’est le bonheur, c’est la raison, c’est l’égalité, c’est la justice, c’est la déclaration des droits, c’est votre sublime Constitution ! Voulez-vous que je la reconnaisse, que je tombe à ses pieds, que je verse tout mon sang pour elle ? Ouvrez les prisons à ces deux cent mille citoyens que vous appelez suspects ; car dans la déclaration des droits, il n’y a point de maison de suspicion, il n’y a que des maisons d’arrêt. »
21Jacques-René Hébert (1757-1794) était issu d’un milieu bourgeois et cultivé ; le langage populaire qu’il affecte dans le Père Duchesne est en grande partie un effet de son art. Si l’homme, instigateur des massacres de septembre, responsable de beaucoup d’exécutions avant d’être lui-même victime de Robespierre, ne suscite aucune sympathie, l’écrivain chez lui a un incontestable talent. La vulgarité du Père Duchesne (fin 1790-1794) manifeste une vitalité épique, et l’apparente parfois à Rabelais par une invention verbale qui renoue avec le langage populaire et la tradition carnavalesque (le « Père Duchesne » était une sorte de guignol ; il y eut plusieurs journaux qui prirent ce titre, en dehors de celui d’Hébert ; celui-ci n’est probablement pas le seul rédacteur, mais il confère à son journal un ton, un rythme qui sont bien les siens). Par son sens du récit et de la mise en scène, il s’apparente à la fois au conte et à la parade de foire. Commencé dès septembre 1790, le Père Duchesne sera de plus en plus violent et ordurier. Plus encore que les idées développées par Hébert et qui ne sont pas très originales (haine des aristocrates, des « accapareurs » de vivres, évocation du christianisme primitif et du « Jacobin Jésus ») le Père Duchesne est peut-être surtout intéressant comme chronique de la vie quotidienne dans les rues de Paris (cf. Mercier et Rétif, infra), comme reconstitution d’une mentalité et d’un langage populaires parisiens.
22La Feuille villageoise (sept. 1790-août 1795), modérée dans son style comme dans ses idées, est le premier journal qui s’adresse à des paysans ; il leur sera lu par les curés de campagne et les maîtres d’école. Non sans quelque paternalisme, il prétend faire accéder à la culture et à la réflexion politique des couches de la population qui en avaient été exclues et connaît un grand succès.
3. De Thermidor à Brumaire
23Après Thermidor réapparaît une presse de droite. Ainsi l’Orateur du peuple de Stanislas-Louis-Fréron, fils du rédacteur de l’Année littéraire ; ou l’Ami des citoyens de Tallien, tous deux devenus anti-patriotes. Certains journaux sont nettement anti-révolutionnaires : les Nouvelles politiques nationales qui dénoncent les campagnes expansionnistes de Bonaparte, le Journal des débats, les Actes des Apôtres et des martyrs. La presse de gauche est représentée, entre autres, par l’Ami du peuple (1794-1797) de Lebois, d’inspiration jacobine. Tandis qu’avec Gracchus Babeuf apparaît un projet de réforme de la société beaucoup plus radical. Gracchus Babeuf (1760-1797) ayant, avant la Révolution, été « feudiste » et employé au Cadastre, avait vu fonctionner tous les rouages de l’inégalité ; il préconisait dans son Cadastre perpétuel non pas exactement l’abolition de la propriété mais un partage périodique des terres. Après Thermidor, son journal, le Tribun du peuple, lui permet d’exprimer son système économique et politique. Il distingue deux courants dans la Révolution : l’un bourgeois et propriétaire, l’autre dont il voudrait la victoire, vraiment populaire et démocratique. Il réclame que soient mises en pratique les mesures votées par la Convention dans sa lutte contre la misère et le chômage. Il entre en contact avec Buonarotti, et publie le Manifeste des plébéiens, critique systématique de la propriété comme origine de toutes les inégalités et de tous les maux. Il réclame dans le Tribun un régime de type communiste. Le club du Panthéon, dont il est le fondateur, est fermé par le Directoire qui le condamne à l’échafaud pour la Conspiration des Égaux. Marqué par le modèle antique, par l’influence du Contrat Social, le style de Babeuf est intransigeant comme sa pensée, passionnée, tendue vers l’absolu.
24La Décade philosophique, organe des Idéologues, née l’an II, vivra jusqu’en 1807 où Napoléon la supprimera. Elle a une grande importance dans l’histoire des idées. Notons aussi le développement de la presse gouvernementale, et le rôle de l’éditeur Panckoucke, industriel moderne de la presse et de l’édition (La Gazette nationale ou le Moniteur universel apparu dès 1789).
4. En dehors de Paris
25La Révolution a suscité aussi une grande activité journalistique dans les provinces, en particulier Bordeaux, Rouen, Lyon, Grenoble. Dans les pays annexés par la Révolution, la presse de langue française se développe également (la Gazette révolutionnaire de Liège, le Républicain du Nord à Bruxelles). En Italie, en Égypte, Bonaparte a ses journaux qui servent à sa propagande. L’émigration, de son côté, est elle aussi l’occasion de la naissance d’une presse de langue française à l’étranger. Ainsi l’important Spectateur du Nord (1797-1802) de Villers à Hambourg. À Londres, il y a divers journaux français ainsi qu’aux États-Unis.
C. Brochures politiques
26Leur extension sous la Révolution est aussi frappante que celle de la presse, sans que les frontières entre ces deux registres d’écriture soient toujours faciles à délimiter. Depuis la fameuse brochure de Sieyès Qu’est-ce que le Tiers-État ? jusqu’aux premiers écrits de Benjamin Constant, de nombreux journalistes et hommes politiques vont manifester leur talent dans ces écrits de combat ; mais certaines personnalités, qui n’ont pas pu avoir un rôle politique de premier plan, ont espéré cependant dans la force de l’écrit : notons, en particulier l’importance des textes de femmes qui sont privées de l’accès à la tribune : Olympe de Gouges, Mme de Staël (Réflexions sur le procès de la Reine, 1793). Des étrangers comme Paine, publient en français leur manifeste politique : Le Sens commun (1791). Enfin la tradition de l’Ancien Régime du texte satirique en vers se poursuit sous la Révolution ; notons à nouveau l’importance de la chanson politique.
D. Constitutions. Textes juridiques
27À l’opposé du pamphlet, le texte de loi veut atteindre la généralité. Mais tous les textes juridiques de la Révolution ont été écrits dans la lutte, même s’ils s’efforcent d’atteindre un style serein. Le pamphlet travaille dans l’éphémère, la loi, pour l’éternité ; même si dans la pratique, le temps d’application des Constitutions de la Révolution a été bref (parfois même inexistant), ce souci d’éternité qui préside à leur conception implique un style de haute tenue. Il y a néanmoins interaction entre les divers genres que nous venons d’analyser : un projet de loi a d’abord fait l’objet de discours, de commentaires dans la presse. On est frappé par la valeur esthétique de beaucoup de textes juridiques : leurs rédacteurs ont aussi été des lecteurs passionnés de Voltaire, de Rousseau, des grands écrivains de notre XVIIIe siècle, et c’est ajuste titre que J. Godechot a pu écrire que les Constitutions « appartiennent au patrimoine littéraire de la France ».
28La Déclaration des Droits de l’Homme (26 août 1789) demeure un texte fondamental, non seulement par les principes qu’elle édicte, mais aussi par la forme même qu’elle a su leur donner. Le pathos un peu déclamatoire de cette époque se trouve là obligé au resserrement, à la concision : la Déclaration doit avoir la fermeté de la loi gravée sur la pierre (et la feuille imprimée figure dans sa présentation même, les tables de la Loi, telles que la peinture religieuse les faisait recevoir par Moïse). Cette déclaration en 17 articles précède la Constitution qui, elle, ne sera terminée qu’en 1791. Il y aura trois grandes constitutions sous la Révolution. Leurs styles sont bien différents. Celle de 1791 se situe, par son vocabulaire comme dans son idéologie, dans la tradition des Lumières, de Montesquieu en particulier ; celle de 1793, œuvre des Montagnards (pour remplacer le projet élaboré par les Girondins), est plus marquée par Rousseau ; l’ardeur révolutionnaire s’y manifeste par cet étrange mélange qui est bien celui de l’époque, entre des élans humanitaires guettés par la grandiloquence, un idéal de vertu antique, mais aussi une intransigeance qui peut devenir meurtrière. La constitution de 1795 organise une société bourgeoise, de façon réaliste, précise, et laisse tomber les envolées par trop lyriques des précédentes constitutions.
29Éloquence, presse, pamphlets, textes de lois : de cette immense production que certains ont tort de considérer comme en marge de la littérature, sont nés notre xixe siècle et notre époque moderne. Il y a une évidente filiation entre les discours de Mirabeau et ceux de Lamartine ; entre la Constitution de 1795 et le Code civil dont le style suscitait l’admiration de Stendhal. La Révolution, en permettant un déferlement de la parole en français sur le monde entier, prolonge par ses conquêtes militaires et idéologiques l’expansion du français au xviiie siècle, mais en changeant fondamentalement le sens de cette expansion. Le français n’est plus le langage des cours, il devient, au moins pour un temps, langage de la lutte démocratique, et jusque dans la lutte anti-coloniale. Toussaint-Louverture (1740-1803) utilise le français pour réclamer la liberté (que la France d’ailleurs lui refusera, ayant pris le visage de Bonaparte). On retrouve la même éloquence révolutionnaire chez les Savoisiens qui réclament leur réunion à la France, ou dans la Belgique quand elle procède à l’élection de ses nouvelles assemblées communales et provinciales. Il faut encore aller plus loin ; c’est de notre Révolution que proviennent dans la vie politique mondiale du xxe siècle, à la fois l’abus des mots, mais aussi une certaine foi dans la force du Verbe.
Bibliographie
• L’éloquence
Orateurs de la Révolution, t. I, Les Constituants, éd. F. Furet et R. Halévi (Gallimard, « Pléiade », 1989). – Mirabeau, Discours (Gallimard, « Folio », 1973). – Robespierre, Textes, 3 vol. (éd. Sociales, 1974). – Saint-Just, Œuvres complètes, éd. Lebovici, 1984. – Les Plus Beaux Discours de Vergniaud (Centaure, 1931). – A. Aulard, L’Éloquence parlementaire pendant la Révolution française, t. I : Les Orateurs de l’Assemblée Constituante, t. II : Les Constituants (1882, 1885-86). – J. Benetruy, L’Atelier de Mirabeau. Quatre proscrits genevois dans la tourmente révolutionnaire (Genève, A. Jullien, 1962). – P. Brassart, Paroles de la Révolution. Les Assemblées révolutionnaires (Minerve, 1988). – J. Starobinski, Les Lieux de la mémoire, t. III (Gallimard, 1986).
• La Presse
Histoire générale de la Presse, I, Des origines à 1814 (P.U.F. 1969). – La Révolution du Journal, 1788-1794, textes prés, par P. Rétat (éd. C.N.R.S., 1989). – Babeuf, dit Gracchus, Écrits, prés. Cl. Mazauric (Éd. sociales, 1988). – J. P. Bertrand, Camille et Lucile Desmoulins. Un couple dans la tourmente (1985). – G. Jacob, Hébert, le « Père Duchesne », chef des sans-culottes (Gallimard, 1960). – C. Labrosse, P. Retat, Naissance du journal révolutionnaire (P.U. Lyon, 1989). – N. Lambrichs, La Liberté de presse en l’an IV (P.U.F., 1976). – P. Rétat, Les Journaux de 1789. Bibliographie critique (C.N.R.S., 1988). – H. Maspero-Clerc, Un Journaliste contre-révolutionnaire, J.-G. Peltier, 1760-1825 (Soc. Études robespierristes, 1973). – C. Mazauric, Babeuf et la Conspiration par l’Égalité (Éd. sociales, 1962). – M. Regaldo, La Décade philosophique, 1794-1807 (Champion, 1976). – G. Walter, Hébert et le Père Duchesne (J.-B. Janin, 1946).
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Histoire de la littérature française du XVIe siècle
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2003
Histoire de la littérature française du XXe siècle, t. I
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2000
Histoire de la littérature française du XXe siècle, t. II
Après 1940
Bruno Blanckeman, Jean-Yves Debreuille, Francine Dugast-Portes et al. Michèle Touret (dir.)
2008
Histoire de la littérature française du XIXe siècle
2e édition actualisée
Alain Vaillant, Jean-Pierre Bertrand et Philippe Régnier
2007