Chapitre 12. L’autobiographie

p. 321-330


Texte intégral

A. Expressions du moi

1. La correspondance

1L’importance de Rousseau et son rôle véritablement inaugural ne doivent pas faire oublier que d’autres formes de l’expression du moi se sont pratiquées en prose auparavant ou parallèlement. Une des formes dont nous avons déjà souligné l’importance et la particulière réussite est la correspondance.

2Dans ce foisonnement, on ne peut retenir que quelques exemples ; nous avons déjà parlé de la correspondance de Voltaire ; elle se poursuit, d’une inaltérable richesse, jusqu’à sa mort. Nous avons déjà étudié (cf. supra) cette correspondance qui s’étend presque sur tout son siècle. Pas plus pour les Note-books que pour la correspondance, il n’y a lieu de distinguer radicalement ce qui précède 1750 de ce qui suit cette date. Le rythme d’écriture de Voltaire s’accélère encore, ou du moins la conservation de ses lettres a été plus scrupuleuse à mesure qu’il était plus célèbre (seulement 483 lettres de 1704 à 1749 ; 2 000 pour la période 1734-49, mais pour la seule année 1773 ou celle de 1776, près de 500). Le nombre de ses correspondants ne cesse de s’accroître. Les grandes affaires (réhabilitation des Calas, Sirven) fournissent souvent des leitmotive obsédants de ces périodes. Jusqu’à la fin de sa vie, Voltaire suit et parfois dirige les grandes discussions idéologiques et esthétiques. Mme Hellegouarch décrit bien l’extraordinaire extension de ses champs d’intérêt : il a des idées « non seulement sur les belles-lettres, l’architecture, la peinture, la musique, l’éducation, mais sur la politique, les finances, l’économie, l’industrie, sur la stratégie, sur la physique, sur la médecine ». Devenu seigneur de Ferney, il s’intéresse à l’agriculture. Quand le combat philosophique se fait plus âpre, la lettre devient précisément un instrument de ce combat. Et Voltaire utilise des ruses de guerre. Il multiplie les codages. Ainsi, après la brouille avec Frédéric II, dans les lettres à Mme Denis de 1754, Louis XV est désigné par « Ericard », Frédéric par « Cernin ». En 1768-69, Mme du Barry par « Mme Le Long ». C’est que Voltaire sait que ses lettres peuvent être ouvertes. Il s’amuse aussi à ces ruses, appelle sa Henriade « son petit Henri », son « marmouset ». Comme l’a très bien souligné Mme Hellegouarch, la prudence et le « tempérament ludique » s’allient chez Voltaire. Cependant cette correspondance suffirait à prouver, s’il en était encore besoin, à quel point il est un être de passion. Une passion que le temps n’affaiblit pas, et que ni la célébrité, ni le rôle en quelque sorte de directeur spirituel qu’il est amené à tenir, ne parviennent à momifier, bien au contraire.

3La correspondance de Diderot est tout aussi passionnante. On y trouve un tableau à la fois de son époque, de son travail d’écrivain et de ses passions. Ses lettres sont particulièrement créatrices : il a besoin en effet de la forme discontinue et du dialogue : deux caractéristiques justement du genre épistolaire. Ses correspondants sont nombreux et chacun possède son registre. Le sculpteur Falconet est l’interlocuteur idéal pour parler de l’art et de la gloire ; il confie ses idées sur le théâtre à la comédienne Mlle Jodin. Il correspond avec ses collaborateurs de l’Encyclopédie, avec Grimm et aussi avec la tsarine Catherine II.

4Une correspondante l’inspire particulièrement : Sophie Volland à qui l’unit un amour d’une durée étonnante chez un homme qui s’est dit aussi changeant que les girouettes de son venteux pays de Langres. Leur amour même est une sorte de roman épistolaire, qui a pour nous une part de mystère : les lettres de Sophie ont entièrement disparu ; nous ne connaissons sa voix que par les échos que nous en trouvons dans les lettres de Denis. Elle est fine, intelligente, cultivée, demeure célibataire et fort surveillée par sa mère, quoiqu’elle ne soit plus toute jeune. La tendresse qui existe entre elle et sa sœur inquiète Diderot – ou du moins fait-il mine de s’en inquiéter, peut-être pour avoir une occasion de plus d’exprimer son amour. Mais nous n’avons même pas un portrait, un pastel qui nous permette d’imaginer qui elle était. Elle devient donc, du moins pour nous, et malgré son incontestable réalité historique, une pure création de l’écriture de Diderot.

5Les Lettres à Sophie Volland (la première lettre date de mai 1759) constituent aussi une sorte de journal intime où le philosophe confie ses rêves d’une survie qui ne serait pas en contradiction avec son matérialisme (« Ô ma Sophie […] si je devais dans la suite des siècles refaire un tout avec vous, si les molécules de votre amant dissous venaient à se mouvoir, à rechercher les vôtres éparses dans la nature ! Laissez-moi cette chimère : elle m’est douce ; elle m’assurerait l’éternité en vous et avec vous »), où il confie aussi à son amie la force de son amour paternel pour Angélique (cet enfant « que n’est-il de toi ? »), les progrès de son éducation à laquelle il consacre du temps. Lorsqu’il part pour rendre visite à Catherine II, la correspondance se fait journal de voyages.

6Rares sont les lettres du xviiie siècle qui n’ont pas un charme et une certaine qualité littéraires, à une époque où l’honnête homme écrit bien. Ce que par exemple, le chevalier de Boufflers a laissé de plus intéressant pourrait bien être ces lettres à la comtesse de Sabran, en particulier quand il lui écrit du Sénégal (1785-1788). Les réponses de la comtesse de Sabran sont d’un style ferme, spirituel, sensible. On peut préférer les Lettres à Sophie de Mirabeau à ses romans érotiques : elles sont déjà et à elles seules un roman par lettre (publ. 1792).

7Dans cette littérature épistolaire, après 1750 comme avant, les femmes tiennent une place de premier ordre, qu’il s’agisse de la correspondance de Mme Du Deffand dont les premières lettres que nous possédions remontent à 1739-40, mais dont l’essentiel appartient à la période 1750-1780, de la passionnante correspondance de Mme de Graffigny ou de la correspondance passionnée de Julie de Lespinasse, des lettres de Mme d’Épinay. Ces lettres de femmes, qui constituent aussi un journal de leur temps, de leurs amitiés, de leur expérience existentielle, sont d’admirables œuvres littéraires.

2. Témoignages personnels

8À mesure que le siècle progresse, s’affirme l’intérêt de l’expression du moi d’un individu qui envahit un peu tous les genres littéraires. Certains passages des Salons de Diderot peuvent être rangés dans la littérature autobiographique au sens large. Les ouvrages d’érudition comme les Ruines de Volney sont riches d’accents personnels. Si nous avons relativement peu de journaux intimes à cette époque (mais dans ce genre de littérature où la destruction est fréquente, sinon systématique, il est toujours imprudent d’émettre des vérités générales) les récits de voyages, fort nombreux, sont souvent la mise en forme de journaux de voyage. L’intérêt pour la montagne qu’a fait naître, en grande partie, le succès de La Nouvelle Héloïse, suscite des voyages dans les Alpes (Boufflers, Voyage en Suisse, 1770 ; Saussure, Voyage dans les Alpes, 1779, 1796), ou dans les Pyrénées (Ramond de Carbonnières, Observations faites dans les Pyrénées, 1789).

9L’habitude d’écrire ses mémoires se répand de plus en plus ; et il est peut-être un peu simpliste d’en rendre Rousseau l’unique responsable. Dans l’aristocratie, ces mémoires prennent souvent des masques. Ainsi l’Histoire de Madame de Montbrillant de Mme d’Épinay (1726-1783) donne une forme semi-romanesque à une œuvre largement autobiographique. Le prince de Ligne est plus libre (Mes écarts, ou ma tête en liberté), parce qu’il utilise une forme fragmentaire. On a exhumé de nos jours des autobiographies populaires : ainsi celle de Jamerey-Duval, paysan bourguignon devenu bibliothécaire et géographe du duc de Lorraine, ou celle de Prion, domestique au château d’Aubrais, ou encore de Menetra, ouvrier-vitrier parisien. Nous parlerons dans notre quatrième partie, de Rétif de la Bretonne et de sa Vie de M. Nicolas qui a un caractère nettement littéraire ; ce qui est intéressant dans ces autobiographies populaires à l’état brut, c’est non seulement les renseignements qu’elles apportent à l’historien, mais aussi la représentation par un homme qui n’est pas un écrivain de métier de sa propre vie.

B. Jean-Jacques Rousseau

10Son œuvre autobiographique est capitale, par son originalité, son importance intrinsèque, ses nombreuses ramifications et la façon dont il s’est servi d’une grande diversité de registres.

11La publication de sa correspondance permet de prendre conscience d’une forme de cette expression du moi. Dans la mesure où pendant longtemps l’histoire littéraire s’est intéressée aux correspondances essentiellement comme à des documents, plus qu’à des œuvres littéraires, elle demeure encore en grande partie à explorer.

1. Lettres à Malesherbes

12Les lettres à Malesherbes, à cause de leur caractère propre et du lien évident avec les Confessions, ont cependant provoqué depuis longtemps déjà des analyses en profondeur. À la fin de l’année 1761, Rousseau traverse une grave crise : on sait que souvent l’autobiographie, comme le journal, naît dans ces moments-là. Il est en proie à un délire de persécution ; il croit sa fin proche, et l’on sait aussi que le sentiment de l’imminence de la dissolution du moi incite à le mettre en scène, à travailler à le sauver par l’écriture.

13Le jour de Noël 1761, Malesherbes lui écrit une lettre apaisante, sensible, où l’on voit à quel point cet homme admirable, dont nous avons déjà eu l’occasion de célébrer le rôle dans la Direction de la librairie, était capable de comprendre Rousseau. Mis en confiance, celui-ci lui écrit successivement quatre lettres (janv. 1762) où l’on peut voir l’ébauche des Confessions et des Rêveries. Ces lettres sont une première tentative d’autoportrait : analyse de sa mélancolie et de ses causes dans la première ; récit de l’illumination de Vincennes et de la naissance de sa vocation d’écrivain dans la deuxième ; goût de la campagne et de la solitude dans la troisième ; sentiment moral et exigence de vérité qui l’amènent à préférer la solitude à l’hypocrisie sociale (4e lettre). Il existe d’ailleurs un lien profond chez Rousseau entre les ouvrages philosophiques et les textes autobiographiques. Les lettres à Malesherbes sont de la même année que l’Émile et le Contrat social. L’œuvre philosophique a besoin de s’éprouver dans l’analyse du moi, mais celle-ci permet à son tour d’expliquer comment est née cette œuvre théorique, comment le moi et le rêve sont à l’origine des systèmes : « Mon imagination ne laissait pas longtemps déserte la terre ainsi parée. Je la peuplais bientôt d’êtres selon mon cœur, et chassant bien loin l’opinion, les préjugés, toutes les passions factices, je transportais dans les asiles de la nature des hommes dignes de les habiter. » Réflexion théorique sur la société et création romanesque jaillissent en même temps du moi le plus profond de Rousseau. La méditation métaphysique en provient également : « Bientôt de la surface de la terre j’élevais mes idées à tous les êtres de la nature, au système universel des choses, à l’être incompréhensible qui embrasse tout » (3e lettre à Malesherbes).

2. Les Confessions

14Entre les lettres à Malesherbes et Les Confessions, il y a eu la condamnation de l’Émile par le parlement de Paris ; les persécutions en Suisse (cf. supra), la nécessité de se justifier à la fois vis-à-vis des catholiques (Lettre à Christophe de Beaumont, 1763) et des protestants (Lettres de la montagne, 1764). Un pamphlet de Voltaire (Le Sentiment des citoyens, 1764) va provoquer la rédaction des Confessions entre 1765 et 1770 et surtout dans la période 1766-1769, à Wootton (Angleterre) et à Bourgoin (Dauphiné). La publication sera posthume : en 1782 pour les six premiers livres, et en 1789 pour les six derniers. Le besoin de se justifier, en particulier contre Voltaire qui révéla que l’auteur de l’Émile avait abandonné ses enfants, est donc fondamental dans la genèse des Confessions. On a dit que chez Rousseau le sentiment d’être victime d’un complot relevait du délire ; certes, ce sentiment atteint un degré obsessionnel ; il n’en repose pas moins sur une réalité : Rousseau s’est trouvé attaqué à la fois par les catholiques, par les protestants et par les Philosophes. La verve de Voltaire était mordante, la lapidation de Motiers bien propre à angoisser un homme seul.

15Or, cette justification prend la forme d’une confession, ce qui pourrait sembler étrange : pour répondre aux accusations des autres, Rousseau s’accuse lui-même. Ce sera un moyen de prouver sa sincérité aux yeux de tous. Ce faisant, il se situe dans une longue tradition religieuse : la confession pratiquée par les catholiques doit être complète et sincère ; elle est absolutoire, c’est-à-dire qu’elle entraîne le pardon de Dieu. Les fautes dont s’accuse Rousseau ne sont pas si dérisoires qu’on l’a dit, même s’il y a chez lui une dramatisation de la culpabilité. Il a volé un ruban chez Mme de Vercellis et provoqué le renvoi d’une jeune cuisinière, il imagine que cette jeune fille, à la suite de son renvoi, va tomber dans la prostitution. Il s’accuse d’avoir abandonné Monsieur Le Maître, son professeur de musique, pris dans les rues de Lyon d’une crise d’épilepsie. Il affirme avoir bien déposé ses enfants aux Enfants trouvés. Il a laissé Mme de Warens dans la misère. Ces aveux ont été eux-mêmes l’occasion de nouvelles attaques, et la critique depuis deux cents ans n’a pas manqué de les mettre en cause. On a accusé Rousseau de révéler des aspects indécents de sa personnalité (masochisme, exhibitionnisme) ; on l’a accusé de ne pas dire toute la vérité (ainsi sur la mort de Claude Anet), de faire retomber la responsabilité de ses fautes sur d’autres, sur la société. La critique s’est trop longtemps braquée sur la question de la sincérité de Rousseau, négligeant ce qui nous semble véritablement important : les mécanismes de son écriture. Ce qui nous intéresse maintenant dans ces aveux, ce n’est pas tant qu’ils soient exacts ou non, mais de constater qu’ils ont été un des moteurs de l’autobiographie.

16Une autre ambiguïté de cette confession réside dans une dialectique entre le secret et le dévoilement. Elle pose la question du destinataire de l’œuvre. Rousseau entend se justifier d’attaques immédiates et cependant il veut une publication posthume, La destinée du manuscrit devient elle-même angoissante : ne sera-t-il pas aussi victime du complot ? Rousseau s’adresse-t-il à Voltaire, à ses contemporains ou à Dieu, ou encore à la postérité ? Le « Préambule » donne à ce destinataire des Confessions une dimension métaphysique : « Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra ; je viendrai ce livre à la main me présenter devant le souverain juge […] Être éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables : qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. Que chacun découvre à son tour son cœur aux pieds de ton trône avec la même sincérité ; et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : je fus meilleur que cet homme-là. » Deux modèles bibliques se mêlent : la scène du Jugement dernier et la scène de Jésus et de la femme adultère, pour étayer cette représentation hautement fantasmatique de la confession.

17Ce qui nous intéresse plus que les aveux de Jean-Jacques, c’est la quête de son identité – sans oublier justement que l’auto-accusation est un élément essentiel de cette identité. Les Confessions postulent qu’il ne peut y avoir de connaissance de soi qu’à travers la mémoire, que l’identité ne peut exister que par le temps et la prise de conscience du temps, grâce à la remontée du souvenir. Inspiré par la psychologie sensualiste, Rousseau connaît l’importance de ce qu’il appelle le « signe mémoratif », c’est-à-dire d’une sensation présente qui ramène une sensation passée. La vue d’une pervenche ressuscite les promenades avec Mme de Warens, comme, plus tard, le chant de la grive pour Chateaubriand ou la madeleine trempée dans du thé pour Proust, font renaître toute une période de leur vie. Comme Chateaubriand et comme Proust encore, il expérimente l’extraordinaire bonheur qui provient alors de cette victoire sur la mort. Le bonheur naît du ressouvenir, parce qu’il est ressouvenir : « Les moindres faits de ce temps-là me plaisent par cela même qu’ils sont de ce temps-là. » Mais la résurrection du bonheur, comment la faire partager au lecteur ? C’est la question que se pose Rousseau, en particulier, dans la célèbre évocation du bonheur aux Charmettes : « Comment dire ce qui n’était ni dit, ni fait, ni pensé même, mais goûté, mais senti, sans que je puisse énoncer d’autre objet de mon bonheur que mon sentiment même ? » Rousseau y parvient par le rythme incantatoire de sa prose qui lui permet de donner toute leur dimension poétique à des événements, des objets, en eux-mêmes très ordinaires, mais qui sont magnifiés par le souvenir.

18Si capital que soit le phénomène de la mémoire, Rousseau, à la différence de Proust ou de Stendhal, n’entend pas en faire un principe organisateur de la structure de son œuvre. Il impose à ses souvenirs, du moins dans l’étape finale de la rédaction, un ordre chronologique, ce qui évidemment n’exclut pas l’utilisation de notes qui auraient été prises au hasard de la résurrection du passé (déjà entre 1756 et 1762, il songe à écrire sa vie et prend des notes préparatoires ; il utilise aussi des lettres). Mais il ne semble pas avoir utilisé des fragments de journaux : « La chose que je regrette le plus dans les détails de ma vie dont j’ai perdu la mémoire, est de n’avoir pas fait des journaux de mes voyages » (livre IV). Si les journaux de voyage étaient fréquents à son époque, la mode des journaux intimes n’existait pas encore : on sait d’ailleurs que l’utilisation de documents pour la rédaction d’une autobiographie risque parfois de freiner la remontée spontanée du souvenir. La mémoire joue un rôle de filtre : elle ne retient que l’essentiel ou du moins ce qui devient tel. Ainsi, dans le voyage à pied de Paris à Chambéry (1731), va se trouver privilégiée la « nuit délicieuse » passée à la belle étoile aux environs de Lyon. « Je me promenais dans une sorte d’extase, livrant mes sens et mon cœur à la jouissance de tout cela […] je me couchai voluptueusement sur la tablette d’une espèce de niche ou de fausse porte enfoncée dans un mur de terrasse, le ciel de mon lit était formé par les têtes des arbres ; un rossignol était précisément au-dessus de moi ; je m’endormis à son chant : mon sommeil fut doux, mon réveil le fut davantage. »

19Les Confessions sont fortement structurées en deux parties contenant chacune six livres. Rousseau a souligné un effet de contraste entre la première partie qui est celle du bonheur (malgré quelques moments pénibles) et la deuxième qui est celle de la persécution (même s’il y a quelques haltes). Un des éléments structurants de cette antithèse entre la lumière et l’ombre est dû non seulement à l’opposition entre enfance et adolescence d’une part, âge mûr de l’autre, mais aussi à la double identité de Rousseau. La première partie, c’est l’autobiographie du musicien ; la deuxième celle de l’écrivain ; à partir du moment où il choisit la littérature commencent ses malheurs.

20Cette double identité (musicien/écrivain) n’est qu’un des nombreux aspects des dualités de Rousseau qui ont fait parler de sa « bipolarité ». Si ses Confessions demeurent si modernes, c’est peut-être qu’il n’a pas essayé de gommer ses contradictions, qu’il les a, au contraire, soulignées. Il ne craint pas d’évoquer ce qu’il appelle lui-même des moments de folie (ainsi, lorsqu’il organise un concert qui tourne au fiasco, parce qu’il ignore alors la musique !). Il montre ses inconséquences, ses comportements déroutants lorsqu’il est en société : « Deux choses presque inalliables s’unissent en moi sans que j’en puisse concevoir la manière : un tempérament très ardent, des passions vives, impétueuses et des idées lentes à naître, embarrassées, et qui ne se présentent jamais qu’après-coup. On dirait que mon cœur et mon esprit n’appartiennent pas au même individu ».

21Et pourtant, l’autobiographie affirme, par delà les intermittences de l’identité, la continuité de l’individu. Rousseau est le premier à avoir montré que toutes les virtualités de l’adulte se trouvent déjà dans l’enfant. D’où la tentation à laquelle n’ont pas manqué de céder les critiques, de voir en lui un ancêtre de Freud. Cette valorisation de l’enfance qui est un des thèmes de l’Émile, trouve dans les Confessions sa démonstration pratique et son aura poétique. Tout Jean-Jacques se révèle dans la double expérience du séjour chez les Lambercier : l’amoureux fragile devant la femme, le redresseur de torts indomptable devant l’injustice des hommes. Ce célèbre passage du livre I, affirme fortement cette identité entre l’adulte et l’enfant, entre le narrateur et le personnage de l’autobiographie. « Je sens en écrivant ceci que mon pouls s’élève encore ; ces moments me seront toujours présents quand je vivrais cent mille ans. Ce premier sentiment de la violence et de l’injustice est resté si profondément gravé dans mon âme, que toutes les idées qui s’y rapportent me rendent ma première émotion. »

3. Les Dialogues

22Rousseau juge de Jean-Jacques. Dialogues, écrit de 1772 à 1776, sera également édité à titre posthume (1780-82). L’obsession du complot y est beaucoup plus envahissante que dans les Confessions. Homme du soliloque, Rousseau imagine un dialogue entre lui-même et un Français d’abord hostile et qu’il croit convaincre en utilisant tous les ressorts d’une rhétorique dans laquelle il s’est montré maître dès ses Discours. Le titre : « Rousseau juge de Jean-Jacques » suggère aussi un autre niveau du dialogue entre animus et anima, entre le moi social et le moi intime, entre de multiples identités qui finalement ne parviennent pas là à cette heureuse réconciliation par la magie du souvenir, telle que nous l’avons vue dans les Confessions.

23Les Dialogues sont l’œuvre la plus sombre de Rousseau. Cette transparence dont il rêve, et que J. Starobinski a si bien analysée, ne rencontre plus ici qu’obstacles. Rousseau se débat seul dans un monde hostile. Même le recours à Dieu semble lui être refusé lorsque, pour sauver son manuscrit, il veut le déposer sur l’autel de Notre-Dame et que la grille de l’autel est fermée. Cependant, malgré le pessimisme profond des Dialogues, un messianisme de l’écrit s’y fait jour : « Un jour viendra, j’en ai la juste confiance, que les honnêtes gens béniront ma mémoire et pleureront sur mon sort. »

4. Les Rêveries du promeneur solitaire

24Écrites en 1776-1778 (éd. posthume 1782), elles marquent un apaisement. « La solitude de Rousseau n’est tragique que lorsqu’elle est vécue par rapport aux hommes. Elle devient paisible, au contraire, lorsqu’elle favorise une présence immédiate aux choses. Le monde physique, à la différence du monde social, est celui de l’unité, d’une osmose facile entre la conscience et l’objet » (R. Mauzi et S. Menant). Par rapport aux Confessions, les Rêveries représenteraient un autre registre de l’écriture du moi, non plus l’autobiographie, mais l’autoportrait (cf. M. Beaujour). Mais les limites entre les deux registres ne sont pas toujours évidentes. Le récit de la vie permet de faire l’autoportrait et inversement l’autoportrait a besoin de l’anecdote pour se préciser. Cependant cette différence demeure sensible au niveau de la structure de l’œuvre. Alors que la chronologie présidait à la succession des livres des Confessions, les Rêveries se succèdent dans un ordre beaucoup plus libre, davantage axées autour d’un thème ; d’autre part, les Confessions, malgré la coupure en livres, sont un texte continu ; les Rêveries s’apparentent davantage à la discontinuité du fragment.

25Les thèmes moraux sont importants : morale et religion (iii), mensonge (iv), recherche du bonheur (V), bonté (vi), solitude (viii), amour du prochain (ix), mais il y a circulation et échange des thèmes d’une rêverie à une autre. Les souvenirs réapparaissent : ainsi celui de la première rencontre avec Mme de Warens (X) ou de l’île Saint-Pierre (V). Rousseau, selon les termes de J. Starobinski, atteint à une « transmutation clarifiante » ; il écrit « le rêve d’un rêve », peut-être aussi le souvenir d’un souvenir. C’est grâce à la rêverie qu’il retrouve son équilibre. La première rêverie explique nettement la méthode suivie. Il s’agit de laisser à la rêverie toute sa liberté, de ne pas lui imposer un ordre factice, ni lorsqu’elle se produit (il faut se soumettre au hasard des paysages que la marche vous fait rencontrer, observer une sorte de passivité mystique), ni lorsque l’écrivain la transcrit (en utilisant parfois des notes prises au cours de la marche sur des cartes à jouer) : tout l’art consistera au contraire à suivre l’apparent désordre de l’association des idées. Les Rêveries d’un promeneur solitaire sont à la fois le premier manuel romantique de la rêverie, et un manifeste pour l’écriture fragmentaire.

5. Postérité

26L’ensemble de l’œuvre autobiographique de Rousseau est d’une telle richesse qu’il serait vain d’énumérer tous les écrivains qui lui sont redevables. Toutes les autobiographies romantiques découlent des Confessions, et justement pour cette raison, Chateaubriand, Stendhal et George Sand soulignent fortement leur différence en s’en prenant à l’exhibitionnisme de Rousseau. Au xxe siècle, Proust, Gide, Julien Green, Leiris se situent dans son sillage. La forme même de la rêverie sera particulièrement féconde pour le romantisme : Senancour a écrit des Rêveries sur la nature primitive de l’homme (1799-1800). La rêverie est le lieu d’expérimentation du moi et de l’écriture fragmentaire, du poème en prose aussi. Par les Rêveries, Rousseau annonce très directement le romantisme allemand et la théorie du fragmentaire qui se formule peu après chez Novalis et à l’Athenaeum.

Bibliographie

• Correspondance de Voltaire et Diderot : Voltaire, Correspondance, cf. supra – Diderot, Correspondance, par G. Roth et J. Varloot, 16 vol. (Minuit, 1955-70). – Diderot, Lettres à Sophie Volland, éd. intégrale d’après le manuscrit par Y. Florenne (Club français du livre, 1965). – J. Chouillet, Denis Diderot-Sophie Volland. Un dialogue à une voix (Champion, 1986).

• Epistolières : Du Deffand, Correspondance complète, 2 vol. (Plon, 1865 ; Slatkine reprints 1971). – Du Deffand, Lettres à H. Waltole, Voltaire et quelques autres (Plasma, 1979). – Mme d’Épinay, Histoire de Mme de Montbrillant, éd. G. Roth (Gallimard, 1951). – Mme de Graffigny, Correspondance, éd. J.-A. Dainard, (12 vol. prévus, Oxford, The Voltaire Foundation). – J. de Lespinasse, Lettres, éd. E. Asse (Slatkine reprints, 1971). – J. de Lespinasse, Lettres inédites (Slatkine reprints, 1971). – J. de Lespinasse, Lettres à Condorcet, prés. par J.-N. Pascal (Desjonquières, 1990). – Lettres de Mme de Graffigny, suivies de celles de Mme de Staal, d’Épinay, par E. Asse (1883 Slat-kine reprints, 1972). – E. Badinter, Émilie, Émilie (Flammarion, 1983). – H. Valentino, Madame d’Épinay (Perrin, 1952). – L. Duisit, Mme du Deffand, épistolière (Genève, Droz, 1963). – S. Carrell, Le Soliloque de la passion féminine (Place, 1981). – B. Craveri, Mme du Deffand et son monde (Seuil, 1987).

• Autobiographies : CH. – J. de Ligne, Mes écarts, éd. R. Mortier (Labor, Bruxelles, 1990). – CH. – J. de Ligne, Lettres et Pensées, éd. R. Trousson (Tallandier, 1989). – V. Jamery-Duval, Mémoires : enfance et éducation d’un paysan au xviiie siècle (Le Sycomore, 1981). – J.-L. Ménétra, Journal de ma vie (Montalba, 1982). – P, Prion, Mémoires d’un écrivain de campagne au xviiie siècle (Gallimard-Julliard, 1985).

Pour Sade et Rétif de la Bretonne, cf. 4e partie.

• Rousseau : Rousseau, Correspondance complète, éd. R.A. Leigh (Genève, Inst. et musée Voltaire, 1965, t. sq.). – Rousseau, Œuvres complètes, éd. B. Gagnebin et M. Raymond, t. I, Les Confessions. Autres textes autobiographiques (Gallimard, « Pléiade », 1959). – B. Baczko, Rousseau, solitude et communauté, trad. (Paris-La Haye, Mouton, 1974). – M. Beaujour, Miroirs d’encre. Rhétorique de l’autoportrait (Seuil, 1985). – G. Benrekassa, Fables de la personne (P.U.F. 1985). – P. Burgelin, La Philosophie de l’existence de J.-J. Rousseau (P.U.F., 1952, rééd. 1973). – P.-P. Clément, J.-J. Rousseau. De l’eros coupable à l’eros glorieux (Neuchâtel, La Baconnière, 1976). – L.-G. Crocker, Jean-Jacques Rousseau, 2 vol. (New York, Mac Millan, 1968, 1973). – M. Eideldinger, Rousseau : univers mythique et cohérence (Neuchâtel, La Baconnière, 1978). – M. Foucault Préface à Rousseau juge de Jean-Jacques (U.G.E., 10/18, 1962). – J. Guéhenno Jean-Jacques, histoire d’une conscience, 2 vol. (Gallimard, 1962). – Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique (Seuil, 1975). – P.-J. Morissey, La Rêverie jusqu’à Rousseau (Klincksieck, 1975). – G. May, Rousseau par lui-même (Seuil, 1961). – B. Munteano, Solitude et contradictions de J.-J. Rousseau (Nizet, 1975). – A. Philonenko, J.-J. Rousseau et la pensée du malheur, 3 vol. (Vrin, 1984). – M. Raymond, Jean-Jacques Rousseau, la quête de soi et la rêverie (Corti, 1962). – R. Ricatte, Réflexions sur les rêveries (Corti, 1960). – J. Roussel, Jean -Jacques Rousseau en France après la Révolution (Colin, 1972). – J. Rousset, Le Lecteur intime (Corti, 1986). – J. Starobinski Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l’obstacle (rééd., Gallimard, 1971). – J. Starobinski, L’Œil vivant (Gallimard, 1961). – J. Starobinski, La Relation critique (Gallimard, 1970). – A. Tripet, La Rêverie littéraire, essai sur. J.-J. Rousseau (Genève, Droz, 1979). – R. Trousson, Rousseau et sa fortune littéraire (Nizet, 1977). – R. Trousson, Jean-Jacques Rousseau. I. La marche vers la gloire ; II Le deuil éclatant de bonheur (Tallandier, 1988, 1989). – J. Voisine, Jean-Jacques Rousseau en Angleterre à L’époque romantique. Les écrits autobiographiques et la légende (Didier, 1956). – Index des Confessions, préface et postface de M. Lannay (Slatkine, 1978).


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