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Chapitre 6. L’histoire naturelle de Buffon
p. 252-256
Texte intégral
1Est-il excessif de réserver un chapitre d’une histoire de la littérature à Buffon ? Certainement pas, si l’on ne restreint pas la littérature à la poésie, au théâtre et au roman, si l’on considère le succès de Buffon de son vivant, l’influence qu’il va avoir dans la transformation du langage descriptif. Senancour ne verra-t-il pas juste quand il rendra responsables de la transformation de la prose française un triumvirat : Rousseau, Buffon et Bernardin de Saint-Pierre ?
A. Une œuvre monumentale
2Buffon fut l’ami de Diderot, mais ne collabora pas à l’Encyclopédie. Il préféra demeurer à l’écart de la bataille philosophique. Sa carrière est un exemple d’ascension sociale dans un système politique qu’il ne remet pas en question. Il est né à Montbard, en 1707, d’une famille bourgeoise (médecins, magistrats), est élève des Jésuites à Dijon, fait des études de droit, de médecine et de botanique. Il fait fructifier activement son capital immobilier ; il est actionnaire de la Compagnie pour l’exploitation du charbon. Nommé intendant du jardin du roi (Jardin des Plantes), il le fait agrandir et embellir ; il meurt riche et célèbre. Il n’a pas de raisons de contester l’ordre dans lequel il a si bien vécu, et s’inquiète en 1787 : « Je vois venir un grand mouvement et personne pour le diriger. » Il désirait des réformes certes, mais non une révolution.
3Il observe les devoirs d’un chrétien ; il se soumet bien facilement aux remarques que formule la Sorbonne en 1749, lors de la parution de sa Théorie de la Terre. Et pourtant : « En réalité, ce parfait bourgeois d’Ancien Régime a puissamment contribué au grand mouvement intellectuel de son temps, et pas seulement dans le domaine étroit des sciences naturelles. L’extrême prudence avec laquelle il a exposé ses idées, autant que la technicité des problèmes qu’il a traités, ont sans doute favorisé un malentendu qu’il est nécessaire de dissiper : la pensée de Buffon a une signification révolutionnaire, qui d’ailleurs a été fort bien comprise des plus clairvoyants parmi les philosophes – et parmi les théologiens – du xixe siècle » (J. Roger). Il est probable cependant que Buffon était sincère lorsqu’il conciliait cette audace avec le respect de la foi chrétienne.
4Peut-être est-ce sa masse considérable qui a empêché les censeurs de voir toute l’audace de cette œuvre. L’Histoire naturelle générale et particulière comporte quatre grandes parties : l’Histoire des quadrupèdes (15 vol. 1749-1767), l’Histoire des Oiseaux (9 vol., 1770-1783) le Supplément (1774-1788, 7 vol.) dont le tome V (1779) contient : les Époques de la nature, l’Histoire des minéraux (5 vol., 1783-88). Elle est cependant inachevée ; Buffon aurait voulu traiter aussi des végétaux, des insectes, des poissons, de la nature tout entière. On n’en est pas moins émerveillé par cette puissance de travail. Il eut certes des collaborateurs, sans quoi l’entreprise eût été irréalisable : Daubenton pour l’anatomie ; l’abbé Bexon et Guéneau de Montbéliard pour la zoologie, Faujas de Saint-Fond pour la minéralogie.
B. Idées-forces
5L’audace de Buffon est peut-être d’abord de vouloir donner à son tableau de la nature des bases strictement scientifiques, alors qu’avant lui le discours sur la science était fortement marqué par des présupposés théologiques. Sa démarche pourrait se comparer à celle que Montesquieu a suivi dans l’analyse des sociétés : tenir compte des conditions physiques, climatiques, de l’histoire et, en dehors de tout système, tâcher de dégager des lois aussi scientifiques que possible.
1. L’ancienneté de la Terre
6Dès le départ, Buffon s’attaquait à un sujet dangereux, puisqu’il posait la question de la création et de la durée de la Terre ; à partir du récit biblique, les théologies estimaient son ancienneté à 4 000 ans. Buffon avance l’idée que la Terre pourrait bien être un fragment arraché au soleil et qui se serait progressivement refroidi. Sa durée, il la fixe (en s’appuyant sur le calcul de la sédimentation) à 75 000 ans au moins. L’existence des fossiles l’amène à penser que, même si les phénomènes de transformation sont lents, il y a eu de brusques cataclysmes.
2. La spécificité du vivant
7Mais en abordant les êtres vivants, Buffon eut encore plus de raisons de s’attaquer aux préjugés de son temps. La théorie cartésienne de l’animal-machine était encore très répandue ; contre elle, Buffon affirme la spécificité du vivant. L’être vivant est composé de « molécules organiques » : « grâce à l’empreinte qu’elles ont reçu, elles pourront […] reconstituer dans l’embryon l’organe des parents dont elles viennent ». Ainsi Buffon s’écarte de la théorie des germes préexistants qui risquait toujours d’être empreinte de métaphysique, pour s’orienter vers ce concept si important de l’hérédité. C’est probablement ce refus de la théorie des germes préexistants qui l’a conduit à ne pas accepter la découverte par Leeuwenhoek des spermatozoïdes, alors que presque à la même époque Spallanzani réalisait les premières tentatives d’insémination artificielle (1777). Là où Buffon a une intuition véritablement géniale, c’est lorsqu’il explique l’origine de la vie sur la Terre par les conditions chimiques. À un moment le degré de refroidissement de la Terre a entraîné les conditions favorables, la réunion de substances nécessaires à la naissance de la vie. On voit l’audace d’une théorie qui s’écarte si visiblement des représentations couramment admises de la Création. Sans être exactement transformiste, Buffon, conscient de la profonde unité du vivant, refuse les classifications de Linné et annonce par certains points le transformisme futur (cf. chapitre sur la chèvre).
3. L’anthropologie
8L’anthropologie de Buffon est essentielle à la fois par rapport à la pensée du xviiie siècle et dans l’architecture de son œuvre. Dès 1749 la plus grande partie du troisième volume lui est consacrée et il y revient en 1779 dans les Époques de la nature. Il y a chez Buffon un évident anthropocentrisme. Cependant, il explique la supériorité de l’homme non par des raisons religieuses mais par des raisons physiologiques : existence des mains, lenteur du développement de l’enfant qui oblige la mère et le corps social à le prendre longtemps à charge ; grâce à cette vie sociale, le langage est possible et la transmission du savoir.
9Buffon croit à l’unité de l’espèce humaine ; tandis que Voltaire dans l’Essai, intitule un chapitre « Différentes races d’homme » ; Buffon dans De l’homme intitule un grand chapitre « Variété dans l’espèce humaine ». Il y a là plus qu’une nuance et la comparaison est instructive. Chez Buffon, la conviction de l’unité de l’humanité entraîne à valoriser les facteurs climatiques et culturels et à regarder d’un œil favorable le métissage qui multiplie les catégories intermédiaires. Au contraire, l’affirmation de différences irréductibles va de pair chez Voltaire avec la sous-estimation des facteurs climatiques et culturels, avec une croyance dans la fixité de l’espèce et une tendance à considérer tout métissage comme une monstruosité. L’Histoire naturelle de l’homme tente de dénombrer avec pittoresque toutes les variétés de l’espèce humaine, pour en venir à un relativisme tolérant.
10On peut dire avec J. Roger que Buffon a « jeté les bases d’un nouvel humanisme », un humanisme bien adapté à la civilisation où il vit, et qui n’exprime aucune nostalgie primitiviste. Les premiers hommes furent des « demi-brutes ». L’existence humaine actuelle présente un déroulement harmonieux, depuis une enfance protégée par la famille et la société, en passant par l’adolescence, dont Buffon décrit avec poésie les troubles et les délices, et la force de l’âge mûr pour aller jusqu’à la vieillesse dont il s’efforce de montrer les avantages, jusqu’à une mort qui « n’est pas une chose aussi terrible que nous l’imaginons ». On trouvera aussi chez Buffon toutes sortes de conseils pratiques sur l’art d’utiliser au mieux la durée de la vie. Son optimisme « est fait d’une confiance éclairée dans les moyens d’améliorer les conditions d’existence des sociétés et des individus » (R. Mauzi et S. Menant).
C. Séduction de Buffon
1. Le style
11La séduction qu’a exercée Buffon, et qu’il exerce encore, provient de ce réconfort qu’apporte au total cet exposé pourtant si vaste et si touffu ; il provient aussi des dons de style qui font de lui un grand écrivain. Il a exposé sa théorie du style dans son célèbre discours de réception à l’Académie (Discours sur le style, 1753), dans lequel il exprime son attachement à la rhétorique classique ; mais sa pratique dépasse de beaucoup sa théorie. « Buffon, à sa manière précise et critique, est le Virgile du xviiie siècle : les vraies Géorgiques françaises, malgré les traductions et les imitations de tant de poètes, ce sont les chapitres que Buffon a consacrés au cheval ou au bœuf, à la brebis ou au chat-huant » (R. Mauzi et S. Menant). Il y a un caractère familier, un appel à l’expérience quotidienne (« Pour peu qu’on ait habité la campagne, on n’ignore pas les profits qu’on tire du cochon »). Pourtant, Buffon atteint aussi un lyrisme cosmique, lorsqu’il décrit les grands bouleversements de la terre, l’apparition de la vie. Mais il n’y a pas à opposer son côté familier à son côté visionnaire : à propos du bœuf, il évoque le vaste système de la vie : « La surface de la terre, parée de sa verdure, est le fonds inépuisable et commun duquel l’homme et les animaux tirent leur subsistance. Tout ce qui a vie dans la nature vit sur ce qui végète, et les végétaux vivent à leur tour de tout ce qui a vécu et végété ». Jamais la minutie de la description ne fait perdre le puissant sentiment de la totalité de l’univers.
2. Le succès
12Le succès de l’œuvre fut immense, comparable à celui de l’Encyclopédie. Les études que l’on a faites sur les bibliothèques au xviiie siècle le prouvent, comme l’abondance des réimpressions, l’existence d’éditions de format plus réduit (un peu comme maintenant la réédition en livre de poche est signe de succès de librairie), d’éditions avec de luxueuses illustrations et de nombreux morceaux choisis. Mais le succès de Buffon ne s’arrête pas avec le xviiie siècle. Pendant tout le xixe, il a contribué à l’inspiration des écrivains et des savants. L’article « Chameau » fit rêver Senancour enfant, et l’article « Butor » permit au jeune Michel Butor de définir son identité (Le Retour du Boomerang). Dans l’histoire des sciences comme dans l’histoire de la littérature, Buffon a un rôle capital.
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Buffon, Histoire naturelle, prés. J. Varloot (Gallimard, « Folio », 1984). – Buffon, De l’homme, prés. M. Duchet (Maspéro, 1971). – Buffon, Œuvres philosophiques, « Corpus général des philosophes français », éd. J. Piveteau (P.U.F., 1954). – Buffon, Correspondance générale, 1885 (Slatkine repeints, 1971). – Buffon, congrès Montbard (Montbard, 1981). – Buffon, 1788-1988 (Impr. Nationale, 1983). – M. Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières (Maspéro, 1971, rééd. Flammarion, 1977). – M. Foucault, Les Mots et les choses (Gallimard, 1966). – P. Gascar, Buffon (Gallimard, 1983). – G. Gusdorf, Les Sciences humaines et la pensée des Lumières, t. 4, 5, 6 (Payot, 1971-73). – R. Heim, Buffon, Les grands naturalistes français (Muséum hist. nat., 1952). – J. Roger, Les Sciences de la vie dans la pensée française du xviiie siècle (Colin, 1963). – G. Salomon-Bayet, L’Institution de la science et l’expérience du Vivant. Méthode et expérience à l’Académie royale des Sciences, 1666-1793 (Flammarion, 1978).
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Histoire de la littérature française du XVIIIe siècle
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