Introduction à la troisième partie. Pourquoi 1750 ?

p. 180-181


Texte intégral

1Il est commode de faire coïncider un découpage chronologique avec le milieu de siècle. Cela est-il légitime ? Qu’est-ce qui changerait ainsi brusquement à cette date ? D’Alembert fait paraître le prospectus de l’Encyclopédie. Mais il serait évidemment un peu simpliste de schématiser et de croire qu’avant 1750, le combat des Lumières a été souterrain ou modéré, et que, soudain en 1750, il éclate au grand jour. On aura beau jeu de citer des œuvres qui, dans les années précédentes, sont plus révélatrices que le seul prospectus : en 1748, l’Homme machine de La Mettrie, en 1749, l’Histoire naturelle de l’homme de Buffon et surtout la Lettre sur les aveugles de Diderot pourront paraître plus audacieuses. Mais il s’agit d’œuvres individuelles ; avec le Prospectus, c’est un combat collectif qui s’engage : d’Alembert se fait le porte-parole d’une équipe.

2Encore faut-il immédiatement mettre en garde contre les approximations hâtives. Il y eut certes combat, et combat courageux à une époque où règne la censure, où l’écrivain peut être à tout moment privé non seulement de sa liberté d’expression, mais même de sa liberté physique, où le livre peut être interdit, brûlé. Mais, l’histoire de l’Encyclopédie le prouve bien, il y eut vite des complicités pour les Lumières, au sein même du pouvoir. Mme de Pompadour soutint l’Encyclopédie ; des hommes comme Malesherbes ou Turgot sont gagnés à la philosophie des Lumières. On aura à se demander pourquoi à partir d’un certain moment le pouvoir fit le jeu des Lumières. D’autre part, il faudrait parler non pas seulement du pouvoir gagné aux Lumières, mais, ce qui en est le corollaire, du pouvoir, parfois despotique, des Lumières. Une fois le combat gagné, et il le fut assez vite, en particulier à l’Académie, tout ce qui n’était pas du bord des Philosophes, se trouva évincé. Ce « despotisme » des Lumières sera plus sensible d’ailleurs lorsqu’à la génération de Diderot ou de Rousseau succèdera celle des Morellet ou des Suard, et peut-être moins acceptable, dans la mesure où des émules, parfois médiocres, succédèrent aux maîtres à penser du siècle.

3La notion d’équipe ou d’école est elle-même sujette à caution. Les philosophes des Lumières ne forment pas une école. Cette unité que nous croyons voir en eux est souvent le fait d’une simplification que leur impose notre regard, infléchi par des générations d’historiens de la littérature. On aurait peine à définir un corpus doctrinal commun aux matérialistes comme Diderot et aux déistes, comme la majorité des Philosophes. Encore le déisme de Voltaire est-il bien différent de celui de Rousseau. L’Encyclopédie est-elle vraiment un lieu où s’affirmerait la cohérence des Lumières ? En fait, les collaborateurs, qui ne sont pas toujours les mêmes du début à la fin de l’entreprise, appartiennent souvent à des courants de pensée bien différents, et c’est tout à la gloire de Diderot d’avoir su conserver cette polyphonie. D’autre part, tous les grands noms des Lumières ne sont pas mobilisés par l’Encyclopédie. La part de Voltaire est bien limitée, nous y reviendrons. D’Alembert prend vite ses distances.

4Ce qui donne une illusion de cohérence au groupe des Philosophes, c’est peut-être finalement surtout l’éblouissement que nous donnent, et qu’ont donné aux contemporains, l’abondance et la splendeur, l’importance capitale d’œuvres qui sont publiées dans cette deuxième moitié du siècle : l’Encyclopédie paraît en même temps que l’œuvre de Buffon, celle de Rousseau, et tandis que l’autorité de Voltaire ne cesse de croître. C’est aussi alors le rayonnement international de la culture française. Frédéric II de Prusse, Catherine II de Russie, Ulrique de Suède et Stanislas-Auguste Poniatowski (malgré toutes les équivoques du despotisme éclairé, sur lesquelles nous reviendrons) travaillent à ce rayonnement. Rayonnement qui, en France même, s’opère en grande partie grâce à l’ascension de la bourgeoisie et à sa pleine accession au monde de la culture. S’il n’y a certes pas que des philosophes des Lumières et si l’on ne cesse de découvrir l’importance de l’anti-philosophisme, il n’en reste pas moins que dans l’Europe et la France d’alors une image s’impose comme dominante dans les lettres et même dans la société : celle du Philosophe. La philosophie des Lumières nous éblouit encore, au risque de laisser dans l’ombre la complexité des mouvements intellectuels de la deuxième moitié du xviiie siècle à qui l’on est tenté de voir une cohésion que n’avait pas la première moitié du siècle.


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