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Chapitre 3. La réflexion esthétique
p. 66-72
Texte intégral
1Cette réflexion va se développer dans un contexte particulièrement favorable. Les œuvres picturales, musicales, architecturales abondent en cette période ascendante du règne de Louis XV, et dès la Régence. Une relative euphorie économique, l’accession au mécénat d’une nouvelle classe sociale, celle des financiers, la multiplication des lieux d’activité créatrice (salons, salles de concert) peut, du moins partiellement, expliquer cette floraison. On ne saurait dissocier l’épanouissement de la littérature de celui de la musique et des arts plastiques, d’autant moins que les écrivains sont très liés avec les autres artistes, fréquentent les mêmes milieux, et que musique et peinture sont pour eux l’occasion d’une réflexion esthétique et de textes qui font partie intégrante de la littérature.
A. Les pratiques artistiques
1. Musique
2Un élément important de cette époque est le développement des concerts publics. Limités, certes, à des amateurs cultivés et pouvant payer leur place, ils permettent cependant un accroissement de ce public ; on peut voir là une des conséquences de l’expansion de la bourgeoisie. D’où une certaine sacralisation de l’œuvre, un recul de la part d’improvisation et de la « basse continue », le culte naissant de la « vedette », enfin l’accroissement de l’orchestre. Les « concerts spirituels » furent créés à Paris en 1725 par Anne Philidor. Ils permettent d’entendre de la musique pendant les périodes de Carême où l’opéra est interdit ; on y joue du Corelli, du Vivaldi, du Delalande, du Mouret. Les écrivains, en particulier Diderot, suivent assidûment ces concerts.
3François Couperin (1668-1733), nommé sous la Régence Ordinaire de la musique, donne de 1713 à 1730 quatre volumes de Pièces pour clavecin. La Religieuse de Diderot jouera « quelques pièces de Couperin, de Rameau, de Scarlatti ». Cependant le musicien montant pendant ces années 1715-1750 est incontestablement Rameau (1683-1764) qui était d’abord essentiellement un organiste et avait composé des ouvrages théoriques et des œuvres instrumentales (Traité de l’Harmonie réduite à ses principes naturels, 1722). C’est seulement à cinquante ans qu’il conquiert la gloire à l’opéra, avec Hippolyte et Aricie (1733), Les Indes galantes (1735), Castor et Pollux (1737), Platée, (1745), Pygmalion (1748).
4Avant L’Encyclopédie, avant la Querelle des Bouffons, et donc pendant cette période qui s’étend jusqu’en 1750, l’entente des écrivains et de Rameau est parfaite, ou presque. D’Alembert met ses théories à la portée du public en écrivant Éléments de musique théorique et pratique. Si l’on oppose Rameau à Lulli, c’est, comme le fait Diderot dans les Bijoux indiscrets (1748), pour reconnaître au premier l’avantage de plus de science et de modernité. Voltaire considère comme un honneur d’écrire des livrets pour Rameau et se soumet aux exigences du musicien, même s’il les juge quelque peu tyranniques, et Rousseau, qui avant 1750 est essentiellement un musicien, est très heureux d’être chargé de reprendre et de réduire une œuvre écrite par Voltaire et Rameau : Les Fêtes de Ramire.
2. Arts plastiques
5Watteau (1684-1721), disparu prématurément, ne produit que dans les premières années du siècle (L’Embarquement pour l’île de Cythère, 1717 ; Le Mezzetin, 1719 ; L’Amour au théâtre italien ; L’Amour au théâtre français, 1720 ; L’Enseigne de Gersaint ; Les Comédiens-italiens, Les Comédiens-français, même année). « Le grand poète du xviiie siècle, écriront les Concourt, est Watteau. Une création, toute une création de poèmes et de rêve, sortie de sa tête, emplit son œuvre de l’élégance d’une vie surnaturelle. » Il nous semble la quitessence de ce siècle qu’il a pourtant à peine connu.
6Boucher (1703-1770 ; Le Triomphe de Vénus, 1740), Nattier (Madame Henriette en Flore, 1742), Ch.-A. Coypel, (Persée et Andromède, 1727) sont également révélateurs des tendances de cette période qui n’est pas uniquement l’ère de la galanterie. L’œuvre de Chardin (1699-1779) manifeste des tendances réalistes, une aptitude à saisir les scènes de la vie quotidienne, où l’on a vu un signe de l’ascension de la bourgeoisie : ce qui ne veut pas dire pour autant que la clientèle de Chardin soit essentiellement bourgeoise (Le Château de cartes, 1735, La Mère laborieuse, 1738, Le Bénédicité, 1740).
7On assiste aux débuts du sculpteur Pigalle (1714-1785) avec Mercure, 1744. Falconet est de la même génération, et nous le retrouverons après 1750.
8L’architecture, qui plus que tout autre art est liée à la richesse économique, connaît une ère de prospérité : Giardini entreprend la construction du Palais-Bourbon (1722). Soufflet (1713-1780) travaille d’abord à Lyon (Loge du Change, Hôtel-Dieu) ; mais comme pour Falconet et pour Pigalle, l’essentiel de son œuvre est postérieur à 1750. Au total, cette première moitié du xviiie siècle est fortement marquée par l’influence de J. Hardouin-Mansart et par celle de ses disciples (R. de Cotte, Boffrand) et dominée par la personnalité de Jacques III Gabriel (1667-1742).
B. Les tendances
1. Le baroque
9Est-il possible de définir une esthétique commune aux divers arts de cette époque et la notion de « baroque » est-elle adéquate ? On en a beaucoup usé et peut-être abusé. Né en Italie, le baroque s’est vite répandu dans toute l’Europe, et s’est trouvé lié au mouvement religieux de la Contre-Réforme. Il domine encore dans l’art religieux de la première moitié du xviiie siècle. Dans le domaine du mobilier et de la décoration, il devient en France le « rococo ». Dans le domaine musical, on a pris l’habitude de considérer la date de 1750 (mort de J.-S. Bach ; fin de la « basse continue ») comme celle qui marque le passage de l’esthétique baroque à l’esthétique classique. Dans le domaine de la littérature, si nos grands poètes baroques appartiennent au xviie siècle, une œuvre comme Gil Blas apparaît comme « baroque », par son goût pour l’enchevêtrement des structures, pour le mélange des tons. Mais on pourra retrouver le même caractère baroque à des œuvres bien postérieures, ainsi Jacques le Fataliste. On n’usera donc de la notion de « baroque » qu’avec une certaine prudence, d’abord parce qu’il n’est pas sûr qu’un concept esthétique emprunté aux arts plastiques soit absolument adéquat en d’autres domaines ; ensuite parce qu’il n’y a pas non plus simultanéité dans l’histoire des arts. Si cette date de 1750 est admise (non sans certaines réticences) par les musicologues comme marquant la fin du baroque, peut-on la retenir exactement pour la peinture ou la littérature ?
10Cependant, un hypercriticisme ne doit pas empêcher de distinguer, avec souplesse, une évolution dans l’histoire des esthétiques. Il est bien vrai qu’il y aura après 1750 un recul du baroque : les philosophes des Lumières y ont-ils contribué ? L’art baroque était lié, au moins à ses origines, à l’art religieux, auquel les Philosophes prêtent une attention limitée. D’autre part, le désir de rationalité, de simplicité, le goût de l’antique, qui sont des éléments constitutifs de l’esthétique des Lumières, ont contribué au recul du baroque après 1750.
2. La préciosité et le rococo
11On a décelé dans cette première moitié du siècle, une « nouvelle préciosité » dont le salon de Mme de Lambert et le Mercure seraient les organes. La « préciosité » de Marivaux est à comprendre dans ce contexte. Elle est le fait des « Modernes » plus que des « Anciens » fidèles à l’esthétique classique ; comme la préciosité du xviie siècle, elle consiste essentiellement en un raffinement de la psychologie et une recherche du langage. Le débat se fait aigu autour des néologismes, vivement condamnés par Desfontaines, tandis que l’abbé de Saint-Pierre demande que le vocabulaire soit enrichi « à proportion des idées et des sentiments ».
12Desfontaines, puis Fréron, s’en prennent à ce qu’ils considèrent comme le mauvais goût contemporain et font l’éloge du goût de la période de Louis XIV. Le président de Brosses regrette « le grand goût naturel de l’antique qui régnait dans le siècle précédent ». On peut voir une réaction contre le baroque quand un d’Argens refuse aussi bien Rubens que Lancret et Watteau. Mais les débats esthétiques de cette époque ne sauraient absolument s’expliquer par référence à la notion de « baroque » que les esthéticiens n’ont pas encore formulée alors. Marqués par la Querelle de l’entre-deux siècles, ils font davantage référence aux notions d’« Anciens » et de « Modernes ». Et il n’y a qu’une équivalence approximative entre « Modernes » et « baroques », « Anciens » et « classiques ». Ce qui semble important, c’est que s’exprime, surtout après 1730, un désir de plus de simplicité, une condamnation de l’extravagance, une aspiration vers un nouveau classicisme pour lequel l’Antiquité semble le modèle absolu.
13La périodisation est peut-être encore plus difficile dans la littérature que dans les beaux-arts. Pendant tout le xviiie siècle cependant, aussi bien dans les arts plastiques que dans la littérature, on pourra retrouver cette tension entre deux pulsions contraires : un sens de la complexité, du mouvement, du spectaculaire, de la métamorphose et de l’inquiétude qui se rattacheraient davantage à une esthétique baroque exacerbée jusqu’au rococo, et d’autre part une aspiration à la simplicité antique, à une certaine rationalité, à la limpidité des lignes droites et des structures simples, qui seraient davantage du registre du classicisme. On verra comment en plein xviiie siècle, chez les philosophes des Lumières, l’aspiration à la clarté, à l’intelligibilité et à la simplicité n’exclut cependant pas – ainsi chez Diderot – le goût pour les récits complexes, typiquement baroques par leur enchevêtrement. À la génération précédente, le Gil Bios de Lesage ou le théâtre de Marivaux sont de brillantes démonstrations de la coexistence de ces deux tendances.
C. L’esthétique
1. Les théoriciens
14Plus intéressante finalement, nous apparaît la réflexion sur le Beau, vers laquelle débouchent ces débats. Si l’abbé Du Bos est souvent réédité, les esthéticiens de cette nouvelle génération nous semblent surtout être le P. André et l’abbé Batteux.
15Le P. André (1675-1764) est jésuite ; fortement marqué par Descartes et Malebranche, il demeure surtout connu par son Essai sur le Beau, où l’on examine en quoi consiste précisément le beau dans le physique, dans le moral, dans les ouvrages d’esprit et dans la musique (1741) qui sera maintes fois réédité et cité d’abondance par l’Encyclopédie et les philosophes des Lumières. En distinguant trois degrés de la beauté, il réussit à sortir d’un certain nombre d’impasses de la réflexion esthétique : 1° le « beau essentiel et indépendant de toute institution », beauté platonicienne des idées ; 2° le « beau naturel » des formes visibles, tangibles, audibles, perceptibles donc par le sens ; 3° enfin le « beau arbitraire », lié à l’état de la société et du goût. On voit comment ce désir tout cartésien d’établir des distinctions et des catégories pour résoudre les difficultés, permet en fait de concilier des notions, a priori inconciliables, comme celle des « idées innées » et celle de la relativité du beau. Le « beau arbitraire » lui-même ne doit pas être fantaisie débridée, il a des règles qui ont été formulées par l’expérience (notion féconde en ce siècle où l’expérimentation est à la mode, mais qui permet de justifier une tradition).
16Les Beaux-Arts réduits à un même principe (1746) de Batteux sont également un des textes de référence habituels dans l’esthétique des Lumières. « Malgré quelques formules libérales, écrit J. Ehrard, le rationalisme de Batteux […] est fondamentalement conservateur. » C’est par le principe de l’imitation de la nature qu’il explique la parenté de tous les arts. Ce principe convient certes mieux à la peinture figurative qu’à la musique. Il faudra attendre la fin du siècle pour qu’un musicologue audacieux, Chabanon, déclare que la musique n’imite pas la nature. Jusque-là la théorie de l’imitation est admise presque universellement.
17C’est en s’appuyant sur ce fonds de théories esthétiques du début du xviiie siècle, héritées du siècle antérieur, que Diderot a cependant construit une esthétique neuve. On se gardera, d’autre part, de tirer de notre division du xviiie siècle en grandes périodes l’idée simpliste que tout change en 1750, et qu’il n’y a auparavant que continuité avec le siècle de Louis XIV. On trouverait des discordances à ce concert avant 1750, du côté de penseurs marqués par le spinozisme. Ainsi, ce curieux Cartaud de la Vilate (1700-1737) qui écrit dans son Essai historique et philosophique sur le goût (1736) : « Un gros singe qui possède en un point éminent tous les avantages de son espèce est véritablement beau. » Voltaire, de la même façon, évoque la beauté du crapaud : le goût est relatif.
18D’autre part, si la date de 1750 est commode dans l’esthétique comme dans la réflexion politique, on a le sentiment que c’est plutôt à partir de 1745 que les choses bougent ; en tout cas, dans les Bijoux indiscrets (1748), Diderot apporte déjà des éléments nouveaux à la réflexion esthétique ; mais nous y reviendrons. En définitive, « sur le plan littéraire comme sur tous les autres, l’époque pré-encyclopédique continue à manifester sa propension aux compromis », écrit encore J. Ehrard. Signe d’une moindre audace ? Peut-être ; mais il est loisible de souligner l’intérêt de cette époque où se manifeste cette polyphonie de tendances diverses, sinon opposées.
2. Le plaisir des sens
19S’il est un point sur lequel partisans des Anciens et partisans des Modernes, partisans de la « belle nature », partisans d’une nature plus vraie se rencontrent, c’est dans l’affirmation que l’art doit donner du plaisir. Le sensualisme qui domine entraîne aussi des conséquences dans l’esthétique, dont une des plus intéressantes serait l’analyse de la sensation esthétique (cf. la Lettre sur les sourds et muets de Diderot). Existe-t-il un sixième sens qui serait le sens du beau, qui ferait la synthèse de tous les sens et impliquerait leur dépassement ?
20L’influence étrangère – et notamment anglaise – est importante dans la théorie esthétique ; l’article « beau » de l’Encyclopédie citera Wolf, Crouzas, Hutcheson, Shaftesbury, mais pour en faire la critique.
21La réflexion sur l’art est aussi très marquée par les progrès de la philosophie expérimentale et par diverses expériences scientifiques et mécaniques. On trouve fréquemment des références à l’abbé Castel et à son célèbre clavecin oculaire. Castel est persuadé qu’il existe des correspondances entre les sons et les couleurs et exprime cette conviction dans son Optique des couleurs (1740). Mais ce qui intrigua le plus les contemporains, ce fut son invention, qui semble d’ailleurs n’avoir jamais très bien fonctionné, de ce clavecin dont les touches, au lieu de permettre l’émission de sons par le grattage des cordes, produisaient des bandes de couleur. Dès 1725, le Mercure relate cette curiosité ; l’Encyclopédie en parlera encore longuement.
Bibliographie
• Musique
C. Gurdlestone, J.-Ph. Rameau : sa vie, son œuvre (Desclée de Brouwer, rééd. 1983). – C. Kintzler, J. -Ph. Rameau : splendeur et naufrage de l’esthétique du plaisir à l’âge classique (Le Sycomore, 1983). – J. Malignon, Rameau, « Solfèges » (Le Seuil, 1960). – B. Canone, Musique et littérature au xviiie siècle, P.U.F « Que sais-je ? », 1998. – A. Cernuschi, Penser la musique dans l’Encyclopédie. Étude sur les enjeux de la musicographie des Lumières, Champion, 2000.
• Peinture
Watteau, catalogue de l’Exposition du Louvre, Musées nationaux. – Watteau et sa génération, Galerie Cailleux, 1968. – H. Adhémar, Watteau, sa vie, son œuvre (1950). – M. Roland Michel, Watteau : un artiste au xviiie siècle (Flammarion, 1984). – R. Towlinson, Watteau et Marivaux : la fête galante (Droz, 1981). – P. Rosenberg, Chardin. Étude biographique et critique (Skira, 1963).
• Esthétique
A. Beco, Genèse de l’esthétique française moderne, de la raison classique à l’imagination créatrice (Pisa, Paccini, 1984). – B. Chedozeau, Le Baroque (Nathan, coll. « Nathan-Université », 1989). – R. Laufer, Style rococo, style des Lumières (Cotti, 1963). – E. D’Ors, Du baroque (trad. Gallimard, 1983). – J. Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France, Circé et le paon (Corti, 1954). – V.-L. Tapié, Baroque et classicisme, rééd., préface M. Fumaroli (Hachette, Livre de poche).
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Histoire de la littérature française du XVIIIe siècle
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