Chapitre 2. La réflexion philosophique
p. 60-65
Texte intégral
A. L’homme et l’univers
1. Explorer le monde
1Les récits de voyage, à cette période comme à la précédente, excitent l’intérêt du public et donnent un aliment à la réflexion des écrivains. En 1735, le P. du Halde publie une Description géographique, historique, chronologique et physique de l’Empire de la Chine et de la Tartarie chinoise, ouvrage important auquel vont se référer toutes les dissertations sur la Chine et maints articles de l’Encyclopédie. Il apporte une synthèse des connaissances qu’on possède alors de l’Extrême-Orient. Comme l’a bien montré J. Ehrard, on y sent un déplacement de la réflexion sur la Chine : « Si la conciliation des annales chinoises et de la chronologie biblique continue à faire problème, les thèses des Jésuites sur la religion des lettrés reconquièrent peu à peu les sympathies qu’elles avaient perdues au temps de Bayle et de la querelle des rites. » C’est-à-dire qu’à l’image du Chinois spinoziste et athée se substitue celle du Chinois tolérant et déiste. Les Jésuites et les Philosophes y trouvent également leur compte : avant 1750, s’ils se heurtent apparemment, ils s’apportent souvent, au niveau de l’histoire des idées, un concours réciproque.
2Le P. Lafitau opère un travail un peu semblable sur les Iroquois. Dans ses Mœurs des sauvages américains comparées aux mœurs des premiers temps (1724), il croit retrouver chez les Iroquois les traces d’une religion primitive donnée par Dieu aux hommes. C’est encore un jésuite, le P. Labat, qui donne en 1722 un Voyage aux îles d’Amérique ; un jésuite, le P. Charlevoix, qui publie l’Histoire et description générale de la Nouvelle France (1744).
3Si l’on tente de comparer les récits de voyage de cette période avec ceux de la fin du règne de Louis XIV, on peut certes y voir un recul de la crédulité. Mais cela n’est pas forcément un progrès ; ce recul est en fait le signe de la normalisation de l’Autre. Le Chinois, l’Iroquois y perdent quelque peu leur originalité. L’uniformité de la formation des Jésuites qui voient partout des déistes, rejoint l’universalisme des Lumières, qui retrouve partout une même « nature ». À la volonté missionnaire des Jésuites correspond sans peine le prosélytisme européocentrique des Lumières.
4Cet idéal humaniste est bien sensible dans le grand ouvrage qui est comme l’aboutissement de tous ces récits ; l’Histoire générale des Voyages de Prévost qui en est déjà à son septième volume en 1749. Avant 1749, il s’agit encore essentiellement d’une reprise d’un volume anglais ; de 1754 à 1761 paraîtront des volumes où la personnalité de Prévost est plus perceptible (cf. infra).
2. Comprendre le monde
5Les sciences physiques suscitent un intérêt croissant dans cette première moitié du siècle. Or, à ce moment du développement de la pensée scientifique, une croyance en Dieu, assouplie certes, peut apparaître comme apportant une explication satisfaisante de l’existence et du fonctionnement de l’univers. Évidemment, suivant les cas, ce lien entre déisme et intelligibilité du monde est pratiqué avec plus ou moins d’intelligence. L’abbé Pluche (1688-1761) nous fait sourire, il n’en a pas moins connu un grand succès à son époque. On a eu tort cependant de l’enfermer dans une image un peu ridicule. Ses contacts avec les milieux jansénistes et anglais sont importants ; c’est pour le fils de lord Stafford qu’il écrit son Spectacle de la nature (1732-1750), qui fut traduit dans toutes les grandes langues européennes d’alors. Il s’agit d’expliquer les mécanismes de l’univers dans ses moindres détails par la divine Providence ; ce finalisme entraîne des naïvetés.
6Le déisme voltairien (« Dieu grand horloger ») est en réaction contre le providentialisme (l’homme est comme une souris au fond du navire : le grand nautonnier se soucie peu de son confort) ; il nous apparaît néanmoins comme un désir de rationaliser une représentation théologique de la Création vieille de plusieurs millénaires. Voltaire est cependant ouvert aux progrès de la physique moderne. Il écrit Micromégas à la gloire du microscope et contribue largement à la diffusion des idées de Newton et à la fin de la physique cartésienne. Cependant, les rapports entre cartésianisme et newtonisme ne sont pas si simples ; s’il est bien vrai qu’une physique qui repose sur la théorie de l’attraction universelle s’écarte de la théorie des tourbillons chère aux cartésiens, « la victoire de Newton signifie l’unification du Ciel et de la Terre, soumis à une même loi mathématique : en ce sens, l’événement parachève l’entreprise cartésienne et fortifie l’idée du mécanisme universel » (J. Ehrard). Dans cette vaste entreprise de conciliation qui caractérise avant 1750 aussi bien la pensée des Jésuites que celle d’une partie des philosophes des Lumières, la théorie de l’attraction universelle s’allie fort bien avec le déisme, puisque c’est Dieu qui a institué les lois physiques.
7Tout cependant, n’est pas conciliable. Nous avons vu comment chronologie chinoise et chronologie biblique entraient en conflit, c’est aussi à des problèmes de chronologie que se heurtent les recherches sur l’histoire de la Terre. Buffon rédige en 1745 De la formation des planètes, en 1749, il publie, dans la première série de l’Histoire naturelle, sa Théorie de la Terre. La durée du globe (en particulier à cause de la présence des fossiles) tend à s’étendre considérablement, et la chronologie biblique apparaît trop courte. La Sorbonne, en 1749, s’inquiète.
8La génétique naissante est un domaine encore beaucoup plus inquiétant. La Vénus physique (1745) de Maupertuis pose la question de la fixité des espèces. Le Telliamed de Maillet, écrit probablement un quart de siècle plus tôt, publié en 1748, réédité en 1749 et 1755, connaît un grand succès. L’homme-machine (1747) du docteur La Mettrie est intéressant par son matérialisme. Dans ces quelques années qui précèdent 1750 un certain nombre d’ouvrages montrent que quelque chose est en train de changer dans les esprits, que le combat va devenir plus âpre.
B. Morale et religion
1. Une religion conciliante
9Jusque-là, il semble régner une relative harmonie entre la pensée traditionnelle et celle des Philosophes, harmonie facilitée par le fait que ceux-ci ont fortement subi la marque, au moins durant leur éducation, de la pensée religieuse, et qu’ils ne sont pas encore arrivés à la phase la plus audacieuse de leur combat. Cette harmonie est aussi due à l’effort que font les ecclésiastiques, et en particulier les Jésuites, pour rendre la religion raisonnable et attirante à des esprit gagnés par le rationalisme. La relative défaite du jansénisme et le grand succès de ses ennemis, les Jésuites, en cette période 1730-1750, sont probablement en partie responsables de ce que le conflit entre les Lumières et la tradition religieuse éclate avec un certain retard. L’histoire de l’utilisation des diverses « preuves de l’existence de Dieu » permet de tester l’histoire des mentalités. À la génération de Pascal qui recourt à la preuve par les miracles, et en attendant la génération romantique sensible à la preuve par les beautés de la nature, les preuves les plus utilisées en ces années 1720-1750, ce sont celles par le « consentement unanime », « l’universalité de la loi morale », l’ordre de l’univers, preuves bien en accord avec ce désir d’intelligibilité qui est une des caractéristiques des Lumières. L’organe des Jésuites, les Mémoires de Trévoux, est bien représentatif à cet égard. Le prosélytisme des « bons Pères » va là encore à la rencontre du goût et même du génie de la vulgarisation dont font preuve les Philosophes. Le P. Buffier rêve de rendre la métaphysique accessible, peu de temps avant le moment où Voltaire met le newtonisme à la portée de tous. Ni les Philosophes ni l’Église ne pensent alors que la compréhension de la vérité puisse être réservée à quelques-uns, qu’elle soit séparée de l’ensemble des connaissances.
10Les Jésuites ont-ils fait preuve d’une habileté qui se serait finalement retournée contre eux, aussi bien quand ils font connaître le sage chinois que lorsqu’ils s’efforcent de montrer que le catholicisme peut être raisonnable ? À malin, malin et demi ; les Philosophes n’auraient eu qu’à utiliser les armes que les bons Pères leur avaient préparées ? Il serait plus équitable de supposer une adhésion sincère aux Lumières de la part de ceux que l’on a vite fait de représenter comme leurs ennemis, et finalement une certaine communauté de pensée entre les adversaires qui s’expliquerait par le fait qu’ils proviennent exactement de la même classe sociale et participent de la même culture.
2. Une morale souriante
11Le P. « Tout-à-tous », pas plus que son inventeur, Voltaire, ne désire une morale trop ascétique. Le Dieu des prophètes et des martyrs effraie ; on lui préfère une image plus familière, d’un Dieu père de famille. Le thème des « plaisirs innocents » de la vertu est aussi un terrain de conciliation. La vertu est agréable, elle est finalement profitable à l’individu et à la société. Cependant, des voix discordantes se font entendre : elles proviennent soit de courants jansénistes qui montrent que la vertu n’est pas facile, soit de courants matérialistes qui affirment que le plaisir n’est pas vertueux et que vices et vertus sont également « naturels ». Par ailleurs, à l’homme vertueux convient une honnête aisance, qui fait partie aussi de ce « bonheur » dont R. Mauzi a bien montré à quel point il est important dans la pensée du xviiie siècle. Les Philosophes condamnent certes le luxe excessif ; les Jésuites ne peuvent absolument oublier les préceptes de pauvreté de l’Évangile ; mais il faut adapter une morale à une époque ; les industries de luxe fournissent des emplois au pauvre. Le bourgeois, en recherchant une honnête aisance, est à la fois bon chrétien et bienfaiteur de l’humanité.
C. Pour une monarchie modérée
12De même que la pensée matérialiste est très nettement minoritaire avant 1750, de même le « républicanisme » est isolé, considéré comme chimérique, sinon dangereux ; le schéma de Montesquieu, selon lequel à la république succéderait l’anarchie qui entraîne la nécessité d’une tyrannie pour retrouver l’ordre, est une idée fort répandue. La reprise en main du pouvoir par la monarchie et le recul de l’idéologie nobiliaire, après une résurgence sous la Régence, sont favorables à la bourgeoisie montante. Pour l’histoire des mentalités, l’évolution des théories des historiens du droit est tout aussi révélatrice que celle des méthodes des théologiens. En 1727, Boulainvilliers considère que la monarchie absolue s’est construite sur une usurpation du pouvoir par la monarchie contre les grands féodaux descendants des vainqueurs francs. En 1734, l’abbé Du Bos prétend au contraire que c’est la noblesse féodale qui est usurpatrice ; les rois francs ont succédé aux empereurs romains dont le pouvoir est considéré comme légitime. Boulainvilliers est noble, Du Bos est bourgeois ; entre l’État de la France du premier et l’Histoire critique de l’établissement de la monarchie française du second, le pouvoir de Louis XV s’est nettement affermi.
13Le prestige de l’Angleterre permet aux plus audacieux de rêver d’une monarchie constitutionnelle ; mais pour beaucoup, l’existence des corps intermédiaires et des parlements (au sens, non plus anglais, mais français du terme) est un frein suffisant. Les théoriciens du droit naturel trouvent en Grotius, Pufendorf et Locke des arguments dont ils ne sentent pas alors encore le caractère subversif. La notion de droit naturel n’est pas étrangère à la pensée théologique traditionnelle. L’idée d’un contrat tacite entre le peuple et le roi, en ces années d’équilibre politique, semble se prêter davantage à une consolidation du pouvoir du Roi Bien-aimé, qu’à l’élaboration d’une pensée contestataire, surtout présente après 1750, ou du moins après 1745.
D. Une philosophie ouverte : ses modes d’expression
14À cette philosophie qui se veut souriante et accessible, il convient de donner des modes d’expression qui permettent une diffusion relativement large. Certes, on édite toujours des traités de physique ou de métaphysique. Cependant il est des formes qui paraissent particulièrement propices à la vulgarisation aussi bien dans le domaine des sciences que dans celui des idées religieuses et politiques. Ce sont d’abord les « Lettres », qu’elles soient plus ou moins « édifiantes », qu’elles permettent des relations de voyage, ou l’exposé de problèmes philosophiques : les Lettres philosophiques de Voltaire sont à la fois relation d’un séjour en Angleterre et vaste panorama de l’ensemble des problèmes scientifiques, philosophiques, politiques qui pouvaient intéresser un homme cultivé dans la première moitié du xviiie siècle.
15Une autre forme a également un grand succès, celle de la biographie fictive : Fénelon demeure un modèle avec son Télémaque (publié de façon incomplète et supprimé par la police en 1699), en attendant l’abbé Barthélémy et son Voyage du jeune Anacharsis (1788). Les Voyages de Cyrus, de Ramsay (1728-1730), Séthos, anecdote de l’ancienne Égypte (1731) de l’abbé Terrasson contribuent à la formation d’un genre : le roman pédagogique, qui est aussi roman d’aventures, d’apprentissage et d’initiation, propre à l’exposé sous une forme attrayante de doctrines philosophiques. On assiste à ce double mouvement d’invasion de la philosophie, de la science dans la littérature, et sous toutes ses formes, mais aussi de mise en forme littéraire d’une pensée métaphysique ou scientifique qui avait jusque-là des modes d’expression plus austères, plus fermés.
16Faut-il admirer cette vulgarisation ou la déplorer ? « La place tenue par les sciences dans la vie intellectuelle de l’époque traduit peut-être moins les progrès de l’esprit scientifique que l’absence de frontières nettes entre le monde des vrais savants et celui des amateurs » (J. Ehrard). – Quel succès rencontre le superficiel Newtonisme pour les dames d’Algarotti ! – Qu’on le regrette ou non, l’universalisme des Lumières est fait de cette abolition des frontières entre les savoirs et entre savants et non-savants.
Bibliographie
• Sciences
N. Broc, La Géographie des philosophes, géographes et voyageurs au xviiie siècle (Ophrys, 1977). – G. Gusdorf, Les Sciences humaines et la pensée occidentale, t. 4, 5, 6 (Payot, 1971-73). – J. Roger, Les Sciences de la vie dans la pensée française du xviiie siècle. La génération des animaux de Descartes à l’Encyclopédie (Colin, rééd. 1972).
• Religion
M. H. Cotoni, L’Exégèse du Nouveau Testament dans la philosophie française du xviiie siècle (Oxford, The Voltaire Foundation, 1984). – J. Delumeau, Le Catholicisme entre Luther et Voltaire (P.U.F., rééd. 1985). – Modèles et moyens de la réflexion politique au xviiie siècle (P.U. de Lille, 1977).
• Philosophie
A. Adam, Le Mouvement philosophique dans la première moitié du xviiie siècle, (SEDES, 1967). – E. Cassirer, La Philosophie des Lumières (Fayard, 1966). – J. Dagen, L’Histoire de l’esprit humain de Fontenelle à Condorcet (Klincksieck, 1977). – J. Ehrard, L’Idée de nature en France dans la première moitié du xviiie siècle (Slatkine, reprint. 1981). – R. Mercier, La Réhabilitation de la nature humaine, 1700-1750 (Villemomble, 1960). – J. S. Spink, La Libre-pensée française de Gassendi à Voltaire (Éd. sociales, 1966).
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