URL originale : https://books.openedition.org/pur/187628

Chapitre 6. Relations, autobiographies, mémoires
p. 42-48
Texte intégral
A. Diversité des témoignages
1Un des traits notables des Illustres Françaises est l’habileté avec laquelle le romancier manie le récit à la première personne. Nous verrons plus loin quel succès connut dans la première moitié du xviiie siècle le roman qui prend la forme de « pseudo-mémoires ». Mais à côté du registre romanesque se développe aussi en ce début du siècle toute une littérature de mémoires « vrais », même si une part de fiction s’y mêle presque toujours.
2Nous venons de voir en Challe un grand romancier ; il est aussi l’auteur d’un Journal d’un voyage fait aux Indes orientales (1690-1691, publié à Rouen en 1721) et surtout de Mémoires qui ne seront publiés qu’en 1931 par A. Augustin-Thierry. Cet exemple nous permet déjà d’attirer l’attention sur deux caractéristiques des récits à la première personne de cette époque : d’une part, l’importance de la place qu’y occupent les récits de voyages ; d’autre part, le fait que ceux-ci sont volontiers publiés par les auteurs de leur vivant (mais pas toujours) à cause de leur caractère de curiosité et de la masse d’information qu’ils apportent. Les récits plus intimes ou plus politiques sont en général posthumes, et, comme tels, sujets à bien des vicissitudes : perte de manuscrits, publications tronquées par des éditeurs-censeurs.
1. Relations de voyages
3Nous avons signalé l’importance des voyages dans la transformation des mentalités en ce début du siècle. La qualité littéraire de leurs relations est forcément inégale. Néanmoins, il n’y a aucune raison de refouler ces textes dans la marginalité parce qu’ils ont un intérêt autre que littéraire. Le succès du Journal du voyage du Chevalier Chardin en Perse et aux Indes orientales qui paraît, sous sa version complète, en 1711, n’est pas dû au seul caractère informatif de son récit. Galland aussi a tenu le journal de ses voyages. La Hontan n’est pas dénué de talent (Voyages, 1703). Ces écrivains n’ont pas à inventer une fiction ; le romanesque se présente à eux grâce au voyage même. En principe, ce n’est pas tant leur moi qu’ils mettent au premier plan que le pays visité, ses habitants, ses coutumes. Mais le récit est forcément filtré par une conscience, celle du narrateur, et ce n’est pas son moindre intérêt. Ainsi le moi n’est plus haïssable, puisqu’il devient le support de l’information, et le lecteur est tout aussi ravi de découvrir Challe (Journal de voyage aux Indes orientales) ou Galland que les habitants des terres lointaines qu’ils mettent en scène ; le récit de voyage devient l’histoire d’une conscience aux prises avec l’ailleurs, avec l’autre.
2. Voyages intérieurs
4Il est un autre domaine où le moi a le droit de se mettre en scène – pour raconter son propre anéantissement en Dieu, il est vrai – c’est l’autobiographie du mystique. Des exemples célèbres ont pu servir de modèles : sainte Thérèse d’Avila, saint Jean de la Croix, saint Ignace. Les querelles autour du jansénisme amènent à relire les Confessions de saint Augustin. Le quiétisme, tout autant que le jansénisme, par des voies différentes développe la vie intérieure. Bien des textes de Fénelon possèdent un accent personnel, quasi autobiographique. Mme Guyon (1648-1717) écrit une Vie de Madame […] Guyon écrite par elle-même (publ. 1720) qui n’est ni sans intérêt ni sans talent. Michelet avait tendance à exalter les héroïnes féminines, et il y a un peu trop de bienveillance dans son jugement : « c’est sainte Thérèse et c’est Don Quichotte » ; il va cependant plus loin dans cette appréciation que la sévérité où se rejoignent curieusement Nicole et Voltaire, dans un même souci de rationalité.
3. Biographies
5On ne peut dissocier les progrès de l’autobiographie de l’essor des biographies : finalement les schémas narratifs sont identiques ; la seule différence, et elle est de taille, se situe au niveau du narrateur-énonciateur qui raconte sa propre histoire au lieu de raconter celle d’autrui. Ces biographies se développent conjointement avec l’essor des sciences historiques dont nous avons parlé plus haut. Nous avons vu aussi comment Fontenelle en créant l’éloge académique donnait une forme laïque à l’oraison funèbre qui n’en cesse pas moins d’exister pendant tout le xviiie siècle.
4. Mémoires
6Le début du xviiie siècle est marqué par deux monuments : les Mémoires du cardinal de Retz qui ne sont publiés qu’en 1717 et connaissent un grand succès, mais avaient été rédigés peut-être avant 1675, et ceux de Saint-Simon qui sont écrits surtout à partir de 1739, et ne seront publiés, de façon fautive d’ailleurs, qu’en 1788, mais qui ont circulé à l’état de manuscrit pendant tout le xviiie siècle et que Voltaire connaissait. Saint-Simon a été stimulé par le désir de répondre au journal manuscrit de Dangeau (1638-1720). Retz et Saint-Simon sont des personnages qui ont eu un rôle historique et qui tiennent à en souligner l’importance. C’est Rousseau qui instaurera l’autobiographie moderne axée sur la vie intérieure d’un individu depuis son enfance, sans préjuger de son rôle historique. En ce début du xviiie siècle, pour raconter sa vie, il faut être un voyageur, un mystique ou un homme politique.
B. Saint-Simon
7On hésite à rattacher cette œuvre à une des périodes que nous sommes obligée d’imposer à l’histoire littéraire. En toute rigueur, si l’on considère les dates de rédaction, il devrait appartenir à l’époque suivante. À partir de 1694, Saint-Simon (1675-1755) a tenu un « Mémorial » ; il rédige vers 1730 une masse d’Additions au Journal de Dangeau ; il récrit ses Mémoires de 1739 à 1750 ; ils portent sur la période 1693-1723. Il meurt en 1755 après la publication des premiers volumes de l’Encyclopédie. Cependant, il demeure un homme de la fin du règne de Louis XIV – même s’il porte sur le roi vieillissant et sur sa cour un regard fort critique et si sa modernité transcende les divisions chronologiques.
1. Sa vie
8Saint-Simon est né à le 15 janvier 1655. Il fait d’abord une carrière militaire, comme il est normal dans son milieu. Vidame de Chartres jusqu’à la mort de son père (1693), il entre dans la compagnie des Mousquetaires, participe au siège de Namur et à la bataille de Nerwinden, puis sert en Allemagne. En 1702, il est déçu de ne pas avoir l’avancement qu’il espérait. Sa carrière politique ne sera pas non plus aussi brillante qu’il l’eût voulu. Son indépendance d’esprit le fait mal voir du roi vieillissant. Il met son espoir tour à tour dans le dauphin, qui meurt en 1711, dans le duc de Bourgogne qui disparaît en 1712, et dans le duc d’Orléans, le futur régent. Il va être de ceux qui travaillent à faire casser le testament de Louis XIV. Néanmoins, il n’a pas sous la Régence l’importance politique qu’il espérait. Il est ambassadeur extraordinaire en Espagne en 1723. Le Régent meurt, Saint-Simon se retire alors de la Cour. Il vit tantôt à Paris, tantôt dans son château de La Ferté-Vidame, et écrit.
2. Écriture et contestation
9Mais si la rédaction des Mémoires est tardive, la pratique de l’écriture remonte très haut dans la vie de Saint-Simon ; dès l’adolescence, il décrit les obsèques de la dauphine de Bavière. Il rédige des Projets politiques ; il est probable aussi qu’il tient une sorte de « fichier » des diverses personnes rencontrées à la Cour, fichier qui sera indispensable pour étayer la seule mémoire lors de la rédaction. C’est parce qu’il écrit qu’il est mal vu. Pourquoi le Roi, qui par ailleurs protège les écrivains, n’est-il pas satisfait d’avoir celui-là à la Cour ? C’est qu’il n’appartient pas à la classe où se recrutent en général les écrivains à cette époque : petite noblesse, bourgeoisie parlementaire.
10Saint-Simon trahit doublement en écrivant, car il manifeste un regard critique, non tant à l’égard de sa propre classe qu’à l’endroit du Roi. Il est un nostalgique de l’époque qui précède l’absolutisme. Ce n’est pas un hasard si, en cette fin de règne et pendant la Régence, la noblesse s’insurge contre la façon dont Louis XIV s’est servi de la bourgeoisie pour affermir son pouvoir. Pas un hasard si l’on édite le grand chroniqueur de la Fronde, Retz, si paraissent aussi d’importants ouvrages d’historiens qui recherchent l’origine de la noblesse française pour affirmer ses droits. Ainsi Boulainvilliers (1658-1722) qui voit dans les nobles les descendants des conquérants francs, tandis que le peuple descendrait des Gaulois vaincus (son État de la France et son Histoire de l’ancien gouvernement de France paraissent, à titre posthume, en 1727). La contestation chez Saint-Simon s’appuie sur une nostalgie passéiste. Il n’est pas le dernier cependant à regretter la féodalité. De même chez ce grand seigneur provençal, le marquis de Sade, nous verrons une alliance qui nous semble étrange entre esprit démocratique et féodalisme, à l’encontre du pouvoir monarchique. Pas d’aspiration démocratique chez Saint-Simon, certes. Il écrit des Projets de rétablissement du royaume de France où il préconise de tempérer la monarchie absolue par des « Conseils » – et non par la réunion d’États généraux où le Tiers se trouverait représenté. La noblesse lui semble (et Montesquieu est aussi de cet avis) faite pour être par excellence ce « corps intermédiaire » nécessaire pour l’équilibre du pouvoir. On voit que cet esprit contestataire est fondamentalement hostile à toute mobilité sociale.
11Cet esprit contestataire lui donne aussi des sympathies pour les hommes de Port-Royal, quoiqu’il ne soit pas, à strictement parler, janséniste. Il proteste énergiquement contre la bulle Unigenitus. L’appartenance, plus ou moins souple, au courant janséniste était, beaucoup plus qu’une option théologique, une forme de contestation. Ce sera de plus en plus vrai à mesure que l’on s’avance dans le xviiie siècle, peu porté sur les problèmes strictement métaphysiques. Le jansénisme convient assez bien à cette vision pessimiste de Saint-Simon analysant la Cour comme travaillée par les forces du Mal.
3. Le mémorialiste d’un Soleil qui s’éteint
12Saint-Simon a beau déplorer l’absolutisme de Louis XIV, il n’en fait pas moins de ce Roi le centre même de son récit. Toute l’histoire de la Cour s’organise autour de lui. La question des préséances, si importante à ses yeux, ne se conçoit qu’à partir du Roi-Soleil. Mais un soleil qui s’obscurcit. Car l’astre, aux yeux de Saint-Simon, ne resplendit pas autant qu’il le prétend. D’où, dans ce texte, une sorte de déplacement. Tous ces événements finalement s’organisent-ils en fonction de ce centre politique qu’est le roi, ou en fonction du narrateur qu’est l’écrivain ? Le centre de rayonnement, n’est-ce pas – sinon au niveau de la réalité, du moins au niveau du texte que nous lisons – la conscience du mémorialiste ?
13L’historien moderne reprochera avec un certain anachronisme à Saint-Simon de n’être pas un véritable historien au sens où nous l’entendons. Le Discours qu’il ajoute en 1743 en préface à ses Mémoires, tente de présenter des vues plus générales sur l’histoire et nous déçoit. Saint-Simon a tendance à voir la Cour comme un « abrégé de l’État », d’où l’importance démesurée à nos yeux des intrigues, des questions de cérémonial. C’est une vue un peu simpliste et qui, pour le coup, va trop dans le sens du centralisme monarchique. On regrette, si on lit Saint-Simon comme un historien, qu’il ignore pratiquement la province, se soucie peu de Paris : c’est Versailles qui lui importe. L’Europe est peu présente ; elle n’apparaît que par le biais des guerres, des visites de souverains étrangers. Les principaux événements du règne de Louis XIV sont expliqués par des causes purement psychologiques et souvent mesquines ; Saint-Simon ne voit pas assez l’importance des causes économiques, tandis que Montesquieu, Voltaire en sont déjà fort conscients.
14Plutôt qu’un historien, au sens où nous l’entendons, il vaudrait mieux voir en Saint-Simon un mémorialiste dont l’œuvre s’apparenterait davantage à celle du peintre (il y a d’admirables portraits) et même du romancier. Dès lors, peu importe que l’objet soit futile, c’est le regard, c’est l’art qui importent. Reproche-t-on à Proust de décrire minutieusement le cérémonial du salon des Guermantes ? Ses premiers lecteurs ne s’en sont pas privés, mais qui oserait encore le faire maintenant ? Si l’on conserve plus de sévérité envers Saint-Simon, c’est parce qu’il n’opère pas dans le registre de la fiction. La fascination pour l’objet qu’il décrit aiguise pourtant son regard critique. Les petits détails vrais sont multipliés pour ressusciter des personnages haïs, ainsi le duc de Vendôme. « Sa paresse était à un point qui ne se peut concevoir […]. Sa saleté était extrême, il en tirait vanité […] il était grand mangeur, d’une gourmandise extraordinaire, ne se connaissait à aucun mets, aimait fort le poisson, et mieux le passé, et souvent le puant, que le bon ». Portrait complété par le récit de « l’infâme bouffonnerie » d’Alberoni.
15Pas plus que Proust du monde des Guermantes, Saint-Simon n’est au total dupe de cette Cour où il sent peut-être essentiellement un spectacle particulièrement favorable à l’exercice de ses dons de peintre. Yves Coirault, le savant éditeur moderne de Saint-Simon et son exégète le plus autorisé, a bien analysé le goût de Saint-Simon pour le bal masqué : « Il semble que le spectacle d’une mascarade organisée, son absurdité de parodie, son aspect de brillante et vaine figuration, réponde à quelqu’obscur désir de l’écrivain ; la profondeur du monde, toujours mystérieuse, sollicitant l’âme vers le tragique, fait place à une profondeur factice, à un décor de carton pâte ; l’illusoire s’y fait rassurant, trompe l’observateur dans l’exacte mesure où il consent à se laisser tromper […]. Le plaisir des yeux et de l’esprit a cependant quelque chose de plus vif, si, par une rare coïncidence, tel masque au lieu de cacher le personnage, prend un sens emblématique, met en pleine lumière une réalité normalement offusquée. Il semble que ce soit alors le décor même de la vie sociale qui brusquement tombe ou se retourne, que la mascarade paradoxalement dévoile et développe l’envers du masque mondain » (L’Optique de Saint-Simon). Toute cette vie de Cour n’est-elle pas finalement une vaste mascarade que le duc et pair prend très au sérieux, mais dont le penseur mesure bien la vanité et dont l’écrivain voit surtout les ressources infinies qu’elle offre à sa plume ?
Bibliographie
• Voyages
Lettres édifiantes et curieuses des jésuites dans l’Inde au xviiie siècle, éd. I. et J.-L. Vissière, publ. Univ. Saint-Étienne, 2000. – L’homme des Lumières de Paris à Petersbourg, éd. Ph. Roger, Naples, 1995. – Potocki, Voyages en Turquie et en Égypte, éd. S. Plantureux, Cotti, 1999. – S. Stroiev, Les aventuriers des Lumières, P.U.F., 1997.
• Voyages intérieurs
A. Fliche et V. Martin, Histoire de l’Église, t. XIX (par E. Préclin et E. Jarry, 1955-56). – Nouvelle Histoire de l’Église, t. IV, Siècle des Lumières, par LJ. Roger, etc., Le Seuil, 1968. – H. Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux, t. 9, 10 (Blond, 1932). – J.-L. Gore, Fénelon, cf. supra. – Fr. Mallet-Jeanne Guyon (Flammarion, 1978).
• Challe
Mémoires, correspondance complète, éd. F. Deloffre, Genève, Droz, 1996. – Challe, Journal du voyage des Indes orientales, éd. J. Popin et F. Deloffre, Genève, Droz, 1998.
• Saint-Simon
Saint-Simon, Mémoires, éd. Y. Coirault, « Pléiade », 8 vol. (Gallimard, 1982 et sq.). – Saint-Simon, Mémoires (extraits), prés, par Y. Coirault (Gallimard, « Folio », 1990). – J. Cabanis, Saint-Simon l’admirable (Gallimard, 1974). – Y. Coirault, L’Optique de Saint-Simon (Colin, 1965). – Y. Coirault, Les Manuscrits du duc de Saint-Simon (P.U.F., 1970). – Y. Coirault, Les Grimoires de Saint Simon (Klincksieck, 1975). – G. Poisson, Monsieur de Saint-Simon (Berger-Levrauk, 1973). – L. Spitzer et J. Brody, Approches textuelles des Mémoires de Saint-Simon (Tübingen, Gunter Narr, 1980). – D. Van der Cruysse, Le Portrait dans les Mémoires du duc de Saint-Simon (Nizet, 1971). – Cahiers Saint-Simon (Soc. Saint-Simon, Château de Sceaux), depuis 1973.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Histoire de la littérature française du XVIIIe siècle
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://freemium.openedition.org/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Histoire de la littérature française du XVIIIe siècle
Vérifiez si votre bibliothèque a déjà acquis ce livre : authentifiez-vous à OpenEdition Freemium for Books.
Vous pouvez suggérer à votre bibliothèque d’acquérir un ou plusieurs livres publiés sur OpenEdition Books. N’hésitez pas à lui indiquer nos coordonnées : access[at]openedition.org
Vous pouvez également nous indiquer, à l’aide du formulaire suivant, les coordonnées de votre bibliothèque afin que nous la contactions pour lui suggérer l’achat de ce livre. Les champs suivis de (*) sont obligatoires.
Veuillez, s’il vous plaît, remplir tous les champs.
La syntaxe de l’email est incorrecte.
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3