Chapitre 1. Les guerres de religion et la crise idéologique
p. 235-252
Texte intégral
1En 1560 commence la période des « troubles », euphémisme employé à l’époque pour les guerres civiles qui dévastent le royaume jusqu’aux dernières années du siècle. Dès le « tumulte d’Amboise », fomenté par Condé, prince du sang et chef du parti protestant, pour soustraire le conseil de régence à l’influence des Guise, et dont l’échec donne lieu à une féroce répression, les querelles de clans nobiliaires et les débats de légitimité se mêlent aux fanatismes religieux ; mais ceux-ci propagent et avivent les antagonismes dans une population qu’enfièvrent les épreuves d’une récession économique aggravée par le poids croissant de la fiscalité. Dans ces conditions, les efforts de Catherine de Médicis et de son conseiller Michel de L’Hospital pour apaiser les dissensions aux États Généraux de 1560, et pour faire aboutir le colloque de Poissy (1561) à un compromis doctrinal, ne peuvent que retarder un peu les hostilités. Lorsque celles-ci ont éclaté, déclenchées par le massacre des protestants de Wassy (1562), la politique royale vise à obtenir, à chaque avantage de l’un ou l’autre parti, une suspension d’armes et des concessions qui empêchent le vainqueur du moment d’imposer sa loi ; mais à ce jeu de compromis et de bascule, elle est taxée de « machiavélisme » et discréditée aux yeux des deux adversaires. Après les premières guerres (1562-63, 1567-68, 1568-70), de plus en plus meurtrières, l’édit de Saint-Germain, relativement favorable aux protestants vaincus à Jarnac et à Moncontour, puis le retour en grâce de leur chef militaire, Coligny, et le mariage du prince huguenot Henri de Navarre avec Marguerite de Valois, sœur de Charles IX, tout paraît indiquer que le roi veut imposer une réconciliation définitive ; l’assassinat de Coligny et le massacre de la Saint-Barthélemy (août 1572) où sont tués par surprise, à Paris puis en province, quelque quinze mille protestants, démentent ces espoirs et font apparaître les mesures d’apaisement comme un piège tendu par la Cour. De 1573 à 1580, les édits de paix ne font qu’interrompre momentanément les combats, avec des garanties toujours contestées (comme insuffisantes ou excessives, selon le camp) et toujours précaires ; quant aux « Politiques » qui voudraient faire prévaloir l’autorité civile contre les Églises en conflit, ils n’exercent qu’une influence limitée, compromise par les intrigues et la duplicité de François d’Alençon, frère du roi, qui prétend les représenter. La paix de Fleix, en 1580, réalise un équilibre un peu plus stable au prix d’une partition de fait du royaume, chaque parti se cantonnant dans les territoires qu’il contrôle. Mais la guerre reprend, compliquée d’une crise dynastique, lorsqu’en 1585 la Ligue catholique oblige Henri III à interdire de nouveau la religion réformée dans tout le royaume et à déposséder de ses droits à la couronne Henri de Navarre, devenu héritier présomptif depuis la mort de François d’Alençon en 1584. La confusion est alors totale dans le débat triangulaire entre le roi régnant, les ligueurs qui finissent par s’insurger contre lui (mai 1588) et les protestants également rebelles mais prêts à le secourir contre leurs communs adversaires. Après la mort d’Henri III (1589), le prince de Navarre, ne pouvant s’emparer de la capitale dominée par la Ligue, abjure le protestantisme en 1593 et, sous son nom d’Henri IV, entre à Paris en mars 1594 et obtient dans les mois qui suivent la soumission des autres villes ligueuses ; dès lors les regains de résistance d’extrémistes catholiques ou de protestants qui s’estiment trahis ne sont plus que sporadiques, surtout après l’édit de Nantes (1598) censé mettre fin aux guerres de religion.
2En ces quarante années, toutes les cautions idéologiques et religieuses de l’ordre politique sont remises en cause, violemment, sur fond de guerres, de famines et d’anarchie. Ce désarroi détermine de nouvelles orientations, divergentes, dans la production littéraire. D’une part elle gagne en gravité : des discours en prose ou en vers, des traités de philosophie politique, des satires, des spectacles à fins morales, confirment la vocation des écrivains à faire entendre leur voix sans se cantonner dans la célébration des prestiges établis. D’autre part elle déploie, comme un palliatif aux menaces du réel, les fantasmagories de l’univers baroque, reflets changeants, séduisants ou inquiétants, de l’instabilité généralisée que dévoile la crise. Ces traits paraissent s’exclure mutuellement ; en fait, ils peuvent se combiner en des agencements complexes qui confèrent leur singularité aux œuvres majeures de la fin du siècle.
A. La littérature politique
3Le grand ébranlement des guerres de religion vient perturber et violemment éclairer l’évolution jusque-là progressive du pouvoir royal vers la monarchie absolue. Sont ainsi posés, en termes d’urgence, les problèmes du fondement et de la nature de ce pouvoir, de ses limites, de ses prétentions légitimes ou illégitimes ; dans les ouvrages qui en traitent, les visées polémiques avivent les investigations. Tel est le caractère de ceux qui paraissent après la Saint-Barthélemy : la Franco-Gallia de François Hotman en 1573, le traité Du droit des magistrats de Théodore de Bèze en 1575, le Contr’un de La Boétie (resté manuscrit depuis sa rédaction, vers 1551, sous son vrai titre de Discours de la servitude volontaire) en 1576, les Vindiciae contra tyrannos (« Revendications contre les tyrans ») de « Junius Brutus » en 1579 (traduction française en 1581) – et, en sens contraire, la plus remarquable théorie de l’État monarchique, les Six Livres de la République, de Jean Bodin, en 1576. Avant l’analyse de ces ouvrages, un bref retour sur leurs antécédents permettra d’en mieux mesurer la vigueur.
4Dès 1519, Claude de Seyssel avait publié La Grand’Monarchie de France où il décrivait assez précisément le système politique centralisé qui, depuis Louis XI, se substituait à la royauté féodale. Mais son ouvrage était conçu comme une apologie, destinée à rehausser le prestige des institutions françaises à une époque où François Ier, candidat au trône impérial, pouvait espérer imposer son hégémonie à l’Europe. De ce fait, il attribue la stabilité du royaume à un équilibre spontané entre le pouvoir central et les principales composantes de la société qu’il régit. Le roi est détenteur de la souveraineté, et sa volonté a force de loi ; mais il en limite lui-même les excès possibles en s’astreignant à respecter les droits de l’Église, les privilèges reconnus aux corps et communautés, et surtout les lois fondamentales qui assurent la conservation du royaume et la pérennité de ses institutions. Par sagesse politique et par piété, les rois régnants ne sauraient transgresser ces limites ni opprimer leurs sujets ; les États Généraux, périodiquement, les Conseils et les Parlements, en permanence, contrôlent leurs décisions et usent, quand il le faut, du droit de remontrance, sans que les prérogatives de la souveraineté soient remises en question. Est instauré ainsi un régime mixte, qui combine les avantages de l’« état populaire » (grâce aux États Généraux), de l’« état aristocratique » (grâce aux corps intermédiaires) et d’un « état monarchique » absolu en théorie, modéré par lui-même en droit, équilibré en fait par un système de contre-poussées discrètes.
5La théorie élaborée par Postel dans le second livre de son traité De orbis terrarum concordia (« De la concorde universelle », 1544) est de plus grande ampleur, sans y gagner en acuité. Il s’agit ici de déterminer les principes juridiques et politiques propres à former les bases d’une entente mondiale. Postel distingue et hiérarchise le « droit humain » commun à toutes les sociétés parce que nécessaire à leur permanence, le « droit civil » institué par coutume en chaque peuple et différent de l’un à l’autre, et le « droit corporatif », ensemble des règles et usages propres à chaque groupe social à l’intérieur de la cité. Les lois codifient ces différents droits ; elles émanent de la collectivité dans l’« état démocratique », et, dans la monarchie, de la volonté du roi considéré comme « loi vivante ». Le monarque délègue son autorité aux magistrats et aux chefs militaires, qui lui restent entièrement assujettis ; il entérine les usages en vigueur dans le droit civil et le droit corporatif, et il peut, comme en France, s’adjoindre un « sénat » modérateur, conseil ou parlement, mais toujours en vertu de sa volonté souveraine. Postel formule ainsi, beaucoup plus énergiquement que Seyssel, le principe de la monarchie absolue, tout en faisant procéder les règles du « droit civil » et les coutumes propres à chaque groupe d’un consensus collectif, et non pas de la décision royale, qui se borne à les sanctionner de son autorité. Il postule donc l’accord permanent entre ces dispositions collectives et la volonté du monarque – ce qui revient à éluder le problème des empiètements du pouvoir royal et des réactions qu’ils provoquent. Cela se comprend : le but de la Concordia est de préparer l’avènement de la monarchie universelle dévolue à la dynastie de France en vertu de son ancienneté (dans Les Raisons de la monarchie, 1551, Postel la fait remonter à Gomer, aîné des petits-fils de Noé !). La pensée politique de Postel s’inscrit donc, comme celle de Seyssel, dans le cadre des ambitions internationales de François Ier, prolongeant en chimère ses rapports diplomatiques avec les Turcs et avec les princes protestants d’Allemagne. Le rêve impérial masque la tension latente entre le pouvoir du monarque et les institutions héritées de la féodalité, contre lesquelles il doit prévaloir.
6Pourtant, bien avant les guerres de religion, les progrès de l’absolutisme se heurtaient à des réactions, qui se durcissent lorsque apparaissent, à partir de 1540, les premiers signes de la récession économique et de l’inflation monétaire de la seconde moitié du siècle. Le constant accroissement des impôts et l’augmentation des prix mécontentent les populations urbaines, bénéficiaires jusqu’alors de la prospérité du royaume (la première grève ouvrière, dans les ateliers d’imprimerie de Lyon, a lieu en 1539). Difficultés économiques et résistance aux empiètements royaux se conjuguent dans la « révolte de la gabelle » qui soulève en 1548 les provinces du Sud-Ouest : les taxes sur le sel avaient été étendues en 1541 à la Guyenne, jusqu’alors exempte ; les insurgés se posent en défenseurs des « franchises » de leur province. L’événement est sanglant (il aboutit au meurtre du gouverneur de Bordeaux, sanctionné par de féroces représailles), mais surtout significatif : entre le roi et sa « bonne ville », le contrat de confiance a été rompu, et les sujets se révoltent contre l’appareil d’État qui prend la relève des anciennes inféodations.
7Peut-être, s’il faut en croire J.-A. de Thou, cette crise locale est-elle à l’origine du Discours de la servitude volontaire, de La Boétie ; mais elle n’en est que l’occasion. Délibérément éloigné de l’actualité, ce Discours se présente comme une réflexion théorique sur l’oppression et la soumission. Écartant les distinctions classiques entre prince légitime, conquérant et usurpateur, pour ne s’attaquer qu’à l’arbitraire du pouvoir, qui leur est commun, La Boétie pose le problème en termes sommaires, et d’autant plus incisifs : pourquoi les peuples coopèrent-ils à leur assujettissement, alors qu’il leur suffirait de refuser d’obéir pour que le « tyran » soit déchu de sa puissance ? Les premières explications incriminent l’accoutumance (habitués à la servitude, les hommes oublient leur liberté originelle), la corruption de la populace séduite par de pseudo-largesses, sa crédulité enfin ; mais ensuite est dévoilé « le ressort et secret de la domination » : le tyran est soutenu par ses favoris, « tyranneaux » qui a leur tour s’appuient sur des comparses de moindre importance, qui recrutent eux-mêmes des subalternes, etc., si bien que toute la société est prise dans un réseau de complicités hiérarchisées, chaque détenteur d’une parcelle de pouvoir y trouvant son avantage aux dépens des inférieurs. On reconnaît là, en traits noircis, le schéma des délégations d’autorité par lesquelles la monarchie s’annexait théoriquement les corps intermédiaires de la société féodale, et, pratiquement, assurait son emprise en multipliant les officiers royaux. La résistance passive préconisée par La Boétie pourrait également correspondre à une réalité politique : la prétention des Parlements à refuser de rendre exécutoires, en les enregistrant, les ordonnances jugées illégitimes. Mais ces rapports entre le Discours et son contexte historique sont à peine indiqués par allusions. Il ne s’agit pas en effet de tempérer l’exercice du pouvoir, mais bien de révéler son essence despotique, et de présenter comme une aliénation, active chez ses agents, passive chez ses victimes, l’assentiment collectif qui lui donne force.
8Cette contestation radicale ne conduit pas à ébaucher des modèles politiques différents, censés sauvegarder la liberté ; elle dénonce seulement, comme un incompréhensible scandale, l’assujettissement contrôlé par l’appareil d’État, que rend plus que jamais visible et pesant la centralisation monarchique. Resté confidentiel jusqu’à sa publication partielle en 1574, intégrale en 1576, par les pamphlétaires protestants, le Discours de la servitude volontaire a pu passer pour un simple appel à l’insurrection ; ce qui en restreignait la portée, en empêchant de voir que les questions qu’il posait ne pouvaient se résoudre par un changement de politique ni par l’éviction du prince régnant. Mais le seul fait qu’il ait été conçu et rédigé tout au début de la seconde moitié du siècle (en 1552 probablement) montre que, bien avant la période des troubles, l’instauration de la monarchie absolue suscitait, en réponse aux enthousiasmes de Seyssel ou de Postel, une réflexion critique sur les fondements du pouvoir.
9Après la Saint-Barthélemy, la question se pose autrement. Pour les protestants, il s’agit de dénoncer le coup de force dont ils sont victimes, de légitimer leur résistance et de lui trouver une assise institutionnelle ; pour les « politiques » hostiles à la rébellion, l’essentiel est de sauvegarder l’autorité absolue du prince, quitte à en déplorer les excès. Les considérations théoriques des uns et des autres visent donc à déterminer l’étendue des prérogatives royales et de la raison d’État ; si pertinentes qu’elles soient, elles ne se situent pas au même niveau que celles de La Boétie ; mais les urgences du moment leur donnent beaucoup plus d’éclat.
10Dès 1573, Hotman entreprend de réfuter les tenants de l’absolutisme en soutenant, dans la Franco-Gallia, que les anciens rois des Francs recevaient leur autorité de l’assemblée du peuple, vraie dépositaire de la souveraineté, et habilitée à déposer les princes infidèles à leur mandat. Il en conclut que les rois sont assujettis aux lois fondamentales du royaume, et doivent prendre leurs décisions avec le consentement des États Généraux ou, à défaut, sous le contrôle du Parlement (ce dernier point figure seulement dans les chapitres ajoutés en 1586). Avec des arguments plus philosophiques qu’historiques, Théodore de Bèze, en 1573, conduit vers des conclusions semblables son traité Du droit des magistrats sur leurs sujets (publié en 1575). Postulant que toute magistrature a pour fin le bien de la collectivité qu’elle régit, il en conclut que le roi, magistrat suprême, perd son autorité si, contrevenant à la loi de Dieu, au droit naturel ou aux lois fondamentales du royaume, il l’exerce au préjudice de ses sujets. La résistance à l’oppression devient alors légitime, mais seulement si les magistrats intermédiaires entre le prince et le peuple en prennent l’initiative. Théodore de Bèze concilie ainsi la soumission des particuliers aux magistrats, exigée par Calvin (selon le principe établi par saint Paul, Rom. XIII, 1-5), et le droit collectif d’insurrection contre le « tyran », revendiqué par les protestants français. Il en résulte une théorie contractualiste de l’autorité politique, et, surtout, une définition des corps intermédiaires exactement contraire à celle des absolutistes : là où ceux-ci voient des agents du roi, Théodore de Bèze reconnaît des mandataires des circonscriptions qu’ils administrent ; la délégation d’autorité s’effectue de bas en haut, par consentement des collectivités, non de haut en bas, à partir de la décision du prince. De ce fait, les États Généraux, représentant l’ensemble du royaume, constituent l’instance souveraine et ont « puissance de déposer le roi » qui n’a pas respecté son contrat.
11Les Vindiciae contra tyrannos, publiées en 1579 sous le pseudonyme de Junius Brutus par Duplessis-Mornay ou Hubert Languet, exposent les mêmes idées sous une forme plus systématique. Les auteurs étudient l’institution de la royauté en Israël de manière à mettre en lumière le double contrat qu’elle requiert : d’une part le peuple et le prince s’engagent solidairement envers Dieu en promettant d’observer sa Loi ; d’autre part le prince s’engage envers le peuple à le gouverner selon la justice, et le peuple, à cette condition, lui promet obéissance. D’après ce modèle, le peuple et le prince ont même titre à sanctionner une rupture du premier contrat : l’infidélité à Dieu doit être punie par l’insurrection si elle est imputable au prince, par la répression si elle est imputable au peuple. L’analyse du second contrat montre que si le prince, en violant les lois, enfreint le serment prononcé lors de son sacre, le peuble est délié de son obligation d’obéissance : la souveraineté dont il s’était dessaisi sous conditions lui revient de droit du moment que ces conditions ne sont plus respectées. Comme Théodore de Bèze, les auteurs des Vindiciae limitent soigneusement l’application de ces principes en précisant que le peuple ne peut agir qu’en corps, et sur l’initiative de ses tuteurs : officiers de la Couronne, nobles, édiles et autres magistrats ; à ceux-là seuls il appartient de contrôler l’exercice du pouvoir royal, et, en cas de « tyrannie » manifeste, d’y faire obstacle dans la mesure de leurs responsabilités. Ce sont donc les couches supérieures de la société, investies des fonctions administratives et judiciaires, qui bénéficient en fait des droits revendiqués au nom du « peuple » contre le monarque. Cependant, par son insistance sur les formes concrètes de la « tyrannie » (spoliations, répressions, gaspillages…) et sur la misère des sujets opprimés, le discours sonne comme une déclaration d’affranchissement adressée à tous, et d’abord aux victimes. Il rejoint ainsi, bien au-delà de la théorie qu’il soutient, les perspectives réellement démocratiques ouvertes par les dialogues du Réveille-Matin des Français (1574), qui avaient incorporé les pages les plus énergiques du Discours de la servitude volontaire, pour affirmer le droit de tous à élire leurs mandataires, à veiller au respect des lois et, dans les cas extrêmes, à s’insurger.
12Le contraste, perceptible dans les Vindiciae, entre la véhémence du ton et la modération des thèses accuse le défaut des ouvrages des « monarchomaques » (adversaires de la monarchie) ; leurs théories de la souveraineté de la nation, de l’inviolabilité de ses lois, et du contrat passé avec le prince, déterminant ses droits, servent à cautionner les revendications que dictent les urgences du temps : il s’agit d’empêcher le pouvoir royal de dégénérer en « tyrannie », de légitimer des révoltes réputées occasionnelles et destinées en principe à rétablir l’ordre ancien que le prince et ses courtisans « machiavélistes » auraient subverti à leur profit. On peut distinguer chez Théodore de Bèze ou dans les Vindiciae les fondements d’une pensée politique novatrice, non le système qui les coordonnerait et en tirerait les conséquences les plus hardies. Ecartelés entre un conservatisme de notables, que renforce la doctrine calvinienne, et les sollicitations de leurs coreligionnaires en lutte, ces écrivains, si fermes que soient leurs positions, n’édifient qu’une idéologie hésitante, ou tronquée, peut-être volontairement.
Jean Bodin
13La doctrine de la monarchie absolue n’est pas sujette à de tels embarras : elle s’affirme pleinement, dépassant le cadre des controverses occasionnelles, dans les Six Livres de la République de Jean Bodin (titre et ouvrage dans lesquels le mot « république » doit être pris au sens du mot latin res publica « affaires publiques », qui couvre tout ce qui a trait à la nation et à l’État, quel que soit le régime politique).
14Magistrat angevin, secrétaire de François d’Alençon depuis 1571 et porte-parole des « Politiques » qui veulent rétablir l’autorité du roi en luttant à la fois contre le parti protestant et contre le parti catholique (il défend leurs positions aux États de Blois en 1576, l’année même où paraît son ouvrage), Bodin examine le problème du pouvoir en historien et en juriste, mais en faisant intervenir un savoir très éclectique. Dix ans auparavant, dans son Methodus ad facilem historiarum cognitionem, il esquissait déjà les grandes lignes d’une théorie des institutions politiques et de leurs rapports avec les sociétés, les mœurs et les conditions géographiques et économiques. Ce n’est pas un polémiste ; il est probablement indifférent aux querelles confessionnelles, à en juger par son Heptaplomeres (« Colloque à sept interlocuteurs »), resté manuscrit jusqu’à sa mort en 1596 : il met en scène un catholique, un calviniste, un luthérien, un juif, un musulman, un rationaliste et un sceptique qui discutent paisiblement de leurs croyances respectives et finissent par s’accorder, à l’écart des dogmes, sur un déisme assez vague. Même sa bizarre Démonomanie des sorciers (1580), qui a contribué à propager à la fin du siècle la hantise du satanisme – peut-être dans le dessein de détourner contre les « sorciers », commodes boucs émissaires, le fanatisme des contemporains – manifeste surtout l’obsession de l’ordre moral et social. Le principal souci de Bodin est de réprimer tout ce qui menace cet ordre, et, à cette fin, de comprendre et de consolider dans tous les domaines les mécanismes par lesquels s’exerce l’autorité. Tel est l’apport essentiel de sa République : elle érige en un système parfaitement cohérent les pouvoirs de législation, de contrôle et de coercition que s’arroge l’État moderne.
15Selon Bodin, en effet, la « république », quelle qu’en soit la forme (monarchique, aristocratique ou démocratique), ne se constitue que par l’établissement d’une puissance souveraine, qui ne saurait recevoir de limites sans se dénaturer. Le souverain, individu ou corps collectif, a « puissance de donner et casser la loi » ; il n’est pas assujetti à celle-ci, même s’il a juré de l’observer, puisqu’elle n’est que l’expression « de sa pure et franche volonté » ; il peut révoquer les droits concédés aux citoyens par lui-même ou par ses prédécesseurs ; il n’est responsable que devant Dieu. Est donc écartée la théorie du contrat, qui implique une réciprocité incompatible avec l’exercice unilatéral de l’autorité. Est également écartée la notion d’état « mixte » élaborée par Seyssel : la souveraineté ne se partage pas, ni ne se laisse contrôler par un organisme annexe. Quant à faire du roi le « magistrat suprême » auquel le corps du peuple déléguerait sa souveraineté, Bodin démontre sans peine que c’est déguiser en monarchie un état populaire ou aristocratique. Bref, la monarchie ne peut être qu’absolue, comme le pouvoir divin dont elle est l’image ; prétendre la tempérer, ce serait la ramener à l’une des deux autres formes de « république » dont les défauts sont exposés dans le troisième livre. Elle admet toutefois différentes « formes de gouvernement » caractérisées par le recrutement du personnel politique : la monarchie est « populaire » si la répartition des charges administratives et des avantages qui leur sont liés ne tient aucun compte des différences sociales ; elle est « aristocratique » si la répartition s’effectue au bénéfice exclusif des nobles et des riches ; elle est « royale » si la distribution est « harmonique », intéressant toutes les classes sociales, mais inégalement, de manière à préserver les prérogatives des notables. Un autre principe de classification distingue encore trois types de monarchie selon les droits de propriété concédés aux sujets : le monarque régit ceux-ci de façon « royale » ou « légitime » lorsqu’il respecte absolument leurs propriétés ; de façon « seigneuriale » lorsqu’il revendique sur elles un droit domanial ; de façon « tyrannique » lorsqu’il traite hommes et choses comme sa propriété privée. Ces précisions permettent à Bodin de prôner l’équité et de s’élever contre la « tyrannie », mais en situant sur le plan des rapports économiques et sociaux les problèmes que ses contemporains posaient sur le plan politique, de manière à préconiser des règles de modération qui ne sauraient restreindre en aucune manière l’autorité du prince, ni celle qu’il délègue à ses officiers. En somme, selon sa théorie, le monarque détient le même pouvoir absolu que le « tyran » ; mais il laisse intacts (par système, et non par simple bonne volonté) les mécanismes de régulation socio-économique que le « tyran » bouleverserait.
16On distingue aisément dans cette conception de la monarchie le souci de satisfaire simultanément les exigences d’autocratie héritées de François Ier et d’Henri II, la nécessité de recruter une partie du personnel politique dans les couches supérieures de la bourgeoisie, et le désir d’ordre et de sécurité économique qui supplante, dans les classes moyennes, l’attachement aux anciennes « franchises ». Le génie de Bodin est d’abord d’avoir donné à ce modèle politique taillé sur mesure pour la monarchie centralisée et pour les catégories sociales disposées à la soutenir l’aspect d’un système méthodiquement déduit de quelques principes clairs et vérifié en chaque point par une masse considérable de références historiques et juridiques. Mais l’effort de synthèse se prolonge, dans les trois derniers livres, selon des perspectives plus larges. Bodin, à partir de la question traditionnelle des altérations qui peuvent affecter les régimes précédemment décrits, examine les conditions géographiques (climat, relief, ressources naturelles, etc.) qui déterminent les caractères ethniques et prédisposent tel ou tel peuple à tel ou tel type de « république ». Ses explications peuvent paraître naïves (guère plus, à vrai dire, que celles que Montesquieu proposera plus tard sur le même sujet) ; elles n’en jettent pas moins les bases d’une théorie générale des phénomènes politiques et sociaux, de leurs interactions, et des déterminations qui les régissent. L’innovation est capitale : elle présente comme objet de science ce que les historiens décrivaient en termes de fortune, de vertu ou de destin ; elle dépasse même les limites que Machiavel avait assignées à ses propres analyses en leur donnant pour but l’élaboration de modèles pratiques, propres à définir les stratégies politiques les plus efficaces. Le système de Bodin prétend rendre compte de tout, et déterminer les équilibres stables, selon les temps et les contrées : non pas dire « comment faire », mais expliquer les permanences et les évolutions discernables sous le détail des événements. Il inaugure le type de pensée à la fois analytique et totalisante, empirique et spéculative, qui devait pour longtemps caractériser les grandes synthèses idéologiques.
Les polémiques
17Nombre de ceux qui en 1572 avaient justifié les massacres au nom de l’autorité royale entrent en révolte en 1589 contre le nouveau roi qui n’est plus de leur parti. A la même époque, les protestants, qui voyaient Henri de Navarre sur le point d’être couronné, avaient oublié leurs discours contre la monarchie absolue ; ils pouvaient pourtant les retrouver, remis à neuf, dans les pamphlets de leurs adversaires catholiques… Des revirements de ce genre, sur lesquels Montaigne ironise amèrement, témoignent de l’aptitude des polémistes du xvie siècle à échanger et manipuler les arguments selon l’occasion, en fonction de fidélités plus puissantes que leurs cautions idéologiques ; mais on peut y voir aussi les corrélations complexes entre options religieuses, données conjoncturelles et choix de politique et de société, accusées par les éclairages contrastés et mobiles sous lesquels elles sont placées. C’est ce qui fait la force et la qualité littéraire des grands pamphlets de la fin du siècle : rivés à l’actualité par les lois du genre et par le souci d’efficacité immédiate, ils prennent appui aussi sur les traités de la période antérieure pour faire apparaître en profondeur les incidences politiques des actions qu’ils préconisent ou censurent. Le Dialogue d’entre le maheustre et le manant (1593), composé par le ligueur F. Morin de Cromé, prolonge le réquisitoire contre les « politiques » ralliés à Henri IV en critique sociale : face aux « maheustres », nobles et magistrats qui commencent à trahir, le petit peuple ligueur se prévaut de sa fidélité à la cause catholique, mais exprime aussi ses aspirations à l’indépendance et à l’égalité. La même année, la Satyre Ménippée, ouvrage collectif d’écrivains de milieux divers (J. Le Roy et J. Gillot sont hommes d’église, P. Pithou, N. Rapin et G. Durand appartiennent à la magistrature, Fl. Chrestien et J. Passerat sont universitaires), ridiculise les États Généraux convoqués par la Ligue, en 1593, pour élire un « roi catholique ». Plus que par ses thèmes (vénalité des Ligueurs soudoyés par l’Espagne, intrigues des princes lorrains, férocité et sottise de leurs partisans…), le pamphlet se distingue par sa forme ironique : les personnages incriminés exposent eux-mêmes leurs manœuvres, la salle où ils se réunissent est décorée d’allusions emblématiques à leurs crimes ou à leurs déboires, le corps de l’ouvrage est précédé d’un éloge des vertus du « catholicon d’Espagne », ingrédient miraculeux de leur propagande ; ce n’est qu’à la fin que l’expression devient directe, dans le discours que Pithou fait prononcer à Claude d’Aubray, député du Tiers État : là sont condamnés les agissements des uns et des autres, et établis les principes de légitimité qui assurent les droits d’Henri IV contre les prétendants. L’effet recherché est de provoquer d’abord chez le lecteur le rejet spontané, par dérision ou dégoût, des antivaleurs présentées ironiquement, puis de lui dévoiler, dans le réquisitoire d’Aubray, les valeurs politiques plus précises sur lesquelles se fonde implicitement cette réaction. Car, si clair que soit ce dernier discours, il met en œuvre des notions relativement complexes et suppose connus au moins approximativement les principes de la monarchie moderne que Bodin vient de définir, et les controverses auxquelles ils ont donné lieu (sur le rôle des États et des corps intermédiaires, sur les « lois fondamentales » et en particulier la loi salique, etc.). La virulence de la satire est due, comme toujours, à son art de la caricature et des attaques personnelles, mais aussi à l’appréciation exacte des enjeux du conflit et à la définition des normes propres à déterminer les choix. Si bien que le travail des théoriciens des décennies précédentes est sans cesse mis à contribution pour charger de sens allusif, autant que de malice ou de véhémence, les formules qui feront brèche et emporteront la conviction du lecteur.
B. L’histoire au XVIe siècle
1. 1500-1550
18Appelant en 1499 le Véronais Paul-Émile pour écrire l’histoire de son règne, Louis XII confesse involontairement la faiblesse des lettres françaises en ce domaine. Commynes est seul de son temps à s’élever à la compréhension des événements, à en proposer des explications fondées sur la psychologie, à révéler crûment, sous le mince glacis d’une justice immanente qu’exercerait la Providence, la brutalité des faits et le cynisme des acteurs.
19Hors de lui, il n’y a guère que des annalistes attentifs surtout aux événements dynastiques (J. Bouchet, Chroniques d’Aquitaine) ou des chroniqueurs officiels, gagés par les princes, comme par le passé, et dont on ne saurait attendre de jugement équitable. Historiographe royal, Nicole Gilles continue la rédaction des Grandes chroniques de France et la tradition en sera poursuivie jusqu’à Gabriel Chappuys (1582). André de La Vigne, engagé par Charles VIII pour relater son expédition en Italie, livre un Voyage de Naples dans lequel, sans souffler mot des ambitions territoriales de son prince, il justifie l’entreprise par « l’iniquité mauvaise » du roi Alphonse d’Aragon. Il suit strictement l’ordre chronologique, minimise l’hostilité des Italiens à l’invasion française et n’évoque pas même la figure de Savonarole. Séduit par le détail et l’anecdote, il campe au centre de son récit la figure glorieuse de son roi et se soucie peu de donner à comprendre les événements : Fornoue, à l’en croire, ne permit aux Français de se dégager du piège refermé sur eux que parce que là « était Dieu qui bataillait pour eux ».
20En même temps, la France découvre les historiens italiens contemporains (Machiavel, Guichardin) et surtout ceux de l’Antiquité. Le culte humaniste des belles-lettres fait admirer chez ces derniers l’éloquence qui ordonne les faits selon de grands tableaux et expose les entreprises humaines selon l’art du discours et du dialogue oratoire. Au détriment, parfois, de la vérité : les historiens de ce siècle mettront longtemps à se dégager des séductions de la littérature.
2. 1550-1600
a. Les mémorialistes : acteurs et témoins
21Ils sont de plus en plus nombreux : désir de fixer d’eux une image favorable devant la postérité, plaidoyers pro domo pour leur intervention sur une scène politique et militaire de plus en plus confuse. Certains ne se proposent qu’une « fin domestique et privée » : ainsi du mémoire légué à Montaigne par son père pour y relater sa campagne d’Italie ou de Sa vie à ses enfants que d’Aubigné rédigea pour exhorter ceux-ci à demeurer fermes en leur foi protestante.
22Né avec le siècle et contraint de renoncer à la vie des camps par la blessure qui le défigura lors du siège de Rabastens (1570), Biaise de Monluc entreprend de rédiger ses mémoires, qu’il intitulera Commentaires (hommage à César, homme de guerre et de plume), et proclame d’autant plus haut sa fidélité à quatre rois de France successifs que le dernier, Charles IX, lui a retiré sa faveur. Il célèbre comme il convient son héroïque défense de Sienne (1555) et justifie la répression brutale qu’il opposa aux Guyennais révoltés contre la gabelle et aux troupes protestantes. Maréchal sorti du rang, il écrit « à la soldatesque », dit son contemporain La Popelinière, et ne craint pas de recommander à ses lieutenants de « faire grande tuerie pour donner l’épouvante ». Son mode narratif dépouillé de rhétorique épouse de très près l’événement, auquel il confère une intense présence.
23Relatifs aux règnes de Henri III et Henri IV, les Mémoires-journaux de Pierre de l’Estoile appartiennent pour une part à l’ancienne tradition bourgeoise du livre de raison dans lequel se consignent les menus faits du quotidien privé1. Mais l’Estoile élargit son regard au Paris contemporain en proie à la Ligue, dont il brocarde l’extrémisme politique et le fanatisme religieux. Inlassable collectionneur de brochures et d’affiches, il contribue au triomphe du parti des Politiques, qui soutient Henri de Navarre.
24Pierre Bourdeille, seigneur de Brantôme (mort en 1614), recueille dans ses Mémoires une brassée d’anecdotes ou de portraits relatifs aux fortes personnalités qu’il côtoya au cours d’une existence aventureuse. Conteur truculent et sans préjugés, il est un bon témoin d’une époque colorée et de l’énergie vitale d’une aristocratie turbulente ; il célèbre les grands capitaines, les dames illustres ou galantes.
b. Vers une méthode historique
25Les commentaires narquois de l’Estoile ne sont qu’une des manifestations de la montée, dans le champ historien, de l’esprit critique.
26L’historien de ce temps n’en accueille pas moins volontiers le surnaturel : les tempêtes traduisent pour La Popelinière les « terribles jugements » du Souverain, de Thou lit dans les tremblements de terre des « signes de l’air » annonciateurs de grands désordres et disserte sur des « merveilles » et « singularités » sans mettre en cause, comme le feront plus tard Bayle et Fontenelle, la réalité du fait. Prompt à dénoncer l’esprit de parti chez ses rivaux, l’historien du xvie siècle n’accède lui-même que difficilement à l’impartialité. Du moins celle-ci lui paraît-elle désormais vertu cardinale : d’Aubigné loue les catholiques du Haillan et de Thou de parler équitablement des Réformés, et renoncera, pour son Histoire universelle, aux « partialités » qui abondent dans ses Tragiques. Certes, une conception providentialiste de l’histoire continue de prévaloir, mais elle est tempérée par la recherche de facteurs explicatifs humains (que Bossuet préférera appeler « causes secondes ») : de là l’intérêt de l’historien pour les explications psychologiques auxquelles recourait déjà Commynes et qui plaisent à une époque fascinée par les grandes individualités. Une histoire positive se constitue sur la ruine des mythes de fondation ; ainsi de l’origine troyenne des Francs, à laquelle les poètes ont bien du mal à renoncer (La Franciade de Ronsard est de 1572) mais que Pasquier met au rang des « belles fables et frivoles » avant de la congédier avec malice : plutôt que d’un Troyen vaincu, n’eût-il pas été préférable de descendre d’un Grec victorieux ?
27C’est encore au nom de la vérité que l’on congédie peu à peu l’éloquence qui caractérisait l’écriture historienne du début du siècle. Montaigne exige « la matière de l’histoire, nue et informe » (Essais, II, 10) et se soucie peu d’y « apprendre la grammaire », d’accord en cela avec Bodin qui « tient pour établi qu’on ne peut rechercher tout ensemble l’agrément et la vérité ». Mais le prestige du récit historique se maintient et les historiens de ce temps, même les plus grands, préfèrent encore les sources narratives aux documents, que les conditions concrètes du travail historien rendaient d’ailleurs difficiles d’accès (archives espagnoles ou pontificales, contraintes, pour d’Aubigné, de l’activité militaire).
c. Les historiens
28Les Recherches de la France, d’Estienne Pasquier, publiées à partir de 1560, tentent d’accorder les exigences de l’esprit critique avec la passion pour ce qui est « du vieil estoc françois », d’arracher à l’oubli et à l’injustice des hommes les lambeaux du passé national pour reconstituer à partir d’eux l’esprit de nos institutions.
29Pasquier se méfie des chroniques monastiques médiévales comme des annalistes royaux, mais blâme le mépris dans lequel nous tiennent les Italiens. Attaché à « l’ancienneté de notre France » comme aux prérogatives du Parlement, auquel il appartient, il est l’adversaire résolu de l’ultramontanisme jésuite et, contre la Ligue, choisira le camp des Politiques. « Avocat le jour et poète la nuit », il voit dans la langue et la littérature françaises des « anciennetés » dignes de ses Recherches : l’historiographie littéraire n’est pour lui que l’arrière-ban de l’historiographie nationale. En 1596, le livre VI, entièrement consacré à des questions de littérature, propose ce qui sera la première tentative d’histoire littéraire de la France, depuis l’origine de notre poésie. Historien, Pasquier ne se contente pas de notices, mais veut dessiner le mouvement des lettres françaises, dont il suit le « progrès » jusqu’à l’accomplissement glorieux qu’il fait résider en la « grande flotte de poètes que produisit le règne » d’Henri II.
30Le propos du Recueil de F origine de la langue et poésie française (1581), de Claude Fauchet, est plus érudit : tirer de la consultation même des manuscrits médiévaux la matière de notices sur plus de deux cents poètes, d’oïl comme d’oc. Magistrat humaniste, comme Pasquier et de Thou, Fauchet explore le passé national pour établir la légitimité des institutions françaises et fonder, sans recourir au triptyque antiquité-décadence médiévale-renaissance humaniste, une histoire nationale capable de rivaliser avec les œuvres fortement architecturées des historiens antiques2.
31La Methodus ad facilem historiarum cognitionem de Jean Bodin (1566) est beaucoup plus qu’une préparation à son grand traité politique de La République (1576) ; elle contient une méthode, mais aussi une philosophie de l’histoire. L’auteur distingue histoire humaine, naturelle et sacrée. Il trouve dans cette dernière le fondement d’une conception optimiste du devenir historique, le développement du christianisme s’accompagnant d’une progression des mœurs ; mais il refuse, sauf lorsqu’il fait du récit de la Genèse la source de la chronologie, tout discours historique qui ne s’appuierait pas sur des faits positifs : d’abord les documents écrits (annales, chroniques, histoires particulières) qu’il faut dépouiller de leurs éléments subjectifs, ensuite les enseignements de la géographie (ici s’insère la « théorie des climats » qui fait dépendre les mœurs des peuples de la combinaison des coordonnées géographiques et de la nature du sol), enfin les institutions politiques. De la réflexion sur ces données de l’expérience naîtra une histoire universelle qui servira à constituer une anthropologie.
32Historiographe royal dès 1571, Du Haillan expose dans son État et succès… (1572) le fonctionnement de la monarchie. Dans son Histoire de France (1576), qui se termine sous Louis XI, il tente de dégager les faits des histoires fabuleuses et, contre la tradition des annalistes, recherche un « discours et fil continu d’histoire ». Les contemporains reconnaîtront son effort d’objectivité.
33Sensible au mouvement qui voit les États s’affirmer, croître, puis dépérir, Louis Le Roy accorde une conception théologique de l’ordre universel avec la foi dans une activité humaine qu’il montre susceptible de progrès, dans l’ordre de la connaissance comme dans celui de l’action (De la vicissitude ou variété des choses en l’univers, 1575).
34Il y a plus de pessimisme chez le protestant La Popelinière (Histoire des histoires, 1599), devant les limites de l’esprit humain ; mais son attachement « roide et constant » à la vérité lui fait assigner à l’histoire non l’exposé nu des « accidents passés » mais la recherche des « motifs, conseils, progrès, issues et événements du tout ». Il lui en coûte de donner congé à la rhétorique ; il n’en mesure pas moins le chemin accompli par son siècle dans le travail historique.
35Attentif lui aussi à l’ascension et à la chute des empires (même s’il voit là les bornes fixées par la Providence aux ambitions humaines), Jacques-Auguste de Thou n’en recherche pas moins les causes particulières de l’évolution historique. Dans son Historia mei temporis (1604-1620), traduite en français en 1734 (Histoire universelle depuis 1533 jusqu’à 1607), ce catholique modéré attaché à la réconciliation nationale s’applique à une impartialité que salueront ses contemporains et recherche une définition « laïque » de la société civile et de la nation.
36Cette orientation ne saurait être celle d’Agrippa d’Aubigné, bouillant partisan calviniste. Son Histoire universelle (1618-1620) a pour limites chronologiques la vie d’Henri IV et n’est universelle que parce qu’elle rapporte aux affaires de France, selon un ingénieux dispositif combinant la chronologie des guerres et l’ordre des points cardinaux, les événements survenus dans les provinces du royaume, dans la proche Europe et sur les autres continents. D’Aubigné postule que la main de Dieu conduit les destinées humaines jusqu’à l’avènement de la Cité évangélique. Mais si les limites de son esprit critique sont celles de ses contemporains et s’il se montre surtout crédule envers les légendes qui confortent ses thèses (ainsi de la présence du fils d’Hérode parmi les Innocents massacrés), il s’efforce ici, plus que dans les Tragiques, à l’objectivité : il reconnaît des vertus à Catherine de Médicis et parvient à donner de la Saint-Barthélemy une version que confirment globalement les témoignages contemporains.
Conclusion
37Au cours du xvie siècle, l’écriture de l’histoire est parvenue à s’émanciper d’une triple servitude : elle échappe à la vision myope des annalistes, apprend à s’élever au-dessus de la partialité des chroniqueurs, réussit à se soustraire à la tentation de l’éloquence à laquelle l’exposait la vénération de la Renaissance pour les historiens antiques. Les vues générales de Jacques-Antoine de Thou et d’Agrippa d’Aubigné relèvent d’une conception providentialiste de l’histoire qui sera celle de Bossuet ; mais l’attachement des meilleurs historiens du siècle à la vérité des faits annonce aussi une pratique plus positive de l’histoire, qui sera celle de Voltaire.
Bibliographie
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Théorie et pratique politique à la Renaissance, Colloque de Tours (Vrin, 1977) Les Ecrivains et la politique dans le Sud-Ouest de la France autour des années 1580, Colloque de Bordeaux (Presses Universitaires de Bordeaux, 1982).
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Notes de bas de page
1 Mais c’est à un hobereau du Cotentin, le sieur de Gouberville, que nous devons un Journal d’un prix exceptionnel pour la connaissance de la vie quotidienne dans un manoir provincial du xvie siècle (éd. M. Foisil, Paris, 1981).
2 Sous le même titre de Bibliothèque française, La Croix du Maine (1584) et Du Verdier (1585) tentent un recensement de tous les auteurs ayant écrit en français (notices surtout bio- et bibliographiques).
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Histoire de la littérature française du XVIe siècle
2e édition actualisée
Michel Bideaux, Hélène Moreau, Gilles Polizzi et al.
2004
Histoire de la littérature française du XVIIIe siècle
Deuxième édition actualisée
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2003
Histoire de la littérature française du XXe siècle, t. I
1898-1940
Jean-Yves Debreuille, Francine Dugast-Portes et Christine Hamon-Siréjols Michèle Touret (dir.)
2000
Histoire de la littérature française du XXe siècle, t. II
Après 1940
Bruno Blanckeman, Jean-Yves Debreuille, Francine Dugast-Portes et al. Michèle Touret (dir.)
2008
Histoire de la littérature française du XIXe siècle
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2007