1En conclusion de son livre, Les cloches de la terre, Alain Corbin, l’historien des sens et du sensible, écrit :

« En fait, c’est tout un pan de la culture sensible qui s’appauvrit à partir des années 1860 ; toute une trame sonore qui s’estompe. Si l’on veut bien admettre qu’un paysage est fondamentalement une lecture, une manière de poser le regard ou de disposer à l’écoute, le lent effacement de celui qui était dessiné par les cloches de la terre a précédé le silence et la ruine des clochers1. »

2Un siècle plus tard, François Mitterrand a gardé la même sensibilité de ses « petites patries », de ces territoires qu’il chérissait en esthète, mais aussi en politique comme le démontre cet ouvrage dirigé par François Dubasque et Anne-Laure Ollivier « Le promeneur enraciné » au sous-titre significatif « François Mitterrand, un cheminement politique et sensible à travers les territoires » et qui réunit treize contributions, en majorité d’historiens, enrichies comme il se doit en histoire du temps présent par les témoignages de personnalités : Henri Nallet, Michel Charasse, Jacques Santrot, Paul Lévy, Philippe Marchand, Jérôme Royer et Gilbert Mitterrand. La démarche est originale car il s’agit d’une approche décentrée d’un parcours politique en République, celui de François Mitterrand, à partir des territoires de l’intime sans pour autant cloisonner le local du national. Mais c’est aussi une histoire sensible du politique, chère à Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello2 à partir de l’exemple de François Mitterrand.

3Les territoires de Mitterrand sont connus, les plus proches étant le Morvan, les Charentes, les Landes mais aussi le Luberon. Les Lettres à Anne3 ont livré le quotidien de celui qui fut un inlassable randonneur malgré ou grâce aux contraintes imposées par la vie politique. La territorialisation de la vie politique de François Mitterrand inspire une cartographie de la France fort bien soulignée par Michel Cantal-Dupart.

4Son rapport aux territoires se distingue par ses sensibilités, ses émotions qui sont nourries par une grande culture historique et géographique. C’est grâce à cette culture acquise dans ses études classiques, et sans cesse renouvelée et enrichie, que François Mitterrand acquiert une connaissance très précise des territoires qu’il traverse, qu’il est en parfaite harmonie avec les paysages et en parfaite connivence avec les hommes issus de toutes les catégories sociales autour d’un bon repas. Il est un élu rural qui est à la fois respectueux des traditions et soucieux des problèmes rencontrés par les campagnes, et donc partisan d’une modernisation nécessaire. Il ne sera pas un homme prisonnier d’un ministère puis de l’Élysée. Cet inlassable promeneur sillonne souvent seul ces territoires au volant de sa propre voiture au grand dam des services de sécurité et au risque de glisser sur une plaque de verglas sur une route du Morvan comme le fit Jacques Chirac en Corrèze.

5Mais si cette histoire se veut décentrée et sensible, elle n’est pas pour autant étrangère au national et à la conquête du pouvoir comme le montre le slogan de campagne « La force tranquille », illustrée par la photo du candidat devant une église de village qui a perdu volontairement sa croix. François Mitterrand a compris l’importance de la ruralité dans les programmes de la gauche comme l’avait fait jadis Gambetta. Est-ce tout à fait un hasard si ces deux hommes se partagent les faveurs de Cavaillon dépeint par Christian Chevandier ?

6Le pluralisme et la hiérarchisation caractérisent ces petites patries avec, en tête, la Nièvre ou plus largement le Morvan où il a été élu, lui le parachuté dès 1946, parce qu’il sut y mobiliser la mémoire de la Résistance, puis sans cesse réélu, si bien que la Nièvre fut un véritable laboratoire politique rappelé par Jean Vigreux4. Au-delà du département, il faut évoquer le Morvan ou plus largement la Bourgogne, petite patrie aussi de la famille Gouze, celle de sa femme, qui s’était installée à Cluny pendant la guerre, famille laïque et républicaine engagée dans la Résistance. Il y a bien sûr la Charente avec Jarnac, le lieu de naissance de François Mitterrand, mais encore la Bretagne évoquée par François Prigent, la Drôme et le Luberon petite patrie qu’il partage avec Anne Pingeot et évoquée par Gilles Vergnon. Ces territoires sont tout à la fois lieux de villégiature et de flâneries, lieux de campagne électorale, lieux de pouvoir et de décision ; il s’intéresse à la filière bois du Morvan tout comme à celle de la viticulture dans la Drôme. Très attaché aux communes parce que les mairies sont à la base de la conquête du pouvoir comme le montre Rémi Lefebvre, il défend le maintien du département dans le cadre des projets sur la décentralisation des années 1970-1980.

7On comprend que ces débats sur la décentralisation aient touché cet homme attaché à la territorialisation de la vie politique. François Dubasque, Thibault Tellier et Pascal Chauchefoin soulignent ainsi l’art de la synthèse de François Mitterrand, alors qu’il doit faire face à une double concurrence : celle, externe, des gaullistes qui ont lancé les premiers projets non aboutis véritablement, celle, surtout, interne avec le projet « décoloniser la province » de Michel Rocard. Il doit aussi affronter en interne le courant jacobin du CERES de Jean-Pierre Chevènement. Président de la République il ne veut pas non plus laisser le champ complètement libre à Pierre Mauroy, son Premier ministre, ni à Gaston Defferre, son ministre de l’Intérieur, mais il soutient les lois de 1982, 1983, 1985. La question de la décentralisation est l’occasion de rassembler les gauches mais aussi de concilier l’attachement traditionnel au territoire et la nécessité de le moderniser et de le faire entrer dans la mondialisation. Les idées de François Mitterrand sont donc complexes et évoluent avec le temps comme, du reste, les mises en scène du territoire.

8En effet, le rapport au territoire chez François Mitterrand se construit au fil des années et de ses fonctions d’élu, de ministre et de président de la République, au service de son image et de sa mémoire. Noëlline Castagnez en a donné un exemple avec Solutré qui, même si ce lieu fut à l’origine un pèlerinage familial comme le rappelle Gilbert Mitterrand, est, du fait de sa médiatisation, devenu un lieu mémoriel. Le réel goût de François Mitterrand pour la littérature enrobe le territoire d’une poétique terrestre étudiée par François-Jean Authier. Sensible aussi à la modernité, il ne sous-estime pas non plus l’intrusion sous la V^e République de la communication politique comme le montre Pierre-Emmanuel Guigo ; ce qui n’empêche pas le rituel de relever du domaine du privé avec les promenades jarnacaises évoquées par Éric Kocher Marboeuf. Latche, près de Soustons dans les Landes, combine le privé avec les réunions familiales, les promenades dans les bois à la recherche de champignons, et le public car cette bergerie achetée en 1965 vit aussi défiler les grands de ce monde comme Gorbatchev. Comme l’analyse Judith Bonnin, Latche tient sa place dans la diplomatie mitterrandienne.

9Il existe bien un va-et-vient constant chez François Mitterrand entre le privé fait de sensibilité et d’amitiés profondes et le public indissociable des succès de l’homme politique et relevant très largement de la médiatisation et de la construction d’une image et d’une mémoire. Se côtoient ainsi le fin stratège en politique – certains l’ont qualifié de Machiavel – et l’homme sensible aux lettres, aux arts, à la cuisine des terroirs et à la nature.

10D’autres exemples pourraient ainsi prolonger cet intérêt pour une approche « décentrée ». Que l’on songe à Antoine Pinay surnommé le « Sage » de Saint-Chamond5, Édouard Herriot à Lyon6, Gaston Defferre à Marseille7, Jacques Chaban-Delmas à Bordeaux8, mais ici ce sont surtout des villes de conquête, même si l’identification du personnage à sa ville est parfaite du fait de la longévité de l’édile. Si Solutré est devenu un lieu de mémoire de la Mitterrandie, n’en est-il pas de même de Colombey pour les gaullistes ? On peut aussi parler de « petite patrie » à propos du Cantal pour Georges Pompidou, de l’Auvergne pour Valéry Giscard d’Estaing, de la Corrèze pour Jacques Chirac et François Hollande. La présidentialisation de la V^e République a pour corollaire sa territorialisation.

11L’intérêt de cet ouvrage collectif est donc d’ouvrir le débat entre le privé et le public dans la vie politique, entre le sensible, l’intime et la posture utile à la construction d’une image et d’une mémoire.