Témoignage
p. 163-166
Texte intégral
1Je voudrais simplement évoquer quelques moments, dont j’ai été le témoin, et qui illustrent le rapport de François Mitterrand aux territoires, en particulier aux territoires ruraux, puisque pendant plusieurs années j’ai été son conseiller agricole à l’Élysée, notamment à l’époque du passage d’Édith Cresson au ministère de l’Agriculture1. Ce furent des temps très durs, assez violents, car chaque fois que le président de la République se déplaçait ou projetait de le faire, nous étions confrontés à des menaces de manifestations paysannes, organisées par des dirigeants professionnels engagés à droite, comme François Guillaume alors président de la FNSEA.
2Le conseiller agricole, sous le contrôle de Michel Charasse et de Jean Glavany, était donc chargé de jouer au démineur. Habituellement cela consistait à proposer au Président de rencontrer les responsables agricoles sur le terrain. Au départ, François Mitterrand était assez réticent, car il connaissait très bien les préférences politiques de la plupart des dirigeants paysans, mais il a fini par en accepter le principe. C’est là que j’ai pu admirer son rapport aux territoires et aux gens qui les occupent. Il prenait place à la table dans une ferme, d’une façon tout à fait naturelle. Il y avait là en général des représentants de la FDSEA, de la chambre d’Agriculture, du CNJA, des coopératives…
3Le climat était d’abord glacial, puis se réchauffait doucement. François Mitterrand les interrogeait tout simplement. Il leur parlait de telle façon, que ces hommes commençaient à échanger de manière naturelle avec lui. Il avait une maîtrise de la relation interpersonnelle mais aussi une connaissance des territoires, de leur géographie et du travail que ces hommes y faisaient, qui était exceptionnelle. Cela permettait donc d’établir, quelquefois par-dessus la tête du gouvernement, des relations directes entre le président de la République et les responsables agricoles. Ma fonction consistait entre autres à l’accompagner dans ses déplacements. Nous faisions souvent le trajet en hélicoptère et j’avais droit, à ce moment-là, à un cours savant de géographie. Il avait une connaissance à la fois intellectuelle et humaine de l’ensemble des territoires traversés.
4Quelques petites anecdotes : en 1992, je quitte le gouvernement dans une période assez agitée2. Il vient me voir à Tonnerre, dans l’Yonne, la ville que j’administrais. Durant la demi-journée passée ensemble, j’ai pu me rendre compte qu’il connaissait l’histoire de la commune : le chevalier d’Éon, le vieil hôpital, le cadran solaire, étaient autant d’occasions ou de réflexions originales.
5Quelque temps auparavant, il était venu passer une demi-journée à Vézelay, comme il le faisait souvent. J’étais député de l’Yonne. On organise alors un déjeuner avec les conseillers généraux du coin, tous de droite. À cette époque, le ministre de l’Intérieur, Pierre Joxe, voulait proposer un nouveau projet de décentralisation qui risquait de mettre à mal les départements. Le président Mitterrand fait parler longuement les uns et les autres et, à la fin du repas, il se tourne vers Joxe : « Alors, vous avez vu monsieur le ministre de l’Intérieur, vous voulez toujours supprimer les départements ? » Et on n’en a plus jamais entendu parler.
6Dans ces contacts directs en petit comité, il pouvait se montrer redoutable. Au cours d’un voyage en Bretagne, il a fallu organiser un déjeuner avec les élus de la région et des représentants des professions agricoles particulièrement revendicatifs. François Mitterrand préside le déjeuner tandis que Raymond Marcellin, président du conseil régional et figure de la droite bretonne, qui a bien remonté ses troupes, lui fait face. À peine assis, Marcellin est interpellé en ces termes par François Mitterrand : « Rappelez-moi, Marcellin, dans quel gouvernement avons-nous siégé ensemble ? », faisant allusion au gouvernement Edgard Faure de 1952. Inutile de préciser que le président de Région, quelque peu décontenancé, s’est ensuite montré plus aimable…
7Le rapport de François Mitterrand avec les territoires ruraux, et l’agriculture en particulier, était beaucoup plus fort qu’on a pu le croire. Sa pensée dans ce domaine était très moderne. Quelles étaient par exemple les formes d’agriculture qu’il maîtrisait, qu’il comprenait, qu’il aimait ? La viticulture bien sûr, le cognac notamment, mais aussi celle du Midi car c’était une terre socialiste, et l’élevage bovin du Morvan.
8Lors des négociations d’adhésion à l’Europe de l’Espagne et du Portugal, il m’avait demandé de m’intéresser à deux sujets : la pêche dans le golfe de Gascogne et la viticulture du Midi. L’opinion des pêcheurs et des viticulteurs français de ces régions le préoccupait, car il sentait que des difficultés pouvaient surgir de là. Il me donna donc pour seule consigne : « Vous allez les voir tout seul. Je ne vous ai rien dit et surtout vous n’en parlez pas au ministre de l’Agriculture3. » Et pendant toutes les négociations, je fus chargé par le Président de veiller à ces sujets sur lesquels je l’informais directement.
9Il se préoccupait aussi des différentes formes de production. Il avait le goût de l’élevage traditionnel, en revanche les élevages modernes intensifs, du type de ceux pratiqués dans l’Ouest breton, ne lui convenaient pas. À propos de la production porcine ou de celle des volailles, il me disait : « Vous vous rendez compte, ils en ont des milliers. » Aujourd’hui, il aurait sans doute milité pour une agriculture plus respectueuse de l’environnement. Il ne le théorisait pas, mais dans les contacts qu’il entretenait, il était manifeste que ces formes de production avaient sa préférence bien informée !
Notes de bas de page
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