François Mitterrand et la Drôme
Une « toute petite patrie » et un territoire du mitterrandisme
p. 127-138
Texte intégral
1À l’évidence, le département de la Drôme, et même sa partie méridionale, appelée aujourd’hui « Drôme provençale », n’appartiennent pas au premier cercle des « petites patries » de François Mitterrand. Ni petite patrie de naissance, comme Jarnac et la Saintonge, ni fief électif et laboratoire politique comme la Nièvre, ni villégiature d’adoption comme les Landes, entre Hossegor et Latche, ni résidence sentimentale comme Gordes et le Luberon. Et l’on sait que la géographie personnelle de François Mitterrand incluait bien d’autres lieux d’élection, parfois dressés en listes de préférences : le Ventoux, la Loire à Saint-Benoît, Salers, Clermont, Gergovie, le Grand Canal vu du Danieli1… Aucune intervention d’élus ou de responsables locaux au fameux congrès socialiste de Valence, en octobre 1981, n’évoque d’ailleurs une relation particulière entre le Président et le département : dans son allocution d’ouverture, Lucien Dupuy, le secrétaire fédéral de la Drôme, décrit un « pays de transition du Nord au Midi, du continent à la mer qui reçoit le congrès de la victoire, congrès étape de notre société en marche vers le socialisme », sans aucune allusion « personnelle » à François Mitterrand2.
2Pourtant, la Drôme appartient bien à la « couronne sentimentale » de François Mitterrand, selon l’expression du journaliste Pierre Vallier, une des « plumes » du Dauphiné libéré3. C’est à Valence qu’est née son amour de jeunesse, Marie-Louise Terrasse, plus connue des téléspectateurs des années 1960 et 1970 sous le nom de Catherine Langeais, c’est à Mérindol-les-Oliviers que s’est installée sa sœur Marie-Josèphe, c’est à Vernon, dans l’Ardèche toute proche, que réside une autre de ses sœurs, Antoinette, en 1972, et c’est enfin par la Drôme que passe la route de Gordes, fréquemment évoquée dans les Lettres à Anne. Mais c’est aussi, et c’est ce autour de quoi tournera cette communication, dans la Drôme méridionale, que s’est construite une relation particulière avec un élu local, Henri Michel, viticulteur, président d’une importante cave coopérative, conseiller général en 1958, puis maire de Suze-la-Rousse en 1959, enfin député en 1971. Cette relation a fait l’objet d’un très suggestif petit livre de Michel Richard4, autre journaliste du Dauphiné libéré. On s’intéressera ici non à la relation personnelle comme telle, mais plutôt à ce qu’elle a permis politiquement, en relation avec l’implantation d’une force politique, la Convention des institutions républicaines (CIR), la Fédération de la gauche démocrate et socialiste (FGDS) et le Parti socialiste, enfin le « retour sur investissement » que permet en sens inverse cette relation.
François Mitterrand dans la Drôme : politique, nature et traditions ?
3François Mitterrand s’est rendu officiellement, comme dirigeant politique ou comme chef d’État, six fois dans la Drôme : en juin 1966 pour une tournée d’implantation de la FGDS, en janvier 1970 pour une réunion publique à Valence au titre de la Convention des institutions républicaines, en décembre 1971 pour soutenir la candidature à la députation d’Henri Michel, en mai 1976 pour une « Fête de la Rose » à Beaumont-les-Valence, enfin comme Président pour deux visites officielles qui encadrent son premier septennat : le 9 juin 1981 à Montélimar et Suze-la-Rousse, le 19 février 1988 à Suze-la-Rousse et Saint-Paul-Trois-Châteaux. À ces visites s’ajoutent de nombreuses visites privées, « tous les deux mois » selon Pierre Favier et Michel Martin-Rolland5, souvent des étapes sur la route de Gordes, accompagnées parfois de personnages officiels6.
4Les deux visites officielles du premier septennat, au-delà de leur intérêt intrinsèque, révèlent au grand public ce lien avec le territoire.
5Le 9 juin 1981, à cinq jours du premier tour des élections législatives, l’avion du GLAM (Groupe de liaisons aériennes ministériel), utilisé pour la première fois, se pose à l’aérodrome de Valence-Chabeuil, avant d’être relayé par un hélicoptère Gazelle de l’ALAT (Aviation légère de l’Armée de terre) pour le transfert à Montélimar. Le journaliste local commente : « C’est la première fois qu’un président en exercice fait escale à Valence-Chabeuil. Mais ce n’est pas la première fois que François Mitterrand utilise la voie des airs pour gagner cette terre drômoise qu’il connaît fort bien et qu’il affectionne particulièrement pour diverses raisons personnelles7. »
6La visite présidentielle, après une première sortie publique plutôt ratée au salon aéronautique du Bourget8, se doit d’être un succès médiatique et politique, d’où la transformation d’une visite semi-privée en déplacement officiel où le président lancera un appel pour confirmer le vote du 10 mai aux élections législatives toutes proches, les 14 et 21 juin.
7Le lieu n’est pas choisi au hasard : le Président voulait selon Georges Fillioud un « coin perdu » mais pas la Nièvre9. C’est en tout cas un fief ancien de la SFIO où règne sans partage depuis les années 1950 le maire de Montélimar Maurice Pic, doublée d’une étape amie, Suze-la-Rousse, où il dînera chez Henri Michel. La visite associe donc deux dimensions. Une dimension publique avec un discours à l’Hôtel de ville de Montélimar où il aborde les questions géopolitiques du moment (Irak, Pologne, relations avec les États-Unis…), appelant aussi à confirmer le vote du 10 mai. Cette dimension inclut aussi la découverte des contraintes protocolaires : signature d’un livre d’or, réception d’un « pavé de nougat à l’effigie du président offert par la chambre syndicale des nougâtiers10 », mais aussi la découverte des contraintes de sécurité, pas encore vraiment prises en compte11. Enfin la visite met en scène un volet « privé », avec le dîner à Suze-la-Rousse où le nouveau Président affirme délibérément sa dimension « provinciale ». Le journaliste Pierre Vallier relate à cette occasion une visite précédente où François Mitterrand lui avait confié : « Je suis né entre deux rangs de vigne », ajoutant « rien de pire que l’État parisien pour le provincial que je suis resté12 ». Cette fois, le Président rappelle encore au journaliste Michel Richard qu’il est « venu chez des amis voir des amis » pour partager un menu régional, qui sera d’ailleurs quasi identique à chacune de ses visites et toujours préparé par Denise Michel, l’épouse du député : salade parfumée aux lavandes fraîches, omelette aux truffes, rôtie de grive, oreillettes à la fleur d’oranger, arrosé de Côtes-du-Rhône.
8Le 19 février 1988, à moins de trois mois de l’élection présidentielle, le Président revient sur ces terres pour le dernier déplacement en province de son septennat. Chacun se demande s’il en profitera pour annoncer sa candidature à la réélection :
« On se demande quelles sont les raisons de cette visite dans un terroir agricole. Démonstration de sa tranquillité d’esprit en venant faire du tourisme au pays de la truffe et du vin… ou choix d’un lieu privilégié qu’il affectionne pour prononcer la petite phrase que tout le monde attend. Les hommes politiques annoncent parfois de grandes nouvelles à partir de petits villages : Colombey, Montboudif, Vernon sur le Doubs [sic], Latché… À trois mois tout rond des présidentielles, le Tricastin se plaît à rêver qu’il entrera dans l’histoire13. »
9Pas d’annonce de candidature pourtant, alors que fleurissent les pancartes et banderoles : « Tonton on est avec toi », « Tonton ne nous laisse pas tomber » ou même « Tonton tu es canon14 ». Pas de petite phrase non plus, mais une nouvelle affirmation du statut rural et provincial du Président : visite d’une truffière, de la cave coopérative « La Suzienne », de l’université du vin à Suze-la-Rousse, de la maison des truffes du Tricastin, accompagnées bien sûr d’une brève allocution appelant à « franchir ensemble les barrières politiques pour un effort commun15 ». Interrogé par le journaliste Michel Richard sur le sens de sa visite, François Mitterrand se borne à déclarer : « Le seul symbole que j’y vois est celui de l’amitié. Mais vous avez raison, ces visites en province sont pour moi une occasion de rester fidèle à mes racines. Tant de force, tant de capacités y sont contenues. Comment comprendre la France et son évolution si on est coupé de son peuple16 ? »
10Ces différentes déclarations révèlent, au-delà de la tactique et du calcul politique, une appétence réelle pour les terroirs qui composent la « mosaïque France17 », que l’on retrouve dans bien d’autres lieux et la conviction, souvent réaffirmée, que la France est moins une « idée » qu’un « être vivant », une « personne à trois dimensions » dont il fait une expérience quasi charnelle18. Elles nous rappellent aussi, que, tout comme Georges Pompidou et Jacques Chirac, François Mitterrand n’était pas, ne se voulait pas un homme politique « hors-sol » et, encore moins, un « Parisien ».
François Mitterrand et la Drôme : bâtir une force politique
11Le principal lien politique de François Mitterrand dans la Drôme a un visage, celui d’Henri Michel. Celui qu’on appellera « le député des Côtes-du-Rhône » ou « le député du vin » après son élection en 1971 se définira lui-même comme « le député du coin19 » et les Renseignements généraux en dressent en 1971 un portrait plutôt dubitatif : « Henri Michel, homme accueillant et serviable, est un méridional sympathique mais qui manque d’envergure. Il jouit d’un certain prestige dans les milieux agricoles de Saint-Paul-Trois-Châteaux et bénéficiera de l’appui de Maurice Pic20. »
12L’homme a déjà une carrière politique quand il rencontre François Mitterrand en 1964. Né en 1922 d’un père vigneron, réfractaire au STO et maquisard FTPF, il prend en 1945 la direction de « La Suzienne », une des plus importantes caves coopératives du département, créée en 192621. Sollicité par les maires du canton après le décès brutal du conseiller sortant, il est élu conseiller général en avril 1958 sous la bannière de la « défense des intérêts du Tricastin », puis en mars 1959 maire de Suze-La-Rousse, une petite commune d’un millier d’habitants22. Il est alors classé « sans étiquette » à la fois par les Renseignements généraux et dans les dossiers nationaux de la SFIO23.
13Henri Michel devient vite un des maillons locaux du « système Pic », qui organise autour de Maurice Pic, maire de Montélimar (1959-1989), président du conseil général (1956-1985), député de la Drôme (1958-1971) et secrétaire fédéral de la SFIO (depuis 1949), le pouvoir dans le département24. Son nom apparaît pour la première fois en 1964 dans les dossiers nationaux de la SFIO sous la rubrique « sympathisant sûr25 ». Après sa rencontre avec François Mitterrand dans une réunion publique à Lyon en 1964, il devient son délégué départemental pour l’élection présidentielle de décembre 1965 puis en mai 1966, le président départemental de la FGDS. À ses côtés, deux vice-présidents, l’un, Maurice Pic au titre de la SFIO, l’autre, le maire de Valence, Jean Perdrix, au titre du parti radical26.
14C’est à ce titre qu’Henri Michel organise le premier déplacement politique de François Mitterrand dans le département, le 3 juin 1966. Celui-ci doit tenir plusieurs réunions politiques à partir du sud du département : d’abord Montélimar, puis Crest, dans la vallée de la Drôme, une étape imposée à Suze-la-Rousse à midi, enfin Romans dans la soirée, avant de terminer la journée par une grande réunion à Valence à 21 heures27. Comme l’écrit Henri Michel à celui que l’on appelle déjà « le Président » : « Tout est en place et en bonne place dans la Drôme et j’espère que tout le sera bientôt dans tous les départements de notre pays28. » La tournée, bien couverte par la presse locale, est un succès et François Mitterrand couvre tous les registres, du local au national, en adaptant son discours à chaque auditoire et à chaque échelle territoriale. Dans la petite bourgade de Suze-la-Rousse, où est organisé un « déjeuner sous les platanes », après Henri Michel qui fustige « la politique anti-vin » du gouvernement Pompidou, François Mitterrand abonde dans le même sens : « Partout où le vigneron accomplit sa tâche, la République fleurit29. » Mais à la salle des fêtes de Valence, préfecture et principal centre urbain du département, il parle politique monétaire, défense des libertés et de l’Éducation nationale, qui doit devenir « la véritable force de frappe qu’il faut à la France30 ».
15L’approche des élections législatives de 1967 permet d’étudier in vivo la stratégie d’implantation de François Mitterrand dans un département bien verrouillé par le « système Pic » : au sud, une présence ès-qualités de la SFIO autour de la place forte de Montélimar, au nord un compromis avec de grands élus radicaux, comme le maire de Valence Jean Perdrix, ou même le « divers-droite » Pierre Didier, maire de Romans31. Si Henri Michel est une tête de pont active, la CIR demeure « virtuelle » dans le département où elle ne compte guère plus d’une centaine d’adhérents, presque tous dans le sud32.
16Les noms de plusieurs proches de François Mitterrand sont envisagés à tour de rôle pour se présenter dans la circonscription de Romans, jugée « en jachère » et susceptible de basculer à gauche33 : Louis Mermaz, qui choisit Vienne, Pierre Joxe, qui renonce finalement après avoir « tâté le terrain34 », et Georges Fillioud, lyonnais d’origine, ex-journaliste d’Europe 1 interdit d’antenne en février 196635. Il fallait de toutes façons un « ponte parisien » ou « un bon poulain genre Filliou (sic) » comme l’écrit Henri Michel à Charles Hernu le 5 septembre 196636.
17L’arrivée de Georges Fillioud dans la Drôme soulève rapidement l’hostilité de Maurice Pic, qui y voit le risque d’une remise en cause de sa gestion « notabiliaire » du département. Mais, comme on le sait depuis la Résistance, pas de parachutage réussi sans « comité de réception » : Georges Fillioud trouvera un bon accueil dans la petite section SFIO de Romans, dont le secrétaire, le journaliste Louis Bonhomme, est un opposant actif à la ligne nationale de Guy Mollet et à la ligne locale de Maurice Pic37. C’est l’association du « parachutiste » Fillioud, du « réceptionniste » Bonhomme et de la tête de pont méridionale autour d’Henri Michel qui permet d’entamer la construction du mitterrandisme38 dans la Drôme. Autre problème local : la tentative d’implantation à Valence de Gilles Martinet, dirigeant national du PSU, auxquels sont hostiles autant Maurice Pic qu’Henri Michel. Ce dernier met « les points sur les i » dans une lettre à François Mitterrand en janvier 1967 :
« Mon cher Président,
Des bruits persistants courent, notamment à Valence, qu’un accord national nous obligerait à retirer notre candidat Perdrix pour faire place au candidat PSU, Gilles Martinet.
Le comité exécutif de la FGDS me charge de vous faire connaître que, sous aucun prétexte, il ne pourra accepter de retirer le maire de Valence même face à une personnalité comme Gilles Martinet, entendu que le maire de Valence est le seul capable de battre le député sortant UNR Ribadeau-Dumas.
Je me permets d’insister, mon cher Président, personnellement, car je sens bien que s’il était passé outre nos désirs, nous irions vers un éclatement de la Fédération et il ne me serait pas possible de continuer à assurer sa présidence39. »
18Candidat au nom du seul PSU, même s’il est officiellement soutenu par la FGDS nationale, mais pas par la FGDS locale, Gilles Martinet ne s’imposera pas à Valence… contrairement à Georges Fillioud dont la campagne à Romans est appuyée sur le terrain par des équipes de militants venus du sud viticole du département. L’un d’eux, Marc André, qui succédera à Henri Michel à la tête de « La Suzienne » raconte que « le sud est allé faire campagne au nord » et que, méconnaissant le terrain, ils collèrent malencontreusement les affiches du candidat jusque dans le département voisin de l’Isère40 ! Arrivé en quatrième position, derrière le député sortant Pierre Didier, le candidat communiste Maurice Michel et « l’indépendant » Henri Durand, Georges Fillioud est élu de justesse au deuxième tour, le 12 mars 1967, par 26 214 voix contre 25 549 après le désistement en sa faveur du candidat communiste dans le cadre d’un accord national. Battu en 1968, il est à nouveau élu député en 1973, puis maire de Romans en 1977 à l’issue d’un cycle d’implantation étalé sur une dizaine d’années. Le processus d’Épinay a donc trouvé un de ses principaux acteurs locaux, d’autant qu’Henri Michel est à son tour élu député en décembre 1971, suite à l’élection de Maurice Pic au Sénat. Dans cette élection partielle, où se déplacent plusieurs « ténors » de la vie politique nationale (Jacques Duclos, Michel Rocard, Jean-Jacques Servan-Schreiber et… François Mitterrand), le maire de Suze-la-Rousse profite pleinement des voix du monde rural, et, en particulier, des viticulteurs. C’est sans doute ce qui amène un inspecteur de la DCRG à écrire que ce scrutin législatif ressemble davantage à une « multicantonale » à enjeux locaux qu’à une élection politique41. François Mitterrand, venu en voiture de Lyon, via Metz où il tenait meeting la veille et Paris, vient soutenir Henri Michel le 24 novembre en prenant la parole dans un déjeuner-débat à Puygiron, puis dans des petites communes telles que Montboucher-sur-Jabron, Mirmande, Loriol et Nyons, avant de tenir meeting à 21 heures à Montélimar, en compagnie d’Henri Michel et de Charles-Émile Loo. Il y parle jusqu’à minuit, avant de rentrer à Lyon pour reprendre le lendemain un train pour Cluny… d’où il repart pour Paris pour voir Anne Pingeot avant de se rendre à Marseille42.
19Au total, fin 1971, l’unification locale entre une fédération SFIO, qui amène son indispensable cohorte d’élus locaux, et des équipes conventionnelles menées elles-mêmes par l’attelage hétérogène de Georges Fillioud, « jeune Turc » à la réputation sectaire, et d’Henri Michel, débonnaire mais madré conseiller général d’un territoire rural accouche d’une nouvelle fédération socialiste. Celle-ci enregistrera d’éclatants succès électoraux dans les années 1970 et 1980, avec la conquête en 1977 de Valence et Romans, permettant de contrôler, en sus du conseil général, les principales villes du département. François Mitterrand s’y est doublement impliqué : d’abord par le lien amical et politique établi avec Henri Michel, qui permet d’associer l’utile à l’agréable (la tambouille électorale à la cuisine nettement plus gouleyante de Denise Michel…) puis par l’implantation locale de Georges Fillioud, l’un de ses proches du premier cercle des Conventionnels.
Retour sur investissements : du local vers le national
20Cette histoire ne serait pas complète, si elle n’intégrait pas l’autre dimension de l’implantation du mitterrandisme dans la Drôme : le retour sur investissement que permet à Henri Michel sa relation personnelle avec François Mitterrand.
21On en retrouve des traces, triviales, dans la correspondance des années 1960 où l’on comprend, au détour d’une lettre de Charles Hernu, qu’Henri Michel fournit généreusement en Côtes-du-Rhône les cercles de la Convention : « votre Côtes-du-Rhône a des vertus que vous m’aviez cachées et il a enivré plusieurs de nos amis… », écrit Charles Hernu en 196643.
22On sait aussi que « le vigneron du Président44 », qui a créé en 1978 une « université du vin » à Suze-la-Rousse, utilise les opportunités offertes après 1981 pour promouvoir à l’échelle nationale les vins de son terroir : « Cuvée réservée aux parlementaires » à l’étiquette estampillée de tricolore réalisée par la cave « la Suzienne » en 198345, entrée de produits locaux, dont la trilogie vins-truffes-picodons à l’Élysée, tout ce que Michel Richard appelle « la promotion conviviale » du département46. Mais le lien avec « le Château » ouvre aussi d’autres possibilités : président du « groupe vini-viticole » de l’Assemblée nationale, Henri Michel est aussi nommé en 1981 vice-président du comité des Chasses présidentielles, où il invite à des battues ses opposants politiques locaux, de l’UDF comme Jean Mouton, futur président du conseil général en 1992, ou du RPR comme Régis Parent, mais aussi des amis d’enfance et des vignerons du Tricastin47. Les liens institutionnels et personnels qu’il entretient facilitent sans doute, comme le suggère Michel Richard, le classement en AOC de plusieurs vignobles locaux, mais aussi du tilleul des Baronnies et d’autres produits à la « grande époque où les AOC tombent sur la Drôme comme le soleil d’été sur les oliveraies », ainsi que l’intégration de la Drôme dans les « programmes intégrés méditerranéens48 » (PIM).
23L’affaire la plus controversée, au coût politique avéré, concerne le tracé du TGV Lyon-Marseille dans son parcours en Drôme méridionale. Après la décision gouvernementale en janvier 1989, la SNCF propose un tracé en décembre qui passe au cœur du vignoble des Côtes-du-Rhône méridionales49. Henri Michel ne dissimule pas en avoir entretenu le Président : « je lui ai fait part de mon souci », dit-il, sans requête formelle50. François Mitterrand aborde en tout cas la question, dans son entretien télévisé du 14 juillet 1990 avec Patrick Poivre d’Arvor et Christine Ockrent. Questionné sur l’écologie et les initiatives à prendre en direction des écologistes, il rétorque en « prendre de temps en temps » et « inciter le gouvernement soit à prendre telle décision soit à en modifier telle autre ». Ainsi, ajoute-t-il : « Et j’étais encore hier avec M. Fournier, président de la SNCF, pour lui dire : “Et votre tracé, là-bas, à partir de Valence et de Montélimar, pour aller jusque vers Fréjus (une ligne vers Fréjus et l’autre vers Marseille), ne va-t-il pas couper un peu trop de vignes, dans ces magnifiques vignobles des Côtes-du-Rhône”51 ? »
24Toujours est-il que, sans entrer dans le détail des procédures, la SNCF modifie son tracé initial qui passera, on le sait, dans un couloir rhodanien déjà saturé de voies de communication. La décision soulève localement une puissante vague de contestations, autour de la « Coordination TGV Drôme Vaucluse » née en mai 1990 qui dénonce les « féodalités politicoles52 ». Celle-ci, qui multiplie les initiatives de 1990 à 1992 (manifestations, occupation du local du PS à Valence), met en difficultés les socialistes locaux, stigmatisés comme des « valets de François Mitterrand plus que des élus53 ». La contestation jouera indiscutablement un rôle dans la perte par les socialistes du conseil général en mars 1992, une bascule majeure dans un département « à gauche » depuis 1871 et socialiste depuis 194554. Henri Michel, largement battu aux législatives en 1993 par Hervé Mariton (UDF), perd deux ans plus tard sa mairie de Suze-la-Rousse. Il demeure conseiller général jusqu’en 2000, où il ne se représente pas après 42 ans de mandat. Il décède le 30 septembre 2001, cinq ans et huit mois après François Mitterrand. À cette date, les systèmes politiques nationaux et locaux forgés par l’un et relayés par l’autre sont déjà confrontés à de puissants courants de désagrégation.
⁂
25La relation de François Mitterrand à la Drôme s’inscrit bien dans la double dimension de la sensibilité et du pouvoir, à laquelle cet ouvrage invite à réfléchir.
26La sensibilité s’incarne dans ce rapport si particulier de François Mitterrand avec les terroirs, dans toutes leurs dimensions agricole, culinaire, arboricultrice même (il aurait essayé de transplanter des arbres truffiers de la Drôme à Latche55…), culturelle (églises romanes, monastères…), qui nous rappelle que ce grand lecteur de Jacques Chardonne et Jean Giraudoux était peut-être le dernier président « enraciné » dans une palette de territoires, qui n’étaient pas seulement des fiefs électoraux, mais un résumé de la France tout entière.
27Le pouvoir a été conquis grâce à la construction d’une force politique entre 1964 et 1971, ces « années obscures », qui attendent encore leur synthèse56. Mais cette construction ne pouvait se faire sans le long travail de Sisyphe de l’implantation personnelle agrégeant dans chaque département autour de François Mitterrand des hommes et des réseaux d’histoire et de nature diverses. C’est l’apport principal à l’historien des Lettres à Anne qui nous montrent un homme toujours en mouvement, de fait toujours en campagne entre deux trains (qui n’étaient pas des TGV !), deux voitures (dont les suspensions n’étaient pas celles d’aujourd’hui…), deux avions, deux hôtels pas toujours très confortables. Discourant ainsi à Montélimar le 24 novembre 1971, François Mitterrand, qui était le 22 novembre à Toulouse, puis le 23 à Metz via Paris, raconte s’être levé à six heures « dans l’hôtel borgne d’une ville noire », être repassé par Paris, d’où il prend un avion pour Lyon… où une voiture l’emmène pour le déjeuner-débat à Puygriron, point de départ d’une après-midi et d’une soirée de réunions successives57. Si l’exercice du pouvoir a ses contreparties personnelles, la conquête du pouvoir se mérite, dirait un moraliste. Elle exige du temps et de l’abnégation, de longs efforts personnels, dont l’absence dans l’histoire récente explique peut-être certains échecs politiques d’hommes promis aux plus hautes destinées58.
28Enfin, l’implantation du mitterrandisme dans la Drôme, réalisée par un travail d’hybridation et d’intrication de réseaux d’origine et de nature différents (élus locaux issus de la SFIO autour de Maurice Pic, réseaux construits à partir du monde viticole et des sociétés de chasse autour d’Henri Michel, réseaux issus du syndicalisme enseignant et du PSU autour de Georges Fillioud puis de Rodolphe Pesce59) a permis aussi à des élus locaux, proches du Président, de renforcer leurs assises locales et, parfois, d’en faire bénéficier leurs territoires sur le long terme. Le rapport entre le pouvoir national et les territoires est, presque toujours, à double sens.
Notes de bas de page
1 François Mitterrand, Lettres à Anne 1962-1995, Paris, Gallimard, 2016, p. 607-608.
2 Centre d’archives socialistes. Intervention de Lucien Dupuy, 23 octobre 1981, Congrès de Valence, compte rendu sténographique.
3 Pierre Vallier, « Préface », dans Michel Richard, L’ami du président. Henri Michel, du palais de l’Élysée aux vignes de la Drôme, Veurey, Éditions du Dauphiné libéré, 2008, p. 8.
4 Michel Richard, L’ami du président, op. cit.
5 Pierre Favier et Michel Martin-Rolland, La décennie Mitterrand. I Les ruptures, Paris, Le Seuil, 1990, p. 513.
6 Ainsi cette visite au Bouchet, petite commune du Tricastin, le 15 juillet 1983, Max Feschet, « Visite privée de François Mitterrand au Bouchet », « Un siècle de visites présidentielles dans la Drôme », Cahier de l’Institut Marius Moutet, 5, 2007, p. 71-72.
7 André Roux, « Bienvenue Monsieur le Président ! », Le Dauphiné libéré, 10 juin 1981.
8 Pierre Favier et Michel Martin-Rolland, La décennie Mitterrand, op. cit., p. 76-77.
9 Michel Richard, L’ami du président, op. cit., p. 68-69.
10 « Le Président reçu mardi à Montélimar », La Tribune de Montélimar, 24, 11 juin 1981.
11 Rodolphe Pesce, député-maire de Valence, témoigne avoir dû faire, avec Georges Fillioud et Gaston Defferre, une « barrière humaine » pour éviter au Président d’être bousculé : Marylène Marcel-Ponthier, « François Mitterrand à Montélimar le 9 juin 1981 », Cahier de L’Institut Marius Moutet, op. cit., p. 67-72.
12 Pierre Vallier, « Souvenirs d’un dîner à Suze », Le Dauphiné libéré, 9 juin 1981.
13 Hugues Leclerc, « Le voyage présidentiel », La Tribune de Montélimar, 18 février 1988.
14 On sait qu’elle sera annoncée un mois plus tard, le 22 mars.
15 Marylène Marcel-Ponthier, « François Mitterrand à Suze-la Rousse et Saint-Paul-Trois-Châteaux », op. cit., p. 73-76.
16 Interview, Le Dauphiné libéré, 20 février 1988.
17 Nous empruntons cette expression au titre de l’ouvrage dirigé par Yves Lequin, La mosaïque France. Histoire des étrangers et de l’immigration en France, Paris, Larousse, 1988.
18 François Mitterrand, Mémoires Interrompus, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 23-24.
19 Michel Richard, L’ami du président, op. cit., p. 15.
20 Archives départementales de la Drôme (Arch. dép. Drôme), 1712 W 27 : Renseignements généraux, étude prévisionnelle en vue des élections, 15 novembre 1971.
21 Gilles Vergnon, « Henri Michel », notice biographique dans Le Maitron. Dictionnaire biographique. Mouvement ouvrier. Mouvement social (ci-après Le Maitron).
22 1 054 habitants en 1962, 1 212 en 1968, 1 197 en 1975.
23 Archives de la SFIO, OURS, Paris : SFIO, dossier « Élections Drôme ».
24 Gilles Vergnon, « Maurice Pic », notice biographique dans Le Maitron.
25 Archives de la SFIO, OURS : dossier « Élections Drôme ». La SFIO présente en 1964 huit candidats et soutient quatre « sympathisants sûrs », dont Henri Michel, et le journaliste et ancien député à l’Assemblée constituante, Paul Deval, à Romans.
26 OURS (correspondance avec les fédérations), 2 APO/12. Organigramme de la « Fédération démocrate et socialiste » (sic) de la Drôme, 30 juin 1966.
27 OURS, 2 APO/12 : Henri Michel à François Mitterrand, 18 mai 1966. Le programme de la visite est proposé par « le bureau de la Fédération ».
28 Ibid.
29 Le Dauphiné libéré, 4 juin 1966.
30 Ibid.
31 Jean Perdrix (1901-1984) est maire de Valence de 1957 à 1971 ; Pierre Didier (1920-1977) est maire de Romans de 1956 à 1977, et député de 1962 à 1967. Voir sur le personnel politique local : Jean-François Robert (dir.), « Dictionnaire des parlementaires drômois 1848-2002 », Cahier de l’Institut Marius Moutet, 4, 2004.
32 130 adhérents dont 100 dans le sud du département selon Henri Michel lui-même (entretien du 2 juillet 1988 avec l’historien Jean-François Robert, notes en possession de l’auteur).
33 Récit par Louis Mermaz, Il faut que je vous dise. Mémoires, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 186.
34 OURS, 2APO/12 : « F. Mitterrand m’envoie Joxe pour tâter le terrain à Romans », Henri Michel à Charles Hernu, 4 octobre 1966.
35 Gilles Vergnon, « Georges Fillioud », Le Maitron.
36 OURS, 2 APO/12H : Henri Michel à Charles Hernu, 5 septembre 1966.
37 Gilles Vergnon, « Louis Bonhomme », Le Maitron.
38 Nous parlons du « mitterrandisme » en tant que construction d’un courant politique agrégeant des réseaux divers et qui ne se réduit pas au Parti socialiste, même après Épinay.
39 OURS, 2 APO/12H : Henri Michel à François Mitterrand, 9 janvier 1967.
40 Michel Richard, L’ami du président, op. cit., p. 37.
41 Arch. dép. Drôme, 1712 W 27 : note de la DCRG, 29 novembre 1971.
42 François Mitterrand, Lettres à Anne, op. cit., p. 919-920.
43 OURS/correspondance avec les fédérations FGDS : Charles Hernu à Henri Michel, 12 septembre 1966.
44 Gérard Méjean, « Le vigneron du Président », Le Monde Rhône-Alpes, 19 février 1988.
45 Références sur CavusVinifera « Ma cave à vin en ligne », [cavusvinifera.com], consulté le 10 mars 2017.
46 Michel Richard, L’ami du Président, op. cit., p. 76-78.
47 Ibid., p. 85-87.
48 Ibid., p. 78. Les PIM ont été créés en 1985 pour permettre aux agricultures française et italienne d’affronter la concurrence des agricultures ibériques.
49 Mariette Cuvelier, Le TGV du Prince, Paris, Dagorno, 2001.
50 Ibid., p. 146.
51 Interview de François Mitterrand, 14 juillet 1990, document Institut François-Mitterrand.
52 Mariette Cuvelier, op. cit., p. 27.
53 Ibid., p. 25.
54 Sauf une parenthèse de cinq ans de 1951 à 1956, sous la houlette du radical Émile Chazalon. Les socialistes Marius Moutet (1945-1951), Maurice Pic (1956-1985) et Rodolphe Pesce (1985-1992) se succèdent à la tête du conseil général. Voir Jean-François Robert, « Le conseil général de la Drôme 1945-1998. Entre traditions et ruptures », Cahier de l’Institut Marius Moutet, 2, 1998.
55 Michel Richard, L’ami du Président, op. cit., p. 94.
56 Cette dimension n’est pas vraiment abordée dans les biographies récentes de Philip Short, François Mitterrand. Portrait d’un ambigu, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2015 et Michel Winock, François Mitterrand, Paris, Gallimard, 2015.
57 François Mitterrand, Lettres à Anne, op. cit., p. 919-920.
58 Nous pensons pêle-mêle à des personnalités aussi différentes que Raymond Barre, Édouard Balladur, Jean-Pierre Chevènement, Philippe Seguin, Arnaud Montebourg. À cette aune, le parcours d’Emmanuel Macron n’est que plus singulier…
59 Nous renvoyons à notre communication, « De la SFIO au nouveau PS : quelques cas « rhônalpins » (Drôme, Loire, Rhône) », dans Christian Bougeard (dir.), Un siècle de socialisme en Bretagne, Rennes, PUR, 2008, p. 167-177.
Auteur
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Gilles Vergnon
Maître de conférences HDR en histoire contemporaine à l’IEP de Lyon, LARHRA (UMR 5190).
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