Témoignage

Michel Charasse

p. 21-24


Texte intégral

1Je voudrais porter un témoignage de vécu avec François Mitterrand dans le domaine de l’ancrage territorial. Il convient tout d’abord de rappeler que François Mitterrand a été parachuté comme candidat dans la Nièvre par Henri Queuille en 1946, après avoir connu une expérience malheureuse en région parisienne lors des élections à l’Assemblée constituante.

2Du jour où il a été élu député de la Nièvre, il a compris l’importance de l’ancrage local et s’est appuyé dans un premier temps sur les réseaux de la Résistance. Il a ensuite décidé de conquérir dans son département tous les pouvoirs locaux qu’il estimait nécessaire. C’est notamment grâce à cet ancrage que, battu à la députation en 1958, il est élu sénateur l’année suivante.

3Il n’a eu de cesse de mailler son département, avec par conséquent, des emplois du temps souvent démentiels. On s’en rend compte en parcourant les Lettres à Anne et le Journal pour Anne. Il n’a pas cessé d’exercer ses mandats locaux jusqu’au mois qui précède son élection à la présidence de la République […].

4C’est la raison pour laquelle, en tant que Premier secrétaire du parti socialiste, il s’est toujours montré extrêmement attentif aux candidatures socialistes aux élections législatives et sénatoriales. Il n’appréciait pas les candidats hors-sol. Ayant été lui-même parachuté, il était assez réservé sur les parachutages, sauf dans des endroits très sûrs. Il y en avait quelques-uns, assez rares tout de même, mais qui étaient voués à l’échec à plus ou moins brève échéance si l’on ne cherchait pas à s’enraciner. Les parachutés élus étaient donc priés par lui de conquérir rapidement les places fortes de la circonscription. Cependant, il lui arrivait parfois d’envoyer l’un ou l’autre en terre de mission. Un bon exemple d’ancrage à la Mitterrand fut celui d’Henri Nallet à Tonnerre, dans l’Yonne. Je me souviens aussi de l’implantation de Ségolène Royal dans les Deux-Sèvres. Celle-ci voulait se présenter à la députation depuis 1981. Au départ, elle avait jeté son dévolu sur Trouville où elle avait été conseillère municipale d’opposition, mais elle s’est heurtée aux socialistes locaux, notamment Louis Mexandeau. Au moment de sa réélection en 1988, François Mitterrand a dit à Louis Mermaz : « Trouvez-lui une circonscription. » Les délais avant les élections législatives étaient extrêmement courts, mais l’affaire s’est réglée le jour de la cérémonie d’investiture de François Mitterrand à l’Élysée. Il fallait être le soir même à la fédération socialiste des Deux-Sèvres. J’ai donc mis à la disposition de Ségolène Royal un véhicule de la présidence pour qu’elle puisse être à Niort avant 18 heures. Une fois celle-ci partie, François Mitterrand a dit : « Elle ne sera pas élue mais cette expérience va lui tanner le cuir, et si elle est élue, c’est qu’elle se sera bien débrouillée. » Il voyait cela comme un galop d’essai car la circonscription était considérée comme difficilement prenable. Il s’avère qu’elle a été élue du premier coup.

5À partir du congrès d’Épinay jusqu’à 1981, le PS – et François Mitterrand y a beaucoup veillé – a été de conquêtes locales en conquêtes locales. C’est grâce à cet ancrage territorial que François Mitterrand a été élu président de la République car des réunions se tenaient partout à l’initiative des élus locaux. C’est aussi ce qui a permis d’amortir le choc des élections municipales de 1983.

6On a beaucoup glosé sur l’affiche de campagne de 1981. Pour lui, la France c’était d’abord les paroisses de l’Ancien Régime d’où sont partis les cahiers de doléances de la révolution de 1789, lesquels ont été rédigés la plupart du temps par ceux qui savaient écrire, c’est-à-dire les curés de village. C’était donc une manière de souligner une part importante de la tradition à travers une image symbolique de la France. Il était attaché à la France profonde.

7Une fois élu président, François Mitterrand n’est d’ailleurs pas resté enfermé à l’Élysée. Il aimait se déplacer, de préférence en zones rurales, dans les petites communes où il allait retrouver des amis.

8Il a été un grand défenseur des collectivités locales. Il a soutenu la réforme de la décentralisation parce qu’elle assurait l’équilibre des pouvoirs entre Paris et la province. Il était partisan de renforcer l’État dans ses attributions régaliennes, mais il voulait aussi renforcer les libertés locales pour équilibrer la démocratie. Il avait un attachement profond aux lieux de décision de la vie quotidienne. Il a toujours associé avec une égale importance la déconcentration, c’est-à-dire la délégation de certains pouvoirs de l’État aux préfets, et la décentralisation. Pour comprendre la manière dont il appréhendait la décentralisation, il faut relire son discours de Moulins du 22 mars 1990, à l’occasion de la célébration du bicentenaire des départements1 […].

9Je vais conclure sur les propos qu’il a tenus lors du congrès des maires de France en novembre 1994. C’est la seule fois où il a accepté de répondre à l’invitation de ce congrès. On le savait malade. C’était donc une tournée d’adieux : il venait en quelque sorte dire au revoir aux maires. Il a parlé pendant trois quarts d’heure en laissant ses notes de côté et a conclu en disant : « Vous savez, pour être élu par les Français, il faut aimer la France, il faut aimer les Français, et il faut que les Français sentent que vous les aimez2. » Même si la France était devenue sa circonscription, il n’a jamais cessé de s’intéresser aux différentes parcelles du territoire national qui étaient autant de petits coins de France.

Notes de bas de page

1 Allocution de François Mitterrand, président de la République, sur l’histoire de la création des départements, la décentralisation et le rôle des élus locaux dans l’administration des organisations territoriales, Moulins, le 22 mars 1990. Consultable en ligne sur le site de l’Élysée, à l’adresse : [https://www.elysee.fr/francois-mitterrand/1990/03/22/allocution-de-m-francois-mitterrand-president-de-la-republique-sur-lhistoire-de-la-creation-des-departements-la-decentralisation-et-le-role-des-elus-locaux-dans-ladministration-des-organisations-territoriales-moulins-le-22-mars-1990] (erreur en 2022), dernière consultation, le 8 avril 2020.

2 Allocution de François Mitterrand, président de la République, sur le rôle des maires, leurs difficultés, la décentralisation et les qualités nécessaires au chef de l’État, Paris, 77e congrès des maires de France, le 17 novembre 1994. Consultable en ligne sur le site www.vie-publique.fr, à l’adresse suivante : [https://www.vie-publique.fr/discours/128051-allocution-de-m-francois-mitterrand-president-de-la-republique-sur-le], dernière consultation, le 8 avril 2020.


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