L’acteur privé dans les mutations de la mesure de l’inflation
p. 199-218
Texte intégral
1L’histoire de l’indice des prix à la consommation (IPC), dont ce chapitre rend compte, se joue dans un temps long structuré par diverses controverses qui jalonnent l’histoire de l’indice des prix et contribuent à son façonnage. Cela n’est en rien surprenant. Le caractère conventionnel des indicateurs macroéconomiques les rend perméables à des ajustements et des actualisations, que rendent nécessaires les transformations du monde économique et social. Ces moments d’actualisation sont nécessairement « ouvert[s], donc potentiellement perméable[s] aux influences, qu’elles soient discursives, argumentatives et matérielles1 ». C’est en cela que les indices sont contingents des régimes des idées.
2Un retour sur l’histoire suggère à quel point l’inflation fait en permanence l’objet de toutes les attentions, tandis qu’elle suscite tant à la hausse qu’à la baisse, une certaine fébrilité. Cela est dû au fait que la mesure de l’inflation, aussi imparfaite qu’ait pu être sa construction, a été élaborée par la statistique publique comme dispositif cognitif collectif, servant de repère décisif pour l’évolution du pouvoir d’achat des ménages et d’instrument de gouvernement. Ainsi, alors que la France traverse une crise politique et sociale majeure en 1947, Maurice Allais, qui enseigne depuis trois ans à l’école des Mines de Paris2, prend-il la défense des travailleurs interpellant le Gouvernement, et, partant, l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), dans Le Monde du 23 décembre :
« Les graves événements que la France vient de traverser ont attiré l’attention de l’opinion sur la question du pouvoir d’achat des salariés. Tout esprit de bonne foi a tout aussitôt reconnu que le pouvoir d’achat des travailleurs avait rapidement décru dans les derniers mois et que leur situation avait brutalement empiré en devenant tout simplement intenable pour certains […]. Or, et si étonnant que cela puisse paraître, si inconcevable que cela soit effectivement, aucun service statistique officiel n’étudie régulièrement le coût de la vie et le pouvoir d’achat des salariés. On pourrait croire que si aucun indice du coût de la vie n’est publié, c’est que le Gouvernement, redoutant des complications du côté des syndicats ouvriers, garde pour sa seule information les résultats obtenus par ses statisticiens. En fait, il n’en est rien. Le Gouvernement est en réalité tout aussi ignorant de ces questions que l’opinion publique en général, c’est-à-dire qu’il n’en a qu’une connaissance qualitative absolument insuffisante, car aucun indice du coût de la vie, aucun indice du pouvoir d’achat réel des travailleurs n’est calculé. Une telle constatation […] nous laisse, en ce qui nous concerne, absolument désemparé. Que dirait-on donc d’un commandant qui dirigerait son navire d’après son appréciation qualitative de la position du soleil ? »
3Dans cette interpellation, Allais se dit surpris par le fait que des statistiques de « coût de la vie » – et partant d’inflation – ne soient pas construites, ni diffusées de manière solide par l’État, alors qu’elles sont la clef de voûte non seulement du pilotage de l’action publique, mais aussi l’une de ses formes symboliques les plus inconscientes, comme le dit Pierre Bourdieu, soixante ans plus tard3. Il invite également l’Insee et le Gouvernement à se méfier de la tentation du secret, suggérant dans cette même adresse du Monde que : « Plus que dans tout autre domaine, la mystique du secret est dans la gestion des affaires publiques une mauvaise méthode. »
4La mesure de l’inflation ou du coût de la vie présente donc une histoire faite d’interpellations, de tensions, de controverses. Une analyse attentive montre que, portées par des acteurs différents selon les périodes, les différentes controverses sont traversées par un tiraillement permanent et imbriqué entre conflit de convention de représentations des richesses d’un côté, et conflit de répartition de ces richesses de l’autre4. Du côté de la répartition des richesses (c’est-à-dire comment sont réparties ou redistribuées les richesses créées une année donnée), la mesure statistique de l’inflation joue un rôle direct comme repère pour les indexations, les revalorisations et les négociations des différents revenus et prestations5. Les représentations de la richesse, quant à elles, combinent dans des proportions variables selon les époques, des éléments de quantité (produits, consommés, accumulés) et de qualité (qualité de ce qui est consommé). Retracer la consommation des ménages, les consommateurs représentatifs, tenir compte des changements culturels de consommation, des contraintes dans les actes d’achat, du renouvellement continu des produits disponibles, du e-commerce, des stratégies plus ou moins sophistiquées de fixation de prix par les producteurs6, mais aussi de ces changements de qualité des biens et services font partie du travail de production de l’indice des prix, et font inévitablement l’objet de conventions multiples, avec ce que ces conventions contiennent de subjectivités, qu’aucune innovation ne peut prétendre à complètement dépasser. Une économie politique de la transformation des processus de production de l’indice des prix à la consommation (c’est-à-dire l’indicateur des variations du niveau général des prix à la consommation, dont l’évolution évalue l’inflation) permet de souligner la permanence de ce tiraillement d’une part, et la prise en charge des réformes de la mesure statistique par des acteurs différents d’autre part. En gestation depuis la fin des années 2000, la réforme la plus récente, celle des « données de caisse », constitue l’une des expressions modernes du réemploi des chiffres privés par l’acteur public.
5Dans ce chapitre, on montre qu’à la faveur d’une transformation des normes de représentation, du régime des idées, des méthodes et des jeux d’acteurs, les frontières privées et publiques du processus de production de l’IPC se déplacent. Si l’on ne peut aller jusqu’à suggérer un projet explicite de démembrement de l’État ou de marchandisation de la donnée publique, ces transformations successives et multidimensionnelles donnent cependant à voir un changement dans la nature de l’État social : les micro et macro-modifications dans l’indice tendent plutôt à jouer contre le pouvoir d’achat des salariés, et plus généralement des ménages, car toutes les réformes autour de la mesure de l’inflation jouent comme des pressions à la baisse de l’IPC. Elles tendent aussi, par une mise à distance de plus en plus forte vis-à-vis de toute critique sur les données d’IPC produites, à jouer contre le pouvoir d’agir des citoyens.
Les transformations du processus de production statistique
6L’histoire des prix à la consommation peut être envisagée comme celle d’une succession de crises et de controverses7, fruit d’un désajustement grandissant entre, d’un côté, des cadres cognitifs stables qui ont élaboré la réalité, qui l’ont ordonnée par des nomenclatures, des catégorisations, des méthodologies, des qualifications et qui l’ont soutenue par des processus qui l’ont réifiée8, et, de l’autre, « le monde » avec ses vicissitudes, ses interstices, ses singularités, et ses transformations9. L’analyse chronologique de ces crises et controverses non seulement témoigne de ruptures dans les routines10, mais permet plus généralement de « des-essentialiser les sciences en les replaçant dans la complexité de leurs actes et dans le temps », en fournissant la « trame des productions scientifiques et intellectuelles », pour « remonter à leurs conditions de production11 ». Si l’Insee cristallise, à cette occasion, des luttes qui le dépassent, il ne reste cependant pas passif. D’abord, il contraint les acteurs « à produire des discours et des pratiques pour réassurer ou au contraire transformer les formes de structuration de leurs activités12 ». Ensuite, les périodes de crise poussent l’Insee à des innovations de méthodes, incrémentales ou radicales. Ces innovations visent tout autant à affronter les défis des grandes transformations socio-économiques observées qu’à consolider l’indice des prix, en visant en permanence la légitimité de l’Insee, pilier central de l’État social et de la démocratie.
7Ces controverses et les réponses innovantes, tant dans les discours que dans les transformations de l’outil auxquelles elles donnent lieu, se déroulant sur des périodes caractérisées par des régimes d’idées différents, ne mobilisent pas les mêmes acteurs. Alors que l’État et les syndicats s’affrontent violemment, notamment à l’occasion de la création d’un indicateur alternatif de la CGT, indice qui a été produit mensuellement pendant la période 1972-1997, les périodes suivantes font émerger d’autres figures d’acteurs, en particulier les économistes, les consommateurs et les associations les représentant, et la grande distribution (voir notre chronologie dans le tableau 1).
Tableau 1. – Une chronologie de la mesure de l’inflation par ses controverses.
Période | Nom de la controverse | Indicateurs retenus | Acteurs engagés dans les rapports de pouvoir | Effets durables |
1940-1960 | Politique de la statistique | Budgets types de ménages – indice des 40 biens de première nécessité | Gouvernement/Insee | Culte du secret de production de l’indice |
1970-1995 | Le « contre-indice » CGT | Indice Insee vs indice CGT | Insee/syndicats | |
Années 1995 | Les années post-Boskin | Indice du coût de la vie vs indice des prix à la consommation | Économistes (Greenspan, Boskin)/Insee | Suspicion croissante par des économistes d’une surestimation de l’indice |
2000-2015 | L’ère de l’euro | Perception de l’inflation par les ménages | Eurostat/Gouvernement/consommateurs | Individualisation de la mesure des prix par mise en place d’un simulateur individuel |
Source : l’auteure.
8Les économistes sont ainsi, depuis le milieu des années 1990, très présents dans la reconfiguration de l’indice et font ombrage à des rapports sociopolitiques davantage pluriels, comme l’incarnait la période du « contre-indice » de la CGT13. Le « consommateur » s’exprime de plus en plus par le biais de mesures de ses « perceptions », mises en avant par différents instituts de sondage, puis par Eurostat et l’Insee. L’apparition de la grande distribution a lieu à plusieurs moments, en particulier, on le verra, dans des moments de crise de confiance dans l’indice, ainsi que, revêtant cette fois un nouveau rôle, lors de l’introduction des données issues des caisses des magasins. Les cabinets d’études marketing détiennent, dans ce dernier cas, un « pouvoir de valorisation » non négligeable. L’espace public où se jouent, se négocient et s’élaborent les règles, normes et calculs autour de l’indice des prix est ainsi progressivement requalifié par la nature des acteurs qui jouent, ou pas, un rôle dans ces analyses et les narrations qui les accompagnent.
Les « petites » transformations du calcul statistique de l’indice des prix à la consommation
9Historiquement, l’inflation mesure l’évolution du montant des dépenses nécessaires pour acquérir un panier fixe de biens et de services de consommation courante. Soucieuse d’exhaustivité et de représentativité des pratiques des consommateurs « moyens », la statistique publique n’a eu de cesse, tout en cherchant à raisonner en permanence à « concept constant », de procéder à des aménagements de calcul de l’indice, en augmentant la couverture des prix des biens et services consommés, pour arriver en 2015 à 98 % des biens, et en raisonnant non plus sur un ménage ouvrier de la région parisienne mais sur un consommateur moyen. Étudiant l’évolution des premières générations de l’indice des prix, Jean Saglio note ainsi que l’objectif de son institut est de « construire un indice des prix représentatif de toute la consommation de tous les ménages français14 ». Si la plupart de ces transformations semblent anodines, de l’ordre du registre technique, une partie des réformes modifie substantiellement la mesure et le concept même de l’inflation…
10Ce qui est donné à être mesuré ne reste pas, dans les mondes contemporains, stable. Le système de production connaît de grandes transformations, parmi lesquelles la singularisation des produits, les stratégies de profit par innovations, mais aussi les nouveautés dans la mise en valeur des choses15. En outre, si les phénomènes de consommation de masse de la période fordiste ont pu un temps laisser penser que des repères statistiques, largement partagés, pouvaient nourrir les jugements individuels, la montée des inégalités et les stratégies de singularisation de la production ont eu des effets en partie contraires, multipliant les repères, et, partant, les références aux normes de la qualité. La consommation elle-même modifie, par générations successives de produits, les goûts et les aspirations, ce qui suggère fermement que les goûts et les besoins des consommateurs sont instables16. Sont observées des fréquences de plus en plus fortes de renouvellement des biens, souvent pour se distinguer des concurrents et établir des situations momentanées de monopoles, sources de profit. L’Insee n’est pas resté inerte face à ces transformations et a procédé, dès les années 1970, au passage aux indices chaînes, qui ont des propriétés calculatoires améliorées, mais qui sont déjà une rupture conceptuelle par rapport aux indices historiques dits de « Laspeyres17 ». L’Insee procède également progressivement à des modifications dans ses hypothèses concernant les pratiques des consommateurs, considérant de plus en plus que ceux-ci raisonnent de manière rationnelle et procèdent à des substitutions entre biens homogènes, lorsque se déforment les prix relatifs entre ces biens. Ainsi, statistiquement parlant, sur les micro-indices qui entrent dans le calcul de l’inflation, les moyennes géométriques de Jevons sont progressivement préférées aux moyennes arithmétiques de Dutot18.
11Si cette modification peut apparaître d’un registre purement technique, cela n’est pas sans conséquence ni conceptuelle, ni arithmétique, car il s’agit non plus stricto sensu de mesurer l’évolution du montant nécessaire pour acquérir un panier de biens et de services de consommation courante, mais cette innovation est de plus en plus conforme à une autre définition de l’inflation, à savoir la mesure de l’évolution du montant nécessaire pour maintenir constante l’utilité du consommateur, sous hypothèse que les consommateurs sont rationnels et cherchent à minimiser leurs coûts pour une utilité constante. Tout cela contribue d’autant plus à une « confusion des sens » que les réformes, considérées comme d’un registre purement technique, sont peu médiatisées, assorties d’une haute technicité propre aux économistes, et entourant les conventions statistiques d’un « voile d’ignorance19 ».
12Cet étayage par les fondements microéconomiques de la théorie néoclassique fait par ailleurs largement fi de la sociologie des comportements d’achat et du marketing, sociologie qui montre que ceux-ci sont mus par bien d’autres rationalités qu’instrumentale : effets mimétiques, consommations ostentatoires, distinctions, inexpérience, accoutumance, dépendances, mais aussi résistances, mobilisations politiques sont autant de logiques qui donnent à saisir les stratégies des consommateurs, elles-mêmes enchâssées dans des logiques de production et de distribution, et dans des logiques institutionnelles de l’État.
Les controverses des années 1960-1990
13La controverse des années d’après-guerre est celle de la construction de la convention statistique, s’appuyant sur un appareil d’observation moderne naissant, et surtout affrontant un Gouvernement qui n’hésite pas à jouer tantôt d’une politique des prix (les ordonnances de 1945 lui donnant les moyens de cette politique), tantôt d’une politique du chiffre, ciblant des interventions directes sur la fixation des prix des biens qui entrent dans la composition de l’indice20.
14Les années 1970 sont marquées par la production, par la CGT, principale confédération syndicale de salariés, d’un indicateur alternatif. La puissance sociale dont jouit à l’époque cette confédération syndicale lui permet à la fois de produire cet indice, et d’en assurer une légitimité et un usage, au moins dans les secteurs d’activité où la centrale syndicale dominait, notamment la métallurgie. De type « statactiviste » avant l’heure21, cette production alternative déstabilise durablement l’Insee, le conduisant notamment à nier, dans sa communication interne et externe, qu’il a pour objectif de construire des indices du coût de la vie, position d’autant plus difficile à tenir pour l’Insee, que, dans les usages, l’IPC est directement utilisé, depuis le début des années 1950, pour les indexations de salaires, notamment du salaire minimum.
15Les controverses de ces années (celle des intrusions internes de l’acteur public des années 1950 comme celle, externe, des syndicats dans les années 1970) sont vécues comme des périodes « traumatiques » pour l’Insee. Elles conduisent à une durable culture du secret, que l’on ne retrouve pas dans tous les pays. La période des années 1950, parfois considérée comme mise sous tutelle publique de l’indice des prix, conduit l’Insee à une position défensive, en déployant une véritable politique du secret vis-à-vis de la composition de l’indice. Cela apparaît légitime pour un institut dont la survie n’est pas garantie, et qui s’oppose scientifiquement aux manipulations politiques de l’indice. Ce culte du secret participe alors de l’éthique du statisticien fondateur de l’Insee. Mais la crise des années 1970 ravive les tensions et le désir chez les statisticiens de l’Insee de conserver le monopole, non seulement dans l’élaboration, la connaissance, mais aussi dans l’interprétation de l’indice : « On n’est pas très transparent sur tout. […] L’Insee a été traumatisé dans les années 1970 – les gens de l’IPC de l’Insee –, […] par le débat qu’il y avait eu entre la CGT et l’Insee. Avec Malinvaud à la télévision etc. […] Depuis, l’Insee était extrêmement peu transparente sur son indice des prix, pour éviter les polémiques » (A., ancien administrateur au département des Prix de l’Insee22).
Apaiser les controverses : indice de grande distribution
16L’arrivée de l’euro en 2002 opère comme un moment durable de crise de l’indice des prix à la consommation. L’introduction de cette monnaie européenne a divers effets, parmi lesquels une confiance affaiblie des consommateurs vis-à-vis de cette nouvelle monnaie. Largement relayée par les médias, des associations de consommateurs s’inquiètent d’une augmentation générale des prix, qui aurait été mue par la perte collective de repères sur les « prix » au moment du passage du franc à l’euro. Cette crise de confiance dans l’indice fournit l’occasion de mettre en avant une mesure de la « perception » de l’inflation, autrement appelée la mesure de l’opinion personnelle des consommateurs sur l’indice macroéconomique. Mettant en scène en un seul graphique deux courbes, celle de l’inflation mesurée par l’Insee et celle dite de l’inflation perçue, divers analystes23 confirment une contestation latente : celle que le passage à l’euro aurait, selon l’opinion des ménages, fait augmenter les prix plus rapidement que ne l’énoncerait l’indice officiel. Michel-Édouard Leclerc, directeur du réseau d’hypermarchés éponyme, profite de cette fébrilité pour s’autoproclamer le porte-voix de l’inquiétude des ménages, et, partant, l’officiel défenseur du pouvoir d’achat des ménages24. Par une campagne publicitaire explicite, ce distributeur conteste un diagnostic de l’Insee sur l’augmentation du pouvoir d’achat des ménages. Le ministre de l’Économie et des Finances de l’époque, Nicolas Sarkozy, attise cette contestation médiatique, dénonçant « les hausses de prix dans la grande distribution25 ». Le distributeur exige publiquement qu’un indice des prix puisse rendre compte de l’évolution des prix transitant par ce type de point de vente. « Au moment de l’euro, l’Insee n’avait pas été très brillant sur le sujet et… Sarkozy, qui était ministre, avait dit, “mais moi je veux un indice des prix de la grande distribution” […]… Et puis c’était notre chef, c’était notre ministre hein… un ministre c’est un ministre » (B., ancien administrateur au département des Prix de l’Insee).
17Le Gouvernement abonde, obligeant conséquemment l’Insee à produire un indice spécifique des prix de la grande distribution, au grand dam de nombreux syndicats et professionnels de l’Institut de la statistique26. Un statisticien du département des Prix évoque cette période, insistant sur les tensions entre le Gouvernement et la production statistique :
« Parce qu’on nous a pris un peu à rebrousse-poil, l’accord qui a été passé à Bercy a été passé sans nous demander, et du jour au lendemain, on nous a dit “faites nous ça” […] Vous êtes gentil, mais on fait comment ? Donc on a, j’allais dire “bricolé”, c’est un bien grand mot, on a fini par sortir quelque chose. Mais c’est vrai qu’entre les politiques et nous, c’est toujours la problématique […] d’instantanéité. C’est-à-dire que eux, ils ont une idée, et nous, tout de suite, il faut qu’on produise la chose correspondant à leur idée. Alors qu’on a des chaînes de production qui sont quand même lourdes. Qui ne se changent pas comme ça du jour au lendemain. Et puis on est attachés à faire des choses de qualité. […] Quand on nous demande de faire quelque chose vite fait, avec ce qu’on a sous la main, on est un peu réticents, parce qu’on préfère prendre notre temps […] faire des choses solides. Donc, c’est vrai qu’à l’époque, ça avait un peu grincé… » (C., ancien administrateur au département des Prix de l’Insee).
Apaiser la controverse : du dispositif cognitif collectif au simulateur individuel
18La durée exceptionnelle de la crise de confiance dans la mesure de l’inflation (les deux courbes de l’opinion des ménages et de la mesure de l’Insee ne retrouvent un rythme comparable qu’en 2016), est aussi liée à l’huile jetée sur le feu par Nicolas Sarkozy, qui n’hésite pas à fustiger l’Insee : « Expliquer que l’euro n’a pas fait monter les prix, c’est se moquer du monde. Je ne veux plus qu’on se moque des Français avec des indices des prix qui ne veulent rien dire, qui ne mesurent pas le coût de la vie, qui n’ont aucun rapport avec la réalité vécue par les ménages. […] C’est la crédibilité de la parole de l’État qui est en jeu », et « il ne peut pas y avoir de confiance s’il n’y a pas de vérité ».
19L’inquiétude des offices nationaux de la statistique progresse. Emmenée par l’Allemagne, une véritable rupture s’opère alors dans plusieurs pays européens. Plusieurs instituts de la statistique (notamment en Allemagne, au Royaume-Uni, puis en France) élaborent et mettent à disposition du public un calculateur individuel pour apaiser la crise. Chaque consommateur a accès, en libre-service, à un simulateur qui permet de mesurer son indice des prix personnels. C’est sur la base d’une supposée hyper-rationalité calculatoire de l’individu que ce dispositif est mis en place. Il s’agit à la fois d’exhiber une capacité d’innovation et d’apaiser les controverses publiques. L’indice des prix calculé par chacun devient ici un mode de description statistique personnalisé, qui, sans avoir de statut légal, permet à chaque « agent » de se mettre en « ordre », en adoptant un comportement rationnel et optimal. Si l’on est jusqu’auboutiste dans les usages qui peuvent être imaginés à partir de cette nouvelle construction, cette « inflation individuelle » devrait permettre à chaque salarié qui en est équipé, dans un face-à-face supposé symétrique avec l’employeur, d’obtenir les nécessaires points d’augmentations de salaire individuel pour au moins maintenir son pouvoir d’achat.
20Si cette position extrême n’est jamais exprimée, ce calculateur individuel promeut néanmoins une conception très appauvrie de la statistique publique et fait perdre aussi aux instituts de la statistique leur perspective de production de dispositifs cognitifs collectifs de coordination des acteurs27. « Mais par contre il y a un truc que je trouve hyper démagogique, et l’Insee est tombé dedans […] c’est l’Insee qui dit “faites votre indice !” alors là (rires) je trouve qu’on… qu’est-ce qu’attend le public de nous, statisticiens ? Qu’on leur présente des choses réfléchies, collectives ! Qu’est-ce que cela veut dire d’un indice où chacun fait son truc ? Qu’est-ce qu’on va en faire ? » (A.).
21Cette nouvelle offre statistique se trouve en plein accord avec une logique d’État néolibéral qui associe à son mode de gouvernance une démultiplication des centres de calcul et une individualisation croissante des dispositifs évaluatifs28. L’expérience commune qu’exprime la statistique publique disparaît, au profit d’un espace numérique exaltant l’individu. On peut aussi lire avec l’introduction de ce dispositif calculatoire, une modification du « savoir de sens commun29 » : celui-ci se fragmente, s’individualise, perd son atout central de catégorie de pensée commune. Il perd aussi, se faisant, son potentiel de dispositif de négociation et de revendications collectives.
Les modalités de réemploi des chiffres de source privée par des acteurs publics : le cas de la réforme en cours des « données de caisse »
Investir le big data
22L’entreprise de réhabilitation de la confiance dans l’indice des prix de l’Insee emprunte plusieurs voies, on en a déjà évoqué certaines. Un projet plus structurel, véritable révolution processuelle, au sens où il s’agit d’une innovation technologique majeure associée à de nouvelles pratiques de collecte, voit le jour dès la fin des années 2000. Elle permet à l’Insee de faire figure symbolique d’innovateur en se situant sur l’espace des big data. Rupture majeure, ce nouveau « régime de vérité numérique30 » s’incarne dans une multitude de nouveaux systèmes automatiques de modélisation. Le recours aux big data prend, dans le cas de la mesure de l’inflation, diverses modalités. Notamment, des modalités qui complètent la collecte, et qui tiennent compte des nouvelles pratiques de commerce par internet. C’est le cas du webscrapping, qui vise, par la production de statistiques expérimentales31, de combler des données manquantes. Il s’agit d’exploiter des contenus de sites internet, soit dans le monde du numérique, de la téléphonie mobile, de la banque, soit dans le e-commerce pour la collecte de prix de produits plus traditionnels (voir l’encadré 1). Ces projets visent également à se prémunir d’une perte possible de crédibilité : le calcul scientifique et digital des variations de prix permet d’assurer réputation et légitimité « moderne » des productions de l’institution publique, tout en étant en phase avec les exigences de maîtrise des effectifs et des dépenses publiques. Il s’agit enfin d’entériner une forme de désengagement de l’État dans la production et la maîtrise de la statistique.
Les données de caisse
23Le projet « des données de caisse », est l’une des modalités de ces big data, dont la gestation est néanmoins ancienne. Depuis les années 1980 en effet, alors que la concurrence par les prix fait rage dans la grande distribution, des cabinets d’études sont des partenaires étroits des hypermarchés, mettant à leur disposition des études de marché sur lesquelles les distributeurs s’appuient pour élaborer leurs stratégies de prix et leur positionnement concurrentiel. Ces bureaux d’études recueillent donc des données à des fins de marketing et d’études de marché. Grâce à la collecte de données de caisse (c’est-à-dire les données qui sont enregistrées au moment de l’encaissement des produits, via les codes-barres), ces bureaux d’études, qui sont aussi de puissantes firmes multinationales, engrangent des millions de données de prix et de quantités et revendent ces données, via leurs études aux acteurs économiques de la grande distribution. Suscitée par Alan Greenspan et quelques experts économistes, une vive controverse sur les prix aux États-Unis émerge au milieu des années 1990 autour d’une possible surestimation de l’inflation32. Bien que le rapport, que Greenspan commande à une équipe d’économistes triés sur le volet, vise explicitement à trouver des solutions pour réduire la dépense publique américaine, ce rapport Boskin affirme que l’inflation officielle américaine aurait été surestimée, dans des proportions importantes (de l’ordre de 1,3 % par an) pendant les dix années précédant le rapport. Ce contexte troublé incite les grands cabinets d’études internationaux à prendre contact avec les offices nationaux de la statistique. « Ils pensaient qu’il y avait un marché pour eux. Ils pensaient qu’ils pourraient leur vendre quelque chose, ou au moins apparaître comme coopérant avec les instituts statistiques reconnus. Nielsen France avait pris contact avec [xxx] et, à titre de test, ils avaient fourni une base de données sur le café » (A.).
24La base de données de l’un de ces cabinets est mise à disposition de l’Insee et fournit l’occasion à l’institut de produire un premier travail statistique, publié en 2000 dans Économie et statistique. Cet article cherche à estimer si les relevés de prix et de quantité (que fournissent les données de caisse) permettent une meilleure traçabilité des prix et de leur évolution dans le temps. Les économistes insistent sur la cohérence, selon eux, entre ces micro-données de masse et la théorie microéconomique du consommateur, soulignant même l’hyper-rationalité des pratiques des consommateurs. Ils disent en résumé de leur article :
« Calculer un IUC [indice à utilité constante] est délicat : il est nécessaire de mettre en évidence une fonction d’utilité qui rationalise les données. Formellement, ce problème est résolu grâce à la théorie des préférences révélées. En pratique, il faut disposer de relevés très fins de prix et de quantités, ce que permettent aujourd’hui les données scannées. Cette étude présente les résultats obtenus avec ce type de données pour des produits de grande consommation : les choix des consommateurs, pris dans leur ensemble, sont effectivement rationnels33. »
25Si la question est ouverte dès le début des années 2000, il faut attendre la fin de la décennie pour que le projet de données de caisse se concrétise. Le contexte institutionnel est alors plus favorable. En effet, d’une part, la statistique publique est confrontée à la Révision générale des politiques publiques, qui traque une réduction de ses dépenses, ce qui, selon certains interlocuteurs, « paupérise » l’Insee. Le processus de production de l’indice des prix, qui mobilise 200 enquêteurs toute l’année pour la collecte des 200 000 prix dans les 30 000 points de ventes du territoire métropolitain et des départements d’outre-mer, est envisagé comme un espace de réduction possible des coûts (« Cela coûtera moins cher que de récolter les prix, ce qui est pas mal. » H., administrateur de l’Insee). D’autre part, l’Insee est confronté à une perte virtuelle de son monopole naturel dans la production d’indices, puisque divers projets alternatifs voient le jour (voir l’encadré 1) à partir des données de l’Internet.
Encadré 1.
Le Billion Price Project
Une expérimentation à très grande échelle aux États-Unis, menée par le BPP (Billion Price Project, financé par le MIT) et des économistes, dont Alberto Cavallo, vise, à partir des millions de données de prix disponibles sur l’Internet, à produire des statistiques alternatives d’inflation. L’un des avantages de la méthode, selon ses promoteurs, est la possibilité de collecter des prix à un rythme quotidien. Bien qu’elle tente d’être proche de celle des indices officiels*, la production de ces nouveaux indices se met cependant à distance complète du service public dans ses choix, ses hypothèses et ses calculs, expression de nouvelles alliances entre des données privées du web (ici, des grands distributeurs) et des économistes (ici, du MIT).
* Avec des différences substantielles tout de même par rapport au traitement actuel en tout cas à base française : en particulier, la fin du panier représentatif des biens et services consommés, la non-prise en compte de la qualité (donc la fin du panier à qualité constante), aucun effet de substitution.
26Cette tendance s’articule à une délégitimation plus générale des services publics, et, dans le cas de l’Insee, à sa transformation progressive en agence.
« Dans le traumatique de l’Insee, il n’y avait pas que l’indice des prix, il y avait le fait qu’ils se voulaient, et qu’ils se veulent toujours “service public”, alors que les Gouvernements successifs ont toujours voulu s’assujettir l’Insee, et ce n’est pas fini. C’était quand même la grande période des services publics triomphants, par opposition à aujourd’hui, où en tout cas une partie de la classe politique a le service public en honteuse » (D., ancien responsable syndical national).
27Enfin, d’autres pays ont précédé la France dans l’usage des données de caisse pour le calcul de leur indice des prix (harmonisé), à l’instar des Pays-Bas depuis 200234. Eurostat apparaît comme un opérateur leader dans l’invitation au recours à ces innovations même si, à l’heure actuelle, il n’y a pas de ligne de conduite collective dans le traitement de cette information, tous les pays ne travaillant pas à « concept constant » par exemple. L’Insee développe son projet en plusieurs étapes, lançant des négociations avec des enseignes de la grande distribution dès la fin des années 2000. Certains grands distributeurs acceptent de négocier et de tester le dispositif, tandis que d’autres sont plus circonspects. L’Insee met en place une expérimentation avec des enseignes volontaires dès 2012. Le projet est ensuite encadré par la loi numérique de 2016, obligeant les enseignes à la transmission de ces données à l’Insee, sous peine d’amende35. Il s’agit, ce qui n’est pas récent, d’une mise à disposition de données privées au public. « Ça paraît assez naturel que ces données-là soient aussi accessibles aux pouvoirs publics et pas qu’au privé » (C.).
28Les données de prix collectées aux caisses sont certes plus riches sur certaines dimensions importantes pour la statistique : il ne s’agit plus, par exemple, de collecter seulement les prix affichés, mais les prix de vente et surtout les quantités vendues, faisant passer la production d’une logique de statistique à une logique de données36. Cette richesse, largement mise en avant dans les communications de l’Insee, nourrit d’ailleurs une certaine fascination pour les big data, envisagées comme un progrès, parce que visant l’exhaustivité (« six cents références de café moulu », « trois cents références de pâtes »…). Ce phénomène de fascination affichée est d’autant plus troublant qu’il va à l’encontre de la grande transformation des recensements de la population, qui ne se fondent plus, quant à eux, depuis le dernier recensement général de 1999, sur l’exhaustivité. « Sur les données de caisse, il y a un phénomène psychologique interne à l’Insee, c’est la fascination pour les recensements, l’idée que si on a tous les prix, on fera une meilleure statistique » (E., ancien informaticien de l’Insee).
Ces innovations numériques réinterrogent l’idée de « produit »
29Pour se coordonner, les acteurs ont besoin de repères collectifs qu’ils partagent tacitement sur une période donnée. Les statistiques peuvent sous certaines conditions, faire partie de ces repères, mais nécessitent qu’il soit convenu ce qui sera quantifié37. Dans le cas des prix, sa collecte nécessite inextricablement de définir conjointement une convention du produit et de ses qualités. Dans le système de collecte traditionnel des prix dans les points de vente, le pouvoir définitionnel et de valorisation sont entre les mains de l’institution publique, qui a progressivement élaboré des outils de catégorisation et de nomenclature. Ainsi, le « produit » est périmétré par des critères relevés par les enquêteurs au moment de la collecte : une nomenclature de questions (secrète) est établie et fournie par l’Insee pour permettre de maîtriser la définition du « produit ». Les critères de qualité de ces produits sont également le fruit de cette expertise conjointe, même si, régulièrement, l’énoncé de ces critères est plutôt issu du monde des producteurs et des « marketeurs » des produits. À partir des années 1980, les marchés « déstandardisés » se sont aussi progressivement équipés de certifications et autres signaux standards, ou dispositifs de jugements personnels ou impersonnels38, qui, d’une part, sont venus réguler les marchés et, d’autre part, ont fourni des critères et des normes complémentaires de la qualité39.
Un code-barre n’est pas un produit
30Dans ce nouveau contexte, on voit par ailleurs poindre, comme dans toute donnée de type administrative, un « détournement d’usage40 », car ces référentiels d’articles ont été conçus par ces agences privées à des fins d’études comparatives de marché, et non à des fins publiques de construction d’indice des prix comme repère collectif et socialement admis. Ainsi, les informations collectées aux caisses sont-elles rattachées cette fois à des codes-barres qui ont la particularité d’être hyper-singularisés (Antoinette Rouvroy et Thomas Berns évoquent, à propos du datamining, l’idée de « cas singuliers émiettés par les codages41 »). L’établissement d’un code-barre peut être différent, y compris quand, du point de vue statistique et économique, il s’agit du même « produit ». Par exemple le produit peut être conçu par deux usines différentes utilisant deux codes-barre pour identifier les sites de production ; des codes-barres différents peuvent être produits en cas d’offre commerciale particulière, etc. Tout cela oblige la statistique publique à se réinterroger sur la définition d’un « produit » (bien ou service). Bien que d’autres pays aient pris le parti de considérer qu’un code-barres équivalait à un bien, le panier des biens de l’Insee ne peut être constitué d’un panier de codes-barres, trop singuliers du point de vue de la statistique.
31Fidèle à sa tradition statisticienne, mais aussi parce qu’elle s’est engagée à travailler à « concept constant », l’Insee ne s’est donc pas encore engagé en plein dans une « gouvernementalité algorithmique42 ». Il lui préfère un regroupement de codes-barres dans ce qu’il nomme des « classes d’équivalence ». Ces classes regroupent des codes-barres de produits, dont on suppose que, du point de vue du consommateur, ils seront considérés comme similaires.
Entre données exhaustives et possiblement appauvries
32Pour permettre ces regroupements, il faut donc avoir accès à des caractéristiques des produits, caractéristiques qui, précisément, ne sont pas disponibles dans les codes-barres et qui en conséquence interroge légitimement la « richesse » supposée des informations recueillies par les données de caisse. Les cabinets d’études marketing sont appelés en renfort pour l’obtention de ces informations. Ces cabinets privés deviennent une interface décisive entre l’Insee et les flux de sortie des données de caisse. Pour obtenir les spécifications techniques qui seront retenues pour déterminer la qualité des produits et leur équivalence, des référentiels d’articles sont réalisés depuis longtemps et utilisés par ces agences qui les revendent à l’Insee. La production de savoirs repose donc sur ces référentiels d’articles des sociétés privées, couplés à la mise en place d’algorithmes inédits (sont évoqués des algorithmes « déterministes » ou « alternatifs43 ») des équipes informatiques et statistiques de l’Insee, dont les effets sont encore en test « grandeur nature » en 2019. Elle se substitue au travail d’analyse empirique des enquêteurs de l’Insee sur le terrain, auxquels il revenait d’identifier les produits, leurs caractéristiques, des produits remplaçants en cas de disparition de produits le cas échéant, etc. Autant la nomenclature de questions permettant d’identifier le produit était conçue et produite par l’Insee, autant les codes-barres et les caractéristiques des produits sont dorénavant le fruit des cabinets d’études. Ces intermédiaires n’ont donc pas seulement pour rôle de faciliter les flux et transferts d’informations. Ils contribuent à la définition des conventions de qualités des produits (biens et services) qui entrent dans la composition des prix. On peut leur conférer un « pouvoir de valorisation » de la qualité44, suggérant que l’État n’est plus « la chose mesurante et planificatrice de l’économie […], mais bien la chose mesurée par les acteurs privés de l’économie45 ».
33Pour Rouvroy et Berns, un gouvernement algorithmique devient a-politique et a-normatif. La mise à distance des processus de subjectivation est rendue possible par une « apparente individualisation de la statistique », qui se met à distance de « l’homme moyen », par le recours à des « adhésions par défaut » à la livraison des données, et par une réflexivité appauvrie46. On voit poindre, avec l’arrivée des big data dans l’élaboration des indices de prix, des déplacements décisifs qui situent la pratique de l’Insee dans une hybridation entre gouvernement statistique au sens de Desrosières47 et gouvernement algorithmique au sens de Rouvroy et Berns48. On pourrait appeler cette pratique hybride de gouvernement stat-algorithmique.
Conclusion
34L’histoire de la statistique publique suggère une succession de controverses et de crises qu’incarnent les transformations de l’indice des prix. Face à la succession de défis internes (modifications des pratiques de consommation des ménages, ou mutations des stratégies-prix déployées par les producteurs par exemple), et de défis externes (passage à l’euro, injonctions à la réduction des coûts de production dans les services publics), l’Institut cherche des compromis entre les solutions innovantes et l’importance de garantir la crédibilité de l’institution, notamment par la stabilité de ses conventions et des croyances qui les accompagnent. Cette histoire, telle que nous l’avons reconstruite, suggère aussi que des innovations conceptuelles sont en permanence sur l’établi, signifiant la vivacité de l’Institut. Elles se réfugient cependant, à mesure que le régime des idées se déforme structurellement, dans le cadre de la théorie dominante (économique, et néoclassique) dépluralisée et qui laisse la portion congrue au dialogue interdisciplinaire, contrairement à la période faste des années 1950 à 198049. « L’Insee était à l’époque sans doute une institution très allante intellectuellement, pleine de controverses et de vie, et donc la dimension internationale que ce soit la coopération ou l’Europe était naturellement présente » (G., ancien administrateur de l’Insee).
« On ne peut plus utiliser le terme de “autisme” (rires). Mais il y a un peu de ça ! C’est exagéré et sans doute pas adéquat, mais […] il y a un peu tendance à considérer que les utilisateurs sont […] embêtants […] La coexistence au moins, ou l’interaction entre les gens qui font les études et les gens qui font les statistiques a toujours été étroite et donc ça conduit à avoir une vie intellectuelle assez forte à l’Insee. Alors ça reste vrai, mais […] beaucoup d’économistes de l’Insee, de sociologues, etc. sont partis ailleurs » (G.).
35Fragilisant la crédibilité de l’indice, ces innovations sont équipées de dispositifs médiatiques visant à recouvrer la confiance : prix de la grande distribution pour apaiser Leclerc ; calculateur individuel d’inflation pour apaiser la perte de confiance dans l’indice ; données de caisse annoncées comme « prometteuses50 », comme avant elle la méthode hédonique, etc. La dépolitisation apparente des débats autour de ces questions est patente. Il y a une certaine négation de l’idée de controverse chez certains statisticiens, y compris pour d’anciens chefs de département des Prix : « Mais moi je n’ai jamais connu ça, je n’ai jamais connu la moindre mise en question de l’indice des prix. Plus précisément, ce n’est jamais arrivé à ma connaissance. Or ma connaissance est devenue importante à partir de 1994 sur le sujet. Jamais, jamais, jamais, jamais, jamais » (B.).
36Bien que pour d’autres, au contraire, nier la controverse est inepte : « Ah ben ils ont la tête dans le sable alors ! Non seulement il y a de la discussion, mais partout et pas seulement en France. Bon. Il faut être sérieux. Il y a de la controverse, mais c’est d’une certaine façon relativement naturel parce que, […] de toute façon il y a de la controverse aussi sur les autres grandeurs agrégées » (F., ancien administrateur de l’Insee).
37Cette dépolitisation a à voir avec la transformation des acteurs qui portent ces disputes, eux-mêmes l’expression d’une transformation de la société. « À la direction de la Prévision, à l’époque, il y avait 300 personnes dont 150 syndiqués CGT CFDT. C’étaient les intellectuels organiques du mouvement ouvrier » (statisticien, retraité). Ou encore : « À l’Insee, il y avait 150 marxistes, il n’y a sans doute aujourd’hui même plus un keynésien » (F., ancien statisticien de l’Insee).
38Portées par des conflits syndicats/statistique, ou syndicats/pouvoir politique et incarnant un véritable rapport de force, les controverses confrontent désormais les économistes aux Gouvernements (comme c’est le cas dans d’autres pays, par exemple en Argentine), ou les économistes à la statistique publique (comme c’est le cas en France), dans des formes plus discrètes de conflits et des formes plus policées de rapport de pouvoir, laissant de côté syndicats et société civile. L’enjeu de la complexification des pratiques sociales apparaît comme une difficulté radicale pour la statistique publique qui, par dépit ou manque de moyens, est amenée à durcir et verrouiller méthodes et résultats, à recourir à de nouvelles modalités de partenariat public-privé et à laisser le citoyen en dehors de cette question pourtant d’intérêt général.
Notes de bas de page
1 Robert Salais, « Conventions, sens commun et action publique », communication au colloque de Cerisy-la-Salle : Conventions, l’intersubjectif et le normatif, septembre 2009, version du 30 juin 2010, p. 9, [https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00577036/document].
2 Il est aussi à l’origine de la tarification au coût dans certains secteurs des services publics, et futur (premier) prix de la Banque de Suède en l’honneur d’Alfred Nobel.
3 Pierre Bourdieu, Sur l’État, Paris, Seuil, coll. « Essais », 2009, p. 25.
4 Florence Jany-Catrice, L’indice des prix à la consommation, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2019.
5 Toutes choses égales par ailleurs, une mesure de l’inflation plus élevée dans son calcul conduit à un pouvoir d’achat plus élevé des salariés également, puisque les salaires sont directement ou indirectement (selon les périodes) indexés sur l’inflation, jusqu’en 1982.
6 Jusqu’au yield management, stratégie qui consiste à fixer au plus près du « consentement à payer » des consommateurs, les prix affichés. C’est le yield management qui conduit à des variations de prix infraquotidiennes, voire infra-horaires, dans certains secteurs d’activité, comme celui du transport (aérien, ferroviaire et plus récemment le réseau Uber).
7 Voir les trois études de Béatrice Touchelay : « Un siècle d’indice des prix de détail français (1913-2013) ou la métamorphose d’un pionnier de la politique du chiffre », Revue Politiques et management public, 31/4, oct.-déc. 2014, p. 266-277 ; « Les ordres de la mesure des prix. Luttes politiques, bureaucratiques et sociales autour de l’indice des prix à la consommation (1911-2012) », Politix, vol. 27, no 105, 2014, p. 117-138 ; « La fabuleuse histoire des prix de détail en France », Entreprise et histoire, 2015, no 79, p. 135-146. Florence Jany-Catrice, « Conflicts in the Calculation and Use of the Price Index. The Case of France », Cambridge Journal of Economics, 2018, vol. 42, no 4, p. 963-986.
8 Luc Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009.
9 Robert Salais, communication citée.
10 Étienne Pénissat, L’État des chiffres. Sociologie du service de statistique et des statisticiens du ministère du Travail et de l’Emploi (1945-2008), thèse, sociologie, sous la direction de Michel Offerlé, EHESS, 2009.
11 Dominique Pestre, « L’analyse de controverses dans l’étude des sciences depuis trente ans. Entre outil méthodologique, garantie de neutralité axiologique et politique », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 2007/1, no 25, p. 29-43.
12 Étienne Pénissat, thèse citée.
13 Ils sont même parfois auteurs de « contre-indices », comme dans le cas des travaux d’Alberto Cavallo du MIT sur l’Argentine (voir Alberto Cavallo, « Online and Official Price Indexes. Measuring Argentina Inflation », Journal of Monetary Economics, mars 2013, vol. 60, no 2, p. 152-165). Sur l’histoire de l’IPC argentin, voir également la contribution de Cecilia T. Lanata-Briones et Claudia Daniel dans ce volume.
14 Jean Saglio, « Le nouvel indice des prix à la consommation », Économie et statistique, 1993, no 267-1, p. 4.
15 Luc Boltanski et Arnaud Esquerré, Enrichissement. Une critique de la marchandise, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2017.
16 Nicolas Herpin, Sociologie de la consommation, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2e éd. 2004, p. 112.
17 Dans un indice de Laspeyres, il s’agit en effet de mesurer le delta de dépenses supplémentaires nécessaire pour consommer le même panier de biens et services que l’année de référence.
18 La moyenne arithmétique, la plus intuitive, opère une simple mise en équivalence entre deux sous-indices. La moyenne géométrique atténue, statistiquement, les effets de compensation entre deux sous-indices. Économiquement, la moyenne géométrique suggère que les consommateurs, rationnels, portent systématiquement leurs achats sur les produits dont les variations de prix leur sont le plus avantageuses.
19 Robert Salais, communication citée.
20 Voir les trois articles de Béatrice Touchelay précités.
21 Isabelle Bruno, Emmanuel Didier et Julien Prévieux (dir.), Statactivisme. Comment lutter avec des nombres, Paris, La Découverte, coll. « Zones », 2014.
22 Un travail d’enquête a été réalisé entre 2016 et 2019. Pour plus de précisions, voir Florence Jany-Catrice, « L’indice des prix à la consommation. Recomposition des acteurs des conflits autour de sa mesure dans le cas français », Revue française de socio-économie, 2019, 1er semestre, no 22, p. 17-41.
23 Jérôme Accardo, Claire Célérier et Nicolas Herpin, « L’inflation perçue », Économie et statistique, 2011, no 447, p. 4-31.
24 La position des syndicats est toujours délicate dans le champ de la statistique publique. Leur expression collective prend place dans le cadre d’une loyauté forte à l’égard de leur institution (voir Étienne Pénissat, thèse citée, p. 42). Elle est marquée aussi de l’idée que les sociétés ont vraiment besoin de statistique publique.
25 Data, Le grand trucage. Comment le Gouvernement manipule les statistiques, Paris, La Découverte, 2009. Le même N. Sarkozy suggère quelques années plus tard, pendant la campagne présidentielle de 2007 : « Je ne veux plus qu’on se moque des Français avec des indices de prix qui ne veulent rien dire » (Data, op. cit., p. 26).
26 Voir Alain Gély, Bernard Sujobert et Béatrice Touchelay, « Statistical Argument; Construction, Uses and Controversies. Prices and Purchasing », dans Isabelle Bruno, Florence Jany-Catrice et Béatrice Touchelay (dir.), The Social Sciences of Quantification: From Politics of Large Numbers to Target-Driven Policies, Cham, Springer, 2016, p. 161-171.
27 Florence Jany-Catrice, « L’acte de naissance du chacun pour soi », Le Monde, 5 mars 2007 ; id., L’indice des prix…, op. cit.
28 Alain Desrosières, L’argument statistique, t. I : Pour une sociologie historique de la quantification, t. II : Gouverner par les nombres, Paris, Les Presses des Mines ParisTech, coll. « Sciences sociales », 2008.
29 Robert Salais, communication citée.
30 Antoinette Rouvroy et Thomas Berns, « Gouvernementalité algorithmique et perspectives d’émancipation. Le disparate comme condition d’individuation par la relation ? », Réseaux, 2013, no 177, p. 163-196.
31 Didier Blanchet et Pauline Givord, « Données massives, statistique publique et mesure de l’économie », dans L’économie française, Paris, Insee, coll. « Insee Références », 2017, p. 59-77.
32 Florence Jany-Catrice, L’indice des prix…, op. cit.
33 François Magnien et Jacques Pougnard, « Les indices à utilité constante : une référence pour mesurer l’évolution des prix », Économie et statistique, 2000, no 335, p. 81.
34 Mais aussi la Norvège (2005), la Suisse (2008), la Suède (2012), la Belgique (2015) et le Danemark (2016), le Luxembourg et la Pologne en 2017. « Étude de faisabilité et d’opportunité relative aux données de caisse. Une nouvelle source de données pour l’indice des prix à la consommation », Insee, septembre 2016.
35 25 000 euros pour le premier refus, puis 50 000 euros par refus ultérieur.
36 William Davis, « How Statistics Lost their Power and why we should Fear what Comes Next », The Guardian, 17 janvier 2017.
37 Alain Desrosières, op. cit.
38 Lucien Karpik, Valuing the Unique: The Economics of Singularities, Princeton, Princeton University Press, 2010.
39 Laurent Thévenot, « Un gouvernement par les normes. Pratiques et politiques des formats d’information », dans Bernard Conein et Laurent Thévenot (dir.), Cognition et information en société, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Raisons pratiques », 1997, no 8, p. 206-241 ; Christian Bessy, « Économie des conventions et transformations du capitalisme : une analyse des effets du pouvoir de valorisation », Revue française de socio-économie, 2019-2, no 23 : Valeur et capitalisme, p. 79-96.
40 Alain Desrosières, op. cit.
41 Antoinette Rouvroy et Thomas Berns, art. cité.
42 Ibid.
43 Voir Marie Leclair, Isabelle Léonard, Guillaume Rateau, Patrick Sillard, Gaëtan Varlet et Pierre Vernédal, « Les données de caisse : avancées méthodologiques et nouveaux enjeux pour le calcul d’un indice des prix à la consommation », Économie et statistique, sept. 2019, no 509, p. 13-29.
44 Christian Bessy et Pierre-Marie Chauvin, « The Power of Market Intermediaries: From Information to Valuation Processes », Valuation Studies, 2013-1, p. 83-117.
45 Vincent Gayon et Benjamin Lemoine, « Maintenir l’ordre économique. Politiques de désencastrement et de réencastrement de l’économie », Politix, 2014-1, no 105, p. 31.
46 Antoinette Rouvroy et Thomas Berns, art. cité.
47 Alain Desrosières, op. cit.
48 Antoinette Rouvroy et Thomas Berns, art. cité.
49 Florence Jany-Catrice, L’indice des prix…, op. cit.
50 Marie Leclair et al., art. cité.
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