Contestations et hybridation des chiffres publics
p. 181-198
Texte intégral
1Le développement des chiffres publics passe par l’augmentation de la fréquence des enquêtes statistiques. L’obligation de répondre aux questionnaires visés par le Service central de la statistique publique, la garantie du secret statistique, du contrôle des usages et de la diffusion des informations résultent de longues négociations entre l’État et les représentants de la société civile. Contemporaines de l’affirmation de la statistique publique, ces négociations posent les limites de l’emprise de l’État sur les acteurs privés. Elles visent à surmonter les vives réticences des « pourfendeurs de la statistique », dénoncés par Alfred de Foville dans son discours à l’ouverture de l’Institut international de statistique il y a plus d’un siècle1. Ces réticences sont durables puisque l’expression est reprise par Charles Penglaou2 dans le Journal de la Société française de statistique en 1949. Les critiques contemporains de la statistique applaudissent la mise en concurrence des chiffres publics par des chiffres privés, le retrait de l’État et la diminution du poids du collectif sur l’individu. Ce faisant, ils soutiennent la privatisation des biens publics et préconisent de changer la mesure de l’efficacité sociale et économique pour l’évaluer à l’aune de la rentabilité financière et de la comptabilité privée.
2Ces pressions conduisent à la fois à la mise en cause de la légitimité de la mesure et des indicateurs de l’État et à celle de son expertise. Elles « justifient » le recours de plus en plus fréquent aux services privés par le secteur public, suivant l’exemple des cabinets privés convoqués par le prince mais financés par la collectivité pour « soutenir » les services de l’État, ou pallier leur incapacité supposée. Cette hybridation croissante entre public et privé, ainsi que la crise de défiance dont elle témoigne au plus haut niveau de l’État, conduit à multiplier les indicateurs et, au bout du compte, à priver de repère, tant pour guider les décisions publiques que pour évaluer leur efficacité. Elle brouille les pistes et prive les citoyens de moyen de contrôle sur les décisions politiques.
3Notre étude précise, dans une première partie, l’évolution, au cours du xxe siècle, des modalités de l’élaboration des statistiques publiques qui doivent affronter des résistances multiples pour délimiter le périmètre du secret statistique. La deuxième partie évalue successivement l’intervention de l’État dans la production de chiffres privés, la généralisation de la mise en chiffres et le recours plus fréquent depuis le début du xxie siècle par l’État aux acteurs privés pour produire des statistiques au statut hybride.
Chiffres publics et sphère privée, des garde-fous nécessaires
4Les « pourfendeurs de la statistique » sont souvent des libéraux convaincus qui, depuis le xixe siècle, contestent l’intérêt d’informer l’action de l’État. Leurs réticences sont renforcées par les tensions suscitées par les interminables débats sur l’impôt personnel sur le revenu, à partir des années 1880, le principe déclaratif étant considéré comme une menace pour le secret des affaires. Ces pourfendeurs se retrouvent notamment dans les campagnes contre le recensement démographique de 1954. Ils sont aussi présents parmi des députés de l’extrême droite poujadiste (dont le groupe est présidé par Jean-Marie Le Pen) de l’Assemblée nationale élue en 1956, qui tentent de remettre en cause les principes de l’organisation de la statistique publique établis depuis la Libération. Les contestations sont confortées par les soupçons de manipulation ou de détournement politique des chiffres publics. Elles provoquent l’augmentation des refus de répondre aux enquêtes et réactivent chez les autorités publiques le spectre de l’enquête industrielle de 1931, lorsque la Statistique générale de la France (SGF) n’avait reçu qu’un tiers des réponses attendues.
5La crainte du croisement des données, de leur transmission au fisc ou au ministère de l’Intérieur, le risque que les chiffres publics servent d’autres fins que l’information statistique doivent être écartés, sous peine de tronquer les résultats des enquêtes. L’anonymat des réponses que permettent les totalisations ne suffit pas à rassurer l’enquêté. La confiance dans l’institution produisant les chiffres publics repose autant sur l’éthique de ses membres que sur celle des gouvernants. Elle résulte aussi d’un compromis entre les statisticiens, qui souhaitent toujours obtenir davantage d’informations et de précisions lors des enquêtes sur des activités privées, et les représentants de la société civile, qui souhaitent réduire leurs obligations.
6Les raisons de l’élimination des références à la religion dans les questionnaires du recensement démographique depuis 1876 sont sans doute à étudier mais, même si la pratique continue hors de la métropole – le critère religieux restant essentiel pour classer les populations en Algérie par exemple –, cette décision marque une première limite officielle à l’intrusion de la statistique publique dans la sphère privée. À cet égard, les décrets-lois pris par Paul Reynaud ministre des Finances – préparés par Alfred Sauvy (comme il le rappelle abondamment dans ses écrits) – qui, en novembre 1938, obligent à répondre aux questionnaires de la SGF, posent les fondations d’un cadre réglementaire et législatif d’obligation statistique. Ce cadre est assez souple pour accompagner l’augmentation continue du volume des données exploitées. La réglementation, la négociation permanente avec les fournisseurs d’informations, le respect de la confidentialité des résultats, sont impératives lorsque les améliorations des machines à statistiques permettent de créer et d’entretenir des fichiers nominatifs individuels. La rigueur du cadre réglementaire établi conditionne la participation des enquêtés, et au premier chef celle du patronat.
Une institution phare de la Reconstruction dans un pays détruit
7À la Libération, la volonté de reconstruire sur des bases neuves et d’instaurer une démocratie économique et sociale conforme au programme du Conseil national de la Résistance du 15 mars 1944 s’appuie notamment sur la création d’une nouvelle institution chargée des statistiques publiques. La loi de finances d’avril 1946 qui crée l’Institut national des statistiques et des études économiques (Insee) pour la France et l’outre-mer répond à cette volonté. Le nouveau service est un « Institut » (conçu comme un organisme d’études disposant de sa propre école d’application) « de la statistique » (chargé de produire des données pour informer tous ceux qui le réclament) « et des études économiques… » (ce qui confirme la nécessité de lui concéder l’indépendance nécessaire à la recherche). La dénomination de cet institut est discutée, il est question d’ajouter « et de la documentation » à un intitulé déjà bien long pour confirmer que l’Institut est bien mis au service du public3. Faute de financements, cette mission de publiciste n’a pas été retenue.
8Le titre premier du décret de juin 1946 définit ses attributions. L’Insee est chargé « d’établir, de rassembler et de mettre à jour les statistiques relatives à l’état et au mouvement des personnes et des biens en utilisant, le cas échéant, les éléments qui lui sont fournis par les diverses administrations » (alinéa 1), de « donner et tenir à jour l’inventaire permanent de l’économie » (alinéa 3). Il « procède, pour le compte des administrations et organismes visés au 2o du présent article, à l’exécution des recensements approximatifs » (alinéa 9), « coordonne les méthodes, les moyens et les travaux statistiques des administrations publiques et des organismes privés subventionnés ou contrôlés par l’État, […] centralise leur documentation statistique et économique et […] réalise l’unification des nomenclatures et des codes statistiques ». Cette fonction coordonnatrice et centralisatrice n’étant définie par aucun règlement, l’Insee va rencontrer de nombreuses difficultés pour s’imposer. Les tensions les plus vives se déroulent avec le bureau central de Statistiques industrielles du ministère de la Production industrielle créé pendant l’Occupation lorsqu’il s’agit d’harmoniser les nomenclatures4. À partir des années 1960 et plus encore des années 1970, l’essaimage des agents de l’Insee dans les différents ministères pour créer les services de statistiques des ministères (SSM), harmoniser les méthodes et assurer la diffusion des résultats, lui permet d’assurer cette coordination. En revanche « la coordination de l’emploi des moyens mécanographiques utilisés par les administrations publiques et différents organismes » et l’exécution de travaux mécanographiques « pour les services ou organismes extérieurs » ne survivent pas au passage à l’informatique.
9Au service des gouvernements, de l’ensemble des administrations et de « toutes les personnes physiques ou morales de droit privé » qui en feraient la demande, le périmètre de ses actions est très large. Il couvre tous les domaines « des statistiques et des études économiques », « favorise le développement des sciences statistiques et les recherches économiques relevant de sa compétence », « assure la formation du personnel spécialisé » et « observe l’évolution de la situation économique dans la métropole, la France d’outre-mer et l’étranger » (alinéa 4).
10Ces ambitions initiales deviennent irréalistes après l’échec du grand ministère de l’Économie nationale porté par Pierre Mendès France et le rattachement de l’Insee au sous-secrétariat d’État à l’Économie nationale, puis au secrétariat d’État aux Affaires économiques qui ouvre une période de vaches maigres. Il faut attendre 1961 et le rattachement de l’Insee au ministère des Finances pour que la contrainte budgétaire soit desserrée et que l’Insee dispose des moyens correspondant à ses ambitions initiales.
Les mutations des techniques, les fichiers nominatifs et la défense des libertés
11Le développement de la collecte (multiplication des informations provenant d’opérations administratives à partir de 1940 ou, beaucoup plus récemment, enregistrement automatique d’informations avec les puces électroniques et les opérations effectuées par internet), les changements des méthodes (l’importation des sondages aléatoires des États-Unis par Raymond Lévy-Bruhl5 dès les premières années de l’Insee, par exemple) et les transformations des techniques de traitement des données (successivement : le classi-compteur imprimeur importé des États-Unis par Lucien March à la fin du xixe siècle, la mécanographie du premier tiers du xxe siècle, les calculateurs électroniques après 1950 et l’informatique puis la micro-informatique des années 1960-1980) offrent des informations diversifiées, disponibles en masse et qui peuvent être nominatives. Transmises automatiquement à l’institution de statistiques – on pense aux autorisations de changement de domicile sous Vichy, mais aussi aux statistiques de l’État civil –, ces informations normalisées permettent d’abord de créer et de tenir à jour des fichiers puis, avec la généralisation de l’informatique dans le secteur privé, de constituer des bases de données recensant les commandes, les paiements en caisses, les habitudes de consommation des individus ou des entreprises.
12La question des données individuelles reste très sensible à l’Insee du fait de l’héritage de l’Occupation6. Dès sa création, les premières promotions d’élèves administrateurs-statisticiens condamnent les fichiers nominatifs hérités du Service national des statistiques (SNS), qui sont supprimés. Les ateliers mécanographiques de l’Insee sont utilisés pour gérer d’importants fichiers nationaux, comme le fichier électoral ou celui des cartes grises par exemple. De nouveaux répertoires apparaissent également, celui des entreprises et établissements identifiés par un numéro individuel (numéro Siren et Siret) à partir de 1948 étant l’un des plus connus. Ce numéro, lié à l’activité et à l’adresse de l’entreprise, est peu utilisé par les administrations. À la fin des années 1960, l’Insee cherche à attribuer un numéro unique et définitif aux entreprises qui servirait à toutes leurs relations avec les administrations. Intégré au Système national d’identification et du répertoire des entreprises et de leurs établissements (Sirene), ce numéro est créé par décret en mars 1973 et sa gestion confiée à l’Insee. Les premières immatriculations commencent en 1975. Le fichier concerne les entreprises publiques, les institutions et services de l’État, et les collectivités territoriales à partir de 1983. En 1997, le numéro Sirene devient le numéro unique d’identification des entreprises. La base Sirene est disponible gratuitement.
13L’Insee tient également le répertoire national d’identification des personnes physiques. Un numéro individuel, le fameux numéro de Sécurité sociale, est attribué à chacun. Il comporte treize chiffres (sexe, année de naissance, mois de naissance, lieu de naissance, cinq chiffres et numéro d’ordre). En dehors des cas prévus par la loi (tenue du fichier général des électeurs ou traitement automatisé de l’échantillon démographique permanent retenant les personnes nées du 1er au 4 octobre de chaque année, par exemple), ce fichier ne peut pas être utilisé pour la recherche de personnes.
14Si la transmission automatique de nombreuses informations personnelles se passe désormais du consentement des individus, la capacité des producteurs des chiffres publics à obtenir leurs données résulte toujours de la confiance que leur accordent les partenaires. Cette confiance repose sur le consensus issu de négociations délimitant les frontières de la sphère privée – du secret – inaccessible aux enquêtes. Elle tient à la conviction partagée que les chiffres publics servent la collectivité et le bien commun. Elle résulte d’un processus historique de mise en confiance des enquêtés par les enquêteurs, dans lequel l’Insee, le patronat et les gouvernants de la IVe République jouent un rôle de premier plan. À cet égard, la loi de 1951 sur l’organisation, la coordination et le secret statistique apparaît comme fondatrice.
La loi de 1951 et ses suites
15À la demande du patronat français, représenté alors par le Conseil national du patronat français (CNPF), des négociations sur le périmètre du secret statistique et sur l’organisation des enquêtes sont entreprises peu après la création de l’Insee7. Elles aboutissent à la loi de 1951 qui définit, pour plus de vingt ans, le cadre de la statistique publique. Ses décrets d’application sont publiés en septembre 1952, plus d’une année plus tard, ce qui atteste du faible intérêt des gouvernants pour la question. La loi introduit l’obligation de répondre aux enquêtes statistiques visées par l’Insee, le refus est assorti de peines d’amende. Elle définit les modalités de la coordination des statistiques publiques, fondée sur la procédure d’agrément, et garantit le secret des réponses8. Un Comité de coordination des enquêtes statistiques (Cocoes) est créé, qui réunit toutes les parties prenantes des enquêtes pour en préciser le cadre et établir le programme annuel des enquêtes obligatoires. Cette organisation est solide, puisqu’elle résiste à la fois aux progrès des techniques de traitement des données (passage de la mécanographie à l’informatique), à la multiplication des services de statistiques décentralisés dans les ministères et à la forte augmentation du nombre des enquêtes publiques. Elle ne suffit pas cependant à éliminer toutes les réticences à l’encontre des enquêtes, comme en attestent les archives du Cocoes de 19549. Le Comité reçoit en effet de nombreuses protestations des entreprises qui se plaignent du trop grand nombre d’enquêtes. Ces plaintes sont jugées recevables par l’Insee. Gabriel Chevry, chargé des rapports entre l’Insee et le Cocoes et cheville ouvrière du texte de 1951, les juge « on ne peut plus légitimes ». Les archives du Cocoes conservent par exemple un article du quotidien Les Échos intitulé « Les “Nègres” » : « Les industriels fabriquent, les commerçants vendent, mais jusqu’à quand faudra-t-il qu’ils fassent un autre métier que le leur, celui des fonctionnaires d’État, dont ils deviennent en quelque sorte les “Nègres” ? De quel droit l’État exige-t-il que les industriels et les commerçants entretiennent un personnel onéreux et en surnombre uniquement pour répondre à ses questionnaires ? »
16Suivent les énumérations des charges inutilement imposées aux enquêtés :
« Les exportateurs doivent fournir un état de leurs envois à l’étranger et en Union française d’outre-mer. Ces renseignements pourraient être communiqués aux administrations intéressées d’une façon beaucoup plus précise par les services des Douanes. C’est leur métier. […] De même pour l’état des chiffres d’affaires mensuels. Ce chiffre réclamé pour ses statistiques par le ministre du Commerce et de l’Industrie pourrait être communiqué par l’administration des Contributions à qui ces renseignements sont fournis obligatoirement chaque mois. […] De même pour le personnel ouvrier. Les renseignements statistiques pourraient être fournis par la Sécurité sociale ou les Allocations familiales sans avoir à procurer un travail supplémentaire à chaque entreprise. »
17Au bout du compte, la critique s’élargit :
« Les industriels et les commerçants sont fatigués de répondre à tant de questionnaires qui n’ont rien de commun avec l’exercice de leur profession. Dans l’industrie privée, une maison qui tient à faire face à ses engagements doit surveiller ses frais généraux et, de ce fait, ne peut pas avoir un personnel aussi important qu’une administration, pour laquelle les frais généraux ne comptent pas parce que, en cas de déficit, l’administration peut toujours avoir recours à des augmentations d’impôts, taxes ou cotisations. Les industriels et commerçants, au lieu de visiter leur clientèle pour récolter des commandes, qui passeraient leur temps à remplir toutes les statistiques qui leur sont demandées, ou même à assister aux innombrables réunions et banquets où sont prononcées de forts belles allocutions préconisant la productivité et le développement de l’exploitation, finiraient par négliger les impératifs de leur profession ce qui leur permet de survivre. Le risque serait moins grand s’ils avaient l’assurance de pouvoir ce jour-là trouver une place – sans doute lucrative – dans une de ces administrations qui ont pris l’habitude de faire faire par les autres le travail qu’elles s’évitent ainsi à elles-mêmes. »
18Le Cocoes cherche à limiter les enquêtes pour tenir compte de ces demandes. Son comité de contentieux est clément en cas de non-réponse à l’enquête obligatoire. À peine plus de cinq cents peines d’amendes administratives, dont le montant n’est pas précisé, sont établies entre 1953 et décembre 1961, alors que le nombre d’enquêtes s’accroît. La concertation et l’intermédiaire du Cocoes améliorent les relations entre le CNPF et l’Insee10. Après 1957, la construction du Marché commun, qui inquiète les patrons et souligne l’importance de la connaissance des capacités industrielles pour la croissance, incite à réclamer des données. La contribution active du patronat à l’organisation du recensement industriel de 1963 est une manifestation de ce rapprochement entre les statisticiens publics et les industriels.
Les temporalités des statisticiens et des décideurs politiques et économiques se rejoignent
19Les réformes n’empêchent pas que la production des statistiques subisse ses propres contraintes. Le décalage entre la date de l’enquête ou du recensement et la diffusion des résultats est tel que ces opérations ne peuvent avoir qu’un usage politique limité. Le premier objectif de l’Insee est de fournir des informations fiables et régulières sur les caractéristiques démographiques, économiques et sociales du territoire. Compte tenu des équipements disponibles, la gestion des grands inventaires (État civil, électeurs, cartes grises) et l’exploitation des recensements démographiques (1946, 1954) mobilisent presque toutes les ressources budgétaires et humaines disponibles. Seules quelques enquêtes par sondage menées à des échelles géographiques limitées, les enquêtes régulières basées sur des relevés prises en charge par des équipes d’enquêteurs bien rodées et dont l’interprétation est rapide (enquêtes prix), sont exploitées rapidement. L’amélioration de la sélection des échantillons représentatifs grâce aux inventaires disponibles permet d’accélérer certaines enquêtes (conditions de vie, emplois du temps, etc.), mais la diffusion des résultats reste lente. La temporalité des statistiques publiques ne leur permet pas d’éclairer l’action. La direction générale de l’Insee a pleinement conscience du décalage entre ses outils et les besoins des décideurs politiques, des pionniers de la planification ou de la comptabilité nationale. Jusqu’aux années 1960, ses indicateurs ne sont utilisés que pour établir les comptes du passé et estimer les ressources disponibles et leur répartition. Au début des années 1950, l’Insee tente de rompre cette « fatalité » qui l’éloigne des foyers de la décision et contribue à la faiblesse de ses ressources (budgétaires et humaines) en produisant un indicateur trimestriel de conjoncture. L’indicateur est basé sur une enquête régulière menée auprès d’un certain nombre de dirigeants d’entreprises. La démarche est inspirée de l’enquête de la revue nord-américaine Fortune et elle rencontre un franc succès. Accordant la primeur des résultats de l’enquête aux responsables interrogés, l’Insee renforce la confiance des milieux industriels et celle de la centaine de personnes, décideurs politiques ou scientifiques qui sont informés des résultats. Mais il ne s’agit que de tendances, les évaluations ne sont pas quantifiées et l’exploitation des résultats est quasiment immédiate.
20Pour les enquêtes statistiques, il faut attendre l’augmentation des crédits, le recrutement et la formation de personnel et l’informatisation du début des années 1960 pour que le « temps de la statistique » se rapproche de celui des décideurs politiques et économiques. Il faut aussi attendre que les compétences des comptables nationaux et leurs attributions soient, comme celle de la prévision pour un court moment, confiées à l’Insee, toujours au début des années 1960.
21Le renforcement des capacités de calcul de l’Insee lui permet de mieux répondre aux besoins. D’abord timidement avec le recensement agricole de 1956, puis avec le recensement démographique de 1962 et l’enquête industrielle de 1963, l’usage de l’informatique permet de raccourcir les délais de publication des résultats et d’alléger l’effectif des agents mobilisés pour ces opérations11. L’augmentation des qualifications des administrateurs et attachés et celle des crédits, l’amélioration des pratiques des sondages et la maîtrise de l’économétrie, de la modélisation et de l’extrapolation contribuent à cette progression.
22Un peu moins de soixante ans plus tard (en 2020-2021), les capacités de l’Insee sont sans commune mesure. Lors d’une crise sanitaire sans précédent, il peut calculer les statistiques quotidiennes de mortalité transmises par les mairies moins d’une semaine après la déclaration de décès. Ces informations sont diffusées sur le site de l’Insee et fournissent des repères accessibles à tous pour suivre la pandémie. Elles sont fréquemment consultées. Comparé aux efforts fournis par l’Insee dans les années 1960 pour attirer le regard du public, par exemple en repérant et fêtant le 50 000 000e Français, le changement est important.
23L’Insee renseigne également sur les changements de résidence suscités par le premier confinement national en mars 202012. L’accord signé avec l’opérateur de téléphonie mobile Orange, entreprise de statut privé, pour obtenir les données permet de localiser les abonnés à partir de leurs communications et de les comparer avec leurs lieux de résidence. La démarche est inédite. Elle atteste à la fois d’un profond changement des pratiques (transferts) et des techniques de traitement des données massives exploitées en temps réel, et d’un nouvel usage des données privées par le statisticien public. Il s’agit désormais de s’interroger sur ces pratiques qui changent les fondamentaux et la temporalité des statistiques pour la raccrocher au temps des décideurs. Ceci ne modifie-t-il pas aussi la vocation de l’Insee qui répond désormais aux interrogations de l’immédiat ? Quoi qu’il en soit, l’accélération de la temporalité de la statistique publique est sans doute l’évolution majeure des dernières décennies.
24La réforme de l’organisation de la statistique publique entamée dans les années 1970 correspond à l’affirmation de la volonté de rationalisation des choix budgétaires. Cinquante ans plus tard, l’Insee s’est doté d’instruments permettant d’évaluer les effets des arbitrages budgétaires et des politiques fiscales et sociales13. Parallèlement diverses instances, dont l’Insee reste le partenaire privilégié, ont élargi progressivement le champ de la concertation sur la statistique publique aux organismes demandeurs d’indicateurs. En 1972, le Conseil national de la statistique remplace le Cocoes, puis en 1984, le Conseil national de l’information statistique (CNIS) assure la concertation entre les producteurs et les utilisateurs de la statistique publique et définit le programme des enquêtes. Plus récemment, la loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008 définit une organisation ternaire avec : l’Autorité de la statistique publique, qui veille à l’indépendance et à la qualité des statistiques ; le Cnis déjà présenté ; le Service statistique public (SSP), composé de l’Insee et des services statistiques ministériels qui fournit les données, auxquels s’ajoute en 2009 un comité du secret statistique14. Ces réformes répondent à l’augmentation concomitante des services producteurs et de la demande de données.
25Cependant, en multipliant les interlocuteurs, elles ne facilitent pas la compréhension du système. Parallèlement, la loi sur la transformation de la fonction publique de 2019 est une réforme profonde qui accentue la porosité entre chiffres publics et chiffres privés, introduisant la logique commerciale des seconds chez les premiers. La statistique publique doit donc affronter un double risque. Le premier est de confisquer l’expertise en imposant une trop grande technicité que le public ne comprend pas. Le second est de recourir au privé pour notamment construire ses indicateurs sans pouvoir contrôler complètement les sources (voir la communication de Florence Jany-Catrice dans ce volume sur les indices des prix de détail à partir des relevés de caisses).
Chiffres comptables, logique et gouvernance privées : une success story
26L’industrialisation du xixe siècle s’accompagne de l’augmentation du volume des affaires et du nombre des entreprises et établissements. L’essor des activités de services, l’augmentation de l’intensité capitalistique, la mobilisation croissante des capitaux familiaux et de ceux des sociétaires, le développement des effectifs salariés multiplient les opérations commerciales et comptables. Les bureaux apparaissent dans l’usine, occupant des effectifs croissants. La fonction comptable se précise.
27Deux phénomènes essentiels caractérisent ces chiffres comptables au cours de la période contemporaine : le premier est la généralisation de règles de calcul homogènes, l’harmonisation et la normalisation des bilans ; le second est l’élargissement de leur diffusion, sous l’égide de l’État, qui met en place des instances de contrôle. Ces chiffres permettent de suivre l’activité des établissements, de définir des objectifs et de réfléchir aux moyens de les réaliser. Les chiffres privés, comptables, participent à la rationalisation de la gestion des entreprises. Ils éclairent les managers, leurs associés et certains de leurs partenaires. Ils constituent un instrument du contrôle de l’épargne des sociétaires et des crédits accordés par les partenaires de l’entreprise. À partir de la loi sur les comités d’entreprise de 1945, ces chiffres représentent également un moyen pour les syndicats de salariés de compléter et de vérifier les informations émanant des directions des entreprises et établissements.
28Pour l’État, ils facilitent le prélèvement de l’impôt et le contrôle fiscal à partir de l’introduction de l’impôt sur le revenu en 1914. Ainsi, le xxe siècle se caractérise par l’affirmation des chiffres privés comme outils de gouvernance et de gouvernement sous l’égide de l’État. Mais, à l’inverse, le tournant du xxie siècle est marqué par un effacement des chiffres publics, et de leur logique politique parmi les outils de gouvernement, au profit de l’affirmation de la logique commerciale et financière, qui conduit au développement des chiffres privés, comptables ou non comptables.
Réglementation de la gouvernance par les chiffres privés depuis les années 1980
29La normalisation des comptabilités tarde à s’imposer en France. Le premier plan comptable général est publié sous Vichy, d’autres lui succèdent. L’obligation de suivre leurs prescriptions pour calculer les bénéfices n’est introduite dans la loi qu’en 1959, elle est répétée par un décret de 1965 et devient effective dans les années 1970. En revanche, la diffusion des résultats comptables est réglementée de façon précoce. Le Code de commerce de 1807 précise les obligations introduites par le Code Savary de 1673 au sujet des opérations commerciales et impose la tenue de livres comptables destinés au règlement d’éventuels litiges. Les lois sur les sociétés anonymes de 1863 et de 1867 introduisent d’autres règles comme l’obligation de réunir annuellement l’assemblée générale des actionnaires, de lui présenter des comptes approuvés par deux commissaires choisis par la direction15. L’obligation de recourir à ces commissaires ne précise toutefois ni le délai dans lequel les comptabilités doivent leur être présentées ni leur qualification.
30Ces règles accompagnent la diversification des destinataires des informations comptables des entreprises depuis le xixe siècle : à la direction s’ajoutent les créanciers (particuliers ou banques), les sociétaires et les juges en cas de faillite, le fisc, les municipalités, ou les ministères si l’entreprise traite avec l’État ou bien si elle bénéficie d’avantages fiscaux (réévaluation des bilans par exemple), les collectivités territoriales (en cas de marché ou de concession) et les sociétés partenaires. À partir de 1945, les comités d’entreprise s’ajoutent à cette liste. La définition d’un impôt sur les revenus en 1914, qui devient cédulaire en 1917, assortie du principe déclaratif et du contrôle a posteriori fait de ces comptabilités des éléments de preuve pour les contrôleurs du fisc. Le droit de regard des Contributions directes sur les comptabilités privées, que beaucoup qualifient d’immixtion dans l’activité de l’entreprise, est sans précédent. Le chiffre privé sort ainsi du cadre privé, la comptabilité échappe ainsi en partie à son producteur.
31Les règles d’élaboration des comptes restent cependant peu contraignantes. Il faut attendre 1935 pour que la profession des commissaires aux comptes soit organisée, qu’un délai minimal soit imposé pour leur communiquer les bilans avant l’assemblée générale, que ces commissaires soient choisis en dehors des relations du conseil d’administration et qu’ils aient quelques compétences en comptabilité, auxquelles correspond un niveau de rémunération. Le premier plan comptable général de 1941 reste facultatif, sauf pour les entreprises du secteur privé qui traitent avec l’État ou qui bénéficient d’avantages fiscaux.
32Au tournant des xxe siècle et xxie siècle, notamment du fait de la mondialisation qui élargit le périmètre de diffusion des chiffres comptables, la complexité croissante des règles comptables internationales prive la plupart des partenaires de l’entreprise de tout moyen de comprendre et d’interpréter ses comptes. Depuis les années 1989-1990, la comptabilité des plus grandes firmes françaises est soumise aux normes comptables internationales définies par les Big Four, les quatre plus grands cabinets comptables mondiaux. La finalité de la tenue des comptes consiste à s’assurer d’abord de la rentabilité financière de la société16. Les experts-comptables, qui sont aussi souvent les auditeurs, contribuent à l’opacité des chiffrés privés. L’État ou les groupes d’États interviennent peu dans ces mécanismes, laissant se développer les pratiques de l’optimisation et de la compétitivité fiscales. Paradoxalement (en apparence), en se mondialisant, le chiffre privé, comptable, s’est privatisé. Il échappe à l’État puisqu’il est porté par des règles définies par des cabinets privés. Ce tournant s’accompagne de la production des données massives, dont la production est aussi largement privée, et de l’effacement des chiffres publics du devant de la scène politique.
Tournant fin de siècle, la « mise en chiffre » généralisée
33Après avoir été « encarté » – intégré à des mouvements collectifs au cours des deux siècles précédents (xixe-xxe siècle), obligé de disposer de papiers officiels attestant de son appartenance à une nation (la carte d’identité ou le passeport), intégré à un syndicat, à une association ou à un parti politique –, l’individu du tournant des xxe et xxie siècles est « mis en chiffres ». Ce processus échappe aux institutions chargées des statistiques publiques étudiées plus haut, et bouleverse leurs finalités. En effet, parce qu’elles sont publiques, les statistiques font du lien. En classant, elles font société, dessinent un collectif, précisent ses contours (« eux » et « nous », les « exclus » et les « membres ») et en définissent les attributs. Être compté, enregistré, classé, déclenche un sentiment d’appartenance, comme le montrent les tensions suscitées par la définition des catégories socioprofessionnelles en 1954 par exemple17. Être classé signifie être repéré, retenu, intégré et faire partie. Le pouvoir des classifications statistiques correspond à celui de leurs producteurs. L’augmentation de la catégorie fourre-tout des inclassables, que l’Insee qualifie de « divers » (clergé, armée, police) dans la nomenclature des catégories socioprofessionnelles, menace la pertinence de ce cadre. De la même façon, s’ils sont trop fréquents, les N. S. (« non significatifs ») des tableaux statistiques mettent en cause le classement retenu. Ces « non pris en compte » par la statistique publique sont marginalisés. Ils ne compteront pas lorsqu’il s’agira de définir des politiques publiques. Or, de ce point de vue, le changement de la fin du xxe siècle est tangible.
34Depuis la seconde moitié du xxe siècle, l’enregistrement automatique de données est devenu banal, puisque tout individu muni d’une carte à puce est tracé (au sens repéré et suivi). Ses trajets en métro, à vélo collectif ou en covoiturage sont enregistrés par les fournisseurs de services privés, leur permettant d’ajuster leur politique commerciale ou bien de vendre ces données. L’élargissement des informations collectées n’a pas d’équivalent dans le secteur public, même depuis l’introduction des calculateurs électroniques, d’abord dans les services de police et de l’armée, puis dans le secteur civil à partir des années 196018. Il permet aux compagnies privées d’accéder à des informations individuelles de grande précision, qui étaient jusqu’alors réservées aux gouvernants. Le prince perd ainsi le quasi-monopole de la production des chiffres nationaux, mais aussi celui de la production, de la diffusion et de l’usage des données massives.
35Autre changement majeur au début du xxie siècle, l’acteur privé devient, le plus souvent à son insu, un producteur essentiel de chiffres privés. Il est d’autant plus efficace qu’il passe une grande partie de son temps devant un écran d’ordinateur – parfois même plus que devant ses semblables –, qu’il fait ses achats, rédige sa correspondance, s’informe des évènements du monde – qu’il ne fréquente pas –, répond à des enquêtes, milite ou prépare ses déplacements par l’intermédiaire d’un écran. Ce faisant, il contribue à la fabrication des données massives et livre à Google, Apple, Facebook, Amazon et à bien d’autres, les informations sur ses habitudes de consommation, qui permettent à ces firmes de s’imposer sur les marchés.
36Les effets de la production des données massives et ceux de l’usage de l’informatique ne sont toutefois pas que d’ordre commercial. Ils contribuent aussi à améliorer la connaissance et à renforcer l’efficacité des interventions économiques ou politiques. Comme le montre Manuela Martini au sujet de la médecine du travail dans le BTP par exemple, l’informatisation des dossiers des travailleurs immigrés du bâtiment a permis de contrer les explications « racialistes » des causes des accidents du travail et d’organiser une meilleure prise en charge de leurs pathologies19. Les questions de santé publique, la mise en évidence statistique de la concentration géographique de maladies, comme certains cancers ou la maladie de Crohn, s’appuient sur la fabrication de registres nationaux ou régionaux (Epimad dans le Nord de la France) au service des politiques de santé. La production et l’exploitation de ces informations sont rigoureusement encadrées, mais ce contrôle n’est pas aussi sévère pour les chiffres privés. Cette dynamique participe à l’intrusion du chiffre dans la sphère privée, à la mise en chiffres comme aboutissement d’un lent processus caractéristique de la période contemporaine. Or désormais, ce processus n’est plus porté par les producteurs de chiffres publics, ni par leurs finalités.
L’effacement des chiffres publics
37La suppression du successeur du Centre d’étude des revenus et des coûts (Cerc) en 1998 confirme le retrait des chiffres publics du devant la scène. L’affirmation du néolibéralisme prive les statistiques publiques d’une partie de leurs fonctions. Le Commissariat général au plan disparaît, les mesures de l’inflation et celles du pouvoir d’achat n’empêchent plus d’augmenter les tarifs publics ou privés. Les exemples argentins (voir la communication de Claudia Daniel et Cecilia T. Lanata-Briones dans ce volume), où l’inflation galope sans susciter de politique sociale d’urgence, ou chilien, où une augmentation de moins de 30 centimes du prix du ticket de métro en octobre 2019 déclenche des émeutes durables, montrent que les décisions politiques font fi des statistiques publiques. La multiplication des indicateurs, « l’inondation » quotidienne de chiffres dont l’origine n’est pas toujours précisée, contribuent à les banaliser, réduisant les capacités des citoyens à s’en emparer, et incitant les gouvernants à s’en détourner. Trop de données tuent les données…
38Peu mobilisées ou moins souvent utilisées par les gouvernants, les statistiques publiques peinent autant à guider les politiques qu’à préserver un collectif et à unifier. Les communautés virtuelles, les groupes d’appartenance, les « tribus » forment des réseaux ténus qui leur échappent. En revanche, ils n’échappent pas aux producteurs de chiffres privés qui les utilisent pour guider les politiques commerciales. C’est désormais le marché et l’échange qui tissent des liens à une échelle planétaire, alors que les chiffres publics demeurent fondés sur les territoires nationaux… Dans le même temps, la défiance croissante à l’égard des statistiques publiques est un des signes de la profonde crise de confiance des populations vis-à-vis de la classe politique et des institutions publiques. Elle joue le jeu des populismes et menace la démocratie. Elle témoigne aussi de l’incapacité des princes à s’engager pour le collectif. Poussées par les médias qui regardent l’audimat – encore une mesure chiffrée –, beaucoup sont moins critiques à l’égard des sondages de sociétés privées qu’à l’égard des chiffres publics, lorsqu’ils s’y intéressent. Ce contexte ainsi que, il est vrai, la baisse des financements publics, qui favorise le transfert de la production de chiffres publics au privé, condamnent, à terme, les enquêteurs qualifiés de l’Insee, chargés du relevé des prix et des enquêtes. Le recours aux données de caisses transmises par les syndicats de la grande distribution pour calculer l’indice des prix est engagé. Devenu client de fournisseurs privés d’informations destinées à construire des indicateurs publics, l’Institut de statistiques est également contraint d’équilibrer ses comptes au risque un jour de vendre ses informations. Cette réforme réduit sensiblement le périmètre des statistiques publiques, au profit des producteurs de chiffres privés.
39Cette transformation du rapport des forces entre chiffres publics et privés participe de la crise de légitimité de l’État. La concentration des producteurs des chiffres privés, les services d’enquêtes ou de sondages, les Big Four, ou encore les agences de notation produisent des chiffres qui se substituent à ceux des États et des institutions internationales qui les mobilisent. Les autorités politiques elles-mêmes recourent au privé pour obtenir des chiffres, parce qu’elles se méfient de la supposée politisation de ces institutions. Les récentes prises de position du syndicat CGT-Insee dans le débat sur les retraites, publiant un quatre pages et tentant d’informer la presse au cours de la présentation d’une note de conjoncture, montrent que l’éthique du statisticien public forgée à la Libération n’a pas disparu. Elle ne suffit cependant pas à obliger les dirigeants politiques à utiliser les chiffres publics. Les approximations, voire les erreurs des notes ministérielles, largement diffusées par les médias et par les ministres eux-mêmes au sujet de cette réforme – l’Insee n’étant pas systématiquement sollicité pour préparer ou argumenter les projets –, montrent que le recours aux statistiques publiques n’est plus automatique au sein même du Gouvernement et de la haute fonction publique française. Les chiffres attendus par le Gouvernement se limitent à quelques indicateurs largement médiatisés (notes de conjoncture, enquête emploi, indices des prix), les autres sont négligés. Venant du plus haut niveau de l’État, ce désintérêt, cette méfiance parfois, pour les chiffres publics éloigne l’expertise statistique de son principal commanditaire, qui est aussi son financeur. Sans remettre en cause la qualité de ses études, cette situation fragilise incontestablement l’institution et prépare sa transformation. Elle participe au démantèlement de l’État social engagé depuis une quarantaine d’années qui passe par la déconstruction des institutions qui avaient été établies. L’organisation, le management, les modes de gouvernances propres au secteur privé, dont l’objectif est le profit, et son instrument (le chiffre privé) inspirent désormais le gouvernement des hommes et des choses. Bref, le chiffre public est en recul dans une société en quête de repères mais qu’une inondation d’indicateurs prive de sens critique.
Conclusion
40En enregistrant des faits et en en excluant d’autres, ces chiffres formatent, normalisent, créent des hiérarchies, imposent les classifications et, ce faisant, définissent des objectifs prioritaires, ceux de la rentabilité financière pour la comptabilité privée ou ceux de la croissance du PNB par exemple. Les États n’échappent pas à l’emprise des classements statistiques, comme en attestent les classements de la Banque mondiale qui déterminent l’accès aux emprunts et les taux d’intérêt. Conventions, représentations du monde construites par les statisticiens en réponse à une demande politique, les statistiques publiques informent à un moment donné sur le compromis passé entre les acteurs économiques, politiques et sociaux, aux intérêts divergents. Elles constituent un véritable marqueur, un étalon de l’intensité du lien social. La désaffection actuelle du pouvoir politique, qui leur préfère la logique des chiffres privés pour gouverner, forme l’une des manifestations du changement de paradigme des trente dernières années. Faut-il craindre les effets de ces indicateurs lorsqu’ils proviendront de fournisseurs privés, des caisses des hypermarchés pour établir les statistiques officielles des prix par exemple ? Qu’attendre de négociations dans lesquelles les parties prenantes disposent de données distinctes et discutables ? Le volume croissant des exclus, de ceux qui, sauf enquêtes spécifiques et coûteuses, passent « sous les radars de la statistique publique », empêche de prendre la mesure des réformes politiques récentes (régime d’indemnisation du chômage par exemple) comme de l’exclusion-expulsion. De la même façon – mais peut-être est-ce un progrès ? –, la possibilité de construire son propre indice des prix sur le site de l’Insee brouille les pistes. Que vaut une statistique des prix si elle est individuelle ? Qu’apprend-elle à celui qui définit une politique publique ? N’est-ce pas l’un des (multiples) signes d’un éclatement du collectif au profit de l’affirmation de politiques mises au service des intérêts particuliers ?
Notes de bas de page
1 Alfred de Foville (1842-1913) est polytechnicien, chef du bureau de Statistique et de Législation comparée au ministère des Finances de 1873 à 1893, successeur de Paul Leroy-Beaulieu à la chaire des finances publiques de l’École libre des sciences politiques en 1880 et cofondateur de l’Institut international de statistiques en 1885. Il prononce un discours remarqué sur « la statistique et ses ennemis » à Londres pour la création de cet institut, qui est publié dans le Journal de la Société de statistique de Paris la même année (vol. 26, no 11, p. 448-454). Membre de l’Académie des sciences morales et politiques à partir de 1896, Alfred de Foville est un des premiers défenseurs de la statistique publique française du début de la IIIe République.
2 Charles Penglaou (1842-1913), « Les pourfendeurs de statistiques », Journal de la Société française de statistique, t. XC, 1949, p. 34-51.
3 Centre des archives économiques et financières (CAEF) Savigny-le-Temple, H 1573, no 299/C, 10 avril 1946, lettre de Closon à Braconnot, directeur régional à Alger : « La loi qui doit réorganiser les services du MIN et créer, notamment, un Institut national des statistiques, des études économiques et de la documentation, prévoit […] qu’une coordination très étroite soit réalisée […] entre la Métropole et les TOM. »
4 Michel Volle, Histoire de la statistique industrielle, Paris, Economica, 1982.
5 Raymond Lévy-Bruhl, « Les sondages d’opinion et l’échec des prévisions électorales de Gallup en 1948 », Journal de la Société de statistique de Paris, t. XCII, 1951, p. 63-70 et id., « Souvenirs de la période 1945-1960 », dans Insee, Pour une histoire de la statistique, t. I : Contributions, Insee/Economica, 1977, p. 559-564. Voir également Alain Desrosières et Béatrice Touchelay, « Raymond Lévy-Bruhl (1922-2008). Un statisticien innovateur et un serviteur de l’État », Courrier des statistiques, no 124, mai-octobre 2008.
6 La commande d’un rapport sur l’activité du SNS pendant l’Occupation par Jean-Claude Milleron, directeur général de l’Insee de 1987 à 1992, au moment de la constitution de la commission Rémond en 1992, témoigne de cette sensibilité. Le rapport est remis à Paul Champsaur, successeur de Milleron, en 1998 : Jean-Pierre Azéma, Raymond Lévy-Bruhl et Béatrice Touchelay, « Mission d’analyse historique sur le système statistique français de 1940 à 1945 », Paris, Insee, 1998. Ne concluant ni à la collaboration des responsables du service à la traque, ni à leur engagement dans la Résistance, ce rapport, fondé sur les quelques archives disponibles, reste controversé.
7 Michel Volle, « Naissance de la statistique industrielle en France (1930-1950) », dans Insee, Pour une histoire de la statistique, t. I, op. cit., p. 327-365, préparation de la loi p. 357 et suiv.
8 CAEF, B 57 539, Projet de loi sur le secret statistique. Travaux préparatoires (1947-1949). Application de la loi du 7 juin 1951, conditions prévues par l’article 4 pour l’exécution d’enquêtes statistiques, agréments d’organismes professionnels, avis de l’Insee, correspondance avec les ministères de tutelle, avec les organismes, notes au cabinet du secrétaire d’État des Affaires économiques pour le cabinet du ministre (1952-1970). Loi du 7 juin 1951, projets, modifications (1947-1972). Discussion et adoption du projet de loi no 51 711 du 7 juin 1951, JO du 8 juin 1951.
9 CAEF, B 57 537, Insee, Cocoes (1948-1957), note au sujet de la charge que constitue pour les entreprises la réponse aux enquêtes statistiques, signé Gabriel Chevry, secrétaire général de l’Insee, 5 novembre 1954.
10 CAEF, B 57 539, Projet de loi sur le secret statistique. Travaux préparatoires (1947-1949). Application de la loi du 7 juin 1951, conditions prévues par l’article 4 pour l’exécution d’enquêtes statistiques, agréments d’organismes professionnels, avis de l’Insee, correspondance avec les ministères de tutelle, avec les organismes, notes au cabinet du secrétaire d’État des Affaires économiques pour le cabinet du ministre 1952-1970.
11 Notons cependant que le délai entre le recensement et la publication des résultats reste important jusqu’à 1999 et au passage au recensement permanent et par sondage. L’exploitation des informations fournies par les mairies à partir des déclarations de l’État civil procure des résultats beaucoup plus rapides (délai de déclaration à l’Insee d’une semaine maximum pour les décès par exemple) qui pourraient remplacer définitivement l’opération de recensement exhaustif, mais au risque de laisser de côté toute la population qui n’apparaît pas dans l’État civil et de contribuer à invisibiliser encore davantage une frange de la population déjà peu intégrée.
12 Jean-Luc Tavernier (directeur général de l’Insee), « Fonctionnement de l’Insee dans la période de confinement », Courrier des statistiques, no 5, décembre 2020, p. 13.
13 Simon Fredon et Michael Sicsic, « INES, le modèle qui stimule l’impact des politiques fiscales et sociales », Courrier des statistiques, no 4, juin 2020, p. 42-61 (en ligne).
14 Éditorial, « L’Autorité de la statistique publique célèbre son 10e anniversaire », La statistique dans la cité. Lettre bimestrielle du groupe Statistique et enjeux publics de la Société française de statistique, no 17, décembre 2019 (en ligne).
15 Sur les commissaires aux comptes, et plus largement sur le développement de la comptabilité générale et du plan comptable général, je me permets de renvoyer aux différentes contributions dans Didier Bensadon, Nicolas Praquin et Béatrice Touchelay (dir.), Dictionnaire historique de comptabilité des entreprises, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2016.
16 Pour une première synthèse des approches critiques du passage aux normes internationales voir Michel Capron (dir.), Les normes comptables internationales, instruments du capitalisme financier, Paris, La Découverte, 2005.
17 Alain Desrosières et Laurent Thévenot, Les catégories socioprofessionnelles, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 1988.
18 La mauvaise expérience d’introduction d’un calculateur électronique par l’Insee pour dépouiller le recensement agricole de 1956, le premier matériel retenu devant être remplacé faute d’ingénieurs (ce qui ouvre la porte à IBM), retarde l’informatisation.
19 Manuela Martini, « Médecins du travail et travailleurs immigrés dans le bâtiment en France (1946-1975) », Revue historique, 2009/3, no 651, p. 595-619.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008