Publication et publicité de la propriété privée

Le rôle du cadastre sarde dans l’élaboration d’une nouvelle politique fiscale (Savoie, xviiie siècle)

Sébastien Savoy

p. 61-76


Texte intégral

1Le cadastre sarde1, reconnu pour constituer une réforme fiscale de première importance dans la Savoie du xviiie siècle et vanté à l’étranger pour sa valeur de modèle du genre2, se trouve riche d’une documentation quasi exempte de lacunes, permettant entre autres de suivre pas à pas les différentes étapes de l’élaboration et de la conduite du projet. Cette contribution repose sur un postulat, déjà formulé par Jean Nicolas dans sa thèse portant sur la Savoie au xviiie siècle, dans laquelle il affirme que les données fiscales du cadastre ont été établies à l’avance sur la base de critères établis dans les bureaux, et non pas par une estimation rigoureuse du potentiel économique de chaque parcelle. Il ajoute qu’afin de ne pas éveiller les soupçons des communautés d’habitants et dans un souci de maintenir ces chiffres en l’état, une série de mesures est prise pour limiter la publication des informations concernant la valeur de la terre3.

2Si les sources restent relativement discrètes sur ces méthodes « cachées » de modification de la valeur des terres, dans un objectif de rééquilibrage de l’évaluation des biens et pour une limitation de la publication des données chiffrées, il ne faut pas exagérer l’importance de cette méthode empirique fondée sur des calculs bureaucratiques totalement détachés d’une enquête de terrain, dont les visées de départ tendaient clairement à l’objectivité4 et à la recherche d’une équité5 entre les sujets. Ce décalage entre les instructions de départ et la réalité pratique du calcul de la taille sous-entend une modification, au cours de la réalisation de la réforme, de la manière dont fut conçue l’assiette fiscale, passant d’une logique issue des relevés de terrains à une répartition pour chaque communauté d’un montant « arrêté à l’avance6 ». Il convient alors d’interroger la documentation cadastrale comme un outil mêlant des données privées, liées à la propriété, et des chiffres publics, représentés par les calculs fiscaux présidant à l’établissement du montant de l’impôt foncier. Il semble ne faire aucun doute que le calcul des taux d’imposition pris sur une quantité importante d’observations (nature du sol, qualité du terrain, rendements potentiels, valeur des denrées concernées sur les registres des mercuriales locales, etc.) ont conduit les agents du cadastre à questionner les hommes « du pays » sur des informations éminemment privées et sujettes à des enjeux.

3Forts de ces premières indications, cette réflexion s’organise autour de trois parties qui ont pour but de tester les hypothèses de l’historiographie et en scruter les traces dans la documentation cadastrale. Il s’agit donc d’entrevoir dans un premier temps le cadastre comme un document d’articulation des chiffres publics et de la propriété privée, puis, dans un second temps, d’analyser les manifestations de la publication tronquée, lissée voire modifiée de ces données à visée fiscale, enfin, dans un troisième temps, de revenir sur les modalités qui ont conduit les autorités turinoises à recourir à une nouvelle méthode d’établissement du montant de la taille, éloignée de la volonté initiale du roi, et nécessitant le recours à la mise au secret d’une partie de l’information cadastrale.

Chiffres publics et propriété privée

4L’enjeu principal de la réforme cadastrale consistait à attribuer une valeur au foncier, et donc à rechercher le potentiel économique de chaque parcelle, afin de calculer un taux d’imposition qui se voudrait « juste » et « équitable », selon les termes employés par les agents de l’État. La documentation normative donne des indications intéressantes sur la manière dont doivent être conduites les opérations d’estimation des terres, qui sont menées une fois la phase d’arpentage achevée. Cette évaluation des fonds est réalisée conjointement par plusieurs estimateurs, deux dits « de communauté », soit des communiers7 élus par l’assemblée des chefs de famille de la paroisse, et un « d’office » représentant l’État. Tous trois ensemble se rendent sur chaque parcelle composant le territoire paroissial et définissent, selon une procédure précise, la valeur de la terre. Ils travaillent selon trois critères principaux. Premièrement, et en dépit de la grande diversité de terrains à observer, ils sont tenus de ne les classer que dans trois « qualités » appelées « degrés de bonté », soit bon (degré 1), médiocre (degré 2) et mauvais (degré 3). Les parcelles qui ne sont d’aucun rapport, tels les rochers ou les glaciers, sont classées en degré 0 (nul produit). Une fois appliquée cette catégorisation simplifiée, c’est par l’observation de la parcelle que se fait l’estimation :

« vous en examinerez l’air et son exposition et situation plus ou moins avantageuse, et la qualité de terrain, et lorsque vous jugerez le fond être bon ou médiocre dans sa qualité, vous rappellerez ceux que vous viendrez d’estimer de bonté semblable ou différente, et réfléchirez attentivement sur les circonstances diverses ou semblables des uns, et des autres affin que votre jugement soit bien certain et assuré sur ce chef ».

5Dans un deuxième temps, en s’appuyant sur les registres des mercuriales locales, les estimateurs doivent déterminer « à combien se peut monter celui de chaque fond particulier faisant une commune de cinq ans, sans réfléchir à une plus grande ou plus moindre culture, mais seulement à une culture ordinaire que doit donner chaque père de famille ».

6Enfin, dans un troisième temps, leur mission consiste à rechercher la valeur potentielle de chaque type de denrée cultivée dans la paroisse :

« le troisième article sur le quel vous devez donner votre jugement c’est sur la valeur soit prix des mêmes fruits que vous aurez estimé dans chaque endroit, la quelle estimation vous ferez pardevant le délégué8, dans le tems des susdits raports en réglant votre jugement par une commune que vous ferez de cinq années et pour la rendre plus certaine vous prendrez les lumières dans le lieu le plus voisin où l’on tient les marchés et encore des personnes du lieu ou circonvoisins qui ont coutume de vendre et en tenir des livres d’une année à une autre9 ».

7Aussi, l’estimation des biens est-elle fondée sur une véritable entreprise de comparaison, de prise d’informations auprès des acteurs locaux qui pratiquent au quotidien le territoire, ainsi qu’une alternance d’observation empirique du terrain et de recherche documentaire, via les mercuriales, concernant la valeur potentielle de chacune des parcelles de la communauté. Ces opérations donnent lieu à l’établissement de deux documents à la fin des travaux que sont le rapport des estimateurs, qui fixe la valeur en argent de chaque type de fonds de la paroisse en fonction de l’unité de mesure locale, et un « établissement des estimes », détaillant quant à lui les rendements potentiels en fonction du degré de bonté de chaque parcelle10. Ces différents verbaux sont signés conjointement par l’estimateur d’office et les estimateurs de la communauté, puis approuvés par un estimateur réviseur, chargé de vérifier si la procédure a été correctement suivie et si les parties n’ont pas cherché à fausser l’évaluation des rendements. En toute logique, tout semble d’une remarquable transparence et lié à un important souci de tendre à l’objectivité et de rendre compte de la vraie valeur des fonds. Pourtant la documentation issue des communautés, dont certaines ont déposé des suppliques au roi à partir de 1739 pour fustiger la hausse de l’imposition du foncier induite par le nouveau cadastre, laisse entendre que cette opération d’évaluation des terres ne s’est pas toujours faite avec autant de justesse et d’équité. En effet, on peut aisément imaginer les conflits d’intérêts entre les estimateurs de la communauté, soucieux de sous-évaluer les fonds de leur paroisse afin d’alléger le poids d’une nouvelle fiscalité en cours d’élaboration, et dont ils connaissent au moins partiellement les modalités d’établissement11. De la même manière, plusieurs plaintes font référence à des manœuvres frauduleuses de la part des estimateurs de la communauté, soucieux de protéger leurs biens et ceux de leurs parents au détriment d’autres communiers issus de hameaux voisins ou de la noblesse et des bourgeois12. C’est parfois en raison de menaces de l’estimateur réviseur que l’opération fut conduite « à l’aventure13 », sans tenir compte ni des instructions de la documentation normative, ni des remarques des locaux14. On pourrait multiplier les références de cet ordre, signe évident qu’au contraire de cas isolés cette estimation biaisée des terres devait être fréquemment pratiquée. De plus, l’argument de la méconnaissance des superviseurs de la réforme de ces pratiques frauduleuses, compte tenu de la lourde correspondance entretenue entre les bureaux des intendances et les équipes de terrain, ne me paraît que difficilement tenable. Aussi, faut-il admettre qu’une politique de mise au secret d’une partie des informations liées à l’établissement de la taille s’avérait nécessaire, notamment pour éviter qu’une quelconque comparaison ne soit possible entre différents propriétaires, voire entre différentes communautés voisines. Suite aux opérations réalisées sur les lieux, un nouvel enjeu était donc confié aux équipes confinées dans les bureaux chambériens, où allait se décider, en pratique, l’établissement de la nouvelle assiette fiscale, selon une méthodologie quelque peu arrangée par rapport aux visées de départ.

Une publicité limitée de l’information

8Ne croyons pas, pour commencer, que la publication tronquée ou limitée de l’information cadastrale ne soit propre à la Savoie ni au seul xviiie siècle, plusieurs exemples démontrant qu’il ne faut en aucun cas rendre publiques des données liées à l’estimation du revenu des terres. C’est par exemple observable à Toulouse, lors de la confection d’un compoix en 1432 et dont les instructions sont parvenues jusqu’à nous, lesquelles demandent expressément de tenir secrets les résultats de l’estimation15. A contrario des dispositions du cadastre sarde, le cas toulousain prévoit dès le départ dans ses instructions que l’opération d’estimation doit rester strictement secrète. En Savoie et en dépit d’une documentation normative fournie et détaillée, pas une ligne n’est consacrée à ce type de décision, qui aurait pourtant été fondamentale sachant l’enjeu d’une telle réforme, et tout porte à croire que les décideurs du cadastre ont mis de côté cette éventualité, pensant vraisemblablement à l’infaillibilité d’une procédure fondée sur l’objectivité et l’équité entre tous les propriétaires. Néanmoins, au cours de la réforme, les premiers accidents et accrochages de terrain ont donné l’occasion de produire de nouvelles règles encadrant strictement les données et limitant grandement leur visibilité publique. Au moment où les géomètres arpentent les terres du duché de Savoie, il n’est vraisemblablement pas encore question de penser à la matérialité et au contenu des registres qui formeront le nouveau cadastre, seuls la mappe et les livres de « numéros suivis » préoccupant l’esprit des superviseurs. Il faut attendre l’envoi de l’ensemble de cette documentation primitive au bureau de la Péréquation, à Chambéry, pour que finisse par émerger une réflexion autour de la publicité de l’information. Certes, au cours des années 1731 et 1732, les mappes et les tabelles « préparatoires » sont affichées pendant quinze jours dans la communauté, afin que soient consignés les « griefs16 » et autres réclamations des propriétaires vis-à-vis de l’attribution des terrains, ou d’une erreur dans l’évaluation de la nature de ceux-ci, mais l’effort de publication s’arrête là et il faut attendre la fin de l’année 1738 et l’entrée en vigueur de l’édit de péréquation pour que soient enfin remis les précieux documents aux paroisses17.

9Je reviendrai plus loin sur les grandes étapes qui ont procédé à la modification, en cours de réalisation, de la politique de répartition des « tributs royaux ». Pour l’heure, contentons-nous de souligner les manifestations visibles dans les sources de ce tri et de ce lissage de l’information cadastrale, la partie « publique » étant apparemment limitée de manière tout à fait conscientisée. L’historien confronté à la lecture de la documentation s’aperçoit rapidement d’un important décalage entre le cadastre remis aux communautés (notamment une copie de la mappe et la tabelle récapitulative), écrits produits sur le terrain que sont la mappe dite « originale », les livres cadastraux nécessaires à l’élaboration de la « tabelle » définitive et, enfin, les « actes de la mensuration », cet ensemble de pièces constituant un tout et dont la complétude confère une validité au cadastre qui sera réalisé « au propre » dans les bureaux chambériens. Ces grandes différences pourraient bien entendu s’expliquer de manière pragmatique comme un abandon, en cours de route, de l’utilisation de certaines données collectées sur le terrain pour la mise en place du cadastre. Toutefois, force est de constater ici qu’il s’agit davantage d’un lissage et d’un tri délibéré de l’information dans le but de limiter au strict minimum la publicité des modalités d’établissement de la taille pour les communautés.

10Ce différentiel se remarque en comparant les documents cartographiés disponibles, un véritable lissage des données étant opéré entre la version « originale » dessinée sur le terrain par le géomètre et les « copies » aquarellées, dont les exemplaires conservés au bureau de la Péréquation à Chambéry font de nos jours la fierté des dépôts d’archives départementaux savoyards, l’exemplaire remis à la communauté ayant bien souvent disparu ou se trouvant parfaitement inutilisable. Le tableau 1 explicite les grandes différences entre les deux versions de la mappe, « soit carte topographique du territoire18 ».

Tableau 1. – Composition des mappes du cadastre.

Mappe originale

Copie de la mappe

Échelle Piémont

X

X

Échelle Savoie

X

Orientation

X

X

Polychromie

X

X

Décors

X

X

Nom des acteurs

X

X

Signature des acteurs

X

Rapport d’arpentage

X

Bornage (emplacement)

X

X

Bornage (nature, distances)

X

Contrôle, rectification

X

Annotations du personnel des bureaux

X

11La mappe originale présente un certain nombre d’informations dont on peut discuter la nécessité dans le cadre d’un document à visée fiscale : un cadastre parcellaire n’est-il pas, fondamentalement, une simple représentation du contour et un numéro de chaque parcelle ? Polychromie, décorations parfois très travaillées, figuration de la nature du bornage, de la distance entre lesdites bornes, présentation dans un cartouche de tous les acteurs ayant travaillé à la cadastration ainsi que leurs signatures, etc. On ne peut que souligner l’importance des détails relatifs à la configuration même d’un territoire, pensé davantage au sens topographique que fiscal. Car un des buts de cette mappe consiste à définir les contours de chaque communauté, d’en dresser les confins et, par ce biais, de mieux connaître le territoire : une des volontés affichées par le souverain, dès le lancement de la réforme par le manifeste du 19 avril 1728, demande bien que soit réalisée à partir du cadastre une « carte générale » du pays, à visée militaire19. N’oublions pas le besoin d’un ensemble de documents donnant sa validité et sa légitimité au document cadastral : la mention du bornage et de son emplacement, ainsi que les différentes signatures des acteurs de l’arpentage figurant sur la mappe ne sont en réalité qu’une représentation en miroir de documents produits sur le terrain, sous forme de textes, qui reprennent les mêmes données. Il s’agit respectivement du rapport de règlement des confins de la paroisse et du rapport du géomètre dressant le bilan du déroulement des opérations, ces deux documents étant insérés dans les actes de la mensuration de chaque paroisse20. Ainsi, sommes-nous en présence d’un document cartographié dont les données dépassent largement les besoins propres à un cadastre parcellaire « moderne », et la simple comparaison avec la sobriété du cadastre napoléonien, réalisé trois quarts de siècle plus tard et d’ailleurs immédiatement considéré par les contemporains « comme une opération occulte, mystérieuse, dont le Gouvernement seul avait le secret », suffit à s’en convaincre21.

12La mappe remise aux communautés est, quant à elle, assez différente. Elle respecte certes les principales caractéristiques de la mappe originale : un territoire à échelle unique (1/2400 pour toutes les communautés) et d’un seul tenant (c’est donc la taille de la carte qui va varier en fonction de la superficie de la paroisse), une représentation parcellaire, une orientation, l’indication symbolique de l’emplacement des principales bornes. On applique systématiquement un code couleur précis en fonction de la nature des parcelles, donnant à voir d’un seul coup d’œil l’organisation topographique de la paroisse, et dont on se servira ensuite pour la réalisation de la carte militaire de 1737. Les décors sont nombreux, mais relativement plus « stéréotypés » que dans les mappes originales où j’ai davantage remarqué une certaine forme de « liberté » dans le dessin des géomètres. Par ailleurs, il n’est plus question ici de conformité et de validité du document avec d’autres actes périphériques, comme c’était le cas pour la mappe originale, et on se contente dans un cartouche qui reprend uniquement le nom des principaux acteurs, de signaler qu’il s’agit d’une copie « conforme » de l’originale, laquelle se trouve détentrice de l’authenticité de la représentation du territoire. C’est, en d’autres termes, cette mappe originale, jalousement conservée à Chambéry à l’abri des regards, qui sert de matrice à un cadastre parcellaire dont la copie destinée à un usage public ne renferme qu’une partie des données, une partie qui ne dit d’ailleurs rien quant à la valeur du foncier22.

13Ce même décalage se retrouve également dans la matrice cadastrale, appelée « tabelle récapitulative », dont un exemplaire est voué à être conservé au bureau de la Péréquation à Chambéry, un second étant laissé à la communauté. Il ne fait nul doute que l’organisation formelle et matérielle des tabelles n’a pas été pensée à l’origine et le format final fut issu de plusieurs concertations et essais, dont on retrouve çà et là la trace dans les sources. Parmi les premiers essais de tabelle, un exemple non daté, mais dont la rédaction peut légitimement être déterminée autour de l’année 1729, a retenu mon attention, et représente la première page de la tabelle de Villaroux, une petite communauté de la combe de Savoie23. J’ai comparé, dans le tableau 2, ces trois versions de tabelles, afin d’en dégager les principales différences.

Tableau 2. – Composition des tabelles récapitulatives du cadastre.

Projet de tabelle (ADS, SA467)

Tabelle remise aux communautés

Tabelle conservée au bureau de la Péréquation

Numéro de parcelle

X

X

X

Propriétaire

X

X

X

Nature

X

X

X

Lieu-dit

X

X

X

Degré de bonté

X

X

Surface (mesure de Piémont)

X

X

X

Surface (mesure de Savoie)

X

X

X

Valeur en argent (par journal)

X

X

Valeur en argent (surface de la parcelle)

X

X

Déduction des frais de culture

X

Déduction des servis

X

Augmentation des communaux

X

Revenu net

X

Cote pour la taille

? (NC)

X

X

14Il convient de noter que le projet de Villaroux est très proche de la tabelle récapitulative conservée au bureau de la Péréquation, à ceci près qu’il est probable que le document soit incomplet, car il n’indique pas le montant de la cote pour la taille, élément pourtant indispensable dans le cadre d’un document cadastral. En revanche, entre ces deux versions, les calculs de la valeur du foncier sont communiqués, en particulier le degré de bonté de la parcelle, véritable enjeu car catégorisant chaque pièce en fonction de son potentiel économique, et la valeur en argent que peut rapporter ladite parcelle, calculée d’abord par journal de Savoie, puis appliquée à la superficie du numéro concerné. On ajoute dans la tabelle récapitulative les différentes déductions qui concourent au calcul de la taille, à savoir la déduction des frais de culture, celle relative aux servis (afin de bien séparer la fiscalité seigneuriale préexistante de la fiscalité étatique et ainsi éviter de surimposer le parcellaire) et l’augmentation des communaux (dont la valeur est calculée, puis répartie sur la cote de chaque propriétaire, chacun assumant donc sa part fiscale des droits dont il bénéficie sur cette propriété collective), le tout donnant un revenu « net » de la parcelle, revenu sur lequel la taille est calculée à la hauteur théorique de 1/5 moins 1/76 de ce chiffre, soit environ 18,7 %. Inutile de préciser que rapidement les penseurs du cadastre, conscients des problèmes de terrain liés à l’estimation du revenu des terres, ont renoncé à rendre publics les calculs présidant à l’évaluation du revenu du parcellaire, à la fois pour éviter de « classer » les propriétaires et de permettre des comparaisons entre des communiers connaissant parfaitement les fonds de chacun, mais aussi, à mon sens, pour ne pas donner la possibilité aux communautés de vérifier l’objectivité de l’estimation, qui a pu être conduite, on l’a vu plus haut, « à l’aventure ». Dans un mémoire daté du 12 novembre 1729, à l’occasion de la future publication des mappes pour la révision des griefs, l’intendant général Petitti expose son « sentimento soura la publicazione de gradi di buontà » et multiplie les arguments en faveur d’une mise au secret de ces degrés de bonté : rendre publique cette donnée donnerait lieu aux propriétaires de se plaindre, connaissant bien les fonds et n’étant pas dupes quant au classement des respectifs numéros de parcelles selon ces trois catégories, et ce d’autant plus que le texte met clairement en avant les intérêts divergents des estimateurs de la communauté « quali fanno figura di procuratori del publico » et de celui d’office, qui a pour rôle de « accrescere il redditto del loro territorio in solo vantaggio del sovrano24 ». C’est donc la recherche d’une paix sociale et la nécessité de limiter au maximum les points de blocage dans le but de faire aboutir la réforme, qui ont joué pour filtrer les informations à communiquer au public, selon des déterminations qui interviennent relativement tôt dans la conduite de la réforme, les opérations d’arpentage sur le terrain s’étalant de mai 1728 à août 1731.

15Tel est le sens de la tabelle remise à la communauté, dont le tableau 2 démontre clairement qu’elle ne contient aucune référence à la valeur de la terre, ni par ailleurs au calcul de la taille. Tout est tenu secret et confiné dans les bureaux chambériens, à l’abri des regards des propriétaires et des moyens de réclamation de la paroisse. Mis à part l’évident avantage de limiter les possibilités de recours, cette méthode allait présenter l’intérêt de pouvoir modifier l’attribution de l’assiette fiscale selon d’autres critères que la simple estimation du revenu des terres, comme cela était pourtant prévu à l’origine. Le constant souci d’équité dans la perception des tributs, permis par des méthodes uniformes de réalisation du cadastre, allait rapidement se heurter à la diversité des territoires et aux disparités des potentiels économiques des provinces du duché, ce dont les superviseurs de la cadastration ont rapidement été au fait. C’est donc bien une modification de la politique de fixation du montant de la taille qui fut décidée en pleine réforme, aveu par là même de la limite de l’objectivité dans l’établissement de l’équité fiscale.

La « péréquation » de la nouvelle taille, entre adaptation et modification

16Dès la fin des opérations de terrain, plusieurs dizaines de « commis » s’affairent dans les bureaux de Chambéry, le plus célèbre demeurant Jean-Jacques Rousseau, qui détaille dans ses Confessions un travail de secrétaire (réalisé en 1732) aussi ennuyeux que complexe et obligeant à une maîtrise poussée de l’arithmétique25. Le travail est spécialisé et partagé entre des dessinateurs qui copient les mappes, des trapesseurs chargés de « découper » les parcelles en unités géométriques simples à calculer, des calculateurs qui déterminent à partir de l’échelle de la mappe la superficie de la pièce, des applicateurs dont le rôle consiste à donner la valeur en argent de ladite parcelle et enfin des secrétaires qui vont consigner ces données dans les registres, tous sans cesse surveillés par le directeur du cadastre. Ce dernier remarque très vite que l’estimation des terres n’est pas toujours objective, et que d’importantes différences se notent entre les provinces, notamment trois « défavorisées » par le système égalitaire de la taille calculée à 1/5 moins 1/76 du revenu net que sont le Chablais, le Genevois et la Savoie propre, en bonne partie composées de territoires d’avant-pays peu fournis en communaux et peu riches. À partir des années 1735-1736, les mémoires de l’intendant général Bonaud, à qui la conduite de l’opération est déléguée, se multiplient pour démontrer cette inégalité et souligner le besoin de trouver un équilibrage avant la publication du cadastre. Différents projets se succèdent, sur lesquels il ne paraît pas nécessaire de revenir en détail ici.

17L’administration savoyarde réalise plusieurs tableaux statistiques calculant les taux d’imposition pour permettre une plus juste répartition des tributs royaux, et dont j’ai tenté de donner une synthèse dans le tableau 326.

Tableau 3. – Calcul de la nouvelle taille d’après le cadastre (en livres).

Chablais

Faucigny

Genevois

Maurienne

Savoie

Tarentaise

1. Revenu total

904 391

1 268 591

3 120 763

733 678

1 745 473

706 750

2. Frais de culture
(
et % de 1.)

3/10
(
30 %)

1/3
(
33 %)

5/12
(
42 %)

3/8
(
38 %)

3/5
(
60 %)

2/5
(
40 %)

3. Augmentation communaux

29 033

38 767

52 916

92 074

67 102

94 293

4. Revenu net

527 659

742 966

1 445 952

521 709

1 737 575

450 554

5. Taille idéale
(
et % de 4.)

98 672
(
18,7 %)

138 934
(
18,7 %)

270 393
(
18,7 %)

97 560
(
18,7 %)

324 927
(
18,7 %)

84 254
(
18,7 %)

6. Équilibrage 15 %

530 023

844 255

1 451 520

613 031

1 621 950

653 266

7. Taille réelle 1739
(
et % de 4.)

64 759
(
12,3 %)

155 871
(
21 %)

226 963
(
15,7 %)

113 175
(
21,7 %)

318 776
(
18,3 %)

120 610
(26,8 %)

8. Taille réelle 1741
(
et diff. 7.)

64 201
(– 558)

157 480
(+ 1609)

223 260
(– 3703)

114 141
(+ 
966)

317 882
(– 894)

122 180
(+ 1571)

18Depuis le revenu total, rigoureusement calculé selon l’estimation réalisée sur le terrain (ligne 1 du tableau), intervient une série de déductions, dont j’ai seulement pris en compte celle relative aux frais de culture, de loin la plus importante (ligne 2). Conformément à plusieurs dispositions prises au cours de la cadastration, on procède ensuite à l’augmentation des communaux (ligne 3), afin de calculer le revenu net, qui prend en compte tous les calculs depuis le revenu total et correspond au restant du « revenu cotisable » (ligne 4). J’ai ensuite calculé le montant idéal de l’imposition, qui aurait dû être appliqué en vertu de la proportion de 1/5 moins 1/76 du revenu net (ligne 5). Le rééquilibrage (ligne 6) proposé par différents rapports – notamment ceux de l’intendant général Bonaud à partir de 1736 et permettant de prélever 15 % de l’ensemble du produit total de la taille à répartir entre les trois provinces « favorisées » que sont les territoires montagnards du Faucigny, de la Maurienne et de la Tarentaise – garantit un allègement des charges pour les trois provinces d’avant-pays, pour lesquelles la fiscalité paraissait trop lourde si l’on s’en tenait à la stricte estimation du revenu des terres27. Une lettre adressée par le roi à l’intendant général soulève cependant le fait que cette disposition « n’est pas pour toutes un remède suffisant, ce remède ne pouvant convenir que quand il n’y a point eu d’erreur dans l’estimation », ajoutant que « les plus grandes erreurs ont été commises dans la province de Savoie […] parce que la Savoye aiant été la première où l’on a commencé l’opération […] il est naturel que l’expérience aura rendu plus habiles, et plus circonspects ceux qui y ont travaillé », reconnaissant de fait que l’estimation fut, au moins localement, relativement arbitraire28. Toutefois, cet équilibrage s’avère efficace si l’on en croit la répartition finale proposée à la ligne 7 du tableau. En dépit de cette manœuvre, le roi consent à mettre en route une procédure de révision pour les paroisses qui s’estimeraient toujours surchargées de taille, par les lettres patentes du 26 novembre 173929. Sans entrer davantage dans le détail, soulignons par la comparaison avec le rôle de taille de l’année 1741 (ligne 8) que cette révision a permis une diminution substantielle de contribution fiscale pour un certain nombre de paroisses des provinces les moins favorisées à l’origine que sont le Chablais, le Genevois et la Savoie propre.

19Pour résumer, il ne fait aucun doute, à la lumière des sources disponibles, que la réforme cadastrale a entraîné un contrôle, un filtrage et une limitation de la communication des données aux communautés et aux propriétaires. Cela se remarque au vu de la simple comparaison entre la documentation destinée à être conservée par les services de l’État et celle remise à la paroisse à partir de 1738. Constater ce décalage et le caractère tronqué de l’information rendue publique permet certes d’accréditer les théories mises en avant par l’historiographie locale, d’autant plus que plusieurs exemples extérieurs prouvent que de telles pratiques ne sont pas plus typiquement savoyardes qu’elles ne sont caractéristiques du seul xviiie siècle. Une des avancées possibles de cette réflexion repose sur les causes de cette mise au secret de la valeur de la terre, sans doute liée à une connaissance, très tôt dans la conduite de la réforme, de l’impossibilité pour les superviseurs du cadastre de proposer une fiscalité foncière à la fois objective et équitable, cela en raison d’une grande diversité de terroirs à arpenter venant contrarier les méthodes uniformisées de l’estimation. Cette opération d’évaluation du potentiel économique du parcellaire se heurtant à des enjeux divergents entre ceux des représentants de la communauté et ceux de l’État, il devenait d’autant plus difficile de proposer une opération cohérente, qui allait donc reposer à la fois sur un relatif arbitraire de terrain, mais également un arbitrage de bureau, lorsque la question de l’équilibrage des charges fiscales entre les différentes provinces est décidée, plusieurs années avant la publication du cadastre.

Notes de bas de page

1 De nombreuses études, datées comme récentes, traitent du cadastre sarde, à propos de sa conduite en tant que réforme majeure dans la Savoie du xviiie siècle mais également comme outil historique aux potentialités géo-historiques notoires. Je renvoie simplement, afin de ne pas alourdir inutilement ce propos, à l’ouvrage pionnier de Max Bruchet, Notice sur l’ancien cadastre de Savoie, Annecy, Abry, 1896, ainsi qu’à l’ouvrage essentiel de Jean Nicolas, La Savoie au xviiie siècle, noblesse et bourgeoisie, Paris, Maloine, 1978 ; depuis quelques décennies, le projet de Dominique Barbero (partiellement exploité dans sa thèse de géographie : Représentation cartographique d’une image vécue : le cadastre sarde, thèse, géographie, sous la direction de Jacques Bonnet, université Lyon 3, 2001) de compiler sous forme de système d’information géographique (SIG) les données du cadastre sarde pour en faire ressortir les intérêts en termes d’étude des propriétés et des paysages est bien avancé. Qu’il me soit permis, enfin, de renvoyer à mes conclusions formulées dans mes travaux de masters (université de Savoie), sous la direction de Jean-Yves Champeley : « La mise en place du cadastre sarde dans la province du Genevois (vers 1730-vers 1750) », 2013 et « Cadastre, terroirs et fiscalités dans la province du Genevois : les enseignements du cadastre sarde », 2014.

2 La valeur du cadastre sarde comme réforme fiscale aboutie et faisant figure de modèle se remarque déjà au cours du xviiie siècle : je cite à ce propos l’enquête du contrôleur des finances François-Joseph Harvoin missionné en Piémont par Louis XV en 1763 afin de recueillir des informations au sujet des différents cadastres des États de Savoie, avec pour objectif de servir de base à l’élaboration d’une réforme fiscale de grande ampleur pour le royaume de France. Cette enquête a fait l’objet d’une édition par Antonella Alimento, Finanze e amministrazione. Un’inchiesta francese sui catasti nell’Italia dell Settecento (1763-1764), Florence, L. S. Olschki, 2008.

3 Jean Nicolas, op. cit., p. 132-133. Fondé sur quelques documents émanant de suppliques de particuliers, formulées après la publication du cadastre en 1738, il évoque « des évaluations faussées à tous les niveaux » en dépit d’une « harmonisation prévue des critères d’estimation ». Cette impossibilité pour l’État de donner une validité au cadastre basée sur un revenu « objectif » de la valeur des terres a ainsi conduit les superviseurs de la réforme à s’abstenir « prudemment de faire connaître les chiffres », après plusieurs leviers mathématiques permettant une meilleure harmonisation des taux d’imposition : « aussi veilla-t-on soigneusement à les tenir cachées ».

4 Je prends le parti d’utiliser la notion d’objectivité au sens contemporain du terme, mêlant une dimension à la fois ontologique « un fait est dit “objectif” s’il répond à quelque chose de “réel” dans le monde extérieur » et morale « renvoyant à un ensemble de dispositions personnelles comme l’impartialité, la mesure ou le désintéressement ». L’évolution du concept depuis le xviie siècle, analysée par Jean-Baptiste Fressoz, montre clairement que, sous l’Ancien Régime, c’est l’ontologie qui prime : « le mot “objectivité” n’a pas encore acquis son sens épistémique contemporain de catharsis des intérêts, d’effacement du sujet connaissant et donc de qualité particulière de jugement sur le monde extérieur » (Emmanuel Henry et al., Dictionnaire critique de l’expertise, Paris, Presses de Sciences Po, 2015, p. 225-231, ici p. 225-226).

5 Le concept d’équité est d’ailleurs largement compris, sous l’Ancien Régime, comme « une volonté du prince, disposée par les règles de la prudence à corriger ce qui se trouve dans une loi de son État, ou dans un jugement civil de la magistrature établie par ses ordres, quand les choses y ont été réglées autrement que la vue du bien commun ne le demanderoit » (Diderot et d’Alembert [dir.], L’encyclopédie raisonnée…, article « Équité », t. V, 1751, p. 894). Il est d’ailleurs question, dans la documentation normative du cadastre, de mettre fin « aux abus » liés à la perception de la taille et des divers régimes d’exemption en vigueur (Felice Amato Duboin, Raccolta per ordine di materie delle leggi, editti, manifesti […], Turin, Dalla Stamperia Davico e Picco, 1818-1860, t. XX, manifeste du 19 avril 1728, p. 500).

6 Expression tirée de Max Bruchet, op. cit., p. 35.

7 Le terme de communier désigne les chefs de famille dont le groupe compose la communauté, à condition d’être né et d’être propriétaire dans celle-ci. Sur ce statut, on peut se reporter à Jean-Pierre Leguay, Roger Devos et Bernard Grosperrin (dir.), La Savoie de la Réforme à la Révolution française, Rennes, Ouest-France Éditions, 1985, p. 256-263 ; Jean Nicolas et Renée Nicolas, La vie quotidienne en Savoie aux xviie et xviiie siècles, Montmélian, La Fontaine de Siloé, 2005 (1979), p. 261-274. Sur la communauté en Savoie à l’époque moderne, la référence, bien que datée, reste Gabriel Pérouse, Les communes et les institutions de l’ancienne Savoie d’après les archives communales, Chambéry, Impr. nouvelle, 1911.

8 Le délégué est le superviseur de l’équipe d’arpentage (appelée escadre en Savoie), sous les ordres duquel se trouvent notamment les estimateurs. Sur l’organisation des opérations de terrain, je me permets de renvoyer à mes observations dans « État et communautés dans la mise en place du cadastre sarde, l’exemple de la province du Genevois », dans État et institutions en Savoie, actes du XLVIe congrès des sociétés savantes de Savoie, Saint-Jean-de-Maurienne, Société d’histoire et d’archéologie de Maurienne, 2018, p. 367-379.

9 Pour toutes les citations de ce paragraphe, archives départementales de Savoie (ensuite ADS), SA248, paquet no 1, fo 121-122, instructions aux estimateurs d’office.

10 Ainsi, à Aillon, dans le massif des Bauges, le rapport des estimateurs indique, quant aux céréales, que pour le « mornard [mélange de plusieurs céréales adaptées à l’altitude] la bichette dont six font le veissel de Chambéry [le veissel valant 81 litres] estimé lad[ite] bichette dix neuf sols » ; on précise ensuite dans le verbal d’établissement que pour cette même denrée, les parcelles de terre du premier degré de bonté peuvent potentiellement rapporter par an et par journal (le journal de Savoie équivalant à 2 948 m²) 7 bichettes de cette céréale, 6 pour celles du second degré, enfin 5 pour celles du troisième (ADS, C4812, fo 139-140, actes de la mensuration d’Aillon, acte du 6 septembre 1730).

11 Le cas de l’estimation de Douvaine, en Chablais, permet d’appréhender au plus près ces enjeux. L’affaire débute par une simple requête des estimateurs de la paroisse, arguant que l’estimateur réviseur Thiabaud a déterminé de manière abusive les estimes de la paroisse, ce qui est contredit par ce dernier avec preuves à l’appui. Deux jours plus tard s’ouvre une procédure judiciaire interrogeant l’estimateur Boublens, emprisonné pour l’occasion et accusé d’avoir déchiré la partie du rapport des estimes où se trouve notamment sa signature. L’autre estimateur de Douvaine, Cuddet, tente une explication : « J’ay aussi remarqué les deux jours derniers que ledit Boublens étoit comme fou, et enragé d’avoir signé les dits actes, dans la crainte que la parroisse ne luy fit des reproches, et dans l’opinion qu’il avoit que le sieur Thiabaud ne l’eusse trompé, et autre chose dit ne sçavoir. » Nous ne connaissons pas la fin de la procédure (ADS, C1842, actes du mois d’octobre 1731 concernant l’estimation de la paroisse de Douvaine, n. f.).

12 L’exemple observé à Argonay, près d’Annecy, traduit bien ce problème : « L’origine des malheurs des supplians procède d’une cause générale, qui est la connivence, la partialité, et l’animosité des estimateurs que la parroisse avoient choisi. Ils ont pratiqué, comme presque partout ailleurs deux manœuvres également insoûtenables, la première est que possedans eux et leurs parens, et amis, le meilleur terrain de la parroisse, ils ont fait tout leur effort avec les estimateurs d’office, et le reviseur ou par intelligence ou parce que ces derniers ne connoissoient pas le terrain ny sa valeur, pour rejetter sur les hameaux éloignés le plus rude fardeau de la taille, et encore sur les fonds les plus incultes, et les plus infertiles. Le second artifice dont ils se sont servis, en haine de la noblesse et des bourgeois, et par jalousie de ce qu’ils payoient moins de taille que le paysan, a été d’estimer leurs fonds à un point excessif, dans la fausse idée qu’en les faisant surcharger de tailles au-delà même de leur produit, ceux des paÿsans seroient menagez comme effectivement il est arrivé, car ces paysans ayant été établis juges, et maitres du sort de la noblesse et des bourgeois, les ont coulé à fond, partout, et sans exception, pour se décharger eux même », en ajoutant que : « Les supplians sont les malheureuses victimes de l’une et l’autre de ces manœuvres, soit parce qu’une partie d’entre eux sont gentils hommes, ou bourgeois, soit parce que leurs fonds sont éloignés du hameau principal, ou les estimateurs dominoient » (archives départementales de la Haute-Savoie (ensuite ADHS), 1Cd1210, supplique de divers particuliers, n. s. n. d.).

13 Expression tirée de la supplique rédigée par la marquise de Faverges pour ses biens situés dans la communauté voisine de Cons (ADHS, 1Cd1329, n. s. n. d.).

14 Je ne prendrais que le cas de Desingy, dans la province du Genevois, où l’on apprend que « les estimateurs de paroisse etoient des ignorants illitterés qui intimidés par les menaces violentes des estimateurs reviseurs qui les menaçoient de la prison, pour les faire convenir de l’estime à leur fantaisie, et sans suivre les intentions de V. S. & R. M. ce qui les at engagés à consentir à l’estime desdits reviseurs qui ne pouvoient pas connoitre un terrain qu’ils n’avoient jamais fréquentés non plus que les deux de la paroisse qui contient quatorze hameaux qui ne pouvoient de même savoir la valeur et produit des hameaux qu’ils n’avoient pas fréquentés », allant même jusqu’à dire de leurs estimateurs de communauté qu’ils étaient « des ignorants qui ne sçavoient ce que c’étoit que journal, que l’estimateur d’office ne vouloit se transporter que dans quelques endroits, et ne pouvoit même la faire au juste, les geomettres ne voulant pas luy communiquer leurs mappes & livres de no, crainte qu’ils ne vinssent à la ternir ce qui at causé des erreurs évidentes » (ADHS, 1Cd1350, supplique de la communauté, n. s. n. d.). L’estimateur réviseur en question, Hyacinthe Thiabaud, a par ailleurs laissé de très sombres souvenirs de son passage dans un certain nombre de communautés de la province, comme en atteste clairement la documentation (voir à ce propos Sébastien Savoy, « État et communautés… », op. cit., p. 376).

15 « Item, que elz tendran secretz los appunctamens que aqui se faran, et que dedune cause que aqui sia dita ny en autre part appartenent aldit cas elz no revelaran per paraule, scriptura, senhalz ny autrement, directament ou indirectement » (archives municipales de Toulouse, AA5/258, fo 531-532, cité par François Bordes, « Le dispositif règlementaire des cadastres toulousains [1430-1550] », dans Jean-Loup Abbé [dir.], Estimes, compoix et cadastres : histoire d’un patrimoine commun de l’Europe méridionale, Toulouse, Le Pas d’oiseau, 2017, p. 65-77, p. 72).

16 La procédure de révision des griefs est encadrée par le manifeste du 25 février 1730, qui ordonne ladite publication et engage les réparations « aux frais de partie succombante », soit les géomètres dans la plupart des cas, si l’erreur est reconnue par le délégué en charge de la collecte des plaintes (ADS, SA468, fo 82).

17 L’édit de péréquation qui entérine et applique la réforme cadastrale a fait l’objet de multiples éditions. On pourra prendre pour exemple celle de V. Bianco, imprimeur du gouverneur du roi à Chambéry (1816) ; sous format imprimé dans les sources, ADS, SA468, fo 196-201.

18 Édit de péréquation, article 6 (ADS, SA467, fo 200). Cette notion de carte topographique est importante en ce qu’elle définit le « nouveau cadastre » comme un groupe de documents dont l’ensemble seul est valide, à savoir les tabelles (registres, jusqu’alors suffisants pour remplir la fonction de cadastre) couplés à une mappe qui illustre celles-ci ; le même article précise d’ailleurs que cette mappe permet « en tous tems [de] reconnoitre la contenance, situation, & confins des pièces ».

19 Felice Amato Duboin, op. cit., t. XX, p. 500. Sur cette grande carte, qui sera réalisée en 1737 et dont un exemplaire est conservé en 36 feuilles au Service historique de la Défense à Vincennes, Bernard Vayssière, « Un document confidentiel » et Françoise Guichon, « Note sur la Grande Carte des États de Savoie », dans Bernard Vayssière (dir.), Le cadastre de 1730 en Savoie, Chambéry, musée savoisien, 1981, p. 231-238 ; plus récemment, Johannes Pallière, La question des Alpes, Montmélian, La Fontaine de Siloé, 2006, notamment p. 297-311.

20 Sur la complexe typologie documentaire du cadastre, voir Laurent Perrillat et Sébastien Savoy, « Typologie de la documentation cadastrale en Savoie », dans Jean-Loup Abbé (dir.), Estimes…, op. cit., p. 251.

21 Sur le cadastre napoléonien et sa matérialité, François Monnier, « Cadastre », dans Jean Tulard (dir.), Dictionnaire Napoléon, Paris, Fayard, 1999 (1987), p. 341-342 ; Florence Bourillon et Nadine Vivier (dir.), La mesure cadastrale. Estimer la valeur du foncier, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012 ; pour un exemple localisé, Matthieu De Oliveira, « Le cadastre du Nord, entre ambitions nationales et mise en œuvre locale », dans Matthieu De Oliveira (dir.), Revue du Nord, t. XCIV, no 396 : Le cadastre, de la mesure des parcelles foncières aux usages contemporains de la recherche, 2012, p. 561-575 ; la citation est tirée de la p. 575 de cette contribution.

22 Ces conclusions ont été formulées en comparant les 634 copies de mappes des fonds d’archives départementaux savoyards, numérisées et mises en lignes, avec un échantillon de 15 mappes originales consultées aux archives départementales de la Haute-Savoie (je remercie M. Bisch, attachée de conservation, pour avoir bien voulu me communiquer ces documents) : il s’agit d’Allèves (ADHS, 1Cd180-originale), Annecy (1Cd88-originale), Chaumont (1Cd268-originale), Clermont (1Cd13-originale), Cluses (1Cd71-originale), Dingy-en-Vuache (1Cd82-originale), Évian (1Cd146-originale), Faverges (1Cd21-originale), Menthon (1Cd111-originale), Passy (1Cd225-originale), Saint-Donat-d’Alby (1Cd284-originale), Saint-Jorioz (1Cd288-originale), Sixt (1Cd205-originale), Thônes (1Cd15-originale) et Veyrier (1Cd33-originale).

23 ADS, SA467, « Extrait général de la mesure du territoire et parroisse de Villaroux province de Savoye avec la contenance de chaque pièces en icelle comprises, désignée par les respectifs numéros dont les journaux sont composés de 400 toises quarrées mesure de la Chambre, y joint l’application en argent du produit naturel de chaque fonds suivant sa contenence, réglé et établi sur l’estimation qui en a esté faitte à l’occasion de la mesure dans l’année 1728 » (n. f.). L’ensemble des opérations d’arpentage et d’estimation de la paroisse ayant été réalisés entre le 25 avril et le 2 septembre 1728 (ADS, C4823, fo 238-275, actes de la mensuration de Villaroux), soit dans les premières du duché à être achevées, il semble probable que le projet de tabelle a été rédigé peu de temps après.

24 ADS, SA468, fo 46-49.

25 Jean-Jacques Rousseau, Confessions, Genève, 1782, t. II, livre IV, p. 83-84 ; livre V, p. 94-95 et 112.

26 Sources : ADS, SA249, paquet no 1, « tabelle des opérations faites pour la péréquation de Savoye » (octobre 1739) ; SA263, paquet no 2, tabella contenente il riparto de tributi sopra ogni provincia con le respettive di tributo per ogni giornata, secondo li differenti sistema proposti (1738) ; SA274, tableau récapitulatif de la taille pour l’année 1741 (15 mars 1741).

27 Sur ces différents rapports, plusieurs sont notamment contenus dans ADS, SA468, fo 154-189 (rapports du 6 juillet 1736 au 8 mars 1737).

28 ADS, SA468, fo 189, copie de la lettre du roi à l’intendant général (8 mars 1737).

29 Felice Amato Duboin, op. cit., p. 576-581. Les résultats de cette enquête ainsi que la procédure de révision, confiée aux estimateurs réviseurs, sont conservés dans ADS, SA262-1, « Avis sur les placets présentés par plusieurs parroisses du duché de Savoye… », n. f.


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