Chiffres publics, chiffres privés
Quelle pertinence de telles catégories pour l’économie d’Ancien Régime ?
p. 17-30
Texte intégral
1Sous l’Ancien Régime, les chiffres n’avaient pas la même extension qu’aujourd’hui ; celle-ci résulte de dynamiques complexes qui tiennent tout à la fois aux pratiques de gouvernement, à la croissance économique, à l’éducation des populations et à la structuration médiatique du débat social. À cette époque, la maîtrise de l’écriture du chiffre et des techniques de calcul reste le fait d’une minorité de praticiens et d’administrateurs. La capacité à fournir, lire et comprendre les chiffres s’en trouve ainsi particulièrement limitée. Même si elle présente une culture du chiffre singulière, la période moderne fournit plusieurs exemples de circulation des chiffres entre les sphères privée et publique. Les registres paroissiaux compilent ainsi des données personnelles collectées à l’occasion des trois principaux sacrements qui balisaient le cours des existences, à savoir le baptême, le mariage et l’extrême-onction. Ces documents, qui constituent les prémices de l’État civil, vont servir de base, plus particulièrement au xviiie siècle, à des extrapolations de données entreprises par des administrateurs ou des savants, qui participent à l’émergence et à l’élaboration du savoir démographique. Les recherches engagées récemment à propos des enquêtes médicales ont aussi mis en lumière le rôle essentiel des États qui en sont les principaux commanditaires et qui collaborent étroitement dans leur mise en œuvre avec des acteurs issus des milieux savants et médicaux. La numérotation des rues fournit un autre exemple d’utilisation de chiffres décidé par les autorités municipales dans le cadre de politiques urbaines, pour des usages privés tels que l’adressage du courrier. Quant aux inventaires après décès ils listent les créances du défunt sur un document établi par un notaire et ayant une valeur juridique. Quel que soit l’intérêt qu’il y aurait à développer de tels exemples, nous limiterons notre réflexion aux seules questions économiques et financières que les chiffres investissent précocement. Produits à des échelles différentes, par des acteurs tant institutionnels qu’individuels, les éléments chiffrés se présentent sous des formes diverses (prix, taux, comptes, sommes…) et donnent lieu très tardivement lieu à l’élaboration de courbes ou de graphiques.
2Quand on parle de chiffres, il importe de noter que dans la langue française, ce terme n’est pas toujours interchangeable avec celui de nombre. Ce dernier exprime une masse indéterminée, souvent importante, tandis que le terme chiffre renvoie davantage à une logique comptable. Toutefois, si les chiffres constituent sous l’Ancien Régime des outils usuels de gestion et de contrôle des dépenses, ils ne servent pas nécessairement qu’à compter ; ils peuvent notamment être utilisés aussi pour prouver et faire valoir des droits. Le terme de chiffres renvoie en outre à des réalités de natures différentes selon qu’il s’agit d’informations brutes ou de données formatées (comme c’est le cas sous l’Ancien Régime des statistiques qui sont recueillies dans des cadres administratifs et qui sont élaborées en fonction d’attentes politiques bien spécifiques). Par ailleurs les usages et les significations de ces nombres ne sont pas nécessairement les mêmes selon qu’ils sont rédigés en lettres ou en chiffres. Ces régimes d’écriture varient non seulement selon les types documentaires (les chiffres sont ainsi majoritairement employés dans les enquêtes et dans les comptabilités) mais aussi en fonction des exigences de certification et de contrôle (libeller en lettres des informations quantitatives est censé prévenir un risque de falsification).
3Cette réflexion engagée à propos des circulations de chiffres entre les sphères publique et privée a largement profité du séminaire et des deux journées d’études qui ont regroupé des historiens modernistes et contemporanéistes pendant quatre ans (2013-2017). L’objectif de ce dialogue n’était pas simplement d’introduire une profondeur historique à des questionnements actuels, mais également d’identifier des continuités ou des discontinuités dans la construction chiffrée de certains champs d’action et de dégager des régimes temporels propres aux rapports que les individus et les institutions entretiennent avec les chiffres. À travers les lectures diachroniques qu’ont proposées Alain Desrosières et Alain Supiot, se dégage en effet l’idée que différentes strates historiques se chevauchent plus qu’elles ne se succèdent1. Il s’agit donc de comprendre dans quelle mesure l’Ancien Régime constitue une configuration singulière pour étudier, à travers la production de chiffres, leur circulation et leurs usages, l’évolution du rôle de l’État et de ses relations tant avec les structures sociales qu’avec des acteurs individuels. Quelles sont les informations chiffrées que l’État collecte sur les sujets et leurs biens ? Comment les transforme-t-il en chiffres politiques, sans d’ailleurs qu’ils soient nécessairement publics ? Quelles finalités sont assignées à ces opérations ? Symétriquement, quels accès les acteurs privés ont-ils à des chiffres publics qui peuvent porter sur des questions politiques comme sur des données rendues publiques ?
4Dans un premier temps, on verra la difficulté qu’il y a pour la période moderne à penser en termes de chiffres « publics » et « privés ». Il s’agira ensuite de montrer que, si des circulations peuvent s’opérer entre des sphères d’action différentes, elles portent essentiellement sur des sujets politiques tels que la fiscalité et les dispositifs d’enquête. Enfin, l’émergence de l’opinion publique au xviiie siècle va contribuer à déplacer les rapports entre secret et publicisation.
Chiffres privés, chiffres publics : des statuts incertains
5Pour l’époque contemporaine, il est admis que les chiffres dits publics renvoient pour l’essentiel aux données produites par l’État, tandis que les chiffres dits privés correspondent à ceux émanant du marché ou des entreprises2. Cette distinction postule deux logiques distinctes, celle au service de l’intérêt général, celle au profit d’intérêts particuliers. Ce clivage a eu cependant tendance à se brouiller au cours de ces dernières années depuis que la « gouvernance par les nombres » inspirée du monde de l’entreprise innerve la sphère de l’État, quitte à s’imposer au domaine de la loi3. Ces qualifications de public et de privé, qui fondent une dichotomie opposant deux sphères d’action, ne sont pas aussi évidentes pour la période moderne. Cette clarification sur la pertinence des catégories est un préalable pour saisir les possibles circulations et interpénétrations entre les deux sphères.
6Depuis l’Antiquité, la res publica, identifiée à la puissance publique, est conçue par opposition au « privé » assimilé au « particulier ». Avant la Révolution française, qui est traditionnellement considérée comme une étape essentielle dans la formalisation institutionnelle du public et du privé, « instaurant en cela une rupture avec le régime absolutiste où rien de fait ne pouvait être considéré comme de l’ordre du privé, étant donné que les seules barrières opposables au souverain quant à la vie et la propriété de ses sujets étaient d’ordre moral4 », la notion de public renvoie sous l’Ancien Régime à une conception différente de l’acception contemporaine, dans la mesure où elle s’applique à la personne du roi et aux institutions qui relèvent de son autorité5. De plus, l’antonyme de public n’est pas alors le terme de privé qui n’est quasiment pas employé ; lui sont préférés ceux de particulier ou personnel (les ménages, les marchands, les entreprises autres que les manufactures d’État…). C’est la Révolution française, en sanctionnant la reconnaissance de la société civile et la publicité des affaires publiques, qui va contribuer à instituer le clivage par rapport à ce qui ressort à proprement parler de la sphère privée.
7Parmi les chiffres dits publics, il convient de mentionner des références légales qui norment les pratiques des acteurs privés : il s’agit pêle-mêle des taux d’imposition, du taux de crédit à utiliser pour des transactions privées au risque de faire l’objet de poursuite pour usure, les tarifs imposés par le pouvoir royal aux bénéficiaires de certaines entreprises privilégiées ou aux services de transports publics (postes et messageries), les taxes imposées sur certains produits de subsistances6, les mercuriales établies à partir des prix pratiqués sur les marchés pour surveiller leurs évolutions mais qui servaient aussi à fixer le montant des baux de ferme…
8La comptabilité offre un terrain particulièrement fécond pour étudier la porosité entre les sphères d’action privée et publique et l’ambiguïté à qualifier le statut des chiffres qui y sont consignés. Les comptabilités de l’administration des Menus Plaisirs étudiés par Pauline Lemaigre-Gaffier illustrent bien la nature ambiguë des chiffres enregistrés et contrôlés dans le cadre de la gestion d’une structure, la Maison du roi, qui est tout à la fois domestique et étatique. Les frais engagés concernent non seulement les dépenses liées au cérémonial monarchique visant à montrer la gloire du souverain, mais aussi celles correspondant aux divertissements du roi et à la vie de la cour. Ces débours consentis pour la personne du souverain sont indistinctement conçus comme des dépenses publiques7.
9On retrouve une semblable intrication de chiffres dits privés ou dits publics, dans les caisses des administrations royales comme dans les comptabilités des agents de la monarchie. Sous l’Ancien Régime (jusqu’à la création en 1788 du Trésor royal), les finances de l’État ne sont pas vraiment des finances publiques. Les financiers qui sont chargés de leur gestion sont des officiers qui ne gèrent pas des caisses publiques mais leurs caisses privées, dans lesquelles les fonds qui appartiennent au roi sont comptabilisés avec d’autres fonds privés d’origines diverses. La comptabilité des Ponts et Chaussées, qui accompagne l’institutionnalisation de cette administration au xviiie siècle, et l’ambitieuse politique d’aménagement en matière d’infrastructures de transport, fournit un exemple parmi beaucoup d’autres de cette porosité entre comptabilités privée et publique et de cette confusion entre des ressources particulières et des fonds gérés pour le compte de l’État8. Les trésoriers généraux comme les trésoriers particuliers pouvaient avancer sur leurs fonds propres pour des dépenses urgentes. De même, ils n’hésitaient pas à faire appel au crédit d’hommes d’affaires locaux pour abonder leurs caisses et payer les entrepreneurs, en attendant de recevoir les fonds versés par l’État. Le cas de Gabriel Prévôt, étudié par Anne Jolly, est de ce point de vue tout à fait exemplaire. Ses archives ont été conservées grâce à une procédure engagée à son encontre en 1779 par la chambre des comptes, avant que l’instruction soit confiée quelques mois plus tard à la cour des Aides. Parmi les papiers saisis figurent des comptes personnels (avec sa mère notamment) et des pièces relatives à ses opérations commerciales et financières. À partir de 1760, sa comptabilité mêle la gestion de ses affaires personnelles avec celle des fonds relevant de l’administration des Ponts et Chaussées9.
10La production des chiffres de la Balance du commerce fournit pour le xviiie siècle un autre exemple de cette difficulté à assigner les qualifications de public et de privé aux chiffres dont le processus de collecte, de compilation, de correction et de publicité mobilise des acteurs aux positions diverses. La Ferme générale, une organisation parapublique préposée à la perception d’impôts indirects, est la seule institution à être en mesure de rassembler des données chiffrées sur le commerce extérieur et colonial du royaume de France (quantité, prix ou valeur des marchandises, durée de transport, montant des assurances…). Elles sont d’abord enregistrées aux bureaux des Fermes situés dans les principaux ports du royaume, avant d’être centralisées au niveau des directions régionales qui se chargent de compiler des états mensuels puis annuels. Ils sont ensuite adressés aux chambres de commerce, instituées par le pouvoir royal et composées de négociants, qui vérifient les prix et les complètent.
11La difficulté sous l’Ancien Régime à qualifier des chiffres de publics ou de privés tient donc très largement aux positions des acteurs qui contribuent à leur production et leur circulation.
Points d’intersection : fiscalité et enquêtes
12Ce n’est qu’une fois explicité le statut complexe de catégories public-privé, qui pose le problème de la pertinence de leur transposition pour la période moderne, qu’il devient possible de dégager les enjeux de situations où se nouent des relations réciproques entre des chiffres émanant d’acteurs « privés », et des chiffres d’origine ou de diffusion « publique » ou plutôt politique. Ces circulations entre différentes sphères d’action engagent nécessairement une réflexion sur la nature de ces données chiffrées, leurs modes d’écriture (manuscrite ou imprimée, les montants en jeu, la précision relative de l’information…). Identifier les terrains de convergence permet non seulement d’expliciter ce qui relève du public et du privé, mais aussi de saisir le processus de construction de certains chiffres politiques dans un contexte où la richesse du royaume se mesure à l’aune de l’importance de la population et du travail fourni par les sujets10.
13La fiscalité est sans doute le lieu d’articulation le plus précoce entre chiffres « privés » (au sens de revenu déclaré par les contribuables pour des impôts directs de quotité institués au xviiie siècle) et « publics » (taux d’imposition et rôles fiscaux). Du côté des instances préposées à la collecte des impôts directs et à leur répartition, il importe de rassembler des informations sur les fortunes des foyers ou des individus contribuables, d’établir les rôles d’imposition et de les actualiser. Du côté des contribuables, la référence au chiffre peut être un moyen de contester le montant de l’impôt ou le caractère intrusif de la fiscalité dans le secret des patrimoines. La perception du dixième (1710-1749), puis du vingtième (1749-1789), qui repose sur une déclaration des revenus des contribuables, constitue à cet égard un exemple éclairant11. La fiscalité sur les revenus issus de l’activité économique permet également d’étudier comme des intérêts privés-publics se nouent autour des chiffres12 : c’est le cas du vingtième dit d’industrie perçu dans la seconde moitié du xviie siècle, puis de la patente sous la Révolution.
14Des données consignées dans des documents établis par des acteurs économiques servent aussi à l’établissement d’acquits délivrés par les commis assermentés au moment du paiement de certaines taxes. Les fonds d’archives de marchands qui conservent des lettres de voitures (qui devaient nécessairement accompagner les cargaisons transportées), annexées parfois aux quittances de droits payés en cours de route, éclairent les transferts de chiffres qui pouvaient s’opérer dans des chaînes d’écritures complexes. Les formulaires pré-imprimés qui servent à établir des quittances étaient ainsi remplis sur la base des informations contenues dans la lettre de voiture. Indépendamment des éléments usuels relatifs à l’identification du marchand expéditeur, les commis reportaient également les indications de poids des marchandises qui figuraient sur le document de transport.
15Les enquêtes statistiques offrent un autre exemple de coconstruction publique-privée de données chiffrées, notamment quand s’intensifie leur collecte au cours du xviiie siècle13. Ce souci du dénombrement et cette exigence de la quantification deviennent alors des instruments de gouvernement, de plus en plus essentiels, pour mesurer les richesses, recenser les peuples, répartir les contributions. À l’occasion de leurs tournées, les inspecteurs des manufactures collectent pour le compte de la monarchie des informations sur des manufactures textiles appartenant pour la plupart d’entre elles à des entrepreneurs particuliers. Cette statistique industrielle commandée par le pouvoir chaque semestre s’attache tout particulièrement à comptabiliser le nombre de métiers en activité et la quantité de pièces d’étoffes produites14. Le champ d’action de ces inspecteurs va progressivement s’étendre à d’autres secteurs (papeteries, tanneries, verreries et faïenceries, forges et usines métallurgiques). La monarchie anglaise, qui, de la même façon, a largement sollicité les agents de ses administrations, fut également amenée à auditionner et consulter des praticiens. Cette collecte de chiffres se heurte cependant à la suspicion, sinon à la défiance, des fabricants qui craignent l’établissement d’un impôt nouveau ou un alourdissement de la pression fiscale. À la crainte du fisc s’ajoute aussi la volonté de se prémunir de la concurrence d’autres entrepreneurs. Au nom du secret des affaires, les manufacturiers se livrent à des dissimulations ou refusent aux agents de l’État l’accès à leur établissement. Cette résistance passive n’est toutefois pas propre à l’Ancien Régime : la collecte de renseignements menée dans le cadre de politiques libérales mises en œuvre après la Révolution se heurtera à une défiance semblable de la part des acteurs économiques. Si l’État reste le commanditaire principal de telles enquêtes, notamment par l’intermédiaire des intendants, des subdélégués ou encore des inspecteurs des manufactures, d’autres acteurs, situés aux marges de l’appareil administratif (comme les curés), voire en dehors, ont pu y être associés. Les membres des académies placées sous le patronage de l’administration royale, comme l’Académie des sciences15 ou la Société royale de médecine, présentent également un statut hybride entre l’espace politique et le monde des sociabilités intellectuelles. Certaines recherches entreprises dans le courant du xviiie siècle sont également le fait d’initiatives personnelles d’érudits, de savants ou de voyageurs. Les instructions, qui leur sont destinées pour apprendre à observer et à consigner le fruit de leurs découvertes, présupposent que le voyage a un but à atteindre et que les renseignements qu’ils sont susceptibles de rapporter sont susceptibles de profiter non pas à eux-mêmes, mais à la collectivité tout entière16. Sous l’Empire, l’État va concevoir la collecte d’informations non seulement comme un moyen de servir des objectifs de puissance, au nom d’une vision politique de la richesse qui avait prévalu avec le mercantilisme, mais aussi comme une ressource à mettre à disposition des acteurs économiques pour orienter leurs choix d’investissements. Ces données constituent aussi pour l’État un outil permettant d’identifier et de sélectionner les entrepreneurs dignes de bénéficier des dispositifs politiques d’encouragement17.
16La fiscalité et les enquêtes constituent à l’évidence des dispositifs particulièrement intéressants pour étudier cette perméabilité entre les chiffres dits privés et ceux dits publics, et plus précisément les modalités de transfert ou de circulation entre ces deux sphères. L’articulation entre public et privé se joue aussi à travers le processus de collecte des chiffres, de copie ou de transferts dans d’autres contextes d’écriture. Les données de sources privées peuvent être reprises de manière partielle, sélective ou intégrale par des acteurs publics. Se posent également les enjeux de mise en forme et la question du changement de statut qu’imposent aux chiffres ces transferts. C’est ce que Pauline Lemaigre-Gaffier montre à propos de chiffres privés, émanant de marchands fournisseurs de la cour, qui, après leur intégration à la comptabilité publique, se trouvent transformés en données publiques pour justifier autant que contrôler la dépense royale18.
Des chiffres entre secret et publicité
17Si certains chiffres d’origine privée sont rendus publics, symétriquement, les cas de privatisation des chiffres publics restent exceptionnels sous l’Ancien Régime. Cette asymétrie s’explique très largement par les finalités assignées aux chiffres et par l’aptitude relative des opérateurs à assurer leur transfert entre les deux sphères d’action. Cela interroge plus largement les significations différentes dont peut être investi l’usage de certains chiffres selon leurs espaces de validité, les profils des acteurs qui les manient et leurs positions au sein ou en marge de l’appareil d’État.
18Sous l’Ancien Régime, des intérêts puissants sont attachés au secret qui est censé entourer certains chiffres. La violation du « secret des familles » comme celui des affaires constitue un argument récurrent qu’opposent ceux qui dénoncent les modalités de perception des impôts déclaratifs, qui font leur apparition au xviiie siècle, et les prétentions de l’administration royale à connaître les revenus des particuliers ou des entrepreneurs. Pour des données chiffrées aussi sensibles que celles portant sur le volume des récoltes et les stocks de grains, le refus de les communiquer des autorités s’explique aussi par le souci de ne pas servir des intérêts privés au détriment du bien commun : « Pour des raisons d’ordre public, les statistiques officielles n’ont d’ailleurs pas vocation à être divulguées, tant leur publicité peut s’avérer contre-productive, involontairement porteuse d’un encouragement à la spéculation19. » La discrétion s’applique encore plus aux finances monarchiques qui, relevant du secret d’État, n’ont pas vocation à être révélées à l’opinion publique, mais doivent rester confidentielles dans le cercle restreint du Gouvernement. En matière de finances, Françoise Bayard a montré pour le xviie siècle comment la monarchie a pu moduler la pratique du secret ou de la publicité en fonction des opérations financières : le montant de la finance des offices – des charges publiques qui vont devenir des biens patrimoniaux – mis en vente par la monarchie faisait l’objet d’une publicité auprès des acquéreurs potentiels ; a contrario, les sommes prêtées au roi par des individus proches du pouvoir mais désireux de ne pas apparaître publiquement associées aux affaires financières n’étaient connues que des membres du Gouvernement. Et quand l’urgence des circonstances commandait de trouver de l’argent rapidement, la monarchie fut toutefois amenée à s’affranchir des procédures de publicité encadrant l’adjudication de certains contrats20.
19Un tel contrôle politique sur les informations financières vaut pour la monarchie française comme pour d’autres puissances étrangères. Éric Hassler montre ainsi que, dans le cas de la cour impériale, l’Almanach de la cour publié dans la première moitié du xviiie siècle fait état des services administratifs de la comptabilité, dans un souci de prouver la bonne gestion des finances camérales, mais il ne saurait être question d’y divulguer des chiffres sur le budget de l’État21.
20Dans la France du xviiie siècle pourtant se multiplient les écrits sur les questions financières, et ce, malgré la déclaration de 1764 qui interdit de publier « des mémoires et des projets formés par des gens sans caractère qui se permettent de les rendre publics au lieu de les remettre aux personnes destinées par état à en juger ». La monarchie elle-même contribue à divulguer des informations financières qui relèvent traditionnellement du secret des affaires de l’État. Des contrôleurs généraux ont déjà rendu publiques des données comptables, respectivement Desmarets en 1715 et l’abbé Terray en 1774. Dans la seconde moitié du xviiie siècle, la royauté, confrontée à de graves difficultés financières, se trouvait confrontée à un dilemme : le secret sur l’état des finances était un impératif politique pour ne pas alarmer les créanciers de l’État, mais, dans le même temps, celui-ci avait besoin des ressources de la publicité pour obtenir leur confiance afin de placer de nouveaux emprunts. Le compte rendu de Necker (1781), vendu à près de 100 000 exemplaires, fut un immense succès de librairie. Cet opuscule, même s’il comportait peu de données chiffrées, était censé exposer la situation financière du royaume, tout en dissimulant un déficit réel de 80 millions de livres22. En raison de l’autorité qui leur est prêtée, les chiffres peuvent être un moyen de publier de fausses informations.
21La médiatisation des chiffres présente toutefois des enjeux différenciés selon les audiences auxquelles ils sont destinés et les objectifs qu’elle sert. Des données chiffrées concernant des individus ont ainsi pu être sciemment publicisées à des fins politiques. C’est le cas à l’occasion des procédures engagées par les chambres de justice au xviie siècle : les sentences prononcées par ces juridictions exceptionnelles indiquent les fortunes accumulées par les financiers poursuivis pour concussion, qui sont, pour un grand nombre d’entre eux, des officiers de la couronne. De même, des acteurs économiques peuvent être amenés dans le cadre de procédures de faillite engagées devant les juridictions consulaires à rendre publiques leurs écritures comptables. En promulguant l’ordonnance de commerce de 1673 obligeant les marchands à tenir une comptabilité, l’État a joué, à cet égard, un rôle essentiel dans la publicisation possible de données au-delà du cadre strict de leur production et de leur utilisation particulières23. Cette divulgation reste toutefois circonscrite aux créanciers du marchand failli et aux juges consulaires habilités pour examiner ces pièces comptables. Cela participe plus largement d’un mouvement croisé de renforcement du contrôle et de normalisation de la présentation des comptes privés et publics : la comptabilité en partie double en vigueur dans le négoce servit ainsi de modèle à la refonte des procédures de reddition des comptes publics24.
22Au xviiie siècle, les remontrances des cours souveraines, les parlements et la cour des Aides, vont aussi contribuer, en publiant leurs textes contestants les choix politiques de la monarchie, à diffuser des données auprès de l’opinion publique. Les remontrances rédigées par le parlement de Paris en 1763 contre les édits fiscaux de Henri Bertin, contrôleur général des finances, intègrent ainsi de minutieux calculs sur les revenus de la Caisse d’amortissement, établie en 1749 pour procéder au remboursement des dettes de la monarchie25. Cette fronde sert en fait très largement des intérêts privés : les parlementaires, tout en s’érigeant en représentants de la Nation et en défenseurs de la cause du peuple, sont surtout préoccupés de préserver leurs privilèges26.
23Il serait toutefois réducteur de considérer que la communication de chiffres « publics » serait le seul fait des autorités politiques. Les correspondances marchandes, soucieuses avant tout de faire circuler des informations dans l’entre-soi de réseaux, peuvent intégrer des données « à caractère public » comme les qualifie Jacques Bottin, à propos de l’évaluation des cargaisons rapportées des Indes espagnoles au port de Séville ; ces informations permettent aux marchands d’anticiper les prix des marchandises27. Les journaux économiques qui se multiplient au xviiie siècle contribuent, eux aussi, à diffuser des informations chiffrées, qui complètent celles qui circulent dans le secret des correspondances marchandes. Dans cette presse spécialisée, les marchands peuvent avoir accès à des listes de prix, aux cours du change sur différentes places et aux volumes du fret des navires28.
24L’essor au xviiie siècle des écrits d’économie politique, dont leurs auteurs sont également, pour un grand nombre d’entre eux, des administrateurs de l’État, a fortement contribué à publiciser des données chiffrées tant publiques que privées. L’essor du calcul, entrepris à partir d’unités microéconomiques, telles que la consommation des Parisiens ou des entreprises agricoles, et ensuite extrapolé dans des agrégats comptables, participe à l’affirmation de l’économie comme une science capable de mesurer les éléments de la richesse d’un État29. Si des administrateurs ont pu contribuer à diffuser des données administratives au-delà de l’appareil d’État et des sphères administratives, symétriquement, des données privées se trouvent médiatisées dans les arènes académiques et les sociabilités savantes. C’est dans ce contexte que se développent les références chiffrées, à destination d’une opinion publique qui, au xviiie siècle, entend faire un usage public de la critique sur des objets divers. Les chiffres, qui investissent non seulement les savoirs techniques et scientifiques mais aussi un plus grand nombre de projets de réformes économiques et financières, deviennent des outils de démonstration et participent plus largement d’une culture de la rationalité fondée sur le calcul. L’économie politique n’échappe pas à cette exigence intellectuelle avec laquelle les données chiffrées s’inscrivent dans un régime d’argumentation, de démonstration ou de persuasion. Jean-Claude Perrot a montré comment les physiocrates ont utilisé à la fois des informations relatives à des exploitations agricoles, qui circulaient dans les milieux éclairés des sociétés savantes, et des observations empiriques menées dans des propriétés privées, pour élaborer toute une série de calculs (rendements agricoles, budgets paysans…) publiés dans leurs écrits30. Le débat sur la corvée royale illustre assez bien ce brouillage entre le statut privé et public des chiffres mobilisés : certains écrits publicisent aussi bien des résultats d’initiatives particulières engagées par des réformateurs éclairés que des données contenues dans des mandements réalisés par des ingénieurs des Ponts et Chaussées31.
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25Pour conclure, la réflexion sur la nature et les usages des chiffres sous l’Ancien Régime impose préalablement d’historiciser les catégories de public et privé, leur construction et leur évolution dans le temps. C’est ce qui rend l’étude des frontières entre l’une et l’autre sphère, de leur porosité ou, inversement, de leur délimitation stricte au gré des contextes, encore plus compliquée que pour le monde contemporain. Et, au fond, il importe moins de qualifier la nature privée ou publique de ces chiffres que de saisir leurs usages à l’intersection de l’appareil d’État, de l’espace public et d’intérêts particuliers, quand ce n’est pas au sein même des dispositifs de cour. Pour lever l’impôt, l’État est nécessairement amené à recueillir des informations sur les patrimoines et les revenus des particuliers. Quant à la publicisation des données produites par des acteurs privés, elle correspond à des logiques de médiatisation variable et sert des objectifs aussi différents que des enjeux politiques dans le cadre de projets de réformes ou que le règlement de procédures de faillite. Ces circulations de chiffres entre les deux sphères impliquent de prêter attention aux transformations qu’elles engendrent, en déliant les données du cadre originel de leur production. Ce sont précisément ces dialectiques complexes qu’étudient les contributions rassemblées dans cette section à propos de configurations singulières.
Notes de bas de page
1 Alain Desrosières, La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte, 2000 (1993). Alain Supiot, La gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France 2012-2014, Nantes/Paris, Institut d’études avancées de Nantes/Fayard, 2015.
2 Cf. Gilles Rouet, « Public et privé : des frontières en mouvement », Hermès, 2018/1, no 80, p. 259-265.
3 Alain Supiot, op. cit.
4 Lucien Jaume, « Le public et le privé chez les Jacobins (1789-1794) », Revue française de science politique, 37(2), 1987, p. 230.
5 Jürgen Habermas, L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1997 (1978).
6 Dominique Margairaz et Philippe Minard, « Marché des subsistances et économie morale : ce que “taxer” veut dire », Annales historiques de la Révolution française (AHRF), 2008, 352(2), p. 53-99.
7 Pauline Lemaigre-Gaffier, Administrer les Menus Plaisirs du roi. La cour, l’État et les spectacles dans la France des Lumières, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2016.
8 Vincent Meyzie (dir.), Crédit public, crédit privé et institutions intermédiaires : monarchie française, monarchie hispanique, xvie-xviiie siècle, Limoges, Pulim, 2012.
9 Anne Jolly, Financer le service des Ponts et Chaussées. La gestion du trésorier général Gabriel Prévost (1748-1778), thèse de l’École nationale des chartes, sous la direction d’Anne Conchon, 2015.
10 Cf. François Fourquet, Richesse et puissance. Une généalogie de la valeur (xvie-xviiie siècle), Paris, La Découverte, 2002.
11 Richard Bonney, « Le secret de leurs familles: the Fiscal and Social Limits of Louis XIV’s Dixième », French History, 1993, vol. 7, no 4, p. 383-416.
12 Instituée en 1791, la patente taxe, jusqu’en mars 1793, tous les commerçants et fabricants sur la base de la valeur locative de leurs locaux, puis, quand elle est rétablie en thermidor an III, ne s’applique plus qu’aux commerçants, taxés différemment selon la nature et l’ampleur de leur activité. Si ces données fiscales ne sauraient rendre compte des chiffres d’affaires des entreprises soumises à la patente, elles furent reprises dans des ouvrages statistiques visant à mesurer la richesse commerciale.
13 Voir notamment Anne Mailloux et Laure Verdon (dir.), L’enquête en question. De la réalité à la « vérité » dans les modes de gouvernement (Moyen Âge-Temps modernes), Paris, CNRS Éditions, 2014. Lars Behrisch, « Statistics and Politics in the Eighteenth-Century », Historical Social Research/Historische Sozialforschung, janvier 2016, p. 238-257. Peter Buck, « People who Counted: Political Arithmetic in the Eighteenth-Century », Journal of the History of Science in Society, mars 1982, vol. 73-1, p. 28-45. Olivier Festy, « Les essais de statistique économique pendant le Directoire et le Consulat », AHRF, 1953, p. 161-176. Philippe Minard, « Volonté de savoir et emprise de l’État », Actes de la recherche en sciences sociales, 2000, 133, p. 62-71.
14 Philippe Minard, La fortune du colbertisme. État et industrie dans la France des Lumières, Paris, Fayard, 1998, p. 171-181. Dominique Margairaz et Philippe Minard (dir.), L’information économique xvie-xixe siècle, Paris, IGPDE/Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2008.
15 Jean Pilisi, « L’enquête ordonnée par le régent sur les richesses naturelles de la France (1716-1717) », Revue d’histoire des sciences, XVI, 1963, p. 373-374. Christiane Demeulenaere-Douyère et David J. Sturdy (dir.), L’enquête du régent (1716-1718). Sciences, techniques et politique dans la France préindustrielle, Turnhout, Brepols, 2008.
16 Silvia Collini et Antonella Vannoni (dir.), Les instructions scientifiques pour les voyageurs xviie-xixe siècle, Paris, L’Harmattan, 2005.
17 Igor Moullier, « Le “défenseur naturel de l’industrie et du commerce”. Information et action économique au ministère de l’Intérieur de Chaptal à Montalivet », dans Dominique Margairaz et Philippe Minard (dir.), op. cit., p. 279.
18 Pauline Lemaigre-Gaffier, op. cit.
19 Dominique Margairaz, « De Colbert à la Statistique générale de la France », dans Dominique Margairaz et Philippe Minard (dir.), op. cit, p. 152.
20 Françoise Bayard, « La publicité monarchique dans les finances françaises au début du xviie siècle », dans Dominique Margairaz et Philippe Minard (dir.), op. cit., p. 155-199.
21 Éric Hassler, « Des usages publics de la comptabilité de cour : publier les services de la comptabilité dans l’almanach de cour viennois (1702-1740) », Comptabilités, 2019, 11 : Comptes et comptables. Une nouvelle approche de la culture de cour des périodes médiévale et moderne, revue en ligne.
22 Cf. Joël Félix, « The Problem with Necker’s Compte rendu au roi (1781) », dans Julian Swann et Joël Félix (dir.), The Crisis of the Absolute Monarchy France from Old Regime to Revolution, Oxford, The British Academy/Oxford University Press, 2013, p. 107-125.
23 Yannick Lemarchand, « À propos des dispositions comptables de l’ordonnance de 1673 », Revue de droit comptable, no 94-3, 1994, p. 17-37.
24 Id., « Style mercantile ou mode des finances. Le choix d’un modèle comptable dans la France d’Ancien régime », Annales. HSS, 1995 (1), p. 159-182 ; id., « Comptabilité et contrôle, une expérience de la comptabilité à partie double dans les finances publiques sous la Régence », L’administration des Finances sous l’Ancien Régime, colloque des 22 et 23 février 1996, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1997, p. 129-154. Matthieu De Oliveira, « Comptabilité privée et comptabilité publique au xixe-xxe siècle : formes et normes », dans Olivier Mattéoni et Patrice Beck (dir.), Classer, dire, compter. Discipline du chiffre et fabrique d’une norme comptable à la fin du Moyen Âge, Paris, IGPDE/Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2015, p. 391-392.
25 Joël Félix, « Nécessité et obéissance : le parlement de Paris et la critique de la raison d’État 1741-1763 », dans Le monde parlementaire au xviiie siècle. L’invention d’un discours politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 41.
26 Arnaud Decroix, « Les parlements, la réforme fiscale et l’opinion publique dans les dernières décennies de l’Ancien Régime », Parlement[s]. Revue d’histoire politique, 2011/1, no 15, p. 92-104.
27 Jacques Bottin, « Information commerciale et prise de décision au début de l’époque moderne : le marché hispano-américain, Rouen et l’Europe du Nord-Ouest (1580-1640) », dans Dominique Margairaz et Philippe Minard (dir.), op. cit., p. 56.
28 Françoise Daumalle, La presse économique en langue française au xviiie siècle (1751-1776), thèse, histoire, sous la direction de Jochen Hoock, université Paris 7, 2003.
29 Jean-Claude Perrot, Une histoire intellectuelle de l’économie politique xviie-xviiie siècle, Paris, Éditions de l’EHESS, 1992, p. 399-409. Antoine Lavoisier, De la richesse territoriale du royaume de France, éd. Jean-Claude Perrot, Paris, Éd. du CTHS, 1998.
30 Jean-Claude Perrot, « La comptabilité des entreprises agricoles dans l’économie physiocratique », Annales ESC, 1978, 33(3), p. 559-579.
31 Anne Conchon, La corvée des grands chemins au xviiie siècle. Économie d’une institution, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, chap. vi.
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