1La scène se déroule à Tulle, en Corrèze, en 1972, où le père de famille vient d’être nommé inspecteur d’académie1. Le mois de juin est un temps douloureux dans cette ville qui célèbre la mémoire des 100 pendus par la division Das Reich avant de commettre les crimes de guerre d’Oradour-sur-Glane. Revenant de la cérémonie émouvante, un élève de CM1, ayant peu entendu parler chez lui de la Seconde Guerre mondiale mais très souvent de la guerre d’Algérie, demande à sa mère institutrice, hussarde pied-noire de la République, ayant permis l’accession à la lecture, à 39 générations d’élèves de cours préparatoires : « Maman, c’est quoi la Résistance ? » Et la mère de répondre sans ciller : « Tu sais, la résistance pour les Corréziens, c’est comme l’OAS pour nous, ce sont des gens qui ont défendu leur pays et qui voulaient combattre contre des méchants qui voulaient leur voler leur pays… »

2Entendre cela à neuf ans, lorsque l’on commence à comprendre que l’histoire familiale s’égrène de façon douloureusement lancinante depuis votre naissance en 1963, entre ressentiment antigaulliste ressassé et revanche sociale à marche forcée, « pour montrer aux Français qui sont les Pieds-Noirs2 », implique sur votre futur deux possibilités. Ou bien, enfant, vous intégrez cette mémoire douloureuse postcoloniale et, sans la remettre en cause, vous capitalisez cette généalogie biologique et devenu adulte, vous la transformez, dans la France des années 1990-2020, en vote pour le Front national ; ou bien, pris plus modestement dans le dilemme de Camus, entre « votre mère et votre raison », vous faites un choix déchirant, mais citoyen, forcément en rupture avec votre milieu familial. Alors, sans pour autant rompre les liens affectifs, mais vous construisant un parcours intellectuel en disjonction totale avec l’héritage familial, vous pouvez devenir directeur de l’Institut d’histoire de la Révolution française entre 2008 et 2015, par exemple.

3Quel rapport donc entre les guerres de Vendée et la guerre d’Algérie ? Comment poser de façon rigoureuse la question de la mémoire des guerres civiles qui ont déchiré la France à la fin du xviii^e siècle, au xix^e siècle3 et au xx^e siècle4, dans une perspective historique non comparative qui serait réductrice, mais généalogique donnant sens à l’histoire des disjonctions et des fractures françaises, sur le long terme, voire depuis les guerres civiles du xvii^e siècle, terminées par l’exil forcé des protestants « dérapatriés » si le néologisme est permis5 ?

4Afin de tenter une compréhension de ce lien conflictuel, complexe et générationnel de l’inimitié entre Français, il faut revenir sur un des sujets qui hante cette société depuis le xvi^e siècle, en une longue histoire de la guerre civile, tabou et part maudite d’une histoire longue des haines françaises, mais point seulement, de leur difficile réconciliation aussi, parfois possible, soit par la fonction positive de l’oubli, soit par la fonction encore plus positive d’une histoire affrontée ensemble, soit par une volonté politique d’inventer une troisième entité qui subsume les valeurs des deux familles affrontées6, soit enfin par la réapparition de clivages encore pires et faisant naître de nouvelles guerres civiles au moins aussi terribles que celles qui ont précédé, mais les effaçant par leur présentisme destructeur7. Comment se joue et se rejoue la mémoire traumatique de ces guerres civiles qui laissent gagnants et perdants irréductiblement opposés en apparence, avec des mémoires privées en contradiction totale avec les mémoires officielles ?

5À titre d’exemple, ce que l’enfant précédemment cité, doit bricoler, trafiquer et reconstruire de bric et de broc pour comprendre ce qui se joue dans le sein du cocon et de l’amour familial, où sont prônés les bienfaits de la colonie, chose indicible dans la cour de l’école, et ce qui est apporté dans les cours adorés d’histoire, là où l’intelligence du passé se forme, sur les dégâts objectifs de la colonisation, fussent-ils réalisés au nom de la civilisation, mais chose encore impossible à rapporter autour de la table familiale ? Tel peut être le jeu enfantin, mais compliqué, où se joue la grande épopée des luttes françaises, comme a pu le ressentir, le percevoir, et l’intégrer un enfant issu d’une famille pieds-noir, catholique et laïque à la fois, peut-être plus sensible que d’autres, de par son histoire personnelle, au moment de penser le lien a priori énigmatique entre mémoire de guerre de Vendée et guerre d’Algérie, avant de découvrir que ce n’est pas la mémoire mais bien l’histoire qui lie ces deux événements de l’Histoire de France8.

6Objectivement, ce passé algérien de la France ne passe pas. Ce passé vendéen de l’Ouest de la France est en passe de se substituer à l’histoire de la République et désormais en un calcul politique savant, c’est le Vendée Globe qui porte les valeurs universalistes de la liberté en une captation des concepts révolutionnaires qui laissent l’observateur étonné et non moins critique de ce qui constitue une limite du rapt historique et intellectuel. La France, pays construit par son histoire, c’est-à-dire en grande partie par la narrativité historiographique que chaque génération utilise pour raconter un passé qui doit faire sens de façon commune ou conflictuelle, doit sans cesse se retourner vers ses fantômes pour construire son futur. Il en va ainsi également de la guerre d’Algérie à sa façon inachevée, plaie dramatiquement toujours ouverte tant que la France n’assumera pas son passé de violences, tant que les Algériens n’assumeront pas leurs propres dissensions, tant que les Français n’accepteront pas l’importance du fait global algérien dans leur histoire… tant que l’enfance de tant de petits Français se poursuivra fantasmatiquement dans une famille de pieds-noirs continuant de vivre dans un pays de Cocagne virtuel, cette « Algérie française », qui n’a jamais existé dans sa version heureuse comme récit collectif, qui n’existe plus heureusement, et qui encore mieux, n’existera plus, mais dont la guerre hante et constitue un objet traumatique, dont le passé ne passe pas. Et qu’en est-il alors des enfants d’ouvriers algériens venus travailler en France et subissant la double peine d’être étrangers puis intégrés plus ou moins bien, dans un pays qui longtemps refusa leur culture ? Et qu’en est-il de ces intouchables de la société française, les harkis, rejetés par tous, d’un côté « arabes », de l’autre, traîtres à la nouvelle patrie, dans tous les cas, victimes de l’histoire et parias de toutes les mémoires ?

7Quel rapport aujourd’hui, dans un monde déstabilisé et en proie aux guerres, dans le vaste monde moyen-oriental et oriental, depuis la Turquie jusqu’à l’Afghanistan entre le passé de la République en guerre civile en Vendée, de la IV^e République en guerre en Algérie, et des forces occidentales intervenant militairement depuis la Lybie jusqu’aux frontières du Pakistan aujourd’hui ? Deux phénomènes survenus dans les sciences historiques permettent d’aborder de façon plus problématique ces questions complexes et mettre en relation, de façon prospective, la pensée d’une histoire globale et la notion de régime d’historicité conceptualisée par François Hartog qui a permis de décloisonner les périodes historiques, tout en comprenant leur narrativité renouvelée et paradoxale, puisque tout nouveau paradigme d’étude du passé, pouvait montrer le civilisateur d’hier en sauvage d’aujourd’hui et vice versa, selon le processus d’une modernité critique9.

8À ce double phénomène d’extension géographique de la pensée du passé et de remise en cause de ses « séquentialités » est venue s’ajouter la part maudite des hyperviolences du passé comme élément, non point à la marge des accidents de l’histoire, mais comme moteurs problématiques et nœuds centraux des histoires en marche dans un chaos constitutif, dont les révolutions, ou la naissance des États, seraient des épicentres génériques et problématiques à la fois, impossibles désormais à traduire dans des romans nationaux heureux et fondateurs10. Ainsi, la Révolution française est un kaléidoscope complexe qui fait d’elle, autant une Révolution des droits de l’homme et du citoyen, une Révolution de la loi, une fondation de la communauté des égaux au cœur de la fondation de la politique républicaine et démocratique contemporaine, qu’un moment de violences extrêmes que l’on ne saurait plus réduire à la seule culpabilité de la Contre-Révolution, le système républicain entraînant par son existence même, la guerre avec les monarchies qui n’en demandaient pas tant11. Naissant dans la guerre, la République se constitue de suite en État d’exception, encore aujourd’hui perceptible, fonctionnant souvent sur le mode d’exclusion du cercle citoyen, sous toutes ses déclinaisons, de celui qu’elle considère, de par ses idées politiques, ses croyances religieuses ou son origine ethnique, comme l’Étranger ou le soupçonné de vouloir briser l’unité nationale pour imposer les habitus de sa communauté12. Pour l’écrire brièvement, il est assez cocasse pour l’historien d’étudier le programme politique des idées de villiéristes au cœur du programme d’une « régénération franco-vendéenne », percevoir le musulman comme un étranger dans la République, et de fait utiliser un des arguments les plus puissants du gouvernement pour stigmatiser le catholique vendéen en 179313. La Révolution française comme toutes les autres révolutions s’impose comme une guerre d’indépendance surtout, comme une guerre civile aussi, l’inscrivant dans un registre d’une double violence constitutive qu’il ne faut pas nier mais construire comme objet d’histoire complexe14.

9Ces deux vérités ne sont toujours pas acceptées et certains encore en sont à refuser de considérer la France en guerre civile en 1794 au prétexte que cinq départements soulevés ne permettent pas de définir de façon rigoureuse une guerre civile pour l’ensemble d’un pays, alors que la crise fédéraliste l’a violemment secoué et que seule la victoire militaire aux frontières l’a sauvé. De même, certains historiens refusent de considérer la Révolution comme guerre d’indépendance, faisant semblant d’y lire un anachronisme, s’obstinant à refuser de considérer la Révolution, non comme une seule transformation sociale mais comme la transformation d’un espace connecté au monde dont le nouveau régime a des conséquences sur tous les autres régimes anciens contraints ou de le reconnaître, ce qui est impossible dans un premier temps ou de le combattre pour le détruire ce qui est le fait du second temps, et finalement de l’écraser ou de le reconnaître, ce qui est le seul facteur de mesure de la réussite d’une révolution quelle que soit son évolution ultérieure vers un régime encore plus autoritaire ou pas que le précédent. Cela veut dire que la Révolution n’est pas un fait en soi qui intéresse un pays, mais toute révolution est un fait international et diplomatique majeur15…

10Quel rapport avec la guerre d’Algérie et sa mémoire ? Il saute aux yeux par son immédiateté. Celle des mots et le refus de lui accorder un statut de Révolution de ce côté de la Méditerranée, lorsqu’elle est Révolution algérienne à Oran, Alger ou Constantine. De même pour les conservateurs de tout poil aux États-Unis qui continuent de parler de guerre d’indépendance pour désigner les événements de 1776-1789, lorsqu’il s’agit de la naissance de la première République du monde contemporain et d’une authentique Révolution16. Il n’est pas sans intérêt de rappeler qu’Ho Chi Min ne cessera de se réclamer du texte du 26 août 1789 pour justifier le soulèvement vietminh et sera suivi par les fondateurs de l’Armée de libération nationale (ALN) surtout et du Front de libération nationale (FLN) aussi, mettant le pays colonisateur en face de ses contradictions, et comme premier fossoyeur de ses idéaux généreux tels que Frantz Fanon a pu les décrire comme médecin psychiatre et militant engagé sous la forme d’une schizophrénie sociétale, signe marquant d’une histoire de France oscillant entre civilisation et barbarie et parfois en une difficile adéquation superposée, mêlant les deux termes en même temps17.

11Les mots pour désigner les réalités historiques auxquelles ils renvoient, déterminent ontologiquement ce dont on parle, à quel moment, et pourquoi on choisit tel désignant plutôt que tel autre pour définir un fait historique avéré, mais qui nommé de telle ou telle manière prend un sens différent. Les substantifs finissent par créer un espace mental de connexions intellectuelles, créant à son tour par une accumulation de références un jeu mémoriel de rapprochement, formant pour chacun une iconologie cérébrale et personnelle, dont il joue en privé, en public, différemment selon les contextes existentiels dans lesquels il se trouve18. Ces superpositions de savoir, construites de façon individuelle, familiale, scolaire ou collective dans l’espace publique médiatique, représentent autant de connexions, mises en scène qui finissent par construire les histoires et l’Histoire qu’on se raconte, qu’on écoute, ou que l’on est capable d’entendre, au sens de comprendre selon les époques de sa vie ou selon son engagement ou selon sa propre histoire/Histoire, ou sa faculté à se remettre en question de façon permanente. Cette expérience personnelle qui peut rejoindre une mythographie collective peut se raccrocher, c’est selon les personnes et les groupes, à la chaîne des révolutions, à la chaîne des rébellions, à la chaîne des protestations19.

12Elles peuvent être iconoclastes. C’est le sens et la fonction de l’historien à moins de se conformer à ronronner un roman national lissé et édulcoré. Comment donc penser ensemble la mémoire des guerres de Vendée et de la guerre d’Algérie et lier leur trauma constitutif de nos difficultés à un bien vivre en commun la chose publique ?

Le mode de la fiction juridique au service de la science historique

13Comment comparer l’incomparable et faire sens historique avec l’ambition d’ouvrir un nouveau chantier de recherches, celui des violences militaires parallèlement à la construction de l’État, donc hors du contrôle des autorités civiles ou dans l’État, donc avec la complicité plus ou moins active des décideurs parisiens ? La question est posée, entre 1790 et 1830 ? Et ce, dans la perspective d’une histoire longue des violences des appareils d’État, de la première guerre coloniale de Sept Ans (1756-1763) à la guerre d’Algérie (1954-1962) ? Les historiens sont parfois démunis pour penser l’impensable ou de suite soupçonnés d’anachronisme, là où leurs collègues juristes bénéficient d’un outil remarquable du point de vue intellectuel pour poser une problématique permettant de décoincer un nœud intellectuel avant de revenir à sa solution concrète et réelle : la fiction juridique. Il s’agit de penser dans l’abstrait un cas, pour le réifier conceptuellement puis en utiliser la partie opératoire pour revenir au réel et l’appliquer de façon objective20. Ainsi des trois guerres de Vendée, d’Algérie et aujourd’hui celle d’un terrorisme mondialisé. L’hypothèse fictionnelle consiste à poser en percussions deux événements pour penser un cadre épistémologique et un schéma politique qui n’est pas de l’ordre de la vérité historique, mais qui porte une réalité d’histoire que la fiction du rapprochement aide à mieux comprendre tout en offrant des clés de lecture du passé.

14Soit les deux attentats de 1800 et de 2001, au cœur de Paris, capitale du monde révolutionné, et de New York, symbole du capitalisme mondial. Deux cents ans séparent deux attentats dont l’historien classique pourrait refuser toute ressemblance avec les événements passés ou réels selon la formule employée par tout scénariste parfaitement conscient d’utiliser les événements authentiques, mais désirant se protéger de toute attaque juridique ou historique.

15L’un est l’attentat de la rue Nicaise, le soir de Noël 1800. Exposé de façon objective, il peut se résumer ainsi. Une bande de fanatiques catholiques, brigands de surcroît car n’hésitant pas à vivre clandestinement de leurs faits hors la loi, au sens où les définissent les hommes au pouvoir à l’époque, décident de frapper la nouvelle Babylone et son prince impie en son cœur pour provoquer la terreur. Il s’agit de tuer, de façon aveugle, le jeune chef et des dizaines de civils innocents et de provoquer ainsi le chaos. Il faut démontrer que « l’on frappe où l’on veut et quand on veut », devise d’un autre groupe ultra-violent durant la guerre d’Algérie. Le coup échoue car le premier consul s’en sort. Plus de trente morts et une centaine de blessés, sans compter une dizaine de maisons dévastées, sont le résultat sanglant de cet attentat.

16L’historien doit prendre quelque distance par rapport à l’évènementialité de la nuit de Noël 1800 pour parvenir à le conceptualiser. Des forces périphériques, issues d’une révolte contre ce centre qui a initié une révolution dont on a pu croire sur place, dans l’Ouest de la France, en 1789, qu’elle allait les transformer positivement. Ces mêmes périphéries se sont vite aperçues qu’elles passaient d’une domination à une autre. Des milliers d’individus entrent en rébellion puis en état de guerre civile ouverte, à partir de février 1793. Ils entrent en conflit ouvert avec la capitale, s’engageant dans une petite guerre pour les plus déterminés d’entre eux, et soutenus par un pays étranger, la première puissance du monde, ennemie de la nouvelle nation France. Dans ces conditions, que sont donc les Chouans si ce n’est ces personnes qui inventent de façon moderne l’attentat contemporain, à l’extrême droite de l’échiquier politique, dans le milieu ultra-catholique, financé par l’argent anglais, qui refuse la réconciliation politique du Concordat ? L’attentat à la bombe aveugle, en centre-ville, tuant en toute conscience des dizaines de civils, constitue une invention bretonne, catholique, de droite radicalisée, directement issue des guerres de Vendée21.

172001, l’attentat des Twin Tower. Ben Laden serait-il une figure analogique possible d’un Chouan du monde contemporain, à partir du modèle conceptuel auquel on peut réduire l’attentat de la rue Nicaise ? Sans en faire une vérité historique, ce n’est pas du tout le but recherché, c’est une fiction narrative fonctionnelle, un mode opératoire de pensée et un outil méthodologique de réflexion, pour mieux penser les glissements de mémoire et les superpositions, voire les fusions-confusions à démêler, des feuilletages de faits historiques, d’autant plus délicats à manier qu’ils ont à voir plus qu’avec la mémoire, avec l’émotion de la violence rappelée et toujours traumatique.

18Dans ce cas précis, comment rapprocher Ben Laden d’une problématique post-vendéenne en 1800 ? Il faut avancer cette hypothèse de travail, fondée sur un constat historique. Durant les années 1945-1965 avec la décolonisation, à la périphérie du monde occidental, une mutation globale a proposé deux modèles aux pays musulmans retrouvant leur dignité : soit un modèle socialiste dont l’Algérie a pu essuyer l’échec fracassant et corrupteur comme quasiment toutes les sociétés du xx^e siècle qui ont cru à la construction d’une société socialiste, aboutissant à la construction d’une bureaucratie stérile et d’un système clientélaire que payent chèrement la Russie, l’Europe de l’Est et l’Algérie encore aujourd’hui. D’autres périphéries décolonisées ont choisi le mode de développement capitaliste croyant à l’enrichissement collectif comme en Iran ou au Maroc, et se concluant de fait à la paupérisation du plus grand nombre, avec une corruption des élites, au moins égale à celle des pays socialistes. Le résultat ne se fait pas attendre une génération après car l’histoire est le fait de générations qui se suivent et se connectent ou s’affrontent. À la périphérie du monde occidental et de sa capitale New York, le fanatisme religieux est provoqué par l’échec sans rémission de ces modèles centraux et occidentaux. Dans ces conditions, au nom d’une tradition bafouée, d’une histoire humiliée et à défendre, mais surtout au nom d’une religion à régénérer, pour Allah et pour l’Émir, pour Dieu et le Roi, les mécréants doivent être frappés. Les hommes et les femmes impies, peu importe qu’ils soient civils et non responsables directement, doivent être punis pour envahir des espaces régis par la loi traditionnelle et féodale, communautaire et religieuse, pour avoir porté les modernités socialistes ou capitalistes, figures mauvaises de l’athéisme occidental. Ceux-là doivent mourir et le djihad sera une guerre sainte et ses morts seront des martyrs.

19L’attentat de la rue Nicaise qui débute le xix^e siècle, comme l’autre avait commencé le xxi^e siècle, possède une dimension meurtrière moins néfaste, moins de par la volonté de ses acteurs que par leur incapacité technique à tuer davantage. Les deux attentats fonctionnent sur la même matrice conceptuelle et renvoient à la même posture autoritaire de la part du président Bush comme de celle du premier consul Bonaparte, deux cents ans plus tôt.

20Ben Laden-Cadoudal même combat par-delà les siècles et les contextes radicalement différents ? La fiction historique comme outil de mise en place de l’enquête le prouverait. Elle a des limites incontestables, que l’historien ne perd pas de vue, mais offre des possibilités d’ouverture conceptuelle pour penser l’histoire, celle qui s’est réellement passée, différemment.

21Comment des mémoires feuilletées, superposées, revendiquées, mélangées et finalement confondues, peuvent-elles faire dire, en 1972, à une institutrice de la République que l’OAS c’est la résistance. Ce qui, de fait, cinquante ans plus tard contraint son fils, spécialiste de la Révolution française à penser le lien entre la guerre d’Algérie et la Révolution comme guerre d’indépendance ; à considérer d’une part, la première comme point aveugle de l’histoire du temps présent, et d’autre part, par extension et honnêteté intellectuelle autant qu’il se peut, la chouannerie comme une résistance vécue et perçue comme la réponse à une oppression ressentie et supportée sur le mode de l’intrusion quasi-coloniale ? Cela étant posé, la fiction historique n’a d’intérêt qu’au moment où elle est abandonnée, après avoir démontré sa limite mais ouvert le questionnement.

22Qu’est-ce que la guerre de Vendée aujourd’hui, hors de la Vendée, mais dans un débat national sur le jeu des mémoires qui composent la communauté nationale dans sa bigarrure et dans sa complexité ? Comment la repenser par rapport à la dynamique révolutionnaire qui l’englobe, qui se veut une guerre de libération aussi, une guerre d’indépendance… et donc comment établir un pont rigoureux avec cette autre guerre civile et d’indépendance que fut la guerre d’Algérie ? Répétition de l’histoire et de la geste des victimes de l’État central colonisateur et spoliateur ? Réactions ressemblantes de périphéries dominées et rejetant de façon « banale » une modernité imposée par une centralité supposée progressiste et qui dans la réalité de la vie quotidienne devient spoliatrice et violente ? La légitimité d’une réaction, fût-elle violente, de résistance aux constructions de ces modèles globaux, prend un autre sens, devient mieux compréhensible historiquement. Ainsi, l’enchaînement des violences contre d’autres violences revêt pour l’historien qui se garde bien d’avoir un jugement moral, l’objet même de sa matière et de son étude. De fait, l’appareillage de la fiction historique délaissée, le lien entre les mémoires de guerre de Vendée et d’Algérie devient pertinent et requiert désormais la recherche des faits pour être corroboré et devenir sujet d’histoire.

L’histoire souterraine quand même ou de sources sûres…

23De quelles sources, ultima ratio du métier d’historien, dispose le spécialiste du passé pour fonder cette hypothèse ? Il faut d’abord revenir au terme parfois non discuté comme s’il allait de soi du mot mémoire… comme si cette dernière représentait un élément constitutif de l’individu ou d’un ensemble collectif, un peu concurrentielle de l’histoire, un peu apparue récemment, un peu la construction d’une opinion publique et relayée fortement par des médias, un peu l’objet spontanée de communauté revendiquant leur mémoire, contre une Histoire qui serait officielle et qui chercherait à masquer, à occulter pour mieux construire une unité factice de la nation.

24C’est pourtant la polysémie du terme mémoire qui intéresse ici. Il est possible pour commencer de poser que la mémoire, celle qui est étudiée ici, est un objet d’histoire non officielle, car non transcrite dans les programmes officiels de l’Éducation nationale, transmise de façon générationnelle et faisant sens identitaire dans un réel à affronter et perçu comme coupable de raconter une autre histoire menaçant ses origines ou les souvenirs de famille restreinte ou élargie au village-clan ou à toute une clientèle-départementale, voire à une région, les quatre départements de la Vendée ou les trois de l’Algérie dans cette étude. Cette mémoire peut s’écrire ou non, elle est souvent victimaire, même si elle a participé aux violences, voire les a provoquées, mais la défaite face à l’histoire lui confère une posture de repli, de ressentiment cultivé, de discrétion des signes connus des initiés, capable de ressurgir, lorsque la République et ses valeurs sont en danger ou lorsque d’autres mémoires critiquent à leur tour le modèle centralisé d’une histoire unique pour tous les Français.

25Le travail en cours repose donc sur la mémoire, et les mémoires confrontées et comparées des militaires français qui ont pu traverser les guerres de Vendée en 1793-1794 et se retrouver, du fait de leur jeunesse, encore actifs en 1830, voire, par le jeu de la reproduction sociale, continuer la geste paternelle en Vendée, de l’autre côté de l’Algérie. Vétérans comme jeunes héritiers, ces militaires se trouvent confrontés en Algérie à la résistance farouche des autochtones animés d’un esprit de guerre sainte, lancés dans un combat à mort contre l’envahisseur impie. Dans les traces de mémoires qui sont conservées ou dans les actes qui sont consignés, est-ce bien un hasard si comme par coïncidence, trente-cinq ans après, la guerre de Vendée revient comme une réminiscence, comme un modèle, comme une archéologie de la petite guerre coloniale désormais à l’ordre du jour de l’armée française, dès le xix^e siècle et jusqu’à la guerre d’indépendance au xx^e siècle ?

26Face aux conditions très particulières de guérilla imposées par la résistance, réunie d’abord par Abd el-Kader, puis assumée par la stratégie volontairement agressive du FLN, contre la voix politique de l’ALN, un savoir militaire, une mémoire des conflits passés est mobilisée au sein des états-majors surtout. Il s’agit alors pour penser la guerre nouvelle de conquête, de solliciter la mémoire des combats révolutionnaires passés et les leçons tirées des guerres vécues par les anciens soldats volontaires, devenus généraux et penseurs-artisans de la nouvelle colonisation. En ce cas, la mémoire n’est pas simplement une histoire d’érudition locale ou de politique de Clochemerle, la mémoire devient un outil stratégique pour la victoire. La mémoire, c’est ce qui sert à faire la guerre, si la paraphrase d’Yves Lacoste est permise.

27Il sera procédé comme le général Roguet, une des sources de départ, membre du corps expéditionnaire français en Algérie mais écrivant un essai théorique sur les guerres d’insurrection… en Vendée en 1836. Au moment où il écrit son livre, il est chef de bataillon au 14^e léger, donc un officier supérieur de soldats voltigeurs, de combattants de première ligne, habitués aux coups les plus durs, aux combats les plus périlleux et les plus sanglants contre les smalahs algériennes22. L’auteur adopte selon ses propos :

« une méthode […] des circonvallations l : des faits, une synthèse consciencieuse m’aide à remonter aux principes ; méthode généralement adoptée, aujourd’hui, dans les sciences naturelles et à l’aide de laquelle les théories morales et politique peuvent un jour égaler, pour l’exactitude, celles de sciences physiques déjà perfectionnées23 ».

28En résumé, la méthode martiale se fonde sur l’observation et la remontée aux principes, traduits en termes de conséquences stratégiques ou de savoir historique, par l’« imparabilité » de la science de la causalité et de la répétabilité des faits, une fois leurs similitudes ou leur fort rapprochement établis. La Vendée sert de paradigme à la conquête de l’Algérie comme l’Algérie servit de référence à l’armée américaine et ses officiers en 2001, au moment de passer à l’assaut de l’Irak et de Bagdad surtout, et découvrant le film de Pontevcorvo, La bataille d’Alger, tourné en 1966. L’insurrection urbaine, commandée par le FLN, et la guerre de contre-insurrection, commandée par le général Massu, devenaient une origine possible de la pensée stratégique américaine.

29Mais alors, si le rapport entre la conquête de l’Algérie et la guerre de Vendée peut être approfondi par l’étude du personnel du corps expéditionnaire de 1830, comment aller plus loin et établir un rapport entre la guerre d’Algérie et la Vendée ? Encore une fois par un officier supérieur lui-même qui se découvre, ou révèle à sa plume « défendante », une archéologie de la pensée militaire française : la guerre de Vendée demeure le modèle même de la guerre d’insurrection et de son contre-modèle la guerre de contre-insurrection24… encore en 1959 !

30Cette année-là, le colonel André Montagnon fait paraître un ouvrage de plus dans la longue bibliographie des guerres de Vendée25. Son titre ne peut manquer d’attirer l’attention Une guerre subversive [en rouge]. La guerre de Vendée [en noir]26.

31Mais qu’allait faire un officier supérieur en 1959 dans l’étude de la guerre de Vendée ? N’y avait-il vraiment rien d’autre à faire pour un spécialiste du renseignement et de la psychologie militaire en… 1959, au cœur de la guerre d’Algérie ? Dès l’introduction, plus que l’allusion la transposition-superposition saute aux yeux du lecteur averti :

« Pour la commodité de l’analyse, il est dans la tradition de distinguer entre la guerre normale ou guerre étrangère et la guerre subversive [elle porte aussi le nom de guerre civile comme il est dit en note]. Cette dernière est ainsi qualifiée parce qu’elle est toujours dirigée contre une autorité, un gouvernement, un pouvoir de droit ou de fait et que son déclenchement vise au renversement – à la subversion – de l’ordre établi. En 1793, les Vendéens se dressaient contre le gouvernement légal de la République exercé par la Convention nationale et le Comité de salut public. Que ce gouvernement fût tyrannique, intolérant, odieux à beaucoup, ne change rien au principe général. Aux yeux des Républicains, le mouvement vendéen était insurrectionnel, ses membres étaient des insurgés27. »

32Deux pages plus loin arrive la justification de la particularité de cette guerre et son aspect le plus déstabilisant pour tous, opinion publique et militaires directement confrontés à sa réalité : sa violence. Elle dépasse ce que la guerre normale admet car :

« La guerre subversive n’est pas la guerre, juridiquement parlant, et cela signifie qu’elle échappe aux règles tacites – de nos jours aux pactes internationaux – qui s’efforcent d’humaniser les conflits en protégeant les combattants, […] les prisonniers […] et les personnes civiles. Rien de tel dans une guerre subversive. Les adversaires de l’ordre établi sont des rebelles, des francs-tireurs, des partisans que rien ne protège. Les paysans vendéens étaient des “brigands” et comme tels, ni eux ni les leurs ne pouvaient prétendre à aucune pitié28. »

33Comment un lieutenant frais émoulu de l’école de Saint-Cyr ou un jeune capitaine parachutiste ou légionnaire peut-il lire ce texte en 1959 : comme une simple introduction à un texte d’histoire ou comme un blanc-seing face à ce qu’il va devoir affronter dans les Aurès ? Que le lecteur d’aujourd’hui remplace le mot Vendéen par le péjoratif « fellouz » pour désigner les fellagas et qu’il relise froidement ce texte…

34S’il demeurait un seul doute, la suite de l’avant-propos ne laisse plus la moindre ambiguïté subsister. Le Vendéen devait être combattu car il était animé du « fanatisme et de la cruauté29 », engagé dans une espèce de « guerre sainte » (un djihad catholique ?) Enfin :

« Les procédés mêmes de la guérilla – terrorisme, sabotages, attentats – relèvent de procédés aveugles qui atteignent le plus de personnes possibles qui sont le plus souvent indifférentes ou étrangères à la lutte. Tous ces éléments réunis font de la guerre subversive une guerre inexpiable, dans laquelle tous les moyens sont bons, même les plus atroces et les plus inhumains pourvu qu’ils frappent l’adversaire de terreur et frappent son moral. De telles méthodes appellent la vengeance, engendrent les représailles et le cycle de l’horrible a tôt fait d’être bouclé. »

35CQFD. Les Vendéens comme les fellagas ont commencé. Ils n’ont que le juste retour de leur pièce. La fin de la page manifeste une conception désinvolte du comptage des morts et de la balance des tués dans le conflit. « Les chapelets de Machecoul, les massacres de prisonniers, les exécutions ordonnées par Charette du côté vendéen ont pour pendant, du côté républicain, les colonnes infernales, les incendies de Westermann et les noyades de Carrier. » Comparaison n’est pas raison et encore moins rigueur dans la balance implacable du calcul des morts30. L’effet voulu est atteint qui doit démontrer une généalogie légitime entre les officiers de l’an II face aux rebelles et ceux de 1959 en face d’autres rebelles. Cette guerre de Vendée fut cruelle car les terroristes ont commencé et, pis encore, ont trahi la patrie en faisant appel aux Anglais. La République ne pouvait avoir pitié de ceux qui la mettaient en danger et devait utiliser tous les moyens afin de les mettre hors d’état de nuire, selon le colonel historien pour mieux endoctriner les officiers se préparant au combat et cherchant une valeur à leur lutte, une référence valorisante, une justification de leur engagement au moment de voir la patrie en danger.

36Pourtant, il est clair que l’ouvrage opère à front renversé, démontrant une dissociation des savoirs techniques militaires de leurs valeurs républicaines. Le paradoxe veut en effet que le colonel Montagnon ait l’audace de comparer – c’est tout à fait explicite dans la quatrième de couverture faisant référence à l’actualité de « la guerre révolutionnaire aujourd’hui » –, les Vendéens aux fellaghas. Nul doute que pour un corps d’officiers désormais trempé dans les valeurs d’une France traditionnelle, en majorité de droite catholique, c’est bien de technique militaire antisubversive dont il s’agit et non de similitude entre musulmans honnis et soldats vendéens luttant pour leur foi identique à celle des officiers dans leur grande majorité à l’époque31. La famille de Villiers en offre le parfait exemple encore aujourd’hui, entre un frère aux conceptions identitaires vendéennes, pour la foi et son roi, et un autre frère général en chef des armées un temps et ne cachant pas sa foi catholique. En combattant contre les nationalistes révolutionnaires algériens après les « rouges » du Vietminh, bien des officiers français avaient la certitude de combattre pour un Occident chrétien, la République passant après… Combien des lecteurs du colonel Montagnon ont révélé cette contradiction totale de leur combat, de lutter comme des Turreau, des Westermann contre des Vendéens à écraser, à anéantir ? L’idéologie qui les menait était au fond plus proche de celles des Vendéens blancs… avec une technique d’officiers bleus. Ou lorsqu’un savoir tuer se superpose de façon croisée et antagonique à une culture politique… lorsque chasser « le fellouz » qui lutte comme un Vendéen, au moyen d’une technique d’officier de 1794, se confond avec une détestation du rebelle arabe pour un amour revendiqué d’une France catholique, apostolique et républicaine à la condition qu’elle soit autoritaire et ne se mêle point des affaires de ses militaires…

37Acte manqué de la part du colonel Montagnon que cette comparaison longue de 135 pages ? Lapsus révélateur que cette œuvre, montrant le système de légitimation des violences outrancières des armées républicaines au prétexte de la rébellion à éradiquer quel qu’en fut le prix humain, quitte à se chercher une origine déculpabilisante dans le moment de la genèse de la république en 1793, devant faire face à une guerre civile déclarée, au risque même de la contradiction idéologique, devenue l’impensable de l’histoire car relevant de l’« impensé » de ses officiers, au fond de leur proximité idéologique avec la nature du combat des fellagas, par Vendée interposée… la question demeure posée, mais un jalon à rebours permet de l’étayer de façon solide.

38Comment construire une généalogie des savoirs militaires qui placeraient l’expérience de la Vendée au centre d’une technique de combat que les guerres idéologiques initiées par la guerre révolutionnaire ne vont cesser de développer dès lors et ce, jusqu’à aujourd’hui même ? Ce n’est pas la première fois, et la recherche est en cours, que la Vendée vient à la rescousse des officiers français pour les aider à supporter le niveau de violence auquel ils parviennent ou doivent faire face en Algérie. En 1959, c’est déjà de l’histoire et la métaphore peut jouer comme une démonstration opératoire. Mais en 1836, les témoins des deux guerres, celle de la Vendée et celle de la conquête, sont encore vivants et peuvent faire plus facilement le rapprochement.

39Il en va ainsi du texte du général comte Michel Roguet (1800-1877) mentionné auparavant. Il participe à la conquête de l’Algérie et se fait connaître par de hauts faits d’armes, le 11 novembre 1843, au combat de l’oued El Malah, qui voit la mort du kalifat, Mohammed Ben Allel dit Sidi-Embarek, conseiller et homme de guerre d’Abd el-Kader.

40Ancien page de Napoléon, Michel Roguet est trop jeune pour avoir connu les guerres révolutionnaires ou même les campagnes napoléoniennes. Pourtant, il est une personne qui a pu lui enseigner directement ce qu’il en était des guerres de subversion et des phénomènes de résistances à outrance de populations qui se sentaient spoliées par la République française ou l’Empire de Napoléon : son propre père.

41Une courte biographie montre son père comme un passeur de savoir militaire. Il est intégré dans le 1^er bataillon de volontaires de la Haute-Garonne dès sa formation en 1792. Il combat sur le front méditerranéen entre 1793 et 1795. Il est logiquement intégré à l’armée d’Italie de 1796 à 1800 ; il fait preuve à moult reprises de grand courage et Bonaparte le nomme chef de bataillon le 21 décembre 1796. Il poursuit sa carrière jusqu’à Iéna et à la bataille d’Eylau. En août 1808, il est envoyé à l’armée d’Espagne. Il se distingue aux sièges de Bilbao et de Santander, puis enchaîne avec la campagne d’Allemagne à Essling et à Wagram. Il conduit ensuite en Espagne les tirailleurs et voltigeurs de la garde nouvellement formés, fait à leur tête les campagnes de 1809, 1810 et 1811. En 1810, il arrête la progression de l’armée de Galice et est élevé au grade de général de division le 24 juillet 1811. Commandant du 6^e gouvernement d’Espagne, l’homme est un spécialiste aussi bien du combat classique qu’imposent les batailles napoléoniennes que des guérillas notamment celle du peuple espagnol en insurrection contre l’envahisseur français. Il est intéressant de noter que contrairement à d’autres généraux, tel Pierre Boyer dit « Pierre le Cruel » en Espagne et qui poursuivra sa carrière de sang en Algérie, comme gouverneur d’Oran, multipliant les violences, Roguet fut un militaire soucieux de pacification, nuançant justement le tableau d’une armée seulement violente, mais au contraire sûrement divisée quant aux méthodes à appliquer aux rebelles. Cette division parfois incarnée par le même personnage, le père de Roguet par exemple, s’avère d’autant plus intéressante à étudier, loin de toute classification réductrice ou seulement accusatoire32. Il n’en demeure pas moins. Fort de sa mansuétude, le père du Roguet qui intéresse ici, a dû avoir à faire, a dû assister tout au long de sa carrière à des formes de violences militaires contre les populations civiles qui n’ont certainement pas manqué d’éclater partout où il se trouvait, dans le Var et les Alpes-Maritimes, en Italie, en Allemagne mais surtout dans l’Espagne insurgée. Qui mieux que lui pouvait en instruire son fils ?

42L’ouvrage de ce dernier est écrit en 1836, du vivant de son père, à un moment clé où convergent plusieurs pratiques, savoirs et mémoires de violences dans l’armée française, forte d’une expérience aussi bien en rase campagne, sur le champ de bataille, qu’en termes de lutte contre les rébellions urbaines sous forme de manifestations ou de guérillas rurales sous forme de petites guerres. Ces expériences se sont accumulées depuis 1792 et constituent un savoir qui, pour ne pas être écrit, se transmet entre militaires, le plus souvent dans les dynasties de gradés, de père en fils. Parallèle au pouvoir civil ou toléré par le pouvoir des civils, un savoir « mater » une population en révolte s’est transmis, d’une génération à l’autre, affiné, consolidé et que les récents événements de la rue Transnonain, en 1834, magistralement étudiés par Maïté Bouyssy, ont donné à comprendre de façon lumineuse. L’historienne a montré que les chasseurs de Grenoble sont en fait un régiment au repos après sa campagne d’Algérie et montent à l’assaut d’un immeuble bourgeois parisien d’où serait parti un coup de feu en appliquant la technique de la razzia, complètement disproportionnée par rapport à l’agression et qui inspire à Daumier un de ses dessins les plus satiriques de la monarchie louis-philipparde du juste milieu, mais n’hésitant pas cependant à utiliser l’armée comme force de police fortement répressive33. La conquête de l’Algérie en 1830, avec son cortège de violences, est désormais mieux connue et sa récente histoire déconstruit le roman heureux d’une colonisation facile, dont la chanson du père Bugeaud attesterait, une histoire heureuse qui aurait été finalement contrariée par les déboires de la métropole après 1945. Il n’en est rien34. La conquête de l’Algérie atteint des sommets de violence inouïe à tel point que Roguet, un de ses acteurs, revenant en France, écrit cet ouvrage pour interroger la nature du conflit engagé. Dans les pages de 1836, ce n’est pas une guerre subversive mais une guerre insurrectionnelle. Les mots ayant leur valeur, il faut rappeler que le mot insurrection n’existe pas au xviii^e siècle dans la langue française. Il est vieilli et réapparaît sous la forme d’un anglicisme apparu en 1770 dans la traduction des mots qui accompagnent le mouvement des insurgents dans la jeune république américaine d’après 1776, la première des guerres d’indépendance fondée sur une révolution, ouvrant au monde contemporain son chapelet de luttes enchainées, voire retournées… jusqu’à ce que les descendants retrouvent en face d’eux d’autres insurgents colonisés… pendant la guerre du Vietnam, les États-Unis jouant le rôle de l’Angleterre contre laquelle ils s’étaient soulevés35…

43Que dit Roguet et comment définit-il une guerre insurrectionnelle, dont il voit la matrice dans la Vendée militaire ? Cinq caractéristiques sont à l’œuvre pour définir le phénomène et son évolution qui faillirent renverser la République :

1. Une insurrection générale ;

2. Une armée insurrectionnelle envahissante ;

3. Une insurrection partielle ;

4. Une chouannerie ;

5. Une guerre de barricades et d’émeutes.

44L’auteur conclut : « Le plus souvent, les discordes civiles présentent successivement ces cinq phases différentes ; telle fut l’insurrection vendéenne dont nous nous sommes occupés36. » Un des aspects moins connu et pourtant important est la chronologie qu’il choisit d’étudier pour l’insurrection vendéenne qu’il place en un continuum du « 10 mars 1793 jusqu’en 1833 », tenant en permanence la Vendée en un état d’intranquillité, selon le néologisme de Jean Nicolas, allant de la guerre ouverte à la paix négociée, de l’insurrection générale à l’agitation pour finir par la paix complète en 1835. C’est donc dire que non seulement les événements de Vendée ont servi d’initiations aux techniques d’une nouvelle guerre, mais ont chevauché la conquête d’Algérie en une superposition d’actualité qui a dû redoubler l’intérêt porté par les théoriciens de la guerre d’insurrection et son application au-delà de la Méditerranée alors qu’elle réapparaissait en France, confirmant l’extrême tension du pays entre 1830 et 1835, contrairement à toute une propagande qui voudrait faire croire à une monarchie pacificatrice37.

45L’auteur consacre 230 pages afin d’offrir un modus operandi aux militaires, par une modélisation des formes de luttes contre tout type d’insurrection à partir de la matrice vendéenne. Le chapitre iv se consacre à « L’insurrection générale et intérieure ». La section 3 concerne les marches et manœuvres de l’armée insurrectionnelle. Page 152, il est noté qu’une insurrection devient même insaisissable si elle a pour refuge des lieux où l’armée ne peut la poursuivre, à cause des difficultés des communications, de la rareté des vivres et de l’état de la civilisation. C’est à ce moment du développement et contre toute attente que surgit l’Algérie dans le texte sur la Vendée : « De nos jours les Kabyles bravent ainsi dans les déserts et montagnes de l’Atlas nos bataillons partout ailleurs triomphants38. » C’est doublement avouer la filiation de combat entre Chouans et Algériens mais aussi la force de leur technique puisque manifestement les Kabyles ne sont pas prêts à déposer les armes et ne le feront pas de sitôt malgré la violence de la répression envisagée et poursuivie39.

46Il faut pourtant trouver la parade contre les insurgés et les exemples des batailles de Cholet et du Mans, où les généraux républicains se ressaisissant enfin ont pu attirer l’ennemi sur un terrain classique d’affrontement, où la force des armées rangées a pu être démontrée, peut constituer une solution stratégique. Là encore inopinément, du moins pour ceux qui ne l’auraient pas encore compris, c’est encore de l’Algérie dont il s’agit :

« Dans ces derniers temps, et sur le même théâtre, le maréchal Clauzel, désirant combattre les Kabyles réunis, fit annoncer, pendant huit jours à Alger, l’expédition qu’il méditait sur le petit Atlas ; les habitants de ces montagnes acceptèrent cette espèce de rendez-vous, d’où jaillit une nouvelle preuve de notre supériorité militaire40. »

47L’Algérie surgit dans le texte sur l’histoire de la Vendée comme une évidence entre militaires, comme une vérité confirmant l’expérience opératique des militaires anciens que les plus jeunes appliquent au-delà de la Méditerranée. Fils de militaire ayant fait toutes les campagnes de 1792 à 1815, Roguet construit le parallèle entre Ouest de la France et Est de l’Algérie, comme si cela relevait de l’ordre de l’évidence. D’une mémoire ravivée au présent de la guerre, les deux espaces se superposent, créant une communauté de savoir entre deux générations de militaires liés par le silence, le sang familial et celui de l’ennemi, chouan ou kabyle c’est pareil.

⁂

48La recherche en est à ses prémisses. Elle est déjà dérangeante, interrogeant une généalogie des violences outrancières des militaires depuis 1793 jusqu’à la complète occupation du sol algérien en 1847. Elle ne vise pas à stigmatiser toutes les pratiques de l’armée française en une histoire toujours critique, paraît-il auto-flagellante, ou faussement culpabilisante. Aucune espèce d’auto-contrition, de fausse culpabilité ne guident ces lignes. Là n’est pas le propos. Il y a eu des officiers humains, qui ont refusé les massacres de civils, qui ont tout fait pour concilier leur métier de guerre avec la protection des populations civiles et d’authentiques officiers pacificateurs41. Ils ne doivent pas être oubliés. L’objet de la recherche situe la focale différemment. Vers le groupe d’officiers, dont le nombre est à déterminer, la généalogie à construire, les pratiques à préciser et les savoir-faire transmis à débusquer. Ce sont eux qui ont, délibérément, à côté des autorités civiles, construit un pouvoir de vie et de mort sur des populations entières, de façon brutale, dans un détraquement du monde de la guerre dont les racines profondes sont à chercher dans la guerre de Sept Ans, en Inde et au Canada, encore des espaces périphériques et coloniaux…

49De la Vendée à l’Algérie, une trace de sang marque le passage de bien des officiers, profitant des nouvelles conditions de guerre entre idéologie et guérilla pour semer la terreur parmi des populations qu’ils ne considèrent pas dignes d’être traitées comme leurs égaux militaires.

50Les guerres de Vendée, comme paradigme de la conquête de l’Algérie, constituent le premier indice de cette recherche. Le lien est ténu et le paradigme indiciaire, pour reprendre la méthode de Carlo Ginzburg est avéré au travers des textes de Roguet ou de Montagnon. Le lien se fait, non par le jeu de la mémoire, mais le fait de l’histoire que personne ne revendique ouvertement, qui apparaît cependant dans des livres de théorie militaire.

51Des savoirs de guerre contre-insurrectionnelle et contre-subversive sont exposés. Comment parvenir aux autres savoirs indicibles, transmis de tueries en tueries, partagés de façon complice et silencieuse depuis 1793 jusqu’en 1833, soit quarante ans d’ensauvagement et de brutalisation de l’armée française qui correspond à d’autres ensauvagements d’armées nationales, sans nul doute. Qu’il suffise d’évoquer les armées anglaise et russe par exemple ? Le contexte international pousse à l’âpreté des luttes. Le contexte français rajoute la dimension de guerre civile, comme en Irlande par exemple, augmentant le niveau de violences et de traumatismes collectifs refoulés dans les replis de la mémoire autant des victimes que celles des bourreaux.

52Jusqu’à ce que concernant la Vendée et l’Algérie, le savoir devienne strictement technique, conséquence d’une mémoire divisée, sécable, éclatée, rendant, soit incongru, soit ridicule, soit impossible, le rapprochement entre Algérie et Vendée, parce qu’on ne peut pas fourrer dans le même sac mémoriel en 1830… des catholiques apostoliques et romains, officiers français, avec des sous-hommes musulmans, des indigènes de l’empire colonial qu’il faut soumettre à la civilisation.

53Deux mémoires se séparent irrémédiablement, sauf pour les savoirs stratégiques des membres des états-majors de l’armée française, conservant et ravivant la mémoire des guerres en une complexité évidente. Les armées sont confrontées désormais à la petite guerre, puis la guérilla, puis la guerre insurrectionnelle et les combats de rue de 1830, et cent-trente ans plus tard à la guerre subversive de 1960.

54Des techniques d’incendies et d’enfumages dignes des colonnes infernales, ou d’attaques au petit matin de camps cachés, comme celui de la forêt de Vezins, se transforment en techniques de razzia et de d’incendies des camps algériens42. La technique opérative s’impose, son idéologie disparaissant effacée par ceux qui l’appliquent, tant il est évident que pour un corps militaire devenant de plus en plus conservateur durant le xix^e siècle, refuge même d’un légitimisme catholique dans les institutions françaises, la violence contre les musulmans peut continuer, coupée de tout lien avec les atrocités commises en Espagne, et encore plus en Vendée, bien évidemment. Oser le lien constituerait, deviendrait même, un crime de lèse-mémoire vendéenne, au xix^e siècle.

55Pourtant, les faits demeurent et permettent de reposer les deux questions que certains jugeront inopportunes : les Vendéens sont-ils les ancêtres des fellagas dans l’invention de la guerre subversive ou bien les ancêtres des jeunes de l’OAS combattant contre l’État français, et activant une rébellion périphérique, s’inventant de bric et de broc, une généalogie de résistance43 ? Au jeu des mémoires croisées, les fellagas ne réclament pas cette filiation, à ma connaissance, insistant plutôt sur l’aspect révolutionnaire de leur combat et donc puisant aux sources des textes radicalement à gauche de la Révolution.

56Qu’il me soit permis de ne pas répondre encore, laissant la complexité de l’histoire à faire… qui montrera l’actualité des guerres de Vendée et du rejeu des plus subtils et des plus brûlants de leur mémoire.