1Il me paraît inutile, pour conclure, de reprendre ce que chacun a montré avec chaleur et justesse de l’activité multiforme de Jean-Marie Mayeur, souvent en sortant de l’oubli tel aspect qui avait échappé à la connaissance de ceux qui l’avaient pourtant longuement fréquenté. Il a laissé, pour nous en tenir à son versant religieux, une œuvre considérable, une œuvre pionnière aussi, qui tout à la fois s’enracinait dans la fréquentation des générations précédentes mais aussi se nourrissait de la production la plus récente dont il se faisait le passeur, notamment dans les Archives de sociologie des religions, où il rendait compte dès 1961 – il avait 27 ans, et la nouvelle revue n’en avait que cinq – de la production italienne et allemande, alors essentielles pour l’histoire du christianisme.

2Je voudrais seulement insister, une dernière fois, sur l’importance pour l’histoire religieuse contemporaine d’un moment (l’après 68), d’un lieu (Créteil), d’une pratique (le séminaire ouvert), d’un projet inaugural (l’ouvrage collectif sur l’histoire religieuse contemporaine et la fondation de l’Association française d’histoire religieuse contemporaine) auquel Jean-Marie Mayeur s’identifia, en créant un pôle de rencontre nouveau et de ce fait porteur d’un projet collectif fécond et durable dont ceux qui ont voulu que soit nouée cette gerbe d’hommages ont été tout à la fois les témoins et les acteurs.

3J’avais en effet remarqué, par diverses demandes provenant de ceux, plus jeunes, qui ont participé à cet ouvrage, que ce passé se dérobait souvent à leur compréhension parce que des pratiques toujours actuelles (thèse, recrutement, enseignement), des institutions heureusement maintenues en se transformant (université, CNRS), des lieux même qui abritaient ces institutions, n’avaient pas, pourrait-on dire, la même place, donc le même sens aujourd’hui que voilà 50 ans. Pour tenter d’expliquer cette singularité, cet écart qui justement fait histoire, je prendrai trois exemples qui, pour chacun d’eux, permettront de mieux comprendre l’action de Jean-Marie, comme nous appelions cet aîné qui orchestrait nos travaux.

4Le premier est d’ordre démographique. Pour qui, comme moi, est né en 1937, moins de 4 % de ma classe d’âge a fait des études universitaires. Un peu moins encore pour Jean-Marie. Et c’est cette génération des pré-babyboomers, les enfants des classes creuses, qui a été sollicitée pour encadrer, de 1965 à 1975, la première vague de la démocratisation de l’université. Postes offerts comme assistants, longtemps précaires, et, plus ou moins rapidement, comme professeurs. Par une éthique de responsabilité dont on a montré pour Jean-Marie Mayeur l’origine et les manifestations, cette génération s’est largement investie, quoique chacun de manière différente, en prenant part à des responsabilités collectives, dans le fonctionnement même de l’université, beaucoup plus que dans la contestation qu’elle n’avait pas directement nourrie, par le hasard des trajectoires individuelles, peut-être aussi des enracinements personnels. Et cet investissement, fut, pour Jean-Marie, durable : en effet, après le séminaire de Créteil, continué à Paris IV, il participa aux travaux collectifs du GRECO (Groupe de recherches coordonnées) n^o 2, créé en 1977, plus tard rebaptisé GDR (groupement de recherche) 1095, qui gérait au niveau national la recherche en histoire religieuse moderne et contemporaine. Il y dirigea notamment la publication, avec Yves-Marie Hilaire, de dictionnaires régionaux et thématiques toujours précieux, ouvrant la voie à une prosopographie qui se poursuit maintenant sur le net ; puis, pour clôturer cette activité collective, il fut à l’origine, avec trois historiens de sa génération, d’un ouvrage testamentaire, qu’il a contribué à mener rapidement à son terme, l’Histoire du Christianisme (14 volumes, 1990-2000).

5Le deuxième exemple est d’ordre géographique. Pourquoi Créteil ? Il faut rappeler ce que fut l’après 68, la soudaine création, pour Paris et sa proche banlieue, de 13 universités là où il n’existait que l’unique Sorbonne, avec, il est vrai, une implantation nouvelle à Nanterre. Mais aussi en redire les raisons : rééquilibrage géographique vers le nord et l’est, identification de centres parisiens nouveaux, mais aussi séparations opérées sur des antagonismes politiques (Paris I et Paris IV, comme aussi Lyon II et III). Il en résulta la longue paralysie de certains centres de recherche existant, une polarisation sur des lieux emblématiques porteurs de nouveauté (Nanterre, Vincennes) et enfin la volonté des nouvelles universités comme Villetaneuse et Créteil de se faire une place au soleil. Or cette dernière université a eu la chance d’être adossée à un CHU longtemps novateur qui joua immédiatement le jeu de la recherche collective. Jean-Marie choisit l’aventure de Créteil, il créa, avec Yvette Duval, antiquisante, le département d’histoire, privilégiant le contemporain, ce qui était une révolution, en recrutant rapidement quatre assistants dont deux spécialistes d’histoire religieuse, Claude Savart et l’auteur de cette conclusion. Il agrégea à son séminaire tous ceux qui, sur la région parisienne, mais aussi à Lyon, à Strasbourg et à Lille, étaient orphelins ou seulement libres et étaient prêts à participer à un projet commun dans un lieu non conflictuel, pluraliste et sans enjeux de pouvoir.

6Le troisième exemple nous ramène à la success-story qui en serait résulté. Je voudrais seulement rappeler que la volonté d’implanter l’histoire religieuse dans le contemporain n’allait pas alors de soi. Parce que, d’abord, le contemporain s’imposait à peine dans l’université, comme lieu d’une histoire spécifique et à part entière, comme en témoigne le certificat d’histoire moderne et contemporaine proposé jusqu’en 1968, avec les deux autres d’histoire ancienne et d’histoire médiévale pour la licence et pour l’agrégation d’histoire. Parce que la pensée Mai 68, nourrie des sciences humaines, faisait peu de cas du religieux sinon, comme Bourdieu ou Foucault, pour en proposer des interprétations radicales même si celles-ci me paraissaient, à titre personnel, légitimes et fécondes. Parce que l’innovation historiographique dont témoignait le groupe de La Bussière provenait surtout de l’histoire médiévale et moderne et de ce fait irriguait moins le contemporain. Parce que le religieux, pour comprendre les xix^e et xx^e siècles, n’avait guère de place entre une histoire politique revigorée par Mai 68 et une histoire économique et sociale longtemps dominante, qu’elle soit ou non d’inspiration marxiste. L’histoire religieuse se fraya cependant un chemin par le politico-religieux dont les deux passeurs furent René Rémond, dans un rôle plus classique de patron, et Jean-Marie Mayeur par l’exemplarité de ses premières publications, sa thèse certes, sur l’abbé Lemire (1969) et d’abord La séparation de l’Église et de l’État (1966) dans la précieuse collection « Archives » si novatrice, mais qui jusqu’au numéro 20 – celui justement du livre de Jean-Marie – était tournée exclusivement vers l’histoire politique, entre Commune et OAS.

7Ce politico-religieux peut apparaître aujourd’hui quelque peu dépassé, ce qui n’est pas le cas si cette approche est utilisée dans une histoire mondialisée et si ce politique s’applique aussi aux institutions religieuses elles-mêmes y compris dans leurs affrontements. Mais ce politique avait alors une double fonction qu’il convient de rappeler : ad intra, il introduisait le chercheur à mieux approcher une croyance dont il devait se saisir dans toute sa complexité, comme Jean-Marie le fit pour l’abbé Lemire ; ad extra, il légitimait, auprès de la corporation historienne, gestionnaire des carrières et des publications, des intérêts qui auraient pu paraître suspects. Et ce premier pas permit à une autre génération de se saisir d’objets strictement religieux, chacun à sa manière.

8Antoine Prost, l’exact contemporain et ami de Jean-Marie, ne m’en voudra pas si, pour vraiment conclure, je lui emprunte ce portrait qui correspond si bien à ce que nous avons pu connaître de lui :

« Vif, voire incisif, avec un regard malicieux derrière ses lunettes et un humour qui donnait aux situations leur juste importance, il était aussi bienveillant, prévenant, attentif aux êtres, à ce qu’ils disaient et faisaient, à leur devenir. Exigeant et travailleur, toujours strictement vêtu, il pouvait donner une fausse impression d’austérité, mais il était profondément joyeux et non morose, en plein accord avec lui-même. »

Conclusion II

9La conclusion qu’on vient de lire répondait à la volonté d’apporter, comme coorganisateur de cette journée, ma part d’hommage, après relecture des communications des participants. L’ouvrage imprimé s’est heureusement enrichi d’inédits des premières années et de tardives réflexions du spécialiste de la laïcité. Les premières disent la précocité d’un engagement ; les dernières, par la justesse du regard porté sur une actualité récente (2005) et par le tranchant des jugements historiques, restent un repère dans nos temps régulièrement enténébrés.

10La bibliographie exhaustive montre mieux que de longs discours ce que fut la participation de Jean-Marie Mayeur à un travail intellectuel ininterrompu. Synthèses, articles, comptes rendus, mais aussi direction de thèses et de mémoires, participation à des jurys disent le tout-venant d’un savoir partagé, d’un savoir-faire transmis, d’un pouvoir aussi, jamais hégémonique.

11Cette somme austère, par la masse d’information rassemblée, peut éveiller des souvenirs oubliés ; elle ouvre surtout à d’immédiats constats. La liste des maîtrises montre par exemple combien des prêtres, plus rares pourtant dans leur Église, continuaient à s’intéresser à l’histoire pour comprendre sans doute la brutale évolution qu’ils vivaient. Un simple regard porté à ses derniers écrits pointe des attentions durables, Gabriel Le Bras, Michelet ou les catholiques dreyfusards. La liste des thèses de troisième cycle que Jean-Marie Mayeur a dirigées fait connaître celles et ceux qu’il a accompagnés, au moins une douzaine, vers l’enseignement supérieur.

12À titre d’exemple, je dirai un mot des 65 chroniques historiques tenues dans Le Monde de 1973 à 1980, un héritage reçu d’André Latreille. Jean-Marie Mayeur y consacra huit années, faisant toute sa part à une histoire religieuse plurielle. Trois de ses centres d’intérêt frappent davantage. D’abord la place attribuée à la mince équipe des Archives de sociologie des religions. Il présenta ainsi le manifeste de Poulat, Église contre bourgeoisie, une étude d’Isambert sur la religion populaire, plus encore la thèse de Séguy sur les anabaptistes-mennonites alsaciens, toute d’érudition. Il se fit surtout l’écho régulier des grandes thèses d’État qui jetaient leurs derniers feux, beaucoup encore d’histoire économique, mais aussi celles d’historiens promis à une longue postérité, comme Perrot (les grèves), Prost (les anciens combattants) et Corbin (le Limousin). Plus surprenant, l’intérêt porté à l’histoire de l’Amérique latine au xx^e siècle, certes d’une brûlante actualité, notamment à travers les travaux de Jean Meyer, connu par son étude sur la révolte des Cristeros mexicains.

13Quand Jacques Le Goff et Pierre Nora ont publié le collectif Faire de l’histoire, Jean-Marie Mayeur avait rendu compte de ce manifeste de la Nouvelle histoire, même s’il s’en tenait à distance. Être pleinement historien lui suffisait. Mais non observateur impassible d’un passé révolu. Il n’est qu’à voir l’intérêt passionné qu’il a porté à Gambetta, ce « fils d’un immigré qui n’eut jamais la nationalité française » : le présent de 2008 n’est en rien absent de sa réflexion conclusive :

« Essayer de faire revivre la figure de Gambetta ne prétend ni apporter des leçons ni esquisser un modèle exemplaire, et ce n’est pas le rôle de l’historien. Il doit en revanche essayer de comprendre un homme et un monde qui de plus en plus peuvent paraître éloignés à nos contemporains, et éclairer les notions les plus fréquentes chez Gambetta – patrie, République, laïcité » Si la mise à distance passe par la compatibilité, selon Gambetta et Ferry, en République, de la laïcité avec un Concordat qui permettait de “maintenir une tutelle de l’État sur l’Église”, les dernières lignes martèlent un essentiel partagé : “Patrie, République, laïcité”, ces trois mots sont le socle de la vision politique de Gambetta et de l’éducation politique qu’au long de ses discours et de son action il voulut donner aux Français1. »