1Cet ouvrage s’est donné pour but d’étudier le phénomène de la construction mémorielle opérée dans le cadre des religions antiques, ainsi que son rôle dans la fabrication des identités individuelles et collectives. Les réflexions des contributeurs se sont donc articulées autour de la triade conceptuelle « pratiques religieuses-mémoire-identités », dont les éléments interagissent les uns avec les autres : dans un mouvement circulaire, les pratiques religieuses perpétuent ou créent une mémoire qui vient elle-même contribuer à définir les identités du groupe ou de l’individu qui accomplit les pratiques religieuses en question. Concrètement, comment cela est-il rendu possible ? Et pourquoi les communautés humaines se donnent-elles tant de mal pour construire et faire vivre leur passé ? Les différentes contributions de ce livre permettent de donner des éléments de réponse1.

2Commençons par la première question. Comment construire ou réactiver la mémoire individuelle ou collective par des pratiques religieuses ? La notion d’espace ressort avec constance dans quasiment toutes les contributions du volume : elle offre une piste de réflexion. Processus immatériel, la mémoire se trouve incarnée par le truchement de l’espace dans une réalité tangible qui perpétue – ou plutôt que perpétuent – les communautés humaines, via les pratiques religieuses. Les rites sont ainsi les réactivations volontaires de la valeur sacrée donnée par les hommes à certaines portions de l’espace qui les environnent. En retour, ces dernières en assurent la continuité en tant que territoires marqués par le religieux. L’échelle des espaces concernés varie grandement, comme en atteste la diversité des situations ici présentées.

3Ainsi certaines contributions conduisent à réfléchir sur les raisons originelles qui font d’une zone plus ou moins large un espace marqué par le sacré. C’est une des questions posées par Silvia Fogliazza et Enea Mazzetti à propos des sanctuaires naturels (montagnes, sources, etc.) dans les Apennins toscano-émiliens, à laquelle les auteurs apportent des réponses nuancées. Certains lieux, tels le Monte Surano semblent ainsi avoir inspiré structurellement une présence divine. En effet, on y trouve des témoignages de fréquentation sur une longue durée, assez largement insensible à la chronologie des événements politiques, même si leur insertion sur les grandes routes des échanges économiques est un facteur explicatif qui ne doit pas être négligé. L’identité exacte des divinités honorées en ce genre de sanctuaires ne se serait précisée qu’au fil des passages, des célébrations et des réappropriations. D’autres espaces paraissent clairement devoir leur identité religieuse à leur positionnement géographique. Ainsi les zones de pâturage de hauteur, situées sur les crêtes des Apennins, en position de confins entre les zones dominées par certains groupes humains appartenant au même faciès, étaient dévolues à des cultes communs, ferments d’une identité collective. Dans de tels cas, ce sont bien les pratiques rituelles des communautés humaines, et non une éventuelle valeur intrinsèque de l’espace, qui se trouvent à l’origine de la définition de ce dernier. Il en va de même pour l’Île Sacrée (hiéra nèsos), une portion du delta alexandrin sur laquelle se déroulait un concours créé par Ptolémée II pour honorer la mémoire de son père. Le lieu fut choisi par les Grecs d’Égypte pour son déroulement en vertu d’une interprétation « fallacieuse mais assumée des vers homériques » concernant le destin de Ménélas, pour reprendre les termes de Jean-Yves Carrez-Maratray. Ainsi l’île n’était pas sacrée en elle-même, mais par une interprétation du mythe, réactivée implicitement lors des célébrations organisées par les souverains ptolémaïques. L’investissement d’une valeur particulière sur un fragment de territoire afin de commémorer des événements communs à un groupe, en d’autres mots, la surimposition d’une valeur historique et sacrée à l’espace, est un processus également à l’œuvre à Rome, comme le montre le travail d’Ana Mayorgas à partir de figures féminines des premiers temps historiques. La toponymie en est un marqueur fort. Ainsi de la roche tarpéienne, qui conserve la mémoire controversée de Tarpéia, traîtresse à la Cité qui paya pour son crime, amoureuse éperdue ou héroïne romaine, suivant les auteurs. La présence d’une tombe au pied de la falaise, à l’endroit de la chute de Tarpéia, aurait servi de point de référence pour un rituel commémoratif. Les raisons des célébrations peuvent s’effacer ou se disputer au fil du temps, mais l’ancrage spatial demeure, notamment en raison de la continuité des noms de lieu.

4Les sanctuaires gallo-romains de Gaule narbonnaise implantés sur d’anciens habitats de hauteur abandonnés, étudiés par Raphaël Golosetti, montrent également la possibilité de réinvestissement du sacré dans des espaces qui auraient conservé pour les communautés locales une valeur particulière – émotionnelle, religieuse, identitaire – que les rites viendraient revivifier, laissant à l’archéologue des traces matérielles. L’auteur propose alors de conférer à ces unités spatiales porteuses d’une portion d’identité le qualificatif de « géosymbole ». Le temple de Jérusalem, objet de l’analyse de Michaël Girardin, mériterait assurément d’être appelé ainsi. Dans son cas, point n’est besoin de chercher l’origine d’une sacralité que le temple incarne de manière totale pour les juifs de l’Antiquité et ce d’autant plus suite à sa destruction par les Romains en 70 apr. J.-C. La disparition physique de l’édifice le fit entrer dans une nouvelle phase de son existence, marquée par une croissance hyperbolique dans la mémoire des traditions juives, devenant un bâtiment démesuré, aux qualités infinies. Plus grand et plus riche que tous les autres, la fumée de l’encens s’en élevait plus haut que partout ailleurs et les sons qu’on y faisait résonner portaient sur des distances fabuleuses, à en croire les rabbins.

5Dans le cas des sanctuaires de Gaule narbonnaise comme dans celui du temple de Jérusalem la dimension sensorielle et émotionnelle des cultes et des édifices importe : c’est ce que démontre également Valentino Gasparini à travers son étude des vestigia en Afrique romaine. Ces représentations de pieds ou d’empreintes de pieds transforment immédiatement un endroit en lieu de mémoire, ravivant le souvenir de l’expérience visuelle de la hiérophanie par un fidèle ou un groupe de fidèles. Elles sont la « fossilisation du chemin » engageant hommes et dieux dans l’espace sacré du temple. L’analyse précise de leur topographie permet de constater qu’elles sont souvent placées au plus proche du saint des saints, aux portes de la cella du temple dans laquelle se dressait la statue cultuelle, que le fidèle pouvait voir de près. Les vestigia relèvent ainsi de ce que V. Gasparini appelle des « micro-stratégies de construction de la mémoire », en inscrivant dans l’espace et pour l’éternité le souvenir de cette expérience transcendantale, la rencontre intime entre l’homme et le divin.

6Les rapports entre visible et invisible sont naturellement en position centrale dès lors qu’il est question des pratiques religieuses, notamment au travers des formes concrètes prises par le divin, leur physis pour suivre Pierre Brulé, dont les interrogations liminaires sur les supports d’un sacré qui s’accroche à des matériaux de toute nature et de toute taille, ont d’emblée attiré l’attention sur la nécessité de poser là nos préconceptions quant à ce qui pouvait incarner le religieux pour les Anciens. Les objets du sacré, parfois associés aux lieux du sacré auxquels ils peuvent donner une mobilité, se trouvent en position de déclencheur de rites et d’activateur de la mémoire dans nombre de cas d’étude qui attirent particulièrement l’attention sur les autels et les statues. L’enquête menée par A. Mayorgas, centrée sur la topographie de l’Vrbs, ne se contente pas d’être toponymique : elle souligne également l’importance de l’autel qui était consacré à Acca Larentia au pied du Palatin dans la perpétuation de sa mémoire. Le monument servait de support à des rites annuels suffisamment importants pour qu’ils soient encore consignés dans des calendriers épigraphiques julio-claudiens. Si la mémoire exacte d’Acca Larentia était sujette à discussion à la fin de la période républicaine et au début du Haut-Empire, l’autel du moins garantissait la perpétuation des rites. Les statues des divinités jouent également un rôle important dans les interactions entre pratiques religieuses, mémoire et identités, à l’exemple de celles de Damia et Auxésia, qui sont au cœur des relations conflictuelles entre Égine et Athènes, selon un passage hérodotéen auquel Romain Roy consacre une étude approfondie. Les statues incarnent et réactivent, en recevant des rites ad hoc, la mémoire d’un épisode dans lequel elles manifestèrent concrètement leur préférence pour la cité éginète ; elles permettent ainsi un déchiffrement de l’invisible conçu comme un véritable processus social et politique. Les statues de Damia et Auxésia révèlent en effet les relations géopolitiques qui lient les cités du golfe Saronique à plusieurs échelles : locale, régionale et même panhellénique.

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7Ancrage dans un espace multiscalaire, matérialisation sous forme de monuments, d’empreintes, d’objets, perception par les sens : on voit que le concret participe largement au mécanisme de fabrication de la mémoire. Mais il faut maintenant souligner le rôle déterminant de l’irrationnel qui, finalement, rend cohérente toute expérience religieuse, dans l’Antiquité comme aujourd’hui. Le lien fait par P. Brulé entre kathiérôsis (« consécration ») et eucharistie met bien en évidence ce phénomène. Dans l’avant-propos, il a montré que l’expérience religieuse des Grecs, loin de se limiter aux dieux, pouvait s’appliquer à à peu près n’importe quelle entité : des arbres, des fleuves, des animaux, des êtres humains, des remparts, des armes, une cité tout entière, des boucles de cheveux, un siège de pierre, peuvent être considérés comme saints/sacrés (hiéros). Dans ce processus de kathiérôsis, l’action divine (supposée) n’est pas forcément nécessaire : ce sont les hommes qui rendent possible cette forme de sublimation, ce passage d’un objet, d’un lieu, d’un animal ou d’un homme de sa nature première (physis) à un statut sacré. L’absence d’une autorité religieuse à laquelle serait réservée cette capacité de transformer le banal en divin permet à tout un chacun, dans le polythéisme gréco-romain, d’agir sur le sacré. C’est probablement ce qui rend la frontière entre mythe et réalité si poreuse. Nous avons vu ce phénomène à l’œuvre dans plusieurs études de cas, ainsi dans celle menée par J.-Y. Carrez-Maratray : les Grecs d’Alexandrie rendent un culte à Ménélas sur l’Île Sacrée et pour le justifier, il leur suffit d’affirmer que les Champs-Élysées promis au roi de Sparte dans la poésie homérique s’y trouvent en réalité. Dans le monothéisme juif étudié par M. Girardin, ce sont les rabbins qui prennent des libertés avec la réalité. Ils relatent des choses incroyables sur le temple de Jérusalem et les cultes qui s’y déroulaient : tout est magnifié, la grandeur du bâtiment, sa richesse, les offrandes que l’on y faisait, jusqu’à dépasser l’entendement humain, à l’image de Dieu. Libérés des contraintes matérielles en raison de la disparition du temple, qui, s’il avait été encore debout, aurait été un frein à leur imagination, les rabbins peuvent s’abstraire du réel. S’ils ont eu apparemment conscience de l’exagération de leurs propos, ils comptaient sur la complicité de leurs lecteurs pour les convaincre que rien ne vaut la religion juive et le Dieu unique. Quand on croit, on peut.

8Le processus de construction mémorielle nécessite, on le voit, malléabilité et souplesse de la tradition religieuse. Ces caractéristiques se retrouvent à d’autres niveaux, ce que relève par exemple la contribution de Sylvain Lebreton : ce dernier a considéré les épithètes cultuelles des divinités comme un outil adéquat de la construction de la mémoire car on peut les manipuler, les resémantiser ad libitum, en fonction des enjeux du moment. Les récits étiologiques étudiés par R. Roy, par la réactivation de la mémoire collective (anamnèse), font revivre un passé mythico-historique et le ramènent au présent, puisqu’ils permettent d’expliquer pourquoi des statues de divinités en bois sont à genoux, pourquoi les femmes d’Argos et d’Égine utilisent des agrafes anormalement longues alors que les Athéniennes n’en portent plus, pourquoi Égine s’engage du côté de Thèbes contre Athènes à la fin du vi^e siècle av. J.-C. Des faits réels, qui relèvent de l’histoire ou de l’ethnologie, sont ainsi expliqués par le mythe, lequel apporte de la rationalité à des faits dont on ne connaissait pas ou plus l’explication. L’étude de R. Roy révèle que les pratiques rituelles peuvent même s’adapter à la « Realpolitik », ainsi de l’interdiction de faire entrer tout objet attique dans le sanctuaire de Damia et Auxésia à Égine suite à une guerre entre l’île et Athènes. Bien sûr, tant de souplesse conduit l’historien d’aujourd’hui dans un labyrinthe de traditions diverses et parfois divergentes, errance à laquelle étaient déjà confrontés les Anciens. Ainsi, les traditions sur Acca Larentia sont si complexes que Plutarque va jusqu’à distinguer deux figures de ce nom (A. Mayorgas). À la fin du iv^e siècle av. J.-C., on ne sait déjà plus à Athènes expliquer l’épithète divine de Zeus Éleuthérios (S. Lebreton). Confrontés à des rituels ou des figures divines dont ils avaient perdu la mémoire des origines, les auteurs antiques, guidés par la logique, procèdent par déductions pour dissiper leurs doutes, comme les historiens actuels.

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9Un mélange de concret, d’irrationnel, de souplesse et de malléabilité, voilà les éléments de la recette de la construction mémorielle telle que nous l’appréhendons à travers les pratiques religieuses. Mais quel est le but de ce processus ? Les contributions de ce volume placent toutes l’identité, dans sa complexité et sa pluralité, au centre de la réflexion.

10Dans le cadre d’un pouvoir autocratique, rattacher la lignée royale à des origines mythiques et organiser des cérémonies à la gloire des ancêtres du souverain permet à ce dernier d’asseoir son autorité et sa légitimité à gouverner, en fédérant ses sujets autour d’une identité commune. Ce principe est à l’œuvre dans le culte des ancêtres de la dynastie lagide établi par Ptolémée II dont a traité J.-Y. Carrez-Maratray : tous les quatre ans, la mort de Ptolémée I^er est commémorée par un agôn funéraire sur l’Île Sacrée, territoire de Ménélas, et par les Ptolémaia au stade d’Alexandrie quelques mois plus tard. Ce grand projet mémoriel a pour effet de souder le peuple dans la vénération de la dynastie royale, mais aussi de légitimer cette dernière, par l’appropriation de la figure homérique du roi de Sparte Ménélas, devenu le prédécesseur des rois grecs d’Égypte de l’époque hellénistique. La maîtrise d’un territoire s’inscrit également dans le registre de la légitimation : c’est en partie en s’appropriant les cultes des tribus ligures que les Romains marquent leur empreinte sur les territoires conquis (S. Fogliazza et E. Mazzetti). Pour sa part, la cité d’Égine, soucieuse de préserver une indépendance fraîchement acquise, vole les statues cultuelles de la cité dont elle dépendait et les installe chez elle, s’appropriant ainsi leur pouvoir de fertilité et de prospérité (R. Roy). Ces statues de Damia et Auxésia deviennent protectrices de leurs nouveaux possesseurs, en repoussant les attaques ennemies. Les Éginètes se construisent ainsi une identité religieuse et politique de cité forte, prospère et indépendante.

11La célébration de valeurs et d’identités communes par des cérémonies religieuses est un moyen efficace de préserver l’ordre social et de cimenter les liens de solidarité du groupe humain. Gaëlle Perrot souligne ainsi que les soldats du camp légionnaire de Strasbourg pratiquaient certains cultes qui leur étaient propres et qui renforçaient l’esprit de corps, si essentiel dans l’armée. Mais l’auteure a montré également que l’horizon religieux de la communauté civile qui s’est formée à proximité du castrum était très largement identique à celui des militaires, composé des mêmes dieux, génies et dévotions, honorés en des lieux et parfois même des occasions communes. La « société militaire élargie » d’Argentoratum se différenciait ainsi des autres communautés civiles de la province de Germanie, notamment par la dimension topique des cultes pratiqués. La garnison militaire, à l’origine du peuplement civil des environs, était donc au cœur de cette construction identitaire territoriale originale qui fédérait des individus venus de divers horizons.

12On retrouve là la caractéristique spatiale de la construction mémorielle, mais aussi la dimension émotionnelle évoquée précédemment. R. Golosetti a en effet posé l’hypothèse qu’une certaine sensibilité éprouvée envers des lieux abandonnés mais chargés d’histoire, perpétuant peut-être la mémoire collective des origines, pouvait expliquer la mise en valeur de leurs éléments marquants, perceptible par l’archéologue sous la forme de la restauration d’une portion de muraille ou la préservation d’une tour devenues pourtant inutiles. Le choix d’un lieu marquant du paysage, sur un ancien site d’habitat fortifié de hauteur, n’est par ailleurs par anodin dans ces cultes qui sont souvent liés à une divinité éponyme de la nouvelle agglomération située en contrebas : l’affichage de l’identité du groupe gagne ainsi en efficacité.

13La manière de nommer les dieux par le jeu des épiclèses est un autre moyen choisi par les communautés humaines pour exprimer, fédérer et répandre leurs identités collectives. Parmi les exemples athéniens traités par S. Lebreton, on voit que les cultes d’Épops et Zeus Épôpétès pratiqués à l’échelle d’un dème de l’Attique marquent l’ancrage ancestral des démotes dans leur territoire et rappellent les conflits qu’ils ont dû remporter pour le défendre face à leurs voisins. Les autres épithètes divines analysées dans cette étude sont exploitées dans des stratégies mémorielles au niveau de la cité : elles rappellent les grandes victoires des Grecs (et des Athéniens en premier lieu) contre les Perses. Au-delà de la simple commémoration, ces séquences rituelles organisées autour de divinités ou héros dont les noms rappellent le souvenir de conflits ancestraux ont évidemment pour effet de rassembler le groupe (ici le dème ou la cité) dans une identité commune. Ce levier mémoriel peut aussi être actionné afin de redorer l’image d’une cité, dans un processus qui relève de la propagande politique : Athènes mobilise Zeus Éleuthérios dans sa politique extérieure afin de se poser en garante de la liberté des cités alliées face à Sparte, tâche dans laquelle elle avait failli quelques décennies auparavant.

14Le choix d’honorer certains personnages qui incarnent les valeurs communes d’un groupe humain relève de la même démarche. On l’a vu dans le cas des statues-portraits de Délos érigées pour d’éminents individus vantés notamment pour leur piété, valeur qui, ainsi que le pense Laureline Pop, correspond à des actes concrets dans la vie religieuse de la communauté délienne, souvent de nature financière (offrandes particulièrement coûteuses, organisation de fêtes, etc.). Que la démarche émane de particuliers, de la cité entière ou de sous-groupes institutionnels, l’effigie et sa base inscrite se placent dans l’espace public. Le message qu’elles véhiculent s’adresse donc à l’ensemble de la communauté et se réfère à un système de valeurs autour duquel l’identité de cette communauté se cristallise. Ces personnages vecteurs des valeurs et de l’identité communes peuvent également être honorés après leur mort par un processus d’héroïsation, comme dans l’exemple de l’archipel théréen de la fin de l’époque hellénistique à l’époque impériale étudié par Xavier Mabillard. Les épitaphes inscrites sur les monuments funéraires d’aristocrates prétendant être d’ascendance royale indiquent leur accession au statut de héros par décret civique, soulignent leurs qualités en empruntant au registre des inscriptions honorifiques et rappellent le prestige de leur lignée. Le formulaire de ces épitaphes est, il est intéressant de le souligner, propre à l’archipel théréen et est donc lui aussi un marqueur identitaire. Notons enfin que les figures vénérées ne correspondent pas toujours à des valeurs positives, ainsi que l’a fait voir A. Mayorgas à propos du culte de la traîtresse Tarpéia. La raison de sa vénération échappe en apparence à la logique, ce qui a perturbé certains auteurs grecs et romains, qui ont essayé d’écrire une version positive, héroïque ou romantique de cette femme, cherchant ainsi à rationaliser un culte qu’ils ne comprenaient pas. Cette figure négative incarnait pourtant l’identité de la cité de Rome jusque sur les monnaies et les bâtiments publics : elle agissait en guise de contre-exemple, qui enseignait que le traître ne reste jamais impuni, finissant par être trahi à son tour. Dans le cas d’Acca Larentia, au contraire, la volonté de rationalisation d’un culte dont l’origine n’était plus comprise a conduit à faire d’une femme honnête une prostituée. Malgré la perte de la mémoire de l’origine et du sens de ces cultes très anciens, il est remarquable qu’ils ne soient jamais remis en cause.

15Légitimer la domination d’un peuple ou la possession d’un territoire, construire ou affirmer l’identité d’un groupe composé d’éléments disparates qu’il s’agit de rassembler : les enjeux de la construction mémorielle par le biais des pratiques religieuses sont d’une importance capitale. Parfois même, il ne s’agit pas seulement d’affirmer l’identité du groupe, mais de la sauver. Ce fut le cas des rabbins de l’Antiquité tardive étudié par M. Girardin, confrontés à la concurrence du paganisme des conquérants romains puis du christianisme. Se sentant dépossédés de leur histoire et de leur identité, ils magnifièrent la mémoire du temple de Jérusalem disparu, mémoire désormais construite à l’image de Dieu. Détruit, le temple changea insensiblement de nature, passant d’édifice à monument, au sens où les Latins entendaient le terme monumentum, ce qui permet de garder le souvenir de quelque chose, un monument plus durable que l’airain selon les mots du poète2, mais également plus souple. Devenu un monument de mots, immatériel et donc invisible, le temple fut construit comme point de repère des communautés juives, incontournable bien qu’évoluant en fonction des options mémorielles choisies par les différentes voix de la tradition. Les rabbins agirent ainsi pour sauver l’identité juive telle qu’ils la concevaient, identité juive qui était en réalité éclatée entre divers courants de pensée et qu’il leur fallait unir sous peine de disparaître.

16Survivre implique parfois de s’adapter à une nouvelle situation politique, ce que la souplesse et la malléabilité de la mémoire soulignées plus haut autorisent. S. Fogliazza et E. Mazzetti ont ainsi traité de certaines tribus ligures qui, confrontées à la domination romaine, acceptent de redéfinir leur identité collective, manifestée par les dieux qu’elles vénèrent, et de modifier leur système religieux en le romanisant quelque peu, pour garantir la transmission de la mémoire du groupe. « Paris vaut bien une messe » : la survie de l’identité ligure vaut bien une Minerve ou un Jupiter. Puisque la construction mémorielle opérée par les pratiques religieuses permet la survie de l’identité du groupe, et donc du groupe lui-même, on peut détruire un groupe humain en s’attaquant à sa mémoire. On a vu ce phénomène à l’œuvre dans la déptolémaïsation de l’Égypte à l’époque d’Octavien discutée par J.-Y. Carrez-Maratray, mouvement qui casse l’identité fictive des Ptolémées patiemment construite à coups de rituels, de sanctuaires et de concours. Ménélas et son pilote Canôbos, qui marquaient l’ancrage gréco-macédonien des Lagides en terre égyptienne, sont transformés : le premier devient un mortel, frère de Ptolémée I^er, le second est assimilé à Osiris. Les tribus ligures s’avérant gênantes pour Rome sont de même dissoutes par leur déportation et donc par l’abandon forcé des sanctuaires qui fonctionnaient comme lieux de mémoire et catalyseurs de leur identité commune (S. Fogliazza et E. Mazzetti). Pour annihiler un peuple, il n’est pas nécessaire d’éliminer tous ses membres : il suffit de tuer sa mémoire, d’effacer son identité, ce qui se traduit souvent par une destruction, une transformation ou un abandon des lieux de culte. On réalise dès lors l’importance de ces derniers dans la construction mémorielle et identitaire des communautés humaines.

17La question de la place de l’individu par rapport au groupe dans la construction des identités est soulevée par l’approche de V. Gasparini, clairement centrée sur la pratique religieuse individuelle. L’auteur se démarque ainsi volontairement d’une tendance historiographique plus répandue consistant à considérer les rites des religions antiques comme marqueurs d’une identité collective. En effet, les rites de la religion publique, tels les Ptolémaia puis Actiaca alexandrins, les célébrations liées à Acca Larentia ou encore la dédicace aux viribus Augusti à Veleia expriment une identité de groupe, par la nature des rites organisés ou des divinités honorées, quand bien même ils seraient réalisés par quelques-uns de ses membres uniquement. De même certaines des célébrations athéniennes mises en lumière par S. Lebreton appartiennent à la religion de la polis, fondatrice d’une identité collective. Pour autant, identités collective et individuelle ne doivent pas être comprises comme antagonistes, ainsi que le montrent certains chapitres, particulièrement à partir du matériau épigraphique. Les inscriptions déliennes rassemblées par L. Pop marquent par exemple l’insertion de la pratique religieuse individuelle et de sa commémoration dans l’espace public, au sein d’usages plus collectifs. Les épitaphes théréennes étudiées par X. Mabillard démontrent quant à elles la densité du travail de feuilletage de la construction identitaire entre l’individu, sa famille et son appartenance à un groupe social plus étendu, par l’écriture de formulaires d’héroïsation et de revendication d’un lignage royal spartiate, au sein de textes funéraires individuels. Enfin les inscriptions rassemblées et étudiées par G. Perrot tendent à prouver que les actes de dévotion personnelle des soldats et des civils de l’ancienne Strasbourg convergent vers une identité religieuse commune à l’ensemble du monde romain, tout en intégrant des spécificités locales qui fondent l’idée d’un particularisme territorial. En d’autres termes, soldats et civils ont à Argentoratum des pratiques religieuses communes, qui s’inscrivent dans les mécanismes collectifs du fonctionnement de la religion romaine, avec des nuances qui leur sont propres. Ainsi le jeu des échelles territoriales, déjà évoqué dans les lignes qui précèdent, trouve-t-il un reflet dans l’articulation entre identités individuelle et collective via les pratiques religieuses.

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18On considère souvent la religion comme le domaine de la tradition par excellence, dans le sens où elle perpétue des croyances et des rites réputés très anciens et immuables. C’est au contraire l’image d’une religion extrêmement malléable, adaptable, qui ressort de ce livre, que l’on soit dans un système polythéiste ou monothéiste. Sous le vernis du respect de la tradition, on décèle les évolutions des représentations que la collectivité a d’elle-même. Identités créées, mémoire transformée, pratiques religieuses adaptées, ce sont autant de stratégies adoptées par les sociétés antiques pour survivre en s’adaptant aux contingences du temps présent.