Genio uici canabarum et uicanorum canabensium
Pratiques religieuses et constructions identitaires autour des castra de Strasbourg
p. 215-234
Texte intégral
1En 1851, un petit monument offert à un curieux génie fut mis au jour dans le quartier de Koenigshoffen1, à quelques kilomètres du camp légionnaire d’Argentoratum :
« In h(onorem) D(omus) D(iuinae) | [g]enio uici ca|[n]abar(um) et ui|[ca]nor(um) cana|bensium | Q(uintus) Martius | Optatus | qui columnam | et statuam d(onum) d(edit)2. »
« En l’honneur de la Domus Diuina, au génie du uicus des canabae et des habitants du uicus des canabae, Quintus Martius Optatus, qui a fait don d’une colonne et d’une statue, [a offert ce monument]. »
2Conservé un temps à la Bibliothèque de la Ville, l’objet fut malheureusement détruit lors du siège de Strasbourg de 1870. Il s’agissait d’un autel de 90 cm de hauteur sur 42 cm de largeur et 35 cm de profondeur, de réalisation plutôt classique et soignée. Le texte de la dédicace avait été heureusement publié avant sa disparition. Les transcriptions proposées par R. Forrer3 donnèrent lieu à plusieurs traductions de ce genius uici canabarum et uicanorum canabensium4 et, par conséquent, à plusieurs propositions de dénomination du uicus strasbourgeois.
3Ce toponyme original semble intimement lié au développement de la ville de Strasbourg. En effet, autour du camp légionnaire d’Argentoratum, comme cela s’observe auprès de nombreux castra5, il existait sous le Haut-Empire deux noyaux urbains. Le premier, que l’on a coutume d’appeler « les canabae », s’était formé dès la première moitié du ier siècle apr. J.-C. aux portes du camp, dans l’ellipse insulaire formée par l’Ill. Le second, communément désigné par le vocable de « uicus », avait pris naissance à 2 ou 3 km de l’enceinte, au niveau du quartier de Koenigshoffen. Ces deux espaces étaient habités par une population conséquente de civils, inégalement visibles dans les sources : les familles, les domestiques et les proches de militaires, mais aussi un grand nombre de non combattants de diverses origines géographiques, attirés par le marché local (négociants, devins, prostitués, etc.). Ces civils côtoyaient l’armée de façon quotidienne et fréquentaient régulièrement les camps, voire y logeaient. Quelques individus entretenaient même des relations interpersonnelles avec des soldats qui pouvaient relever de l’amitié, du concubinage, de la parenté ou du patronage6.
4Il est généralement admis aujourd’hui qu’une partie, au moins, de ces femmes et de ces hommes était intégrée à la « communauté militaire7 », ou plutôt à une « wider military community » (I. Haynes)8, une « communauté militaire élargie ». Civils et soldats faisaient-ils toutefois partie d’une même communauté, au sens sociologique du terme9 ? Partageaient-ils ainsi un système de valeurs et de normes communes ainsi qu’une identité collective ? On pourrait douter d’une telle assertion au vu de l’entreprise de distinction statutaire et symbolique du miles qui fut menée par les autorités romaines depuis la période augustéenne, voire républicaine10. Cette différenciation avait un caractère essentiel, car elle devait servir à maintenir la discipline au sein des unités et à garantir le lien qui unissait l’empereur et ses hommes. Elle s’appuyait notamment sur les pratiques religieuses qui devaient renforcer la cohésion du groupe et de toutes ses composantes11. Par le biais des cultes officiels et des cultes tutélaires de leurs unités, les soldats réaffirmaient ainsi leur appartenance à leur cohorte, à leur légion et à l’armée romaine dans son ensemble, ainsi que leur allégeance à la Maison impériale. Les cultes rendus aux génies des unités ou des castra avaient une place centrale dans le « système cultuel du camp12 », car ils renforçaient l’esprit de corps13. Parallèlement, la religion avait aussi un rôle central dans le processus de municipalisation et d’autonomisation des communautés civiles des provinces. Les cultes publics permettaient à ces dernières d’exprimer leur intégration dans le maillage administratif de la cité et de l’empire14. Les offrandes faites aux génies des uici ou des pagi, en particulier, étaient l’occasion d’affirmer une identité civique nouvelle. Dans les agglomérations du limes, souvent formées presqu’ex nihilo, elles offraient aux habitants l’opportunité de s’affirmer en tant que société singulière, dotée de ses propres institutions et de ses propres dieux protecteurs, et distincte des unités en garnison15.
5Pourtant, on sait aujourd’hui qu’il n’existait pas à proprement parler de religion militaire que l’on pourrait opposer à une religion civile16. L’enceinte du camp ne matérialisait pas non plus la limite de la vie religieuse du camp. Quel que soit le contexte de leur dépôt votif et quel que soit leur grade, les soldats honoraient les mêmes numina que les civils, à quelques rares exceptions. Ils employaient les mêmes formules et affectionnaient les mêmes pratiques dévotionnelles que les civils. En règle générale, les attentes personnelles des milites s’éloignaient peu de celles du reste de la population. Ils souhaitaient avant tout protéger leurs proches, leurs coéquipiers, leurs supérieurs et eux-mêmes. Néanmoins, il est possible d’identifier quelques spécificités dans les dédicaces émises en contexte militaire par rapport aux restes des inscriptions religieuses de l’empire. On peut noter que les soldats avaient une prédilection pour les divinités qui répondaient le mieux aux espoirs et aux craintes de l’existence particulière au sein de l’institution militaire, dans les camps et sur les champs de bataille17. Dans la mesure où les enjeux de ce quotidien étaient partagés par un nombre significatif de civils qui vivaient auprès d’eux, il n’est pas étonnant de constater que ces tendances s’observent plus généralement dans les uici militaires. Leurs habitants connaissaient en effet les spécificités de la vie à proximité d’un front ou d’une frontière. C’était d’autant plus vrai pour ceux dont la subsistance dépendait directement de la solde et de l’avancée professionnelle de soldats, comme les domestiques ou les familles de militaires.
6L’ambition de cette contribution est de mettre en lumière l’articulation entre ces deux processus de constructions identitaires à travers les dédicaces religieuses de Strasbourg. En apportant un intérêt tout particulier aux phénomènes d’exclusion, de repli et de porosité, il s’agira d’étudier sur le temps long comment la religion servit de support à l’expression de l’esprit de corps et de la protomunicipalisation.
Le « silence épigraphique18 » des premières implantations civiles à Strasbourg et l’affirmation de l’esprit de corps (du règne de Tibère à 68 apr. J.-C.)
7Seules deux dédicaces sont précisément datables de la première période d’implantation civile et militaire à Strasbourg. Toutes deux ont été émises par des soldats, ce qui n’étonne guère pour cette datation haute19. Les décennies qui suivent l’installation d’un nouveau camp légionnaire n’offrent en effet généralement que peu d’inscriptions déposées par des non-militaires. Pourtant, les indices archéologiques d’une occupation civile formée autour du camp tibérien sont perceptibles dès la première moitié du ier siècle apr. J.-C.20. Il s’agit d’un petit bourg composé de zones artisanales et d’habitats légers implantés en bordure de voie, au niveau du front nord-ouest du camp, selon un schéma très répandu dans les uici militaires21. À l’ouest de cet ensemble, vers le quartier de Koenigshoffen, le secteur est essentiellement funéraire22. En dehors des témoins archéologiques, cette première phase est mal documentée. La iie légion, ou du moins une partie de celle-ci, pourrait avoir stationné à Strasbourg jusqu’à son départ pour la Britannia, en 4323, comme semble l’indiquer un nombre restreint, mais notable, d’inscriptions. Elle était sans doute accompagnée par des unités auxiliaires, peut-être l’ala Indiana et l’ala Petriana24.
8La première dédicace25 provient d’un fragment de plaque votive en grès. Remployée dans le rempart du ive siècle, elle n’offre que peu d’informations lisibles. La mention possible de la legio II Augusta (à moins qu’il ne s’agisse xxiie Primigenia, plus tardive ?) et celle d’une centurie peuvent nous assurer d’une datation plutôt haute. Deux probables dédicants sont nommés26. On ne connaît pas le nom complet de la divinité honorée, mais au vu de ces éléments, nous serions tentée d’y voir (Mars) Lenus, la divinité trévire.
9La seconde dédicace27 se trouve gravée sur un petit autel en calcaire blanc dédié à Mars Loucetius, déposé par un certain Fittio, fils de Condollus, cavalier auxiliaire dans l’ala Petriana des Trévires (?) :
« Marti | Loucet(io) | u(otum) s(oluit) l(ibens) l(aetus) m(erito) | Fittio Cond|olli f(ilius) eq(ues) al|a Petri(ana) Treue(rorum ?). »
« À Mars Loucetius, Fittio, fils de Condollus, cavalier de l’aile Petriana des Trévires (?), s’est acquitté de son vœu de bon gré et avec joie, comme il se doit. »
10Le monument a été découvert en 1904 à l’extrémité nord-est des dites « canabae », le long de la voie qui menait à la porta principalis. L’ala Petriana28 à laquelle appartient le dédicant est connue à Mayence et en Angleterre, mais n’a pas forcément tenu garnison à Strasbourg. Elle devait se trouver dans la région entre 10 et 56 apr. J.-C.29. Fittio, le dédicant, est peut-être trévire, mais rien ne nous l’assure avec certitude, pas même la dernière ligne de l’inscription que l’on voit parfois développée en « Treuer30 ». Il est en effet, à notre connaissance, hautement inhabituel de placer une origo après la mention de l’unité, même dans les formulaires votifs, généralement plus courts et plus libres. Par ailleurs, si l’ala Petriana a bel et bien séjourné et sans doute recruté sur le territoire trévire lors de sa création, le dédicant ne présente pas de lien onomastique évident avec la cité31. Enfin, la divinité honorée, Mars Loucetius32, n’offre pas non plus de preuve irréfutable de l’origo de Fittio. Le dieu était, avec sa parèdre Nemetona, tutélaire de la partie méridionale de la cité des Trévires33. Pourtant, il n’était pas uniquement honoré par des citoyens trévires, mais aussi dans le cadre des traditions cultuelles des unités auxiliaires, par des hommes enrôlés en dehors de l’aire initiale de recrutement34. Pratiqués individuellement ou collectivement, ces cultes « semi-officiels35 » servaient à renforcer l’esprit de corps, notamment lors des déplacements ou de l’installation dans un nouveau fort.
11S’il n’est donc pas la preuve tangible de l’origine trévire de son auteur, ce vœu témoigne avant tout de la force de l’esprit de corps durant cette période et du faible ancrage local des résidents des castra. La valorisation des dieux protecteurs de l’unité ou de la patrie d’origine et l’absence de civils parmi ces premiers dévots peuvent éventuellement se comprendre à l’aune du contexte particulier du passage de l’ala Petriana à Strasbourg. Au lendemain du désastre de Varus, il existait peut-être un climat de méfiance mutuelle entre civils et militaires. La faible durée du stationnement de l’unité creusa probablement cette distance. Cette « ségrégation » se retrouve dans les autres inscriptions36 déposées à Strasbourg durant la première moitié du ier siècle apr. J.-C. Dans ces dernières, les militaires assurent seuls leur mémoire ou délèguent l’élévation de leur monument à des frères d’armes. Les civils sont presque absents de ce premier corpus épigraphique. Lorsqu’ils sont présents, il s’agit de domestiques et de quelques rares proches appartenant aux lixae37. Nous avons pu observer à Windisch, à Bonn et à Xanten un comportement épigraphique similaire durant les premières décennies qui suivent l’implantation d’une unité38. Un tel tableau pourrait aisément nous laisser imaginer les communautés militaires comme autarciques et coupées du monde extérieur. Pourtant, la correspondance privée conservée sur les tablettes de Windisch39 témoigne de la présence autour du camp de civils locaux, invisibles dans les sources lapidaires40, en contact avec les militaires, et ce dès les premières années d’installation des trois légions qui se succèdent entre 5 et 101 apr. J.-C. Ces contacts n’étaient toutefois pas suffisants pour entraîner une véritable adoption des pratiques cultuelles romaines.
Les pratiques dévotionnelles de Strasbourg après l’arrivée de la VIIIe légion Augusta
12Entre 43 et 70, la croissance de l’occupation civile reste limitée, sans doute à cause du départ d’une partie de la population vers la Bretagne au sein des lixae de la IIe légion41. Sous Vespasien, l’armée du Rhin avance vers le Danube, investissant ainsi la vallée du Neckar. Argentoratum perd de ce fait son statut de camp frontalier, mais devient une base arrière pour le lancement des opérations orientales en raison de sa proximité avec la Kinzig. À la suite de l’expédition de Pinarius Clemens, une route est construite vers le Danube et celle-ci transforme Strasbourg en agglomération routière. Autour de 90, à l’occasion de la création des provinces de Germanie et de la réorganisation du dispositif défensif rhénan après la révolte de Saturninus, Domitien installe la VIIIe légion Augusta à Strasbourg42. Elle y demeure sans doute jusqu’au ive s.43. C’est l’un des stationnements les plus stables de l’histoire du limes germanique.
13L’emprise urbaine des canabae s’étend alors considérablement. De petites maisons allongées (streifenhäuser)44 de terre et de bois bordent les voies principales qui partent de l’entrée septentrionale du camp et se prolongent jusqu’à Koenigshoffen. Parallèlement à cet accroissement, on observe un déplacement progressif des habitations agglomérées et l’aménagement d’un possible espace de centralité urbaine45, contemporain du dépôt de plusieurs dédicaces dans le secteur. Le quartier de Koenigshoffen est habité dès la seconde moitié du ier siècle de part et d’autre de l’actuelle route des Romains46. Aux iie et iiie siècles, l’agglomération se développe considérablement. Le bâti empiète progressivement sur la voie principale et des espaces funéraires sont reconvertis en espaces d’habitation47.
14L’essentiel des inscriptions religieuses de Strasbourg ont été émises après l’arrivée de la viiie légion, soit entre la fin des années 80 et 260 apr. J.-C. Une cinquantaine de témoignages exploitables mettent en lumière un groupe de 59 dévots48, composé à 33 % d’incerti49, à 17 % de soldats certains, à 4 % de civils certains et à 46 % d’hommes libres qui ne laissent aucun indice quant à leur statut socioprofessionnel (fig. 1)50. Ce groupe est donc composé d’une majorité d’hommes « apparemment » civils, parmi lesquels devait néanmoins se trouver un petit nombre de soldats non explicitement signalés comme tels51. Pour ne pas trancher définitivement cette question, nous désignerons désormais ces individus comme « civils probables », par opposition aux « civils certains ».
Fig. 1. – Statuts socioprofessionnels des dédicants.

15Sur le plan onomastique (fig. 2), on remarque que les dédicants de la période portent des noms à diffusion plutôt provinciale et souvent locale. Cette tendance se renforce nettement et progressivement entre le début du iie et la fin du iiie siècle apr. J.-C.52. Il apparaît ainsi que l’ancrage local des habitants de l’agglomération civile et du camp se consolide notablement à partir des premières décennies d’implantation de la VIIIe légion à Strasbourg, tant du côté civil que militaire.
Fig. 2. – Évolution de l’aire de diffusion des noms du corpus strasbourgeois à l’échelle provinciale entre 90 et 260 apr. J.-C.

16En termes de pratiques dévotionnelles, il n’existe pas de différence sensible entre civils et militaires53 qui adoptent d’abord le même formulaire. Tous privilégient l’association de multiples divinités54 et emploient très peu les formules souvent favorisées par les dévots civils de Germanies55. Il n’existe pas non plus de distinction majeure entre les divinités honorées par les soldats et celles qui sont honorées par le reste de la population locale. Celles-ci sont principalement latines (56 % des occurrences), notablement « orientales » (28 %, mais il s’agit essentiellement du dieu Mithra) et à 8 % germaniques ou celtes (fig. 3). Si les soldats consacrent presqu’exclusivement leurs vœux à des divinités latines (près de 90 % des occurrences), les non combattants – les civils certains et probables – s’y réfèrent également de façon privilégiée (près de 60 %). En outre, ces derniers offrent trois fois moins de monuments à des dieux celtes et germaniques que le reste des habitants de la province (environ 10 %)56.
Fig. 3. – Répartition des théonymes répertoriés en fonction du statut socioprofessionnel des dédicants : vue générale.

17Dans le détail, la grande majorité des dieux immortels et des génies honorés par les civils comme les militaires (fig. 4) appartiennent à l’univers religieux « traditionnel » des camps : on peut citer notamment la Domus Diuina57, le genius loci et le genius castrorum58, Iuppiter, Iuno Regina59, Minerua60, Mithra, et des divinités associées au monde équestre61, Epona et les Suleuiae. Toutefois, la présence de plusieurs de ces numina peut se comprendre aussi au prisme du contexte de municipalisation progressive de l’agglomération urbaine : Mithra62, et plus certainement, Iuppiter Optimus Maximus63, Iuno Regina et Minerve, mais aussi la Domus Diuina et le fameux génie du uicus et de ses habitants. Plus encore, quelques divinités du corpus reflètent peut-être avant tout la situation particulière de l’agglomération strasbourgeoise sur la route danubienne, au carrefour de voies impériales majeures, comme Mercure64, Rhenus Pater65 et les quadriuiae66.
Fig. 4. – Détail de la répartition des théonymes répertoriés en fonction du statut socioprofessionnel et juridique des dédicants.

* : C. : citoyens ; ** : N. C. : non-citoyens.
18On observe donc qu’en dehors du cas particulier du genius loci, le corpus strasbourgeois des iie et iiie siècles entre en contradiction avec les tendances provinciales. Les pratiques cultuelles des combattants comme des non combattants ne se différencient que peu et suivent, dans l’ensemble, les spécificités épigraphiques des dévots dits « militaires » identifiées par M.-T. Raepsaet-Charlier67. En outre, certains cultes que l’on pourrait penser réservés aux milites sont rendus par des civils et, parfois même, uniquement par ces derniers : ainsi le genius castrorum, qui ne reçoit la dédicace que de deux dévots de naissance servile. Ceux-ci appartenaient en vérité très certainement à la domesticité du camp. Tout cela montre clairement la porosité entre les pratiques cultuelles des deux communautés civile et militaire d’Argentoratum et, plus encore, la pertinente de la notion de « société militaire élargie » dans le domaine religieux.
19Il est aussi intéressant de noter que la plupart des numina du corpus de dédicaces strasbourgeois des iie et iiie siècles présentent une forte dimension topique. Une grande partie relève de la catégorie des « divinités tutélaires du camp », qui protégeaient les principaux édifices militaires situés dans et en dehors de l’enceinte68. D’autres dieux sont chargés de veiller sur les espaces qui donnaient à la ville sa singularité topographique et économique au sein de la cité : la route vers le Danube et le Rhin. Le recours à de telles entités semble faire sens en cette période de renforcement de l’ancrage local des habitants civils comme des légionnaires de la VIIIe légion Augusta.
La construction d’une identité protomunicipale à Strasbourg
20Ces dernières conclusions peuvent porter un éclairage nouveau sur la dédicace au genius uici canabarum et uicanorum canabensium présentée en introduction. Pour nous, « canabarum » se rapporte bien à « uici69 », mais comment comprendre cette dénomination de « uicus des canabae » ? Les canabae désignent la plupart du temps des baraquements marchands établis autour des forts70. Le terme apparaît seulement dans une trentaine d’inscriptions et s’avère quasiment absent du droit et de la littérature, y compris des traités militaires ; il appartient plutôt au langage courant ou à l’argot des soldats71. Pour F. Bérard, ni le mot de canabenses, ni celui de canabae ne semblent avoir eu de valeur juridique et administrative en Germanies72, au contraire du vocable « uicus ». C’était donc par ce dernier que l’on désignait officiellement les implantations civiles de forts dépourvues du droit de cité. Le vocable au pluriel de « canabae » aurait eu un sens plutôt géographique ou paysager (l’espace près du camp). Dans le cas du site de Koenigshoffen, F. Bérard propose de voir dans la dénomination un génitif de définition destiné à préciser le type ou la composition du uicus, voire à le différencier d’autres uici de la cité73. II pourrait donc avoir existé une implantation nommée « uicus des canabae (de la VIIIe légion) », qui englobait soit l’ensemble de l’agglomération civile de Strasbourg, soit le seul secteur de Koenigshoffen74. E. Kern considère que la profonde connexion à la fois structurelle et viaire qui existe entre les deux espaces civils est un argument solide pour soutenir la théorie de l’unité75. Nous n’aurions ainsi pas affaire à deux agglomérations séparées par une nécropole, mais à un unique uicus clairsemé et étendu jusqu’à Koenigshoffen.
21On connaît malheureusement mal la cité des Triboques dans laquelle s’insère l’agglomération de Strasbourg76. Établie peut-être à la mort de Drusus, la cité obtint le droit latin sous les Flaviens ou les Antonins, mais nous savons que peu de choses sur son organisation municipale. Il apparaît néanmoins que le camp légionnaire de Strasbourg eut une influence notable dans le processus de construction municipale de son ou de ses uici. Nous ne parlons pas ici d’une gestion administrative par l’armée, puisqu’il est communément admis aujourd’hui que les uici militaires n’étaient pas placés sous contrôle direct d’une unité77, qu’ils appartenaient pleinement au territoire de la cité et qu’ils s’organisaient selon le même modèle que les uici civils. Mais il semble indéniable que les habitants de l’agglomération civile s’associaient mentalement à l’environnement du fort. Cette proximité géographique et culturelle avec les castra faisait leur singularité dans le reste du territoire triboque et se trouvait même à l’origine de leur identité urbaine. C’est le camp qui avait, en premier lieu, donné lieu à leur installation sur place. Cette association mentale était favorisée par la continuité paysagère qui pouvait s’observer des principia jusqu’à la tuilerie légionnaire et le Mithraeum de Koenigshoffen, quotidiennement fréquentés par les soldats. Elle pouvait également résulter de la fragmentation du peuplement civil, formé par plusieurs vagues migratoires successives (déplacement des populations triboques78, installation des lixae accompagnant les troupes, attraction économique régionale suscitée par le camp, etc.)79. La garnison de la viiie légion, autour de laquelle gravitaient toutes ces populations hétérogènes, formait ainsi le cœur d’une véritable identité territoriale commune à tous. En outre, cette association fut sans doute renforcée par la présence de vétérans dans les institutions du uicus, comme cela s’observe ailleurs80. Malgré l’absence de mention explicite, nous sommes tentée de voir en Q. Martius Optatus, le dédicant, un magistrat local81 et un descendant de soldat ou un vétéran. Il porte en effet une onomastique typique des milites strasbourgeois des iie et iiie siècles82.
22L’armée servait de catalyseur voire de modèle de municipalisation « informel » pour les provinces du limes septentrional83. Aux yeux des Anciens, les camps véhiculaient un grand nombre des codes de l’urbanité romaine84. La proximité géographique et structurelle entre les deux environnements était si patente qu’elle était perçue comme un danger pour la disciplina militaris85. On adjoignait ainsi aux soldats de se tenir éloignés des villes et de leurs habitants. Néanmoins, malgré ces injonctions, combattants et non combattants partageaient des sanctuaires, mais aussi certaines célébrations86. La discipline et l’esprit de corps étaient sauvegardés par le bais des cérémonies collectives des « cultes officiels » et « semi-officiels » de l’armée. C’est la raison pour laquelle on identifie à Strasbourg des cultes qui n’étaient rendus que par des officiers, au nom de leur unité, comme les genii loci.
⁂
23Dès l’établissement du premier camp de Strasbourg, les communautés civiles et militaires façonnèrent leurs identités respectives par oppositions et emprunts mutuels. À partir de 90 apr. J.-C., soldats et civils ne se distinguent que peu dans les dédicaces, tant à travers les formulaires, le choix des divinités honorées, que par l’imbrication des territoires religieux. On identifie ainsi clairement une « communauté militaire élargie » en matière de dévotion aux iie et iiie siècles apr. J.-C.
24La grande stabilité de la viiie légion, qui stationna plus de 150 ans sur place et eut ainsi le temps de bâtir des relations durables avec les non combattants, eut vraisemblablement un rôle central dans le processus de protomunicipalisation de Strasbourg. Elle semble avoir fourni une part notable des outils cultuels (formulaire votif, panthéon, langage, pratiques) nécessaires à l’élaboration d’une religion protocivique, grâce à son expérience en matière d’intégration. L’armée et le camp légionnaire de Strasbourg ont également constitué des référents identitaires communs à tous les uicani. De fait, tout en négociant avec les impératifs moraux de la disciplina, les soldats de la VIIIe légion participèrent à l’élaboration d’une identité territoriale partagée par l’ensemble des habitants d’Argentoratum.
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Notes de bas de page
1 Vraisemblablement dans une cave de la propriété Rothenbach, le long de l’actuelle route des Romains.
2 CIL XIII 5967.
3 Forrer, 1927, vol. 2, p. 727.
4 ILS 7074 ; Baudoux, Richert et Leclant, 2002, 466, p. 446.
5 C’est le cas à Xanten et à Bonn par exemple.
6 Pour une vision d’ensemble de la problématique, voir notamment Goldsworthy et Haynes, 1999 ; Phang, 2001 ; Brandl, 2008 ; Allison, 2013.
7 Voir Goldsworthy et Haynes, 1999.
8 Haynes, 2014, p. 174.
9 Il s’agit pour le sociologue A. P. Cohen des bases symboliques d’une communauté (Cohen, 1985, p. 9).
10 Alston, 1998 ; Phang, 2001, en particulier p. 344-383 ; Phang, 2008.
11 Cosme, 2012, p. 163-166.
12 Schmidt Heidenreich, 2013, p. 262.
13 Stoll, 2011, p. 482 ; Schmidt Heidenreich, 2013, p. 176 et p. 209.
14 Van Andringa, 2011, p. 93 et p. 247-249 ; voir aussi Van Andringa, 2017.
15 Scheid, 2001 ; Van Andringa, 2002 ; Scheid, 2013.
16 Schmidt Heidenreich, 2013.
17 Le Roux, 2011, p. 239-252 ; Stoll, 2011, p. 464-470.
18 Nous empruntons ici l’expression de Goudineau, 1998, p. 242.
19 C’est un constat que nous faisons également pour les sites de Xanten, Bonn et Windisch.
20 Au cours de la période protohistorique, on constate dans la région de Strasbourg une permanence de l’occupation sous forme de fermes ou de hameaux lâches. Toutefois, au niveau du camp impérial et de son agglomération, aucune installation proto-urbaine antérieure n’est clairement perceptible (Baudoux, Richert et Leclant, 2002, p. 46-54). Les premiers aménagements défensifs augustéens sont localisés dans le nord-ouest de l’ellipse, peut-être dans le secteur de la place de l’Homme de fer et de la gare centrale, soit à proximité du futur camp légionnaire. Le fort daté du règne de Tibère est un camp rectangulaire en bois localisé dans l’angle nord-ouest du futur camp flavien. Agrandi vers le sud-est, probablement à l’époque claudienne, il passe à une vingtaine d’hectares (Baudoux, Richert et Leclant, 2002, p. 74-78 ; Schnitzler et Flotté, 2017, p. 65).
21 Sommer, 1984 ; Sommer, 1997.
22 Aucun habitat n’a été identifié et seule une très faible quantité de matériel a pu être recensée. Pour la période, les glissements de terrain et les fouilles du xixe s. ont fortement endommagé les vestiges.
23 Tacite cite la IIe, la XIIIe et la XVIe dans le district de l’armée « supérieure » (Annales, I 37, 2) au moment des révoltes qui suivent la mort d’Auguste, mais sans en préciser les lieux de garnisons. On sait toutefois, notamment grâce aux tuiles estampillées, que la XVIe était stationnée jusqu’en 43 à Mayence et la XIIIe à Windisch, jusqu’en 45.
24 Reddé, 1997 ; Keppie, 2000 ; Baudoux, Richert et Leclant, 2002, p. 110-113 ; Reddé, 2017.
25 Finke, 138 = Baudoux, Richert et Leclant, 424, p. 260 : Le[---] | [---] II Moeniu[---] | [---]lus |(centuria) Deci[---] || [---] ex uoto p[osuit---] | [--- S]enecio [---] | [---]X u(otum) s(oluit) [l(ibens) m(erito)].
26 Le premier individu, Moenius […]lus, est peut-être un citoyen, mais son gentilice est un unicum. A. Kakoschke propose de voir ce nom comme celte. Pour nous, il s’agit plus vraisemblablement d’un nom latin indigène de traduction formé sur Moenus, le Main : la IIe légion a en effet sans doute stationné à Mayence avant son arrivée à Strasbourg. Le second porte un cognomen ou un nom unique latin indigène à assonance celtique et à fréquence germanique et gauloise, Senecio. Voir Weisgerber, 1968 ; Weisgerber, 1969 ; Dondin-Payre et Raepsaet-Charlier, 2001 ; Kakoschke, 2006 ; Raepsaet-Charlier, 2011.
27 CIL XIII 11605 = Baudoux, Richert et Leclant, 327, p. 370 = AE 1907, 77.
28 Spaul, Cichorius, 1994, s. v. « Ala Petriana » ; Baudoux, Richert et Leclant, 2002, p. 110-113.
29 Pour E. Stein et J. Krier, l’aile prend son surnom de T. Pomponianus Petrus qui la commanda jusqu’à sa retraite et sa mort, en 19. L’unité fut transférée avec certitude à Mayence autour de 56. En 70, du fait du caractère trouble de ses fidélités pendant l’année des quatre empereurs, elle fut envoyée en Bretagne sous les ordres de Cerialis puis d’Agricola. Le reste du formulaire votif ne permet pas d’affiner davantage la datation.
30 AE 1907, 77, par exemple.
31 En effet, le nom unique Fittio est un unicum germanique. Son patronyme est un nom celte plutôt rare, inconnu de la cité des Trévires.
32 Formé sur « leuco », « leucet(i)os » (blanc, brillant, clair) (Delamarre et Lambert, 2018), le théonyme celte Loucetius est couramment interprété avec Mars et parfois avec Jupiter. On le trouve ainsi honoré par des Trévires hors du territoire civique.
33 Le couple semble avoir un sanctuaire à Ober-Olm à côté de Mayence, dans le pagus des Arescaces (Scheid, 2006).
34 Ces cultes sont toutefois généralement accomplis par des officiers ou des autorités militaires de l’unité (Schmidt Heidenreich, 2013, p. 243). Voir également Haynes, 2014.
35 Schmidt Heidenreich, 2013, p. 243.
36 Des épitaphes, pour l’essentiel.
37 Le terme de lixae désigne dans la littérature les personnes qui servaient ou accompagnaient les soldats, à savoir, les calones (valets d’armes, domesticité militaire), qui étaient utilisés pour l’intendance, la conduite des bêtes, le port des armes et des bagages, voire pour combattre, mais aussi des non combattants libres et non contraints à suivre l’armée.
38 Ce constat provient de notre travail de recherche doctorale en cours sur les uici et les canabae rhénans sous le Haut-Empire romain.
39 Speidel, 1996.
40 On devine ainsi qu’il se pratiquait à Strasbourg avant l’arrivée de la viiie légion des actes de dévotion civils réalisés dans le uicus, mais dont il ne reste pas de trace lapidaire.
41 Jusqu’à l’installation de la VIIIe légion, il est difficile de savoir quelle unité stationne à Strasbourg. Tacite (Histoire, IV 61, 3) précise qu’au moment de la guerre civile de 68-70, les seuls camps légionnaires de Germanie supérieure sont ceux de Mayence et de Windisch. On peut toutefois considérer que les vexillations de certaines légions (la XXIe Rapax, la IVe Macedonica, XIVe Gemina et la XXIIe Primigenia) ont stationné temporairement en Alsace, sur la base de la présence de tuiles et matériaux de construction estampillés, qui peuvent cependant avoir été importés et réemployés aux périodes postérieures. Voir Reddé, 2000 ; Reddé, 2017.
42 C’est sans doute la VIIIe qui bâtit un nouveau camp légionnaire maçonné, légèrement réorienté.
43 Elle quitte probablement le site de Mirebeau entre 93 et 97 apr. J.-C., mais des vexillations ont pu être envoyées en amont pour initier la construction du camp (Reddé, 2000).
44 Sommer, 1984 ; Sommer, 1997.
45 Par exemple, au 13 rue de la mésange, au 1-3 place de Broglie, au quai Kellermann (un édifice de spectacle ?), place Kléber et place de Broglie, on peut identifier d’éventuelles esplanades. On note également l’organisation d’espaces collectifs utilitaires comme des zones-dépotoirs. Les fouilles du secteur sud-ouest, malheureusement des xixe-xxe s., sont difficiles d’interprétation.
46 Il s’agit d’un second village-rue développé sur une bande de 400 m (entre les nos 40 et 80 de la rue), d’une amplitude spatiale d’environ 4,5 ha. Le bourg connaît déjà une certaine vitalité économique.
47 Les espaces de tombes sont rejetés plus au sud ou plus au nord, et tout à l’ouest (rue des capucins). Le réseau viaire et les structures bâties se densifient et se complexifient.
48 La répartition sociodémographique s’éloigne quelque peu de celle que l’on peut observer pour l’ensemble du corpus strasbourgeois. En effet, les civils sont pour l’ensemble du site beaucoup plus présents (23 % du corpus général) et les incerti bien moins représentés. On doit imputer cette différence à la particularité du formulaire religieux qui n’entraîne pas nécessairement voire plutôt rarement la mention d’un statut.
49 Ces derniers ne citent pas leur nom ou celui-ci a disparu en raison du caractère fragmentaire de l’inscription. La prégnance de cette catégorie tient des aléas de conservation et de la particularité du formulaire votif, souvent limité à une adresse à la divinité, à un nom et à une formule de dépôt.
50 Comme la mention d’un frère d’armes (bien que celle-ci ne soit pas irréfutable, voir Rossignol, 2013), d’une unité ou d’un grade. On notera toutefois que l’on ne peut pas être sûr de l’absence d’une unité auxiliaire à Strasbourg avec l’arrivée de la VIIIe.
51 E. Frézouls considère que l’appartenance à une unité est « nécessairement mentionnée » (Frézouls, 1991, p. 35), en basant ses propos, d’une part, sur le grand nombre d’occurrences dans l’épigraphie, y compris dans les inscriptions brèves et simples, et d’autre part, sur la « connotation civique » de la profession, notamment dans les restrictions qu’elles imposent aux légionnaires. On trouve toutefois dans les sources épigraphiques de rares « omissions » (ainsi AE 2000, 1064 à Strasbourg). Nous préférons conserver une posture prudente sur cette question, et conclure comme C. Schmidt-Heidenreich « que l’absence de mention du statut du dédicant n’implique pas nécessairement qu’il s’agit d’un civil » (Schmidt Heidenreich, 2013, p. 30).
52 Toutefois, on doit noter des différences sensibles entre les habitudes onomastiques des soldats et celles des civils certains. Les soldats favorisent en général le latin italien et le latin indigène, quand les civils se trouvent plus enclins à porter des noms celtes et germaniques. On peut expliquer cette tendance par le recrutement de la VIIIe légion, encore en partie externe ou régional pour la période, essentiellement issu des Germanies, des Gaules et des provinces danubiennes (Forni, 1992, p. 130-131). Toutefois, il nous semble que cette particularité peut relever également de la transmission onomastique entre pères et fils enrôlés, favorisée par la stabilité de la viiie légion et l’implantation locale des vétérans. Les civils favorisent nettement les unica et les noms très faiblement portés en dehors de la cité et ce, sans distinction de statut juridique : on notera ainsi une citoyenne dénommée Viralira Luceria. Les hommes libres à la profession incertaine, à savoir les « civils probables », présentent un profil mixte.
53 Il est cependant difficile de faire véritablement le point sur la distribution spatiale des dédicaces en raison des nombreux réemplois dans l’enceinte tardive. Toutefois, dans le cadre privé et individuel, soldats comme non-militaires privilégient deux pôles religieux civils : le Mithraeum de Koenigshoffen et les abords de l’enceinte.
54 Seul un tiers des dédicaces recensées n’est offert qu’à une seule divinité. Dans l’ensemble, les soldats respectent cette tendance, mais également les « civils probables » qui associent dans 12 cas sur 18 au moins deux divinités à leur vœu (par occurrence).
55 On n’évoque ainsi que très rarement le motif de son vœu (ex iussu, in suo, ex imperio) ou son bénéficiaire, (pro salute ou pro se et suis), sauf s’il s’agit d’un vœu émis pour le salut de l’empereur. Voir Raepsaet-Charlier, 1993 ; Raepsaet-Charlier, 2003 ; Dondin-Payre et Raepsaet-Charlier, 2006 ; Scheid, 2006.
56 On s’étonne ainsi de la faiblesse des dons offerts aux matres ou matronae, pourtant bien connues dans les Germanies (Ferlut, 2011 ; Ferlut, 2012) : une dédicace offerte à des « deae sanctae » et trois possibles représentations figurées. Cependant, nous excluons ici les deux dédicaces offertes aux Suleuiae, évoquées infra.
57 La Domus Diuina est la première entité invoquée dans notre corpus mais également dans la province de Germanie Supérieure (Van Andringa, 2011, p. 94). Sa présence n’est donc guère surprenante ici. Son association votive n’est pas propre aux combattants, puisqu’on la sait invoquée par 20 % de civils dans l’ensemble de la province. Associer son vœu au salut de la Famille Impériale permettait en effet aux militaires comme aux civils d’affirmer leur loyalisme impérial. On remarquera que si M.-T. Raepsaet-Charlier notait la très faible proportion de pérégrins parmi les dévots de la Domus Diuina (6%), notamment en raison de la forte connotation civique du culte, ce n’est pas le cas à Strasbourg où elle reçoit les honneurs d’une part notable de pérégrins et d’incerti non-citoyens. Voir Raepsaet-Charlier, 2003.
58 Le genius loci, que l’on peut rattacher au genius castrorum, est presqu’exclusivement honoré par des soldats et majoritairement par des officiers (notamment des beneficiarii, voir Nelis-Clément, 2000). Ce tableau n’est pas troublant quand on sait le rôle de ces génies dans le maintien de l’esprit de corps (voir supra). Les genii loci, génies du lieu strict sur lequel était bâti le camp, étaient privilégiés par les soldats en terrains inconnus (Le Roux, 2011, p. 239-252) et faisaient intrinsèquement partie du panthéon militaire et des cultes collectifs (Schmidt Heidenreich, 2013, p. 178-179).
59 Iuno Regina est dans notre corpus toujours associée à Juppiter Optimus Maximus. M.-T. Raepsaet-Charlier (Raepsaet-Charlier, 2003, p. 29) considère que Junon à l’épithète Regina est surtout appréciée par des militaires, mais elle ne reçoit à Strasbourg que des dédicaces de civils probables.
60 Minerve, qui est en majorité honorée par des militaires en Germanie supérieure (bien que de façon non exclusive), ne reçoit à Strasbourg que des vœux émis collectivement par des soldats.
61 Epona était aussi couramment associée au culte impérial. Ces deux divinités, généralement prisées par les auxiliaires, sont honorées à Strasbourg par des civils probables non-citoyens et des incerti.
62 Apprécié par les civils comme par les soldats (et proportionnellement plus par les premiers que par les seconds), Mithra n’est pas une divinité militaire (Gordon, 2009 ; Gordon, 2011 ; Huld-Zetsche, 2003). Il concourait notamment à la sauvegarde des individus en zones frontalières, où il apparaît en priorité. Mithra est un dieu uniquement honoré en Germanie supérieure sur le Rhin, à proximité des camps. Il semble toutefois qu’il s’était agrégé au panthéon des cités élevées à proximité du limes. Il peut être considéré comme un marqueur de romanité et de citoyenneté. Il reçoit toutefois à Strasbourg des dons d’une part notable de non-citoyens et d’une part considérable d’incerti. Le Mithraeum de Koenigshoffen est l’un plus important de toute la province.
63 Juppiter Optimus Maximus est un dieu attendu des dédicaces émises en contexte militaire mais aussi en contexte municipal. Notamment lorsqu’il est associé à la Domus Diuina, il confère une dimension impériale et étatique à la dévotion. Il est honoré à Strasbourg à parts égales par des légionnaires et civils probables, notamment par deux pérégrins, comme dans le reste de la Germanie Supérieure.
64 Mercure, présent sur plusieurs figurines anépigraphes et associé avec Cissonius (à Strasbourg, mais aussi à Rheinzabern, Besançon, Avenches ou Hohenburg) est la divinité la plus honorées dans la province et notamment chez les Triboques. Il est à Strasbourg très apprécié des civils probables pérégrins, comme dans le reste des Germanies.
65 Rhenus Pater est honoré à Strasbourg sur un petit autel offert entre 122 et 134 par le légat de la viie légion Oppius Severus, au nom de la légion et de l’État. Rhenus n’est pas inconnu des Germanies où on l’associe couramment au genius loci, à Oceanus, à Neptune ou à Iuppiter Optimus Maximus. Voir Kern et Bergeret-Kern, 1999.
66 Les quadriuiae ou quadruuiae sont des divinités des carrefours. Elles protégeaient donc les voyageurs, les marchands comme les habitants des villes-étapes propres aux confins et aux voies majeures de l’empire (Ferlut, 2011 ; Ferlut, 2012).
67 Raepsaet-Charlier, 1993 ; Dondin-Payre, Raepsaet-Charlier, 2006. Ce constat vaut également pour les seuls monuments anépigraphes, parmi lesquels on relève de nombreux hommages rendus aux numina impériaux et à la Famille impériale, à Mars, à Hercule, à Fortuna et à Victoria. On notera également la présence d’une pierre aux quatre divinités, caractéristique du limes rhénan, qui incarnait le thème de la victoire de l’empereur et de son armée sur le monde barbare
68 Selon la classification opérée par C. Schmidt Heidenreich. Pour une définition de l’expression de « divinités tutélaires des camps », voir Schmidt Heidenreich, 2013, p. 149.
69 Nous écartons donc la traduction proposée par B. Schnitzler, « le génie du uicus et des canabae » (Schnitzler et Flotté, 2017, p. 72. De même, dans Baudoux, Richert et Leclant, 2002, p. 447). Un dédicant qui n’emploie quasiment aucune abréviation et use à deux reprises de la conjonction de coordination « et » n’aura pas omis cette dernière entre « uici » et « canabarum ». On notera par ailleurs que l’on observe des genii uici un peu partout dans l’empire, les genii uicanorum n’apparaissent qu’en Gaule Belgique et en Germanie Supérieure, souvent à proximité d’un fort.
70 Il est communément admis de réserver l’appellation de canabae pour les agglomérations nées autour des camps légionnaires (ainsi, Sommer, 1984). Pourtant, on ne retrouve pas une telle distinction dans les sources textuelles.
71 Le mot « canaba » est un petit mot du dialecte oral que l’on trouve peu à l’écrit. On le trouve dans la documentation écrite littéraire à partir du ve s. apr. J.-C., dans l’épigraphie à partir du iie s. apr. J.-C. L’origine du terme est inconnue et débattue. Il paraît avoir eu deux sens distincts : le premier, généralement admis dans le parler courant, est celui de petite cabane de bois, de grenier/cellier ; le second est un sens pluriel et plus juridique, celui de petite agglomération militaire. Voir Lieb, 1998.
72 Bérard, 1992 ; Bérard, 1993. Cette conclusion prévaut pour les Germanies et sans doute dans le reste de l’empire, à l’exception des garnisons danubiennes et orientales. En Orient, les camps se greffaient souvent à des ensembles urbains préexistants. Sur le Danube, le terme de kanabenses avait une dimension quasi formelle, puisqu’il était sans doute la contraction de la formule de « ciues Romani consistenses ad canabas ».
73 On connaît un autre uicus certain dans la cité des Triboques, celui de Tabernae/Saverne.
74 Auquel cas le secteur situé dans l’ellipse pourrait avoir pris le nom de uicus Argentoratensis, que l’on voit apparaître dans les sources tardives.
75 Kern, 1998.
76 On ne connaît pour toute la cité qu’un sacerdos et qu’un décurion. Peu de sources littéraires et peu d’inscriptions font état de ses institutions : la cité est mentionnée par César (Guerre des Gaules, I 51 ; IV 10), Pline (IV 106), et Tacite (Germanie, XXVIII 4, 5 ; Histoires, IV 70), dans des sources plus tardives (la Table de Peutinger, l’Itinéraire d’Antonin, Ammien Marcellin). Strasbourg n’en devient pas la capitale avant le Bas-Empire.
77 Voir notamment Bérard, 1992.
78 Tacite, Germanie, XXVIII 4.
79 À ces strates migratoires s’ajoutaient également des strates sociales (pérégrins, vétérans, affranchis, esclaves et les descendants de ceux-ci) qui conféraient à la population civile strasbourgeoise un caractère fortement composite.
80 Stoll, 2011, p. 482.
81 En effet, dans la plupart des cas, les évergétismes aux divinités publiques de uici sont offerts par des magistrats locaux. Par ailleurs, l’homme offre ici une statue et une colonne, un évergétisme plutôt modeste, mais couramment offert par les notables municipaux pour honorer les genii de uicus.
82 Il porte en effet les tria nomina, un gentilice latin indigène d’assonance celtique (de marco-, le cheval, ou martalos, la belette) à fréquence germanique, et un cognomen latin italien très courant et apprécié dans le monde méditerranéen. Voir supra.
83 Voir Tarpin, 2002. En Orient, O. Stoll recense plusieurs exemples de reliefs votifs figurant des numina locaux affublés d’armements romains et d’enseignes militaires (Stoll, 2011, p. 464).
84 Les praetoria requéraient la même organisation que les forums et étaient parfois nommés ainsi. Les camps sont ainsi comparés par Végèce (Abrégé des questions militaires, I 3) à des ciuitates ceintes que les soldats peuvent, le cas échéant, emporter avec eux (« quasi muratam ciuitatem uideantur secum ubique portare »). Voir Speidel, 2009 ; Haynes, 2014.
85 Voir Phang, 2008 ; Wolff, 2012.
86 Ainsi les matronalia, mentionnées par l’épouse du légat Cerialis dans l’une des tablettes de Vindolanda (Tabulae Vindolandae III 581, 72).
Auteur
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Gaëlle Perrot
Doctorante, université Lyon 3, HiSoMa (UMR 5189), ATER, Aix-Marseille université, Centre Camille Jullian (UMR 7299).
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