1Face à une « archéologie de la mémoire » largement développée et acceptée pour les sociétés anciennes de la Méditerranée orientale1, y compris à la période romaine2, G. Woolf (1996) a opposé l’absence d’une mémoire d’un passé antérieur à la conquête dans les provinces occidentales de l’empire, notamment en Gaule. Malgré le boom actuel des memory studies, cela expliquerait la rareté des travaux sur les Gaules autour de cette question3. À l’exception de la Bretagne romaine, ce constat peut même être étendu à l’ensemble des provinces romaines occidentales au regard des très rares contributions concernant cette zone dans les ouvrages collectifs relatifs à la mémoire dans le monde romain ou dans les sociétés anciennes, constat déjà posé dans un ouvrage paru récemment4. Or comme G. Woolf (1996, p. 375) l’indiquait pourtant lui-même, la réoccupation de monuments antérieurs, notamment des oppidums, par des sanctuaires dans les Gaules romaines est un fait bien connu.

2À la suite d’une première étude pour le sud-est de la Gaule5, mon analyse a été élargie à l’ensemble de la Gaule narbonnaise et ses régions voisines (fig. 1)6. J’ai ainsi poursuivi l’examen d’un phénomène précis de réoccupation de sites fortifiés gaulois, généralement de hauteur, des « oppidums » selon la terminologie consacrée7, abandonnés récemment ou non, par un sanctuaire gallo-romain. Le corpus comprend 29 lieux de culte assurés ou probables même si quelques-uns occupent des oppidums mal identifiés. Ce corpus ne semble pas anecdotique, même s’il convient de le mettre en perspective avec le nombre total de lieux de culte dans la région concernée (plus de 160 entre le ii^e siècle av. J.-C. et le v^e siècle apr. J.-C.).

Fig. 1. – Localisation des sanctuaires d’époque romaine établis sur des habitats fortifiés de l’âge du Fer (oppidum) abandonnés en Gaule narbonnaise et ses régions voisines.

3Alors que l’abandon des oppidums à la fin de l’âge du Fer dans le cadre des nouvelles dynamiques de peuplement qu’engendrent la conquête romaine et ses conséquences (municipalisation, modification des modes de vie, etc.) coïncide, pour les quelques exemples du sud-est de la Gaule, avec l’abandon du lieu de culte qui leur est rattaché8, mon objectif est de tenter d’expliquer pourquoi des sanctuaires d’époque romaine en réinvestissent certains. Si une des premières raisons peut être liée à la permanence d’un lieu de culte antérieur, elle ne clôt pas toute discussion ; il faut bien alors expliquer pourquoi ces sanctuaires ne seraient pas concernés par l’abandon qui touche l’habitat environnant et pourquoi ces lieux de culte feraient donc figure d’exceptions en poursuivant leur existence alors que d’autres (la plupart ?) sont abandonnés.

4L’origine gauloise de ces lieux de culte est une hypothèse évoquée dans la littérature mais qui reste à démontrer9. Aucun des sanctuaires ayant fait l’objet de fouilles dans ce corpus ne livre, par exemple, de résultats fiables quant à la permanence d’un lieu de culte de l’âge du Fer à la période romaine. En effet, à la suite d’une étude encore inédite sur la Gaule narbonnaise10, on se doit de constater que les données ne permettent pas d’attester d’un sanctuaire antérieur, sans pour autant totalement l’exclure. Un certain nombre fournissent uniquement des informations sur des couches de la fin de l’âge du Fer, souvent non caractérisées, sans structure décrite, que ce soit sur des sites fouillés anciennement du début du xx^e siècle (Luzech, Varces-Allières-et-Risset) jusque dans les années 1960 (Recoules-Prévinquières, Truc de Saint-Bonnet) ou sur de plus récentes opérations dans les années 1980-2000 (Le Cluzel à Toulouse, La Granède à Millau). Quand nous avons un aperçu du mobilier laténien retrouvé autour ou sous ces sanctuaires, rien ne permet d’assurer une vocation cultuelle, le faciès restant cohérent avec un faciès domestique. Certains de ces sanctuaires fouillés ne présenteraient même pas de couches archéologiques en place contemporaines de l’occupation de l’oppidum sous les lieux de culte d’époque romaine (Lardiers, Roquefort-sur-Soulzon). Ceci démontre la difficulté que nous avons à comprendre et définir les occupations antérieures aux sanctuaires gallo-romains sur oppidum même lorsqu’ils ont fait l’objet de fouilles. L’absence de tels indices pour l’ensemble des sites doit-elle être mise uniquement sur le compte des lacunes documentaires ? Aucune structure, et à l’exception du matériel du Lardiers, aucun matériel ni assemblage n’est caractéristique de pratiques dépositaires, alors que dans le même temps, le faciès des dépôts cultuels à la fin de l’âge du Fer est de mieux en mieux connu, que ce soit chez les Rutènes par exemple ou en Gaule méridionale.

5Face à cette difficulté à trancher la question, cette contribution propose de s’intéresser, en premier lieu, à l’histoire, au statut et au rôle des oppidums qui accueillent ces sanctuaires ainsi qu’aux dynamiques spatiales (transferts d’habitat par exemple) à l’œuvre pour expliquer la permanence du lieu de culte ou tout autre phénomène de réinvestissement par un site cultuel malgré l’abandon de l’habitat de hauteur. Cela débouche sur une autre question : dans quelle mesure la présence de vestiges (notamment la fortification) du site abandonné a-t-elle pu influencer l’implantation du lieu de culte ? Cette réoccupation, si ce n’est d’un lieu de culte, tout du moins d’un habitat fortifié par un sanctuaire, témoigne-t-elle d’une lecture mémorielle de l’espace ?

6Mais de quelle mémoire s’agit-il alors ? Il est globalement accepté que des « individus, un groupe entier voire l’ensemble d’une société partagent les souvenirs d’un passé commun » attestant l’idée d’une « mémoire individuelle socialement orientée11 ». Ce phénomène est souvent résumé dans le terme de « mémoire collective », notion initiée par M. Halbwachs. Depuis les cadres sociaux de la mémoire12, on définit la mémoire collective comme « l’effet des “cadres sociaux de la mémoire” sur le souvenir des individus » : ces cadres sociaux étant « des idées, des conventions, des croyances, des notions, bref des instruments partagés d’interprétation du passé et du présent13 ». Cette notion, aujourd’hui jugée aussi floue que pratique14 pour parler de « certaines formes de consciences du passé apparemment partagées par un ensemble d’individus15 », continue à être employée régulièrement même si les termes de « mémoire sociale16 », de « mémoire partagée17 » ou le concept voisin de « mémoire culturelle18 » peuvent lui être préférés. On retiendra que la notion de mémoire collective « s’intéresse aux modalités d’existence du passé dans le présent19 » ; c’est ce processus que cet article cherche à étudier en transposant cette archéologie de la mémoire soutenue par S. Alcock20 ou S. Price21 à un nouveau territoire, la Gaule, à partir de données essentiellement archéologiques et épigraphiques. L’étude se focalise sur le fait rituel, les lieux de culte en particulier, puisqu’on reconnaît le lien fort entre rite et mémoire22 et la nécessité de la présence d’un environnement favorable pour la conservation d’une mémoire collective23 rappelant le rôle de certains lieux, de certains monuments et de certains objets. Ceci rappelle bien évidemment la longue historiographie sur les « lieux de mémoire » dont la notion nous semble d’un emploi moins polysémique dans les études sur les mondes anciens24. Nous suivons surtout S. Alcock25 selon laquelle l’association des monuments et des éléments du paysage fournit les moyens « indispensables » à la compréhension de la mémoire sociale dans l’Antiquité. L’archéologie peut interroger ces lieux, mais aussi ces images et ces objets de la mémoire même si nous n’avons pas accès pour les sociétés gauloises, comme d’autres, à l’ensemble des mythes et des croyances a contrario de l’abondante documentation pour de grandes cités du monde méditerranéen.

7À partir du postulat selon lequel les communautés gauloises de l’indépendance comme après la conquête ont, comme toutes autres, construit, reconstruit, réinventé, mais aussi oublié leur passé, la construction, la rénovation ou l’éradication d’un monument, qu’il soit un lieu ou un objet sont alors des indices des processus mémoriels que nous pouvons exploiter. Leur sens devient encore plus évident quand on le replace dans un paysage rempli de signes : l’environnement naturel, les lieux de vie, les voies, les sanctuaires, les frontières. Le paysage est lui aussi porteur de mémoire26 et comme la mémoire, il est dynamique. Son analyse informe donc sur la conservation, la réinterprétation ou la perte de la mémoire27. Interroger la documentation archéologique à travers ces questionnements paraît une démarche éventuellement difficile, mais tout à fait valide28. Le phénomène de réoccupation d’anciens oppidums par des sanctuaires de la période romaine est ainsi au croisement du rite, de la gestion de l’espace et du passé chez les populations anciennes des Gaules.

Caractérisation des oppidums réoccupés par des sanctuaires au Haut-Empire

8L’observation de l’histoire des oppidums qui voient se développer au Haut-Empire un lieu de culte, assuré ou probable, permet de mettre en évidence deux résultats : le premier, d’ordre chronologique, souligne leur fréquentation (comme habitat a fortiori), parfois à la suite d’une occupation plus ancienne dans l’âge du Fer, durant les ii^e-i^er siècles av. J.-C.29 (fig. 2). Seul l’oppidum du Roque de Viou à Saint-Dionisy fait figure d’exception ; j’y reviendrai. La deuxième observation concerne la superficie très variée des oppidums en question qui semblerait aller du petit habitat à la vaste agglomération fortifiée (fig. 3). Je m’appuierai sur cette différenciation pour dérouler mon propos en gardant à l’esprit qu’il n’y a pas toujours de relation entre cette superficie et le statut du site.

Fig. 2. – Synthèse de la chronologie des agglomérations fortifiées de hauteur de l’âge du Fer accueillant un lieu de culte au Haut-Empire en Gaule narbonnaise et ses provinces voisines.

Caractérisation des oppidums réoccupés par des sanctuaires au Haut-Empire. Italique : les sanctuaires probables ; en noir : datation assurée / en gris foncé : datation à la crédibilité moyenne ; en gris clair : datation incertaine ; les petits carrés indiquent une occupation de nature indéterminée. Conception R. Golosetti.

Fig. 3. – Superficie des agglomérations fortifiées de hauteur de l’âge du Fer accueillant un lieu de culte au Haut-Empire en Gaule narbonnaise et ses provinces voisines.

Conception R. Golosetti.

9À l’extrémité est du plateau de Malpas, près des ruines de la chapelle Saint-Gervais (Soyons, Ardèche, fig. 4), une inscription à la divinité Soio30 a été découverte en 1848 avec deux autels anépigraphes et un bas-relief en marbre représentant un personnage drapé faisant une libation31. Datée du milieu du ii^e siècle apr. J.-C., cette dédicace témoigne du caractère privé du terrain et donc du lieu de culte. Attesté une fois seulement, ce culte est très vraisemblablement éponyme de l’agglomération antique32 située en contrebas depuis les versants jusque sous le village actuel de Soyons en rive droite du Rhône33. Si l’on ne connaît guère les édifices publics, la découverte d’une inscription relevant de l’épigraphie publique (un hommage à Caracalla) a permis à P. Faure et N. Tran de qualifier le site comme étant « une agglomération d’importance, carrefour routier et possible centre religieux34 » voire le potentiel centre d’un pagus35.

Fig. 4. – Vue aérienne du plateau de Malpas et du village actuel de Soyons (Ardèche).

Cliché IGN® ; DAO R. Golosetti.

10Or le plateau est occupé au Hallstatt final puis à La Tène D, avec un rempart plusieurs fois observé. De la fin du i^er siècle av. J.-C. au v^e siècle apr. J.-C., le site ne connaît qu’une occupation sporadique36, dont sans doute ce sanctuaire non localisé en l’absence de toute structure antique observée (seulement des niveaux de l’âge du Fer) dans les sondages exécutés dans la chapelle, même si l’hypothèse d’une superposition ne peut être écartée37. À cet habitat de sommet de 6-10 ha38, un faubourg sur les versants vient étendre l’occupation à 30 ha maximum39, selon un schéma finalement assez courant en Gaule méridionale. Il est considéré par ailleurs comme la possible capitale des Segouellauni40 antérieurement à la création, à 5 km au nord, du chef-lieu de cité de Valence, colonie de droit romain à l’époque de l’inscription à Dea Soio41. Sa superficie, son ancienneté et sa situation sur le Rhône tout comme la faible distance de la future capitale de cité sont les arguments qui soutiennent l’identification.

11En outre, le site a pu être rapproché du lieu « Solo » ou « Solonion » évoqué lors du récit par Tite-Live (Periochae, CIII 3) et Dion Cassius (Histoire romaine, XXXVII 47) de la révolte de Katugnatos en 61 av. J.-C.42 Néanmoins, le doute persiste toujours, l’identification étant qualifiée encore récemment de « fort problématique43 », parce que les Ségovellaunes ne sont pas mentionnés dans les textes et que la lecture du passage de Dion Cassius suggère que Σολώνιον était allobroge. Solonion ou non, nous avons ici un sanctuaire de la période romaine venant s’installer sur un ancien oppidum de grande ampleur, probable capitale abandonnée. Toutefois le caractère privé du terrain sur lequel l’autel est posé surprend, puisqu’un tel culte semblerait devoir prendre place dans un cadre public. On ne peut affirmer ni que la divinité Soio remonte au temps de l’âge du Fer44 ni qu’elle est une complète invention de la période romaine. Son nom celtisant dont l’exégèse reste un exercice périlleux45 n’est pas suffisant en soi, pas plus que sa localisation sur un oppidum. Retenons toutefois que depuis J. Rouchier (1861, p. 134) et jusqu’à plus récemment46, elle est vue comme une divinité protectrice de l’oppidum de Malpas. Nous aurions donc une divinité attachée à un oppidum abandonné de ses habitants au profit d’une agglomération immédiatement en contrebas. Cela peut être à la fois le souvenir de l’ancien pôle et le désir de donner une position dominante au sanctuaire d’une divinité éponyme de l’agglomération et donc symbolique de la communauté qui explique le processus d’implantation du sanctuaire à la période romaine.

12Parmi les grandes agglomérations de la fin de l’âge du Fer abandonnées et accueillant un sanctuaire à la période romaine, Les Caisses de Jean-Jean à Mouriès (Bouches-du-Rhône), sur le territoire d’Arles, colonie de droit romain, et le camp de Larina à Hières-sur-Amby (Isère), dans la cité de Vienne, colonie latine puis romaine, ne donnent guère d’indices clairs47 malgré l’inscription à Mercure Victor Magniacus Vellaunus48 connue pour ce dernier cas. En dehors de la Narbonnaise, dans les cités de droit latin des Gabales et des Cadurques, les 15-20 ha de Saint-Bonnet-de-Chirac (Lozère) définissent éventuellement un possible « oppidum-chef-lieu des Gabales précédant Javols »49 tout comme les 20-25 ha et le murus gallicus de l’Impernal à Luzech (Lot) témoigneraient d’un des quatre oppidums principaux des Cadurques50. Mais comment comprendre alors la modestie des lieux de culte respectifs, simple édicule de 4 × 3 m ou temple à galerie de 11,5 m de côté ? Il est vrai que les très vastes oppidums de Bibracte et Corent ont aussi accueilli des sanctuaires relativement modestes51.

13Une série d’oppidums de taille inférieure apparaît dans l’étude. Toutefois, il ne faut pas en conclure immédiatement à un statut inférieur. Ainsi, j’ai déjà eu l’occasion de développer trois cas très stimulants52 sur lesquels je ne reviens que brièvement ici. Le Castellar de Cadenet (Vaucluse), possible capitale des Dexiuates mentionnés par Pline (Histoire naturelle, III 34), connaît, alors que l’agglomération fortifiée est délaissée, un lieu de culte d’après plusieurs inscriptions53 d’époque romaine à une divinité Dexiua dont le caractère identitaire est flagrant. L’absence de données archéologiques ne permet pas d’exclure la continuité d’un lieu de culte celtique dont nous n’avons cependant aucun témoignage. Certes des piliers à encoches céphaliformes ont été trouvés hors contexte, mais ils attestent surtout d’un édifice collectif politique plus que religieux54. Avec ou sans continuité, le sanctuaire gallo-romain reprend sans doute à son compte l’oppidum en le réinvestissant, en se réappropriant ce marqueur du paysage tout en l’intégrant dans le cadre juridique romain d’organisation des cultes au sein de la cité de droit latin, puis colonie romaine d’Aix. La proximité immédiate d’une agglomération de bas de versant, de maximum 8 ha, autour de Notre-Dame-des-Anges et du lieu-dit des Vérunes, qui se développe au i^er siècle av. J.-C. jusqu’à la fin du iii^e siècle apr. J.-C. permet de proposer d’identifier les acteurs de ce phénomène mémoriel55 (fig. 5).

Fig. 5. – Carte des sites du Haut-Empire dans un rayon de 5 km autour du sanctuaire du Castellar de Cadenet avec définition de la zone visible depuis l’extrémité sud du site (hauteur de 2 m).

Carte R. Golosetti.

14Le sanctuaire établi sur l’oppidum de Saint-Michel-de-Valbonne à Hyères (Var) n’est attesté que par une série d’inscriptions romaines à Rudianus56 et du matériel de surface (céramique sigillée et tegulae). En l’absence de fouilles, on ne peut guère raconter l’histoire de ce lieu de culte et l’on se contentera de signaler qu’il prend place sur un habitat de hauteur fortifié d’environ 10 000 m² occupé de la fin du ii^e siècle av. J.-C. jusqu’au troisième quart du i^er siècle av. J.-C. De grands blocs, jusqu’à 2,25 m de haut, porteurs de têtes incisées et découverts également hors contexte sont représentatifs de pratiques celtiques sans qu’elles soient bien identifiées comme cultuelles57. Ce site documente néanmoins un sanctuaire sur oppidum dont l’une des raisons de son implantation serait en lien avec une gestion du passé par une communauté mal identifiée en l’absence d’agglomération romaine proche, même si d’autres facteurs peuvent entrer en ligne de compte comme sa situation probable sur la frontière entre deux cités, de même statut, colonies de droit romain, Arles et Fréjus58.

15Malheureusement, contrairement aux deux occurrences précédentes, la divinité tutélaire du sanctuaire du Châtelard ou Castellar du Lardiers (Alpes-de-Haute-Provence) n’est pas connue59. Le sanctuaire comprend un temple à portiques et des annexes (portiques, édicules, aménagement d’entrée à travers l’enceinte de l’âge du Fer) dégagés sur une large partie des 8 ha de l’oppidum60 (fig. 6).

Fig. 6. – Plan de l’enceinte et de l’ensemble des édifices du sanctuaire du Castellar du Lardiers.

DAO R. Golosetti d’après le relevé de J. Carré, P. Girard et G. Barruol avec carroyage de 10 m dans Barruol, 1997, p. 241, fig. 204.

16Sans doute géré par la cité fédérée et de droit latin des Voconces, il a été établi au milieu du i^er siècle apr. J.-C. à la suite d’un fort arasement des structures antérieures, ce qui ne permet plus d’évaluer la nature de l’occupation directement sous-jacente. En l’état, aucune structure archéologique ne détermine un sanctuaire antérieur sous les vestiges gallo-romains. Déjà pour la période contemporaine de l’édifice, il a été noté que les couches archéologiques de la cella et de la galerie se sont révélées très pauvres et peu épaisses61. Parmi le matériel défini avec assurance comme provenant de cet édifice, le mobilier céramique et monétaire notamment se révèle dater uniquement du Haut-Empire. Certes, dans la fouille de la cour et de la galerie, ont été mis au jour des plaques percées en bronze et des anneaux en bronze qui rappellent le matériel déposé dans les sanctuaires de la fin de l’âge du Fer en Provence comme La Cloche ou Entremont62, mais ce matériel se retrouve en très grand nombre partout sur l’oppidum avec environ 5 000 plaques de bronze percées et plus de 10 000 anneaux de bronze, d’or et d’argent, parfois brisés intentionnellement63. La présence d’une telle quantité d’objets et leur contexte stratigraphique témoignent de dépôts d’offrandes métalliques à la période romaine. Sont-ils la poursuite de pratiques antérieures ? Quelques nouvelles études ont alimenté la discussion. Si les monnaies antérieures au Haut-Empire trouvées sur le site comme la parure en verre se comprennent très bien dans le cadre de l’occupation domestique du second âge du Fer64 caractérisée dans quasiment tous les secteurs explorés par des niveaux de faible puissance stratigraphique65, les recherches récentes menées sur le matériel métallique par B. Girard signalent des manipulations sur du matériel, notamment des arcs de fibules de Nauheim qui ont été volontairement découpés66. Encore peu nombreuses, ces observations pourraient évoquer des pratiques rituelles datées de la fin de l’âge du Fer67. Quoi qu’il en soit de la réalité d’un lieu de culte antérieur, il est évident que le lieu de culte d’époque romaine vient « envahir » une part non négligeable de l’oppidum, jusqu’au rempart et dépasse donc l’espace cultuel initial éventuel. Que ce soit la permanence du lieu de culte malgré l’abandon de l’habitat ou le réinvestissement d’un habitat abandonné par un nouveau sanctuaire, les processus en œuvre sont bien mémoriels et s’expliquent sans doute là encore par la proximité d’une agglomération secondaire, autour de la chapelle Saint-Michel, et une certaine densité d’occupation de l’espace avec une douzaine d’établissements ruraux en contrebas du site68 (fig. 7).

Fig. 7. – Carte des sites du Haut-Empire dans un rayon de 5 km autour du sanctuaire du Castellar de Lardiers.

DAO R. Golosetti sur carte IGN®.

17Intéressons-nous maintenant à un certain nombre de sites fortifiés de hauteur de l’âge du Fer réoccupés par un sanctuaire au Haut-Empire et qui se révèlent d’une surface encore plus limitée, moins d’un hectare69. Avec toutes les précautions nécessaires, on peut tout de même douter qu’un site fortifié comme celui de Labaume I à Serviers-et-Labaume (Gard) avec ses 6 000 m² seulement puisse avoir bénéficié d’un statut équivalent aux précédents. La restitution d’un lieu de culte au Haut-Empire sur ce site ne repose que sur une plaque moulurée70 portant une dédicace à la divinité Segomanna71 découverte au début du xx^e siècle dans les « ruines de nombreuses cabanes » de l’oppidum72. Il ne s’agit que d’un seul document, qui n’est d’ailleurs pas de grandes dimensions, mais le lieu de découverte de cette inscription n’est probablement pas fortuit, d’autant plus qu’aucun édifice postérieur (comme une chapelle médiévale) n’est susceptible d’expliquer une mobilité de la pierre pour remploi.

18L’occupation domestique de ce site au second âge du Fer est bien attestée par un mobilier relativement abondant qui concourt à identifier un habitat principal avec stockage des denrées, devant peut-être fonctionner avec une agglomération de plaine contemporaine, celle de Pichandraou à 1,2 km de là73 (fig. 8). L’absence d’amphores massaliètes est jugée comme un indice d’une implantation à la fin du iii^e ou au début du ii^e siècle av. J.-C. alors que l’absence de mobilier romain signale son abandon précoce74. Décrire ainsi le processus derrière la présence de l’inscription à Segomanna sur ce site fortifié modeste par la taille et abandonné sans doute à la fin de l’âge du Fer est une tâche ardue. Cette inscription conjuguée à « l’absence d’éléments typiques d’un habitat » pour l’époque romaine incite certains auteurs à évoquer un changement de fonction du site en faveur d’un « maintien d’un culte de hauteur75 ». Or malgré les lacunes documentaires, la volonté d’une gestion particulière du passé de la communauté semble pouvoir être également envisagée. Par ailleurs, le système bipolaire avec un oppidum de La Baume et une agglomération de plaine de Pichandraou déjà existante à l’âge du Fer différencie ce cas des précédents76, mais le développement de cette dernière qui s’accélère à la période républicaine et au Haut-Empire au détriment de l’oppidum77 tendrait à reconstituer le même phénomène de déperchement. Le possible sanctuaire à la déesse Segomanna serait-il alors implanté par un ou des membres de cette communauté nouvellement installée dans l’agglomération de plaine ?

Fig. 8. – L’agglomération de Pichandraou et l’oppidum de Labaume 1 sur fond cadastral.

J.-M. Pène dans Pène, 2002, fig. 2.

19L’interprétation d’un petit site en rive droite de la Garonne sur l’éperon aux versants abrupts dit de Cluzel (Toulouse, Haute-Garonne) est également difficile avec ses seulement 3 000 m². Bien que A. Müller (1987, p. 15 ; 1997-1998, p. 28 et 31) hésite à définir le site comme défensif, tout en le qualifiant d’oppidum, l’extrémité nord-est de l’éperon présente une rupture de pente curviligne correspondant à un escarpement de 4-5 m de haut « manifestement taillé ou avivé de main d’homme78 », opinion partagée par A. Müller (1979, p. 125 ; 1987, p. 15) et moi-même à la suite d’une visite (figs. 9a et 9b). Malgré sa petite superficie, son histoire est longue ; occupé dès le vi^e voire le vii^e siècle av. J.-C., le site connaît une intense occupation jusqu’au ii^e ou i^er siècle av. J.-C.79. L’occupation semble plus diffuse ou épisodique dans le courant du i^er siècle av. J.-C.80 avec, pour la phase la plus récente, un niveau 0 mélangeant du matériel gallo-romain et de La Tène III (50 av. J.-C. à la période flavienne) et constituée uniquement de poches sporadiques et de formes irrégulières, de 5 à 10 cm d’épaisseur. Le faciès mobilier du i^er siècle av. J.-C. définit avant tout un habitat pour cette période dans ce secteur proche d’un « fanum81 ».

Fig. 9a. – Plan de l’« éperon barré » de Cluzel (Toulouse).

Dans Müller, 1979, fig. 2b.

Fig. 9b. – Cliché de l’anomalie topographique (rempart ?) depuis le nord.

Cliché R. Golosetti.

20En effet, ont été dégagées les fondations d’un édifice quasi carré de 6 m de côté dont la façade sud au moins était précédée d’une « sorte de galerie large d’environ 3,50 m82 ». Même si le cliché de la structure (fig. 10) atteste d’une aire de fouilles trop étroite pour confirmer la présence de la galerie sur les autres côtés, l’hypothèse d’une galerie périphérique entourant tout l’édifice est possible, surtout que les dimensions de l’édifice et de la galerie conviennent fort bien à l’hypothèse d’un temple à galerie périphérique d’alors 13 m de côté environ. Nous ne possédons guère d’informations publiées sur le matériel associé au « fanum » ni sur la stratigraphie de et sous l’édifice, mais le matériel d’époque romaine signalé83 peut se comprendre dans le cadre d’une occupation cultuelle. Le sanctuaire s’installe donc sur un habitat de faible ampleur, mais à la longue occupation jusqu’à la toute fin du i^er siècle av. J.-C. En attendant de consulter la littérature dite grise, l’absence de publication des fouilles du « fanum » gêne inévitablement pour écarter l’hypothèse d’un lieu de culte antérieur. On peut certes toujours avancer un argument a silentio selon lequel le fouilleur identifie bien un « petit temple gallo-romain de la fin du i^er siècle ap. J.-C. » dans la 7^e et dernière phase d’occupation du Cluzel voire un peu plus tôt à la période flavienne84, mais n’évoque jamais un lieu de culte pour l’occupation de l’âge du Fer, qu’elle soit immédiatement antérieure ou plus ancienne sur le site. Selon M. Labrousse (1968, p. 72), la topographie des lieux offre « un site en quelque sorte idéal pour un sanctuaire ou une dévotion de sommet ». On remarquera surtout que cette interprétation fait abstraction de l’occupation antérieure. La lecture mémorielle n’est donc pas avancée par l’auteur pour expliquer l’implantation de ce petit lieu de culte de la colonie de Toulouse.

Fig. 10. – Cliché de l’édifice antique en cours de fouille sur le site de Cluzel (Toulouse).

Dans Lequément, 1983, p. 485, fig. 12.

21Dans la même catégorie de petits oppidums réoccupés par un sanctuaire, j’ai déjà eu l’occasion de décrire85 le petit édicule semi-circulaire sur l’oppidum du Grand Rochefort à Varces-Allières-et-Risset (2 625 m²) dans la cité de Vienne et les quelques maigres indices de l’oppidum de Châteauneuf à Vidauban (Var) (5 000 m²) sur le territoire de la colonie romaine de Fréjus. Il est inutile de commenter davantage ces sites tout comme une série d’exemples aux enceintes très anciennes ou non datées : évoquons l’oppidum de 22 ha du Moulon (Roussas, Drôme) ou l’oppidum du Castillon à Moustiers-Sainte-Marie (Alpes-de-Haute-Provence) pour lesquels les enceintes paraissent être, au moins en partie, datées du premier âge du Fer. En dehors de la Gaule narbonnaise, les mêmes problèmes de datation des enceintes se posent pour les sites de Combalou à Roquefort-sur-Soulzon ou Saint-Pierre-des-Tripiers (Aveyron).

22De ce tour d’horizon, nous observons la grande variété des oppidums susceptibles d’accueillir des sanctuaires à la période romaine à la suite de leur abandon. Au-delà d’une hypothèse de permanences d’espace sacré, non prouvée, qui ne résout de toute façon pas la question, ne faut-il pas faire intervenir une lecture mémorielle de ces anciens lieux d’habitat chargé d’histoire ? On s’aperçoit qu’il s’agit alors de sites de taille variée, et sans doute de statuts variés à l’âge du Fer et apparaissant aussi bien dans des cités de droit latin ayant parfois rapidement évolué vers un statut de colonie que dans le territoire de colonies de droit romain avec déduction de vétérans lors de leur fondation tels qu’Arles et Fréjus. Ce fait ne semble pas si anodin : peu importe donc finalement l’origine, locale ou non, des membres de l’élite de la cité, la réappropriation de ces « lieux de mémoire » se joue à différentes échelles, du lieu de culte privé (Soyons ?) jusqu’au sanctuaire public pour des cités de statut différent. Un regard sur les dynamiques spatiales en jeu a permis de mettre en évidence qu’une large part de ces sanctuaires viennent réoccuper des habitats de hauteur désertés à la fin de l’âge du Fer au bénéfice d’une agglomération de bas de pente implantée à proximité immédiate. Il se dégage l’impression que le processus de réoccupation d’anciens oppidums par des sanctuaires au Haut-Empire est essentiellement soutenu par les communautés de ces nouveaux pôles de l’occupation immédiatement installés en contrebas des anciens habitats de hauteur désertés86. On remarquera alors que ces nouveaux pôles sont tous des agglomérations du territoire ou dites « secondaires ». Il ne s’agit jamais de chefs-lieux de cité. Certes, beaucoup de ces derniers prennent la suite d’agglomérations indigènes s’étant déjà développées sur les versants et les piémonts (Cavaillon, Glanum, Nîmes). C’est alors assez différent du phénomène de création d’un certain nombre de chefs-lieux de cité dans les trois Gaules avec le cas célèbre de Bibracte qui accueille lui aussi un sanctuaire à la période romaine alors que le chef-lieu de cité est établi 27 km plus loin le long de l’Arroux87.

Perception mémorielle autour des fortifications

23Il convient à présent d’évoquer un cas singulier, l’oppidum du Roque de Viou à Saint-Dionisy (Gard). On y retrouve là encore, en contrebas de l’oppidum, une agglomération antique restituée sur 10-12 ha dès le début de la période augustéenne jusqu’au ii^e siècle apr. J.-C. sous le village actuel de Nages88. Mais à la différence des cas précédents, l’oppidum est le seul à ne pas connaître, même d’une manière ponctuelle ou sporadique, une occupation durant les ii^e-i^er siècles av. J.-C. (cf. fig. 2), formant ainsi l’unique exemple de réinvestissement par un possible sanctuaire gallo-romain d’un oppidum déjà abandonné depuis deux siècles.

24Cet oppidum de 6,5 ha à l’histoire longue et abandonné, sans violence, au début du iii^e siècle av. J.-C., au profit de celui très voisin de Nages, à seulement 100 m89, voit s’installer vers 30-20 av. J.-C. un complexe de trois pièces contre le dernier état du rempart90. Accompagné de deux salles qui le dominaient depuis le nord, un édifice, RG 13, de 9,5 × 4,4 m91 et pourvu d’une banquette intérieure, est entouré d’une galerie dallée92, ce qui a pu rappeler quelque peu un temple à galerie ou « fanum93 », sans emporter totalement l’adhésion (fig. 11). Par ailleurs, le matériel découvert n’est guère significatif de pratiques cultuelles94. L’abandon est précoce, vers le milieu du i^er siècle apr. J.-C.95. La qualité de l’architecture (piédroits taillés, épaisseur des murs, tuiles), tout en gardant des techniques de tradition indigène (murs sans mortier, sol de terre), et l’absence d’indices en faveur de pratiques domestiques (plan singulier, absence de foyers, de stockage, de faune et de céramique culinaire) orientent vers un bâtiment public, éventuellement religieux, puisque l’on comprendrait mal la présence d’un simple édifice de réunion, autre explication possible, en dehors de toute occupation96.

Fig. 11. – Plan du secteur G de l’oppidum de Roque de Viou (Saint-Dionisy, Gard).

Dans Garmy et Py, 1980, fig. 27.

25Cet ensemble vient s’installer contre le parement externe du rempart en partie ruiné97. Il se situe ainsi, non pas à proximité de la porte connue dans ce secteur, mais plutôt le long d’un accès principal en direction de l’oppidum des Castels de Nages. La proximité de ce second oppidum, lui bel et bien occupé à la fin de l’âge du Fer, est sans doute une des clés pour comprendre la singularité du réinvestissement de La Roque de Viou. En effet, cette réoccupation tardive (25 av. J.-C. – 50 apr. J.-C.), très limitée spatialement98, correspond à la dernière phase de l’occupation observée sur l’oppidum des Castels, soit la phase Nages III final (30 av. J.-C – 10 apr. J.-C.)99.

26In fine, cet édifice isolé, en l’absence de tout autre vestige gallo-romain sur la colline et dans ses environs, a été perçu comme un « fanum rustique placé loin de tout habitat et implanté sur d’anciennes ruines dans le cadre d’un site de hauteur abandonné100 ». Mais plus intéressant et quelle que soit finalement la nature de cet ensemble, cultuel ou non, il semble pertinent de souligner le processus conduisant au développement d’un édifice collectif à la période augustéenne sur un oppidum pourtant abandonné depuis quasiment deux siècles. Or bien qu’il soit dit que ce « fanum de hauteur isolé » est « implanté sur un site chargé d’histoire101 », il n’a pas été fait pendant longtemps référence explicitement à la notion de mémoire pour expliquer son développement, alors que sa relation aux remparts a bien été notée102. Ce n’est qu’en 2002 que ce site a été qualifié de « lieu de mémoire », objet d’un culte pour « perpétuer la mémoire collective des origines ou encore quelconque mythe fondateur103 ».

27Roque de Viou invite à deux réflexions : d’une part, en raison de sa relation avec l’oppidum voisin et contemporain de sa réoccupation, à le rapprocher de l’analyse précédente des dynamiques spatiales en jeu et d’autre part, par le caractère ruiné de ses remparts lors de son réinvestissement, à entreprendre l’étude de la perception des vestiges de fortifications lors de la réoccupation par un sanctuaire à la période romaine. Il faut interroger dans quelle mesure la présence des vestiges antérieurs est à l’origine du développement de ces sanctuaires, et en premier lieu, son élément le plus visible, l’enceinte. Pour répondre à cette question, il semble pertinent de réfléchir à la visibilité de cette enceinte au moment où le sanctuaire se met en place, mais aussi de s’interroger à la fois sur son intégration dans la structuration du sanctuaire et sur son éventuel entretien.

28Quelques cas dans l’est de la Gaule narbonnaise ayant déjà été publiés, je me contente d’en rappeler les résultats. La mise en évidence, dans un dernier état, d’un mur-parapet d’époque augustéenne, sans doute à la suite d’une phase d’abandon, au sommet du rempart protohistorique du Castellar de Cadenet, tout comme la restauration du rempart à l’aide de mortier de chaux dans un angle de la courtine104, confirment l’entretien de la fortification à une période où l’agglomération semble abandonnée et où l’on restitue le lieu de culte (fig. 12). Cet exemple demeure une des rares attestations, sans doute en raison de la disparition généralisée des parties sommitales des remparts de l’âge du Fer, de travaux d’entretien ou reconstruction à l’époque romaine des fortifications antérieures. L’enceinte et son entretien à Cadenet incitent à s’interroger sur son rôle dans la perception du lieu de culte. Ils enjoignent notamment à se demander s’il faut considérer la totalité de l’oppidum en lui-même comme le sanctuaire. La délimitation de cet espace a pu être symbolisée par l’enceinte de l’âge du Fer, ce qui témoignerait que l’ensemble de l’oppidum est devenu le sanctuaire, dépassant l’hypothétique lieu de culte antérieur. Or un cas, également bien documenté par la fouille, semble répondre partiellement à cette question. Au Castellar du Ladiers, outre la visibilité probable des trois enceintes de 4 m de large chacune, l’aménagement, à travers les enceintes, d’une voie d’accès avec niches au sanctuaire met en évidence l’adaptation de la structuration du lieu de culte gallo-romain aux vestiges antérieurs105 (cf. fig. 6). On ne peut définir l’enceinte protohistorique comme une structure cultuelle, mais l’aménagement de la voie et l’activité qui y a été mise en évidence (dépôts de matériel, autels) démontrent que le lieu de culte s’étendait bien depuis l’édifice sommital jusqu’aux abords de l’enceinte qui, par ailleurs, a dû être entretenue un minimum, aux environs de la voie. La présence des fortifications sur les autres sites du corpus incite, certes, à s’interroger, mais il est dans l’ensemble très difficile d’aller au-delà de la simple supposition d’une visibilité probable de la fortification lors de la fréquentation du sanctuaire puisque cette dernière se révèle souvent encore présente dans le paysage actuel. C’est le cas à Saint-Michel-de-Valbonne (Hyères), au Grand-Rochefort à Varces106 et à Labaume I, où elle est conservée aujourd’hui encore sur 1,5 à 2 m de haut pour une largeur de 2,8 m107, ou encore à Soyons où le rempart enserrant les 3 ha sommitaux reste visible108. Mais je propose ici d’ouvrir la discussion à deux cas, Nages et Ambrussum, tout à fait particuliers et rares dans l’état de la documentation. Ceux-ci tendent bien à donner, dans un cadre cultuel, une valeur mémorielle à des fortifications sans doute déjà en ruines.

Fig. 12. – Photographie du niveau augustéen de circulation contemporain du mur-parapet MR1b au sommet du rempart du Castellar de Cadenet.

Cliché L. Damelet, CCJ-CNRS/AMU, 2008.

29En effet, issus de fouilles relativement anciennes, ces deux sites ont bien été rapidement mis en série109, mais il a fallu attendre une contribution récente pour qu’une analyse mémorielle leur soit attachée110. L’oppidum des Castels de Nages, qui prend donc la suite vers le début du iii^e siècle av. J.-C. de l’oppidum de la Roque de Viou, poursuit son existence jusqu’à la période augustéenne111 avec des quartiers abandonnés et ruinés et une rétractation de l’habitat autour d’un possible « fanum » (mais ce n’est pas celui-ci qui nous intéresse) du secteur A112. C’est à cette période que va se développer un petit lieu de culte restitué à partir d’un matériel cultuel découvert, en 1976, en zone H7 (fig. 13)113.

Fig. 13. – Localisation de la zone H7 sur l’oppidum des Castels à Nages.

Dans Fiches et Py, 1978, fig. 8.

30Après avoir servi de dépotoir, la zone vide en H7, une fois comblée, est restée inoccupée et probablement utilisée comme zone de passage alors qu’un escalier aurait mené au chemin de ronde d’une enceinte de l’âge du Fer. On comprend ainsi qu’aucun élément cultuel antérieur n’a été mis en évidence jusqu’ici dans ce secteur. Le dépotoir de mobilier cultuel vient alors se mettre en place contre le parement intérieur de l’enceinte n^o 2. Il occupe le centre de la zone H7, contre le parement du rempart et également, pour une partie, contre le mur ouest de la salle H4114. Sous un éboulis de pierres115 atteignant jusqu’à 2,5 m d’épaisseur et provenant de la ruine de la fortification, il a été rencontré, au centre de la zone H7, un niveau de cendres et de charbons (couche 2a) comprenant également de gros blocs provenant du rempart (figs. 14a-b).

Fig. 14a. – Plan du dépotoir d’objets cultuels de la zone H7.

Dans Fiches et Py, 1978, fig. 9.

Fig 14b. – Stratigraphie de la zone H7 sur l’oppidum des Castels à Nages.

Dans Fiches et Py, 1978, fig. 9.

31Cet horizon est le principal pourvoyeur des fragments de petits vases en pâte calcaire interprétés comme votifs et est daté entre le changement d’ère et 40 apr. J.-C.116. La stratigraphie du dépotoir a conduit les fouilleurs à restituer la situation originelle du lieu de culte au sommet de la tour monumentale de l’enceinte 2, peut-être sous la forme d’un édicule en bois incendié d’après la nature charbonneuse (couche 2a) de la stratigraphie. Cette tour est sans doute pour partie ruinée lorsque s’installe le lieu de culte qui va péricliter rapidement vers 20-40 apr. J.-C.117, soit un abandon contemporain du complexe de la Roque de Viou, deux sites de petite envergure établis au début de l’Empire sur les ruines de la fortification. La récupération de cette tour n’est pas fortuite : en effet, réalisée avec l’enceinte 2 (Nages 2 ancien) vers 250 av. J.-C., elle possède des dimensions deux fois supérieures aux autres, et peut être qualifiée de monumentale. Elle est installée sur le point culminant de l’oppidum de 4 ha et en son centre géographique. Enfin, malgré l’extension successive de la ville (enceinte 3 dès 200-175 av. J.-C.), elle sera toujours conservée, alors qu’une partie de l’enceinte à laquelle elle appartient tombera en désuétude118. La tour était donc vraisemblablement un point symbolique, en lien probable avec l’histoire de la communauté, expliquant le souci de préservation de ce secteur de la fortification malgré la perte d’un statut défensif.

32L’activité cultuelle en relation avec le dépotoir est replacée à une période où l’oppidum est totalement « déserté […] depuis quelques décennies119 ». Ce dépotoir vient ainsi se mettre en place sur les ruines d’une habitation abandonnée à la fin du i^er siècle av. J.-C. et appartenant pourtant à une des maisons les plus récentes de la phase Nages III final. On note également qu’aucun indice archéologique contemporain du dépotoir n’a été recueilli ailleurs sur l’oppidum120. Jusqu’à récemment, ces témoignages étaient replacés dans le cadre d’un « culte des hauteurs » au niveau de la tour monumentale E1, dernier élément en élévation121, sans proposer une lecture mémorielle. Il faut attendre le début des années 2000 pour lire l’étonnement de certains auteurs sur la « persistance de telles pratiques cultuelles dans une ville désertée en ruines » et proposer l’hypothèse d’un culte perpétuant la « mémoire collective des origines ou encore un quelconque mythe fondateur122 ». La notion de « lieux de mémoire » à propos de ce dépôt, mais aussi des « fanums » de Nages et du Roque de Viou, n’a été employée que deux fois, par C. Raynaud donc et L. Péchoux (2012). La tour monumentale a donc joui d’une valeur mémorielle (mais non cultuelle a priori) durant toute l’histoire de l’oppidum. Lorsque ce dernier se voit abandonné, cette valeur ne s’est pas immédiatement dissipée pour la communauté, sans doute alors regroupée dans la nouvelle agglomération au pied même de la colline des Castels. C’est sans doute ce que souligne le développement d’un lieu de culte à proximité ou sur le rempart et la tour, en son point le plus haut, visible et symbolique.

33Sur l’oppidum d’Ambrussum (Villetelle, Hérault), le dépotoir était aussi situé immédiatement en contrebas de la tour monumentale établie sur le point le plus élevé de la colline. 2 m au-devant de la tour 18, une concentration d’autels et d’objets votifs a été retrouvée à l’arrière d’un mur du i^er siècle av. J.-C. et sur une couche de terre sableuse et jaune interprétée comme provenant du remplissage de la tour123. Après une couche 3 liée à la construction du mur A, est venue donc se déposer cette couche 2, principal horizon livrant le matériel cultuel (fig. 15). Contenant de rares blocs du rempart, elle était riche en matériel très fragmenté mais caractéristique de pratiques cultuelles par ses proportions et son répertoire124. Enfin, ce niveau était scellé par l’éboulis du rempart (couche 1). À sa base, il a été retrouvé un grand autel, huit petits autels anépigraphes et huit fragments d’autels125 qui viennent confirmer le caractère cultuel d’une partie du mobilier au moins. Le matériel a été rejeté à la fin du règne de Tibère126. Le contexte de découverte du mobilier est secondaire d’après son caractère fragmentaire et on ne saurait définir précisément la localisation initiale de celui-ci. Toutefois, J.-L. Fiches propose de restituer un « lieu de culte de plein air […] situé sur le rempart abandonné127 ». Le rempart n’est plus entretenu depuis longtemps au début du i^er siècle apr. J.-C. ; il est en train de s’ébouler et donc impropre à la défense. Devenant même une zone de dépotoir, il a donc perdu son rôle de délimitation de l’espace urbain et sa monumentalité précédente ne serait plus porteuse de sens à l’époque romaine selon J.-L. Fiches (1980, p. 142). Peut-on tout de même penser qu’il soit toujours porteur d’une mémoire ? Réalisée avec le reste de l’enceinte entre 250 et 175 av. J.-C. (fig. 16), la Tour 18 pourrait avoir été monumentalisée en grand appareil128.

Fig. 15. – Plan et relevé stratigraphique du sondage au-devant de la tour 18 de l’oppidum d’Ambrussum (Villetelle).

Fiches et Py, 1978 fig. 2.

Fig. 16. – Plan général d’Ambrussum (Villetelle) avec l’oppidum et le quartier bas.

DAO I. Bermond, Y. Manniez et V. Mathieu dans Fiches et Py, 2002, fig. 4.

34La tour monumentale 17, à 20 m plus au nord, n’est réalisée que plus tard dans le courant du ii^e siècle av. J.-C.129. Lorsque se met en place le dépotoir d’objets cultuels, le rempart est donc en état d’abandon, à l’exception de l’entrée principale qui a été restaurée à la période augustéenne. Néanmoins, contrairement à Nages, même s’il existe aussi un quartier bas faisant office de station sur le réseau de communication130, la ville elle-même est toujours occupée à la date du rejet du matériel et ce à proximité immédiate131. On observe même un renouveau de l’habitat intra-muros au milieu du i^er siècle apr. J.-C. Il faut donc se résoudre à placer le lieu de culte certes sur une enceinte en ruines, mais sur un oppidum toujours occupé. L’abandon du quartier intervient uniquement à la fin du i^er siècle apr. J.-C.132. Les archéologues ont retenu là encore plutôt la localisation sur une hauteur pour expliquer l’implantation du lieu de culte133 le replaçant dans le cadre d’un « culte de hauteur » dans les premières décennies du i^er siècle apr. J.-C.134 tout en lui attribuant un « statut particulier135 » en raison de sa relation au rempart en ruines. Un statut que l’on est tenté de qualifier de mémoriel.

⁂

35L’absence de documentation quant à une éventuelle origine dans l’âge du Fer de ces sanctuaires d’époque romaine sur des oppidums abandonnés peut s’expliquer par les trop rares fouilles, de plus souvent anciennes et présentant des stratigraphies bouleversées. Bien qu’il me semble stimulant de réfléchir à une continuité plus complexe ou indirecte liée à la récupération voire la manipulation du passé, on peut également proposer une simple lecture de continuité d’un lieu de culte. Mais il demeure toujours pertinent de s’interroger sur le pourquoi de cette continuité alors que d’autres sanctuaires de la fin de l’âge du Fer sont abandonnés avec leurs habitats. Pour cela, il a été établi la grande variété des oppidums concernés, dont la superficie n’indique pas a fortiori le statut. Il s’agit très souvent également d’anciens habitats fortifiés qui dominent le nouveau pôle de l’occupation qui prend la forme d’une agglomération secondaire d’époque romaine. Un autre regard a été porté sur la valeur qu’il faut accorder aux fortifications, restaurées ou en ruines, dans la perception du lieu de culte à l’époque romaine. Des cas, certes rares, mais sans doute parce que nous sommes aussi dans un angle mort de la recherche, semblent démontrer un possible discours mémoriel tenu par les populations environnantes. Une lecture mémorielle et identitaire, dont le cas le plus éclairant est celui de Cadenet et sa divinité Dexiva, peut être en jeu pour expliquer ces lieux de culte sur d’anciens habitats abandonnés au profit souvent d’agglomérations de bas de versant proche. Ce phénomène n’est pas propre à la Gaule narbonnaise et d’autres exemples des Gaules romaines136 comme Corent, Gergovie ou Bibracte137 sont éclairants et interrogent le poids de ces habitats dans la mémoire et l’identité des communautés concernées.

36Quand ils sont suffisamment connus, les sanctuaires sur oppidums en Gaule narbonnaise se révèlent relativement modestes, le plus vaste paraissant finalement être celui du Lardiers. Mais la taille des oppidums n’apparaît pas démesurée par rapport à ces sanctuaires. Sous la forme d’une première impression, demandant une étude ultérieure plus fine, en Gaule Chevelue, on retient que ces sanctuaires de Bibracte, de Gergovie voire de Corent demeurent aussi tout à fait modestes par rapport à la taille et au statut de ces « capitales » de peuples, mais aussi par rapport aux « grands sanctuaires civiques » que connaissent les Trois Gaules (Vieil-Evreux, etc.). Le processus mémoriel en Gaule romaine existe bel et bien, mais il n’est vraisemblablement pas majeur à l’échelle de la cité.