Introduction de la deuxième partie
p. 185-186
Texte intégral
1Concevoir l’Église chrétienne des deux derniers siècles du Moyen Âge comme une institution homogène et immuable serait faire fi de la diversité de formation et de statuts des hommes qui la composent, mais aussi des évolutions, des adaptations et des volontés de réforme qui apparaissent en son sein. Dès lors que l’on considère les discours sur les vices et les péchés tenus en Bretagne durant les xive et xve siècles, on ne peut que constater la multiplicité des types de production et la variété des approches, même si le but à atteindre est identique : marteler un message moralisateur auprès du plus grand nombre. Tous les détenteurs de l’autorité ecclésiale, quels que soient leur fonction (séculiers ou mendiants) et leur rang (évêques, prêtres) dispensent un enseignement sur le mal et la faute dont la forme dominante est la parole. Ils recourent à plusieurs canaux de diffusion : le prône de la messe, la prédication, les représentations théâtrales et la confession obligatoire. À travers ce polymorphisme des discours, l’oralité publique et collective est la clef de voûte de la transmission du message moral, renforcée à l’occasion par l’interaction individuelle entre les hommes de Dieu et les fidèles, sous la forme de l’inquisition de la confession et, plus rarement, le dialogue intime et silencieux entre l’auteur d’un traité et son lecteur, dont on conçoit aisément qu’il appartienne à une élite économique et culturelle. Encore fallait-il prendre en compte la diversité linguistique du duché de Bretagne : le latin des clercs est adapté en un moyen-français mâtiné de gallo pour les habitants de la Haute-Bretagne, tandis que l’effort d’adaptation linguistique va jusqu’à traduire, voire créer une pastorale en moyen-breton pour les naturels de Basse-Bretagne.
2À la fin du Moyen Âge, cette pastorale de l’interdit1 se double d’une morale en images. En effet, la Bretagne est alors marquée par un élan de constructions qui a peu d’équivalents dans le reste de la France : le gothique flamboyant se déploie dans tout le duché, des cathédrales aux calvaires, des églises paroissiales aux chapelles de campagne2. Ce bouleversement du panorama architectural de la région s’accompagne d’une floraison iconographique inconnue depuis celle du xiie siècle roman : les images envahissent les édifices, aussi bien les murs extérieurs que le mobilier et les charpentes intérieurs. Dans cette frénésie de représentations, les sculptures prennent à nouveau une part prédominante3. Le discours religieux se déploie largement autour des figures bibliques de l’Ancien Testament, des épisodes néotestamentaires, mais aussi du culte des saints, universaux ou locaux. En même temps, de nombreuses scènes ne reflètent qu’une réalité triviale, qui semble ne renvoyer qu’à un vécu joyeux ou tragique. Très souvent qualifiées d’art profane, en vertu d’une opposition anachronique entre deux mondes que les médiévaux perçoivent comme interpénétrés et vivent dans une indistinction, ces créations sont porteuses de catégories morales, dont l’Église se fait le fervent promoteur et le sévère garant.
3Quelles sont les thématiques dominantes du discours moralisateur de l’Église chrétienne dans son exigence d’édification des foules bretonnes ? Dans quelles mesures participent-elles de l’ambiance morale en Occident à « l’automne du Moyen Âge » ? Nous avons opté pour une séparation entre les deux supports majeurs de cette pastorale des vices, en distinguant la norme morale qui se dit de celle qui se voit car, hormis dans le théâtre, les deux formes de discours sont rarement associées dans une démarche audiovisuelle. Pour autant, après avoir montré séparément les spécificités deux types de sources, nous analyserons les grandes constantes discursives, qu’elles désignent les clercs ou les laïcs, qu’elles touchent l’espace privé ou les lieux publics, qu’elles concernent le monde profane ou l’Ecclesia. Dès lors, un bilan des connexions entre toutes les modes d’énoncés pastoraux sera possible pour cerner les fondamentaux du discours moral de l’Église du bas Moyen Âge.
Notes de bas de page
1 Pour paraphraser l’expression de « pastorale de la peur » de Jean Delumeau, Le péché et la peur. La culpabilisation en Occident, xiiie-xviiie siècles, Paris, Fayard, 1983, p. 365.
2 Voir A. Mussat, Arts et cultures…, op. cit., p. 85-127. J.-P. Leguay et H. Martin, Fastes…, op. cit., p. 345-353, indiquent par ailleurs une nuance géographique en faveur de la Basse-Bretagne, encore plus transformée par cette fièvre de constructions.
3 On ne connaît qu’une part infime de la production peinte de la fin du Moyen Âge breton, qu’il s’agisse des vitraux ou des peintures murales. Voir Françoise Gatouillat et Michel Hérold, Les vitraux de Bretagne, Rennes, PUR, 2005 ; Xavier Barral i Altet, « Décor peint et iconographie des voûtes lambrissées de la fin du Moyen Âge en Bretagne », Comptes-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 131-3, 1987, p. 524-567 ; Roger Blot, Géraldine Fray et Didier Jugan, « Bretagne entre xiiie et xive siècle, un patrimoine méconnu : iconographie et peinture murale », dans Géraldine Victoir, Christian Davy, Christine Leduc-Gueye, Anne Vuillemard (dir.), 1994-2014, Vingt années de découvertes de peintures monumentales. Bilans et perspectives, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2018, p. 141-168 ; Christian Davy, Didier Jugan, Christine Leduc-Gueye, Christine Jablonski et Cécile Oulhen (dir.), Peintures monumentales de Bretagne. Nouvelles images, nouveaux regards du Moyen Âge à nos jours, Rennes, PUR, 2021.
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