Introduction de la première partie
p. 37-40
Texte intégral
« L’esprit d’orgueil est mauvais, mais la simulation de l’humilité est pire. L’esprit de vaine gloire est mauvais, mais la simulation de la sainteté est pire. L’esprit d’envie est mauvais, mais la simulation de la charité est pire. L’esprit de cupidité est mauvais, mais la simulation de la miséricorde est pire. L’esprit de colère est mauvais, mais la simulation de la patience est pire. L’esprit de gourmandise est mauvais, mais la simulation de l’abstinence est pire. L’esprit de luxure est mauvais, mais la simulation de la chasteté est pire. De tous ces maux appris et connus, manifestes et simulés, servante du Christ, garde-toi. En effet, la vertu est un milieu entre les vices. Vois à ne rien faire de trop. Tout ce qui est excessif se change en vice1. »
1Comment mieux entrer au cœur du péché, si ce n’est par cette exhortation de Robert ďArbrissel adressée en 1109 à la comtesse de Bretagne Ermengarde2 ? Le célèbre ermite breton, prédicateur et réformateur, fondateur de l’abbaye de Fontevraud, débute sa lettre par un avertissement sur le danger des vices : il construit un septénaire des péchés par l’opposition terme à terme des vices et des vertus, renvoyant ainsi à deux schémas en apparence fort classiques. Pourtant, il ne reprend pas à son compte le modèle de la psychomachie définie comme une opposition frontale entre le Bien et le Mal : pour Robert d’Arbrissel, la frontière entre les deux est extrêmement ténue et la recherche de la vertu peut facilement conduire au vice3. Dans sa formulation de ces couples d’oppositions entre vices et vertus, l’ermite s’est inspiré d’un passage du Livre des promesses et des prédictions de Dieu, rédigé au milieu du ve siècle par l’évêque de Carthage Quotvultdeus4. La simulation des vertus est le révélateur de l’hypocrisie que Robert d’Arbrissel considère finalement comme le pire des péchés, puisqu’il génère tous les autres : « la vertu est un milieu entre les vices ». Il emprunte aussi au schéma du septénaire des vices de Grégoire le Grand de la fin du vie siècle, qui s’impose pendant plusieurs siècles dans l’Occident chrétien : la liste composée par le réformateur breton en est très proche, puisqu’il place au sommet l’orgueil, dont dérivent les autres péchés à commencer par la vaine gloire, tandis qu’il s’achève par les deux vices charnels, la gourmandise et la luxure. En revanche, Robert d’Arbrissel ne respecte pas l’ordre exact des péchés de Grégoire le Grand et surtout n’incorpore pas la tristesse dans sa litanie des vices.
2Bien qu’influencé par les écrits de ces deux auteurs de l’époque patristique, Robert d’Arbrissel en est venu à concocter une exhortation personnalisée à sa noble destinatrice. La question a été posée de savoir pourquoi il a débuté sa lettre-sermon par une telle mise en garde. « Ermengarde serait-elle coupable, à ses yeux, d’un ou de plusieurs vices ? Ou, pire encore, simulerait-elle l’une ou l’autre des vertus qui leur sont opposées ? S’agit-il plutôt d’une mise en garde globale, ou d’une invitation à la modération dans la vie exigeante que s’imposerait Ermengarde ? C’est ce que semble suggérer l’appel à garder la mesure, un juste milieu en tout5. » Bien que pertinent pour connaître les exigences de piété proposées à des laïcs dévots, un tel questionnement n’est pas celui qui nous préoccupera ici. Considérer la place tenue par le péché dans les discours portés et conservés en Bretagne au xiie siècle permet de montrer la fabrique d’une morale chrétienne normative, révélatrice à sa manière de l’idéologie de réforme de l’Église et de la société chrétienne, alors en cours d’imposition dans le duché de Bretagne comme dans le reste de l’Occident chrétien. Ce que l’on nomme traditionnellement la réforme « grégorienne » renvoie d’abord à un mouvement initié par les papes de la seconde moitié du xie siècle, afin de rétablir une unité de l’Eglise latine autour de la papauté, lui redonner une indépendance face aux empiétements des pouvoirs temporels, mais aussi dans le but de réformer les mœurs du clergé pour mieux affirmer sa centralité dans le contrôle du sacré et imposer de nouveaux modèles de comportements aux laïcs6.
3Pour appréhender cette norme morale et les distinctions identitaires qu’elle produit, il ne sera pas question de traités théologiques ni de récits de prédicateurs sur les péchés, pas plus que de représentations iconographiques entrant dans le schéma traditionnel de la lutte entre vices et vertus, tout simplement parce que ces sources sont absentes de la production bretonne de ce temps. Nous porterons dès lors notre attention sur les représentations des vices à travers la matérialité de nombreuses sculptures religieuses dispersées dans les modestes édifices romans de la péninsule et l’intellectualité de schèmes littéraires développés par trois évêques ayant officié en Bretagne au cours du xiie siècle. Ces matériaux disparates présentent l’avantage d’offrir un regard complémentaire sur les représentations et les valeurs morales à l’honneur dans le discours des clercs. Les auteurs et promoteurs de ces œuvres sont en effet pour la plupart des membres du clergé de Bretagne, mais ils ne se situent pas au même degré de la hiérarchie : Marbode de Rennes, Baudri de Bourgueil et Étienne de Fougères sont évêques en Bretagne, les deux premiers fortement influencés par la culture monastique, le dernier un courtisan averti des enjeux de pouvoir, mais tous les trois sont de fins connaisseurs de la culture antique et chrétienne ; quelques-uns de leurs confrères ont pu être commanditaires de certaines pièces sculptées dans les cités épiscopales de Nantes, Saint-Malo ou Tréguier, tandis que le clergé local a largement participé à l’élaboration de programmes ou de motifs sculptés, peut-être parfois en collaboration avec des laïcs de haute naissance.
4Les sources retenues pour ce xiie siècle breton n’emploient certes pas le même registre sémantique et ne recherchent pas les mêmes effets : les poèmes latins de Marbode et Baudri sont des productions à forte tonalité chrétienne, mais marquées néanmoins par de nombreux topoi issus de la redécouverte de la culture antique au sein des cercles monastiques et des écoles cathédrales ; le Livre des manières d’Étienne de Fougères est un ouvrage consacré aux états du monde, soumis à des normes poétiques contraignantes et destiné à une lecture à voix haute ; les images sculptées obéissent à des conventions iconographiques spécifiques et s’insèrent dans un contexte ecclésial ouvert à tout public. Ces discours sont fondés soit sur la lecture silencieuse, soit sur les codes de la transmission orale, ou encore sur les logiques du visuel ; ils ne s’adressent donc pas aux mêmes destinataires : une élite de dignitaires ecclésiastiques, des princes, princesses et courtisans lettrés constitue le lectorat des poèmes des trois évêques, alors qu’un public plus élargi composé de laïques comme de religieux est visé par les sculptures ornant les églises rurales et urbaines.
5Produites dans l’espace du duché de Bretagne, ces sources privilégient néanmoins la partie orientale de la région, puisque les trois évêques exercent leur magistère dans les cités de Rennes ou Dol, tandis que la majorité des représentations de péchés est localisée en Haute-Bretagne et beaucoup moins en territoire bretonnant, à l’ouest de la péninsule. Le contexte d’élaboration de ces œuvres correspond en fait à un large xiie siècle : il débute dans les dernières années du xie siècle par les poésies latines de Marbode et Baudri ; il est traversé de multiples sculptures produites à l’ère romane dans la péninsule ; il est marqué par la rédaction du Livre des manières par l’évêque de Rennes Étienne de Fougères dans les décennies 1170, avant de s’achever avec les piliers circulaires sculptés dans la collégiale Saint-Aubin de Guérande, peut-être au tout début du xiiie siècle. Cette fenêtre chronologique a d’autant plus d’intérêt qu’elle se situe avant la normalisation du début xiiie siècle imposée par les décisions du concile de Latran IV de 1215, décrétant la pratique obligatoire de la confession des péchés, et qu’elle précède le développement spectaculaire d’une vaste littérature théologique et pastorale sur le septénaire des péchés.
6La cohérence interne à chacune de ces productions n’incite évidemment pas à une recherche des interactions, des emprunts ou citations entre les deux modes discursifs, d’autant que cette tache peut s’avérer aléatoire et finalement peu productive. Pour autant, leur dénominateur commun est bien de développer un discours complexe sur le péché, autrement dit de déterminer des formules classificatoires et hiérarchisées de la présence du mal dans la société. Ces créations proposent un conglomérat conceptuel destiné à susciter la culpabilisation des imaginaires collectifs et des consciences individuelles, agissant comme un vecteur majeur de diffusion de valeurs nouvelles ou de conceptions réactivées dans le cadre de la réforme « grégorienne ». Elles sont avant tout destinées à mettre en exergue une morale rénovée, afin de permettre la mise en application de pratiques publiques et privées, sociales, familiales ou individuelles, aussi bien de nature économique, culturelle que politique, mais toujours en conformité avec la norme définie par l’Église. Quel est donc le contenu de cette idéologie du péché que le pouvoir spirituel tente d’imposer au cours de ce long xiie siècle ? Quelle hiérarchisation des péchés l’Église « grégorienne » présente-t-elle à travers les discours littéraires et iconographiques ? À quelles catégories de la société féodale s’adresse les niveaux de discours de son message moral fondé sur la dénonciation des péchés ?
7Le premier temps de l’analyse sera consacré aux poèmes latins composés par Marbode de Rennes et Baudri de Bourgueil, deux clercs ligériens devenus évêque en Bretagne dans le premier quart du xiie siècle. Leur œuvre est en effet traversée par la hantise du péché, qui se décline selon plusieurs configurations : elle est mise en exergue par des personnages de la mythologie antique fonctionnant comme autant de figures d’avertissement ; elle se déploie dans le temps présent selon des logiques d’âges et de genres, mais elle n’épargne en rien l’Église et ses représentants. Dans un deuxième temps, grâce au Livre des manières d’Étienne de Fougères, membre du premier cercle du pouvoir Plantagenêt, devenu évêque de Rennes dans les années 1170, il s’agira de décrypter l’imaginaire peccamineux d’une société. Car ce long poème composé en ancien français est traversé par la présence obsessionnelle du péché dans l’ensemble de la hiérarchie sociale, dans le cadre fermé des ordres et des genres, chacun d’eux étant peu ou prou sous la menace du péché ou déjà tombé sous son emprise. Enfin, grâce à la constitution d’un corpus de sculptures figurant le péché dans tous ses états, un panel de personnages emblématiques et un éventail de situations problématiques seront déterminés, afin de mieux appréhender les logiques discursives de l’Église face à la présence du mal au sein de la société bretonne du xiie siècle. Ce contexte spatio-temporel ne doit cependant pas être conçu comme un cas singulier, mais être appréhendé comme un microcosme révélateur de l’ensemble des inquiétudes associées au péché dans l’Occident latin, au temps de la lente mise en application de la réforme « grégorienne ».
Notes de bas de page
1 Pour le texte en latin, voir Jacques Dalarun, Geneviève Giordanengo, Armelle Le Huërou, Jean Longère, Dominique Poirel et Bruce L. Venarde, Les deux vies de Robert d’Arbrissel fondateur de Fontevraud. Légendes, écrits et témoignages, turnhout, Brepols, 2006, p. 433-479, part. p. 460-461.
2 Amy Livingstone, « Extraordinairement ordinaire : Ermengarde de Bretagne, femmes de l’aristocratie et pouvoir en France au Moyen Âge, v. 1090-1135 », ABPO, 121-1, 2014, p. 7-25.
3 Richard Newhauser, « On Ambiguity in Moral Theology: When the Vices Masquerade as Virtues », Sin: essays on the moral tradition in the Western Middle Ages, Aldershot, Ashgate Publishing, 2007, p. 377-402.
4 Quodvultdeus, Liber promissionum et praedictorum Dei, 2e partie, chap. xxxix-xc, éd. René Braun, dans Quodvultdeus, Opera, Turnhout, Brepols, 1976, p. 153.
5 J. Dalarun et alii, Les deux vies…, op. cit., p. 455.
6 La réforme dite « grégorienne » a connu un renouvellement de perspective depuis quelques décennies et un foisonnement historiographique très visible en Bretagne. Voir Florian Mazel, « La “réforme grégorienne” en Bretagne entre Église, religion et société : les avatars historiographiques d’une vieille question », MSHAB, 2022, t. C, vol. 1, p. 191-209.
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