1« Sans la catégorie de péché, la civilisation médiévale est littéralement impensable. » Cette affirmation, que Laurent Guitton place en conclusion de son livre, est en fait le présupposé et le moteur de sa longue recherche, qui s’inscrit pleinement dans une production littéraire sur le thème du péché envisagé comme pièce indispensable du panorama culturel du Moyen Âge, qui depuis quelque temps s’est fortement intensifiée. Depuis les travaux pionniers de Morton Bloomfield, la reconnaissance du péché comme objet historiographique a en effet connu au cours des dernières décennies une accélération et un profond renouveau qui touche à différents domaines de recherche, de la pensée théologico-morale – lieu de naissance de la notion de péché – à l’analyse anthropologique, de l’étude des normes sociales et des institutions à l’enquête psychologique des émotions individuelles et collectives ; une histoire qui peut être reconstituée non seulement grâce à une vaste typologie de sources écrites (textes religieux, juridiques ou littéraires), mais qui utilise pleinement le riche patrimoine d’images que la culture médiévale nous a laissé en héritage (peintures, sculptures, miniatures). La fabrique de la morale représente l’aboutissement d’une recherche que Laurent Guitton mène depuis plusieurs années sur la culture bretonne en tant que laboratoire et étude de cas d’un système complexe qui permet d’identifier les grandes lignes d’un travail de normalisation de la société sur plus de quatre siècles, de la fin du xi^e au début du xvi^e siècle. Ce livre vient ainsi enrichir une historiographie foisonnante dont l’introduction fournit un riche tableau.

2L’idée que les péchés sont les éléments constitutifs de cette fabrique de la morale représente une sorte de fil rouge qui accompagne les recherches de Laurent Guitton, à commencer par sa thèse monumentale, soutenue en 2014, Pouvoir et société au miroir des vices. Représentation des péchés, normes et identités dans la Bretagne médiévale (xii^e-début xvi^e siècles), puis dans l’ouvrage publié en 2017, La malédiction des sept péchés. Une énigme iconographique dans la Bretagne ducale. Ce livre présentait, à travers une enquête presque policière, la grande « découverte » de Laurent Guitton, l’interprétation de trois sculptures bretonnes datant de la fin du Moyen Âge, qui mettent en scène un pécheur soumis à plusieurs tourments dont chacun est la punition d’un des sept péchés capitaux. L’analyse de ces images, la contextualisation de leur production et l’investigation de leur fonction sociale ont permis non seulement de décoder ce qui semblait être une véritable « énigme », mais aussi de montrer toute la valeur politique d’une iconographie absolument unique. En continuité avec cette enquête, qui a mis en valeur le caractère exceptionnel de ces sculptures de Dinan, Saint-Léry et Batz-sur-Mer, La fabrique de la morale élargit énormément l’horizon de recherche et propose une revue presque exhaustive des sources écrites et iconographiques bretonnes sur le thème du péché, dans le but d’illustrer un ensemble de représentations morales largement instrumentalisées par les pouvoirs institutionnels, « afin de soumettre la société à des normes de comportements fondés sur la fabrication d’identités sociales stigmatisées ». En contournant les problèmes plus strictement théologiques qui animent le débat scolaire sur la définition du péché et les différentes manières de le classer, Laurent Guitton se concentre sur le processus de construction de modèles et de normes de comportement et met en évidence le caractère dynamique et fluide des concepts moraux qui se cache derrière l’apparente fixité des schémas et des classifications. Véritables « briques » de la « fabrique de la morale », les divers péchés révèlent derrière les dénominations établies par la tradition – surtout les sept péchés capitaux, mais aussi d’autres péchés secondaires qui ont toujours été stigmatisés par les moralistes – des histoires et des contextes très variés, et deviennent l’instrument de projets politiques, sociaux et ecclésiaux à chaque fois différents.

3Cet objectif sous-tend et explique la structure complexe du volume qui, se développant toujours sur la double voie de la littérature moralisante et de l’iconographie, isole trois noyaux thématiques, correspondant à une scansion en partie chronologique, en partie sociologique. La première partie du livre reconstitue le discours moral développé par la culture bretonne au xii^e siècle, coïncidant avec l’acte de naissance de la théologie du péché et une attention pastorale croissante au problème du contrôle des coutumes. Les écrits de trois évêques bretons importants, Marbode de Rennes, Baudri de Bourgueil, Etienne de Fougères, fournissent une véritable mine pour reconstruire le panorama d’une société assiégée par différents types de péchés, parmi lesquels domine le couple avarice-luxure, qui trouve une correspondance ponctuelle dans les nombreuses représentations des vices de la sculpture romane. La prévalence, toujours dans les images, du thème de la luxure et de l’avarice répond certainement à la plus grande facilité de représenter plastiquement ces types de vices : il suffit de penser aux nombreuses sirènes qui affichent leurs attributs sexuels ou aux figures féminines tourmentées en enfer par des animaux qui s’attaquent à leur corps, ou à l’iconographie très répandue de l’usurier avec le sac suspendu autour du cou. Mais ces choix iconographiques confirment et renforcent aussi l’hypothèse de base élaborée à partir des textes écrits : le discours moral n’est pas confié à un schéma organisé de vices, il ne prévoit pas non plus un péché dominant, mais suit plutôt les lignes de la réforme grégorienne, qui visent à condamner les péchés les plus répandus parmi le clergé et donc les plus dangereux pour la communauté ecclésiale, à savoir la simonie et le nicolaïsme. Un message qui, même s’il est adressé aux laïcs, semble donc surtout viser à rappeler l’ordre intérieur de l’Église à travers une réforme minutieuse des coutumes du clergé.

4La seconde partie du volume impose un saut de plus d’un siècle. Laissant de côté délibérément le débat théologique qui s’est développé au xiii^e siècle autour de la définition et de la classification des péchés, Laurent Guitton vérifie plutôt l’impact produit sur la production littéraire des xiv^e et xv^e siècles, moment où le discours sur les vices s’intensifie et s’étend dans une perspective politique. L’analyse d’une série de textes, rédigés en latin, en français ou en breton, qui donnent beaucoup d’espace au thème du péché (synodales, en premier lieu le Synodal de l’Ouest, composé au début du xiii^e siècle, mais systématiquement repris dans les décennies suivantes, sermons, manuels de confession) démontre un recours assez limité aux classifications traditionnelles, à l’avantage plutôt d’une sociologie normative très articulée qui vise à signaler les vices professionnels, notamment ceux liés à l’échange et à la circulation de l’argent, et à stigmatiser les occasions de socialisation qui favorisent la naissance de divers péchés. Le développement parallèle du thème du péché dans la sculpture, étudié à travers un corpus de cinquante sites avec une ou plusieurs sculptures concentrés principalement en Basse-Bretagne, permet de confirmer les grandes lignes du programme proposé par ce travail massif de moralisation et de parler d’un véritable triomphe de la pastorale du péché à la fin du Moyen Âge : l’accent mis sur les vices charnels, qui passe aussi par la distinction de genre (convoitise des femmes, gourmandise et ivresse des hommes) a pour objectif de proposer une morale rigoriste centrée sur une régulation rigide des pulsions corporelles, qui tend non seulement à isoler clairement le statut clérical de l’univers des laïcs, mais aussi à condamner tous ces comportements qui remettent en question le rôle de l’Église comme garante de l’harmonie sociale. Soulignant le rôle des sacrements et élargissant énormément la notion de sacrilège, les textes produits par les clercs sur deux siècles tracent une ligne de démarcation claire qui sépare personnes, lieux et temps sacrés de toute occasion de sociabilité profane et repousse dans l’univers bigarré du péché les espaces laïques, surtout ceux liés au loisir et à la fête.

5La troisième partie du volume isole une typologie particulière de genres littéraires qui focalise l’attention sur le monde de la cour, presque absent de la pastorale « commune ». Dans les miroirs des princes et les chroniques écrites par trois générations d’écrivains liés à la cour bretonne entre les xiv^e et xvi^e siècles, la catégorie du péché devient un instrument pour dénoncer les réalités historiques contemporaines, mettant en évidence les vices des gouvernants et gouvernés, de la corruption des juges à l’adulation des courtisans, de la colère des rois à l’avidité des prélats. Pour compléter idéalement cette partie, il faut revenir à l’analyse menée dans la Malédiction des sept péchés qui confirme l’inflexion particulière du discours sur le péché par rapport au monde de la cour et la valeur fortement politique qui sous-tend le discours moral véhiculé par les textes et les images. Si les trois sculptures analysées dans ce volume révélaient de manière frappante le climat culturel très particulier qui domine la cour ducale de Bretagne, l’analyse systématique de la littérature liée à cette cour montre tout aussi clairement la particularité d’un discours moral construit en fonction des ducs, ou en tout cas adressé à eux. Des péchés menaçants pour le pouvoir, comme la lèse-majesté et la trahison, se transforment de plus en plus en crimes, tandis que les péchés des princes eux-mêmes voient leur gravité s’estomper, comme dans le cas de la colère, qui manifeste un aspect royal totalement positif, ou de la gourmandise, un péché par définition inapplicable à une classe sociale qui fait du somptueux banquet un marqueur de statut. Dans le même temps, les reconstructions historiques véhiculées par les chroniques visent à mettre en évidence la bonté des princes bretons et à stigmatiser les péchés des gouvernants voisins, principalement les rois de France et d’Angleterre, dénonçant ouvertement l’arrière-plan politique de la morale de cour.

6L’enquête sur le « cas » de la Bretagne fournit sans aucun doute, grâce au très riche dossier de textes et d’images, un aperçu presque unique du statut moral d’une vaste et importante région au cours des siècles médiévaux. Mais l’analyse systématique et savante des documents bretons menée par Laurent Guitton représente également une contribution importante à l’historiographie du péché au Moyen Âge de manière plus générale et confirme la fécondité d’une approche anthropologique de ce thème. Objet multiforme, qui se prête à une pluralité de vues – de l’enquête théologico-morale à la sociologie, de l’approche psychologique à l’approche politique – le péché représente le point fort d’une recherche historique qui vise non seulement à reconstruire les systèmes de valeur d’une société particulière, mais essaie aussi, même dans les limites de la documentation, de jeter un regard sur le comportement réel des hommes et des femmes d’autrefois.

7Bon nombre des résultats qui émergent des recherches de Laurent Guitton apportent des confirmations presque évidentes, mais néanmoins importantes, d’hypothèses déjà répandues : par exemple, le rôle central et presque exclusif des femmes dans la dynamique du péché de luxure, ou la centralité du péché d’avarice, qui, sur le terrain théologique, se dispute depuis des siècles avec l’orgueil la primauté dans le système des vices, ou encore l’accent mis sur la gravité des péchés de la langue, qui ont été mis en évidence depuis le xii^e siècle comme une catégorie d’infractions aussi répandues que dangereuses. Dans d’autres cas, les données issues des documents bretons semblent aller à contre-courant de l’image fournie par des sources différentes : il en va ainsi de la présence modeste du septénaire des péchés capitaux dans la littérature et l’iconographie bretonnes (hormis les cas exceptionnels de sculptures analysées dans La malédiction), ce qui semble réfuter l’idée d’un « triomphe du septénaire » attesté par de nombreuses œuvres pastorales jusqu’au xv^e siècle et au-delà. Peu intéressés par les problèmes de classification des vices qui ont fasciné théologiens et moralistes entre les xii^e et xv^e siècles, les auteurs bretons, tout en utilisant des dénominations bien établies, décrivent un univers de fautes qui apparaît fragmenté et désordonné, focalisant davantage l’attention sur les différentes catégories sociales que sur une taxonomie abstraite des péchés. Dans cette pulvérisation de l’univers des péchés, les vices se montrent sans aucun ordre particulier et semblent s’inscrire avec difficulté dans la structure ordonnée du mal avec laquelle pendant des siècles les clercs ont essayé de décrire et de réprimer les comportements déviants. Ainsi, l’enquête iconographique systématique réduit drastiquement le nombre de sculptures des églises bretonnes qui peuvent être interprétées comme des représentations de péchés capitaux dans leur totalité, mais même dans les textes écrits passés en revue, la référence au septénaire est souvent absente. En plus, certains des vices sont très peu représentés, comme l’envie, qui est évoquée presque exclusivement en relation avec le péché de médisance qui sévit dans les cours ; c’est aussi le cas de l’acédie, qui ayant perdu toute référence à son lieu d’origine, le monde monastique, n’apparaît qu’occasionnellement en association avec la représentation de la gourmandise dans les sculptures qui montrent un homme endormi après un grand repas et une libation abondante, ou bien est évoquée, encore une fois dans sa forme « laïque » de paresse, dans un contexte complètement différent pour stigmatiser les souverains fainéants.

8Cependant, le pouvoir évocateur de ces sept noms, dans lesquels Cassien et Grégoire le Grand avaient pensé pouvoir enfermer l’univers des fautes, reste intact. Même si le septénaire des vices à la fin du Moyen Âge semble avoir perdu sa solidité – d’ailleurs en lien avec la désaffection progressive de ce système de classification qui traverse les textes des théologiens – les péchés individuels survivent et, s’adaptant à des milieux et des sujets divers, révèlent une fois de plus leur polyvalence inépuisable et leur capacité à réguler un monde en constante évolution. La pratique de l’usure, la corruption des juges, le non-paiement de la dîme, la dépossession des sujets sont des comportements qui renvoient à des contextes sociaux très différents, mais aux yeux des moralistes du xii^e au xvi^e siècle ils signalent un seul péché, celui de l’avarice ; de même qu’une pluralité de péchés, allant de l’adultère à la prostitution, de la séduction féminine à la sodomie, peuvent être qualifiés de luxure, de même, il existe de nombreuses déviances qui se cachent derrière l’étiquette des autres péchés capitaux. L’accent mis sur l’un ou l’autre de ces péchés varie selon les époques, les espaces géographiques, les milieux sociaux, configurant des fautes d’une plus ou moins grande gravité, qui dans certains cas dépassent les limites du discours moral et se traduisent en véritables crimes de pertinence juridique plutôt que religieuse. Mais l’utilisation des formules consolidées des péchés capitaux permet mieux que tout autre expédient rhétorique de synthétiser le processus psycho-physiologique complexe qui sous-tend tout comportement s’écartant de la norme et de comprendre en même temps les modalités de codification et de diffusion de la norme elle-même. Paradoxalement, le processus de sécularisation de la morale qui marque le passage du Moyen Âge à l’ère moderne est impensable en dehors de la catégorie théologique du péché. Bref, les péchés sont, pour conclure avec les mots de l’auteur, « une clé pour comprendre le monde et son évolution ».