Épilogue. Le poids du passé, les prémices de l’avenir
p. 345-370
Texte intégral
1Présentant, il y a quelques années, la conclusion d’un ouvrage collectif consacré aux aspects de la « romanisation » dans l’Est de la Gaule, j’avais mis en exergue deux témoignages archéologiques qui provenaient l’un et l’autre de fouilles que j’ai dirigées1 : sous le règne de Tibère, on construisait encore, à Alésia, trois quarts de siècle après la célèbre bataille, un segment de murus gallicus pour renforcer l’accès oriental de l’oppidum, à l’instar des Anciens qui s’étaient battus à ce même endroit contre les légions de César ; dans le même temps, ou peu s’en faut, des soldats romains débarquaient à Oedenburg, sur les rives du Rhin, un sac de poivre dont on a retrouvé un petit grain, une trouvaille rarissime s’agissant d’un produit périssable et très coûteux dont on n’a que très peu d’exemples archéologiques. Ce poivre, à l’époque, venait d’Inde. Il avait accompli un long périple maritime qui l’avait conduit à l’entrée du Bab-el-Mandeb avant de remonter vers le nord de la mer Rouge. Arrivé sur la côte égyptienne, il avait été débarqué, soit à Bérénice, soit à Myos Hormos (mod. Quseir al-Qadim), puis confié à une caravane. Les chameaux avaient passé la nuit devant un de ces fortins que nous avons fouillés avec Jean-Pierre Brun et Hélène Cuvigny. Une fois arrivés sur le Nil, à Qeft, les sacs avaient été débarqués pour rejoindre les entrepôts d’Alexandrie, en descendant le fleuve. On les avait expédiés par bateau à Pouzzoles, puis redirigés vers le port d’Arles. De là le Rhône, la Saône et, après une ultime rupture de charge à travers la trouée de Belfort, le Rhin, où ce poivre avait été servi à la table des officiers du camp militaire d’Oedenburg, installé vers 18 de n. è., face à la rive germanique. Long périple, en vérité, inimaginable à l’époque de Vercingétorix, et qui témoigne de l’intégration de la Gaule du Nord dans l’économie-monde de l’Empire. De ces deux témoignages en apparence contradictoires, l’un très traditionnel, l’autre révolutionnaire, lequel nous permet de mieux apprécier l’évolution intervenue depuis la conquête césarienne ?
Une question de perspective
2Les historiens sont sensibles aux ruptures chronologiques et, pour ceux de Rome, la guerre des Gaules ouvre manifestement un nouveau chapitre, caractérisé par les formes du pouvoir politique installé sur les rives du Tibre et de l’administration impériale. Jullian, formé aux disciplines classiques, n’en jugeait pas autrement. Les archéologues sont en revanche plus attentifs aux continuités ; or, on l’a souligné à plusieurs reprises, la culture matérielle de La Tène finale a évolué de manière graduelle, presque imperceptible pendant tout le ier siècle av. n. è., voire au-delà, comme le montre justement l’exemple du murus gallicus d’Alésia. Jullian, s’il l’avait su – mais il ne s’intéressait de toute façon pas à l’archéologie balbutiante de son temps – n’y aurait vu, il est vrai, qu’un signe supplémentaire de décadence et de mort. Qu’est-ce donc en effet que cette Alésia gallo-romaine qui monumentalise peu à peu, à la romaine, la vieille place gauloise qui organisait autrefois le centre de la capitale des Mandubiens et se dote dans le même temps d’un rempart à l’ancienne ?
3La question de l’urbanisation constitue précisément un bon exemple de notre manière de raisonner à partir de concepts orientés par notre propre culture historique. La création de villes au début de l’Empire est en effet volontiers mise en avant et présentée dans la plupart de nos manuels comme la marque visible d’un changement de civilisation, ou, mieux encore, comme l’apparition même de la civilisation. « Que la nature spécifique des villes soit d’ordre politique, que le soit aussi leur fonction essentielle et permanente, on le remarque immédiatement aux traces que, sur le sol de la Gaule, à l’orée des temps historiques, a laissées la cité », écrivait G. Duby dans sa préface à l’Histoire de la France urbaine. « Civitas : ce mot, dans le langage que les conquérants romains imposèrent à ces régions lorsqu’ils les subjuguèrent, désignait à la fois le territoire occupé par un peuple et l’aire particulière que formait le noyau de cette cellule. Instrument de régulation, la ville, dès que se dissipent les ténèbres de la protohistoire, apparaît, par essence, capitale. Centrale. Elle est milieu, moyeu d’un système de souveraineté. La capacité de régir et d’assurer l’ordre général se condense en ce point focal ». Cette belle définition fustélienne imprègne toujours nos modes de pensée, mais est-elle pertinente quand on doit juger les agglomérations protohistoriques ?
4Les oppida, en effet, ne sont pas les lieux où résidaient ordinairement les détenteurs du pouvoir – rois ou « magistrats » élus – ni d’ailleurs les aristocrates qui dominaient la vie politique de la Gaule indépendante2, mais peut-être sont-ils les lieux où le pouvoir se mettait en scène et s’exerçait, sous la protection des dieux, où le peuple se rassemblait et où la puissance de la cité exprimait son identité collective, protégée par une enceinte qui disait sa richesse et son prestige aux yeux de l’étranger3. En ce sens ils étaient bien des lieux centraux, et l’absence de bâtiments publics construits à la romaine, basilique et curie, ne les empêchait nullement de jouer ce rôle « capital ». Ils n’étaient pas « équipés » de la même manière que les villes du monde méditerranéen car la pratique du pouvoir ne s’y exerçait pas selon les mêmes formes. Il faut souligner, par ailleurs, que tous les oppida n’avaient pas la même vocation, certains n’exerçant probablement que des tâches défensives, comme on l’a rappelé à propos du mont Vully (Suisse). Il existait à l’inverse, dans la Gaule indépendante, des agglomérations ouvertes qui remplissaient d’autres fonctions urbaines, notamment de nature économique. Juger ces différentes formes urbaines selon notre grille de lecture ordinaire, qui est empruntée à la cité antique, essentiellement méditerranéenne, c’est tout simplement chausser de mauvaises lunettes.
5Il convient de se rappeler ici que les sociétés protohistoriques n’exprimaient pas leur puissance et leur richesse selon les mêmes codes que celles du monde gréco-romain. Le récit césarien est à cet égard révélateur : ce qui faisait la force d’un homme comme Orgétorix, le chef helvète qui persuada les Héduens d’émigrer, déclenchant ainsi la guerre des Gaules, c’est le nombre de ses hommes en armes et de ses obligés4. Mis en accusation par la cité, il dut comparaître chargé de chaînes mais convoqua les siens devant le tribunal, environ 10 000 hommes, sans compter ses clients et ses débiteurs. « Grâce à leur présence, dit César, il put se soustraire à l’obligation de parler » (César, BG I, 4). Une situation impensable, à Rome, où le prestige s’exprimait à travers la carrière des honneurs et où les procès obéissaient à d’autres normes et à d’autres formes de comportement.
6La puissance et la richesse s’expriment selon des codes différents, d’un âge à l’autre, d’une société à l’autre. On l’observe parfaitement dans les pratiques funéraires des élites : dans le monde gaulois de La Tène finale, une tombe privilégiée comme celle de Clemency (Luxembourg), érigée vers 70 av. J.-C., se caractérise par la richesse de ses artefacts dont une partie avait été importée du monde méditerranéen. Mais la sépulture était marquée extérieurement par un simple tumulus de terre. Dans les nécropoles de la période suivante, par exemple celle de Goeblange-Nospelt, datable entre la guerre des Gaules et les années 20 av. J.-C., les formes architecturales ne changent guère (fig. 165). Il s’agit pourtant, si l’on en croit le matériel associé, notamment les armes romaines retrouvées dans les tombes A et B, d’officiers de l’aristocratie trévire ayant servi dans l’armée romaine. La possession de biens de prestige qui accompagnaient le défunt et leur enfouissement dans la sépulture, s’oppose ici de manière flagrante à ce qui constituera, quelques décennies plus tard, dans la même région, le signe extérieur visible de la puissance sociale, le grand mausolée funéraire de Bartringen, directement inspiré des modèles architecturaux italiens (fig. 166). Ce dernier, bien entendu, marque une rupture architecturale, artistique, culturelle par rapport à la tombe de Clemency ou celles de Goeblange. Il n’est pas sûr en revanche qu’il traduise un changement dans ce qui fonde la richesse des aristocrates locaux, la possession de grands domaines et celle des ressources en minerai de fer, même si nous ignorons l’identité exacte du défunt et son origine précise5. Dans ces deux cas opposés, ce sont les formes culturelles d’expression de la richesse et de la position sociale qui sont différentes, pas la réalité même de celles-ci, et c’est à nous qu’il appartient d’adapter notre perspective historique.
Fig. 165. – Coupe de la tombe 14 de Goeblange-Nospelt. État au moment de la fermeture de la tombe.

Dessin B. Clarys, dans Metzler et Gaeng, 2009, p. 502.
Fig. 166. – Proposition de reconstitution du mausolée de Bertrange.

Kremer, 2016.
7On pourrait dire la même chose d’un phénomène sur lequel on a beaucoup discouru, celui de la villa. La richesse matérielle des grandes demeures rurales que révèlent photographies aériennes et fouilles, avec leurs peintures, leurs mosaïques, leurs espaces de réception et d’agrément conduit le plus souvent à y reconnaître de grands palais seigneuriaux dédiés à l’otium du propriétaire romain, nécessairement (pense-t-on) un capitaliste régnant sur de vastes latifundia. Une reconstitution archéologique comme celle de la villa Borg, en Allemagne, donne d’ailleurs à voir ce que pouvaient être de tels domaines campagnards (fig. 167 et 168). Par ailleurs, le fait qu’existe sous le bâtiment romain un antécédent protohistorique d’apparence beaucoup plus modeste invite à une conclusion évidente au premier abord : l’accroissement considérable de la richesse produite par la terre, sous l’Empire. Mais n’est-ce pas – au moins en partie – un leurre produit par notre approche historique qui conduit à survaloriser ces « Monumente der Macht », ces « monuments de la puissance » pour reprendre le titre d’un colloque qui leur était précisément consacré à Borg même6 ? Mettre en avant le décor et l’architecture, c’est évidemment s’inscrire dans un système de valeurs culturelles typiques du monde classique, dont nous sommes nous-mêmes les héritiers. Ce faisant nous jugeons les formes extérieures les plus visibles de la Romanité sans trop nous demander ce qui se cachait réellement derrière. Par exemple : le domaine de la villa Borg était-il beaucoup plus vaste que celui de son antécédent protohistorique ? Nous n’en savons rien. Était-il beaucoup plus productif ? Nous n’en savons rien non plus, mais les enquêtes récentes, notamment celle du programme Rurland, permettent de douter que le monde rural ait connu de profonds et rapides bouleversements techniques entre la fin de La Tène et le début du iiie siècle de n. è. On y observe plutôt, on l’a dit, une évolution lente et continue7. L’émergence, somme toute assez tardive, du phénomène de la villa nous semble plutôt correspondre à une évolution endogène du monde rural qu’être le fruit d’un stimulus extérieur. Dans la vallée de l’Aar (Suisse), par exemple, les établissements ruraux se succèdent avec une telle densité qu’on a un peu de peine à imaginer de très vastes domaines latifundiaires indépendants les uns des autres (fig. 169). Les grandes villae s’y retrouvent tous les deux ou trois kilomètres environ, mais leur fundus est ponctué d’établissements plus petits qui supposent une grande imbrication d’exploitations dont l’organisation précise nous échappe, faute de document cadastral. On peut toutefois supposer aisément l’existence de relations de dépendance entre eux8. Cette densité de l’occupation rurale est-elle pourtant très différente de celle qui caractérisait le territoire de la grande exploitation gauloise de Bâtilly-en-Gâtinais, que nous avons examinée9 ? Mais il s’agissait là, malgré la présence, dans les artefacts fouillés, de bleu d’Égypte qui servait au décor et indiquait une résidence aristocratique, d’architectures de terre, moins nobles évidemment, moins durables et moins spectaculaires que celles des grandes villae romaines. Pendant longtemps, nous n’avons pas su les identifier archéologiquement et nous avons donc méconnu leur signification sociale. De la même manière, les matériaux de terre et de bois qui ont servi à la construction de la résidence gauloise fortifiée de Paule (Côtes-d’Armor) ne doivent pas faire oublier la richesse exceptionnelle de ses propriétaires, capables d’y faire venir de grandes quantités de vin italien à un moment où ce dernier était un produit de luxe très coûteux (fig. 170). Là encore notre perception de l’évolution historique dépend des critères idéologiques que nous privilégions et les acquis récents de l’archéologie devraient nous inviter à nous détacher de notre tropisme romano-centré, hérité de notre culture classique.
Fig. 167. – La villa romaine reconstituée à Borg.

Photo M. Reddé.
Fig. 168. – Salle de réception et laraire reconstitués à la villa de Borg.

Photo M. Reddé.
Fig. 169. – L’occupation rurale dans la vallée de l’Aar, en Suisse.

Schucany et Wullschleger, 2013.
Fig. 170. – Proposition de restitution de la résidence fortifiée de Paule (Côtes-d’Armor) entre 250 et 175 av. J.-C.

Dessin L. Stéphanon/Arts Graphiques et Patrimoine (avec l’autorisation de Y. Menez).
La conquête romaine : un moment de déstabilisation ou de recomposition ?
8Les historiens reconstituent le plus souvent la société gauloise de La Tène finale à partir du texte de César, notre source principale en la matière. On ne doit pas oublier, toutefois, que le conquérant décrit, pour l’essentiel, les structures sociales bien hiérarchisées qu’il a pu observer chez des peuples qui étaient plus proches du monde méditerranéen que d’autres, notamment les Éduens10. Il ne va pourtant pas de soi que, dans la Gaule de La Tène finale, ce modèle puisse être considéré comme universel. On peut observer par exemple, à la lecture du livre VI, que les peuples de Belgique, notamment les Éburons, semblent relever d’un type d’organisation politique différent ; on y apprend notamment que ces derniers ne disposaient pas d’oppida et que leur peuple n’était pas gouverné de manière centralisée mais par deux rois distincts (César, BG VI, 31 et 34). On peut suspecter que les peuples maritimes de l’Ouest constituaient encore un autre cas, tout comme les Aquitains. Les monnayages, les modes de sépulture semblent indiquer des différences régionales significatives et il est dans ces conditions compréhensible que l’impact de la conquête n’ait pas été identique partout. On manque toutefois cruellement d’études régionales sur ces questions pour en juger finement et apprécier comment le passage à la période impériale a modifié les structures sociales héritées de l’âge du Fer. Seuls les Pays-Bas font exception car l’attention s’y est depuis longtemps portée sur la conservation des valeurs martiales des Bataves mises désormais au service de l’armée romaine jusqu’à la grande crise des années 68-7011. Il est vrai que les sources textuelles favorisent cette analyse d’une région intimement mêlée à la grande histoire de l’Empire.
9On a en revanche sensiblement progressé, depuis quelques années, dans notre appréhension de la dynamique d’occupation du sol. On peut en effet, à partir d’analyses récentes, notamment celles qui concernent les réseaux d’agglomérations, observer une grande continuité entre la fin de la période de l’indépendance et le début de l’Empire12. Prenons pour exemple le Centre-Ouest. La cartographie de cette urbanisation montre une densification progressive et continue entre La Tène C (fig. 171a) et les débuts de la période romaine (fig. 171e), sans que l’on constate de rupture dans l’organisation du réseau, au moment de la guerre des Gaules. On doit donc souligner le fait que les agglomérations « secondaires » romaines ne sont pas majoritairement des créations ex nihilo, comme on l’a très longtemps supposé, alimentant ainsi le phantasme d’un processus lié à la civilisation méditerranéenne, mais le fruit d’un processus endogène. Toutes les enquêtes régionales récentes vont dans le même sens et tendent à accréditer cette conclusion13. Que cette dynamique s’accompagne de phénomènes d’abandon est bien évident mais ceux-ci ne sont pas nécessairement liés à la conquête. On peut le constater dans le diagramme de la fig. 172, consacré à la zone du Rhin supérieur : certains pôles importants d’habitat comme Bâle-Gasfabrik ou Breisach-Hochstetten cessent d’être occupés bien avant la guerre des Gaules, quand d’autres, comme Bâle-cathédrale, émergent au même moment et continuent leur vie jusque sous l’Empire, pour ne parler que des exemples les plus célèbres. Ce n’est donc pas la « romanisation » elle-même qui est en cause dans ce processus complexe de recomposition des territoires. Si l’on observe maintenant, à une échelle plus vaste, l’ensemble de la Gaule de l’Est, on constate que le Rhin a perdu depuis le début du ier siècle av. J.-C. une part notable de son rôle polarisateur antérieur au profit de l’axe Saône/Moselle. Ce phénomène pourrait être dû à l’affaiblissement concomitant du réseau des oppida dans le sud de l’Allemagne et au renforcement des cités du Centre-Est autour de la zone du denier et de la puissance éduenne14. Ces évolutions sont d’ailleurs perceptibles dans le livre I de la Guerre des Gaules dans lequel César décrit les rivalités entre Arvernes et Éduens, d’une part, Éduens et Séquanes d’autre part, rivalités perturbées par l’irruption des Germains d’Arioviste dans la plaine d’Alsace. De ces mouvements résultent différentes conséquences : un réseau de relations complexes et bien structurées à la veille du conflit dans le Centre-Est (fig. 173), sur lequel s’appuiera directement le réseau routier d’Agrippa en renforçant, à quelques exceptions près, ses principaux points forts ; à l’inverse, des zones nettement moins dynamiques à cette époque dans les secteurs proches du Rhin. En Rhénanie, cette situation conduira donc à la mise en place, sous Auguste, d’une série de points d’appui militaires qui généreront une nouvelle forme d’occupation du sol, sans que celle-ci soit directement liée à des pôles de peuplement préexistants. Il n’est pas étonnant qu’on ait éprouvé alors le besoin de modifier la composition ethnique de cette région par l’introduction de populations originaires de la rive droite. Enfin, dans le nord de la Belgique antique, peu ou pas pénétrée par les influences romaines avant la conquête et non structurée autour d’un réseau ancien d’agglomérations et d’oppida, les débuts de l’Empire se traduisent par une restructuration très forte dès l’époque augustéenne. L’action de Rome, on le constate, n’est pas univoque : elle est liée à une situation préexistante, qu’elle remodèle ou au contraire renforce selon ses besoins, au cas par cas. En ce sens, le déplacement de Bibracte à Autun, longtemps considéré par les historiens comme la preuve des préoccupations sécuritaires de l’Empire et d’une nouvelle politique d’implantation urbaine doit être remis en perspective : comme on l’a rappelé, l’ancien chef-lieu des Éduens était à l’écart des nouveaux axes routiers et condamné à long terme. D’une manière plus générale, la localisation des nouvelles capitales de cités gallo-romaines, qu’elles aient succédé à une implantation protohistorique ou qu’elles aient fait l’objet d’une fondation ex nihilo, doit se lire aujourd’hui à l’aune du schéma urbain préexistant.
Fig. 171. – Les agglomérations ouvertes dans le Centre-Ouest.

a : La Tène C ; b : La Tène D1 ; c : La Tène D2a ; d : La Tène D2b ; e : époque gallo-romaine précoce.
Ill. B. Houdusse dans Landreau et al., 2019.
Fig. 172. – Chronologie et parcours des agglomérations celtiques dans la plaine du Rhin supérieur.

M. Roth-Zehner, dans Zehner et al., 2019, p. 301.
Fig. 173. – Le réseau de relations dans l’Est de la Gaule à la veille de la guerre des Gaules.

Hornung, 2015, p. 455.
Le rythme incertain du changement
10Le rythme des changements induits par la conquête doit être observé avec soin car il n’est pas identique dans tous les domaines ni sans doute d’un bout à l’autre du pays.
11L’élément le plus évident, celui sur lequel on attire généralement l’attention au début de chaque ouvrage sur la Gaule, ce sont les changements politiques et administratifs. Pour l’essentiel, il s’agit de l’œuvre d’Auguste et les principaux cadres provinciaux étaient déjà en place au moment où Drusus s’engageait en Germanie, en 12 av. J.-C., soit une quarantaine d’années après Alésia. Il devait donc y avoir encore en Gaule bien des gens nés à l’époque de l’indépendance, mais ce laps de temps, court à nos yeux de Modernes, est plus long qu’il n’y paraît puisque ce sont les petits-fils des vaincus qui ont fait en réalité l’expérience des nouveaux cadres civiques. Dans l’intervalle, on avait vécu dans une sorte d’entre deux encore très marqué par l’empreinte laténienne. Pour autant, cette mutation politique n’en était qu’à ses prémices : les Gaulois n’étaient pas encore, sauf exceptions individuelles, des citoyens, et les communautés pérégrines dans lesquelles ils vivaient ne s’administraient pas selon des pratiques véritablement romaines. On dut attendre encore plus d’un demi-siècle pour combler progressivement cet écart, par l’octroi, sans doute progressif, du droit latin. Au total, il fallut au moins un siècle pour que la Gaule fût plus ou moins bien assimilée ; encore cette estimation ne tient-elle pas compte de la dernière grande révolte des années 68-70, survenue environ 120 ans après la défaite de Vercingétorix, soit cinq générations au moins. Ce n’est pas rien. Les mesures augustéennes doivent donc être considérées comme le point de départ d’un processus de transformation politique qui s’inscrit dans le temps long. Il n’est dès lors pas étrange que la Gaule du Nord ait finalement fourni aussi peu de sénateurs à l’Empire pendant toute cette période.
12Le processus d’urbanisation, on l’a souligné à plusieurs reprises, paraît plus complexe qu’on ne l’a pendant longtemps pensé : le pays était déjà doté d’un important réseau d’agglomérations à la fin de l’âge du Fer et ce réseau a continué à se densifier, selon des rythmes et des processus locaux différenciés, qu’il est impossible de juger en bloc. On commence en effet à mieux comprendre la diversité des contextes géographiques et historiques dans lesquels ont émergé les villes du début de l’Empire. Tantôt un centre politique ancien (Besançon, Reims, Langres, Metz…) se maintient et donne naissance à une capitale de cité romaine ; tantôt c’est un sanctuaire qui polarise une nouvelle agglomération, comme on le voit à Sens ou à Limoges ; les créations ex nihilo, après un déplacement du centre politique protohistorique, à Autun, à Trèves ou à Amiens, ne sont donc pas systématiques. On rencontre bien, en revanche, des créations neuves sur des sites vierges, hors de tout contexte d’habitat précédent, comme à Tongres ou à Cologne et, d’une manière générale, dans le nord de la Belgique. Ce qui frappe, au terme des études les plus récentes, c’est la relative lenteur du processus, souvent plus grande qu’on ne le pensait autrefois. Ce n’est guère en effet avant le tournant de l’ère qu’ont pris corps les nouvelles capitales, leur développement se faisant ensuite par étapes progressives jusqu’à l’époque flavienne, une fois tracé le nouveau carroyage urbain et l’espace public mis en place.
13Les campagnes ont subi une transformation très lente, difficile à percevoir du point de vue archéologique, au point que l’on ne serait pratiquement jamais en mesure de distinguer une ferme de La Tène D2 d’une ferme de l’époque augusto-tibérienne s’il n’y avait le matériel associé, notamment les produits céramiques d’importation. C’est assez dire que les structures d’exploitation mais aussi celles de l’habitat rural ont évolué très lentement. La construction sur solins de pierre s’est ainsi développée progressivement pendant tout le ier siècle de n. è. Les toutes premières « villae », qu’on ne voit guère apparaître avant l’époque tibéro-claudienne, se distinguent encore très peu des fermes contemporaines sinon par une taille et une organisation spatiale particulières. Encore le terme même de villa paraît-il généralement bien audacieux pour caractériser ces exploitations précoces. D’une manière générale, les premiers changements significatifs sont rarement antérieurs au milieu du ier siècle apr. J.-C. et c’est seulement à partir de l’époque flavienne que le développement des villae paraît significatif.
14Les phénomènes religieux sont, comme d’habitude, les plus difficiles à caractériser. On ne parle pas ici des croyances individuelles et collectives, qui nous sont à peu près inconnues et restent le plus souvent inatteignables, faute de textes, mais de l’expression des cultes publics, de l’évolution architecturale des sanctuaires et des offrandes qui y sont déposées, seules sources tangibles dont nous disposions.
15Rappelons que les pratiques druidiques n’ont pas été interdites avant l’époque augustéenne, et encore ne le furent-elles qu’aux seuls citoyens romains ; l’interdiction fut ensuite étendue sous Tibère, renouvelée sous Claude, environ un siècle après la conquête. Cela laisse place, évidemment, à une assez longue période de laisser-faire en matière religieuse, dont nous ne savons guère comment elle a été mise à profit parce que nous en ignorons les manifestations concrètes. La continuité des cultes ancestraux est probable dans ce contexte, sans quoi leur interdiction n’aurait pas eu de raison d’être. Mais étaient-ils encore très actifs, voire politiquement « nocifs », ou déjà en voie de disparition, c’est ce qu’il est impossible d’affirmer sur la base de sources précises. De fait, la plupart des sanctuaires fouillés révèlent des pratiques d’offrandes nouvelles, différentes de celles de l’âge du Fer, bien que l’on ait signalé des exceptions comme à Vertault ou à Longueil-Sainte-Marie qui semblent s’inscrire dans le droit fil des traditions protohistoriques. On constate aussi la permanence de fêtes anciennes, comme celles que nous révèle le calendrier de Coligny, mais il est bien difficile de savoir ce qu’il faut penser de ce phénomène, au-delà de l’attachement naturel de la population à ses traditions religieuses, dont on trouverait d’ailleurs nombre d’exemples similaires dans d’autres provinces de l’Empire. On voit apparaître de nouvelles pratiques, comme les cultes des eaux, sans pour autant que l’usage des dépôts en milieu aquatique, qui avait un très long passé, disparaisse complétement ; ce sujet reste toutefois mal étudié pour l’époque romaine. Au total, ce sont les cultes publics que l’on connaît le moins mal puisque ce sont ceux qui s’exercent dans l’espace civique et laissent place à la pratique épigraphique, un phénomène qui oriente évidemment la réflexion contemporaine. On peut ainsi constater l’intégration des anciens dieux dans le cadre des nouvelles cités et leur reformulation sous des formes romaines. Tout ceci, à l’évidence, a demandé un certain temps. Seule, au fond, la création du culte impérial, clef de voûte politique et officielle du nouveau système religieux, constitue la véritable nouveauté imposée par Rome dès la réorganisation augustéenne.
16On n’a pas, dans les pages qui précèdent, abordé la question des rites funéraires : elle mériterait à elle seule une synthèse qui reste à écrire mais qui obligerait à mobiliser une documentation archéologique considérable, largement inédite, hors de portée dans le cadre volontairement limité de cet ouvrage. C’est pourtant là, sans doute, qu’on pourrait le mieux mesurer l’évolution des mentalités entre la période de La Tène finale et celle de l’Empire. On se contentera d’un petit nombre d’exemples choisis.
17Le phénomène le plus marquant, ou du moins le plus apparent, d’une irruption brutale des pratiques funéraires romaines réside peut-être dans l’érection de grands mausolées inspirés de l’architecture italienne. Ils apparaissent dès l’époque augustéenne, ce qui, pour la Gaule du Nord, est extrêmement significatif. On signale les premiers à Haltern et ce n’est pas un hasard s’il s’agit là d’un camp militaire15. La nécropole, installée le long des axes viaires du site, au sud-ouest du camp principal, comprend différents mausolées de plan circulaire ou quadrangulaire (fig. 174). Leur architecture était faite de poteaux en bois, ce qui suppose sans doute l’existence de tumulus dont le tambour était coffré vers l’extérieur avec une chambre funéraire interne. Pour l’essentiel les incinérations ont été faites selon la pratique du « Brandschüttungsgrab » (les restes sont ramassés sur le bûcher ou à côté et enfouis dans une fosse), mais on rencontre aussi la déposition dans une urne ou au contraire l’usage du « Brandgrubengrab » (incinération au-dessus de la fosse de dépôt, sans tri postérieur). On a affaire ici à une nécropole aussi bien civile que militaire, avec une importante présence féminine. La liste des offrandes primaires (unguentaria, cruches, gobelets, amphores) met en évidence la quasi absence de sigillée et de lampes. Différents restes de lits, dont certains décorés à la feuille d’or, ont été identifiés, ce qui indique sans doute des sépultures d’officiers de haut rang. On soulignera aussi la présence de figues et de dattes dans les dépôts alimentaires, mais aussi la rareté des offrandes secondaires. On est ici bien clairement en présence d’un cimetière très italien d’où les pratiques de tradition indigène sont absentes.
Fig. 174. – Plan partiel de la nécropole augustéenne de Haltern, état 1995.

Kühlborn, 1995, p. 97.
18Les grands mausolées d’En Chaplix, découverts près d’Avenches nous permettent d’appréhender une image plus complexe (fig. 175 et 176). Situés à quelque distance de la ville au sein d’un grand domaine rural qu’on attribue sans preuve formelle à la noble famille locale des Camilli, ces deux monuments s’inscrivent dans une série de grands tombeaux comme ceux de Glanum, de Faverolles, de Cologne, de Bertrange mais ils offrent un plan original en arc de cercle. Ils ont été érigés, le premier en 28 de n. è., le second vers 40-5016. De l’autre côté de la chaussée, le sanctuaire érigé en face des mausolées offre un contraste architectural saisissant, puisqu’il ressortit au modèle du temple gallo-romain à plan centré17. L’histoire du site démarre autour de 15-10 av. J.-C., donc avant l’édification des mausolées, avec une sépulture à incinération située sous le sol de la future cella. Cette tombe est installée au milieu d’un enclos délimité par un fossé, probablement marqué par un bucrâne à l’entrée et diverses offrandes assez pauvres. Le mobilier déposé par la suite est en revanche assez riche ; il couvre toute la période précédant l’édification du temple, sous Tibère, suivi lui-même par la construction d’une petite chapelle. Plus au sud, un deuxième temple présumé est lié à des dépôts en fosse de nature funéraire, situés à proximité. La tenue de banquets à cet endroit est probable. On doit signaler en outre, dans l’enclos des mausolées proprement dits, la présence de trois riches dépôts qui s’apparentent aux ensembles aristocratiques gaulois de Clemency, Goeblange-Nospelt ou encore Fléré-la-Rivière. On considère d’ordinaire qu’on est là en face de défunts appartenant à la noblesse d’origine locale qui témoignent encore d’un certain attachement aux traditions indigènes, presque un siècle après la conquête, mais dont le faste ostentatoire et la « romanisation » culturelle s’affichent à travers la construction de grands mausolées de type italien et par un goût prononcé pour les marqueurs de la culture méditerranéenne (vaisselle métallique et céramique, coffrets, etc.).
Fig. 175. – Plan schématique et situation de l’ensemble cultuel et funéraire d’En Chaplix, Avenches.

Plan D. Castella, Site et Musée romains d’Avenches.
Fig. 176. – Restitution des façades Est des monuments funéraires d’En Chaplix, Avenches.


Restitution Laurent Flutsch et Pierre Hauser.
19Le contraste est saisissant avec ce qu’on observe à Wederath, une nécropole bien connue du pays Trévire, à chronologie très longue (400 av. J.-C.-400 apr. J.-C.) qui offre une très belle opportunité d’observer le changement des pratiques funéraires au cours du temps, au sein d’un ensemble de population homogène beaucoup plus humble18. Dans ce cimetière, le passage de l’inhumation à la crémation s’était effectué vers 400 av. n. è. ; les restes carbonisés du défunt restaient alors en place, recouverts de terre. Les tumulus ont peu à peu disparu, remplacés par des enclos dès La Tène moyenne ; à La Tène D, le mort est brûlé avec ses vêtements et ses objets personnels, le tout étant ramassé dans un linge ou une urne, puis enseveli dans une fosse. Les offrandes secondaires (vases et aliments) deviennent de plus en plus nombreuses et sont déposées à même le sol. On perçoit des pratiques sexuées (armes, outils, rasoirs, éléments de chars pour les hommes, parure pour les femmes). Ce n’est pas la période de la conquête romaine qui marque une rupture, même si le mobilier méditerranéen commence à apparaître, mais bien l’époque flavienne. Ces changements progressifs et ces persistances sont bien illustrés par l’étude du matériel de quelques tombes datées entre le ier siècle av. J.-C. et le ier siècle apr. J.-C., notamment en matière de parure féminine, d’offrandes monétaires et de vases à liquides (fig. 177).
Fig. 177. – Le mobilier de quelques tombes tardives de la nécropole de Wederath-Belginum.

Le changement d’ère est indiqué par un trait pointillé. Martin-Kilcher, 2011, p. 820.
20Les études les plus récentes révèlent une évolution complexe des pratiques funéraires qui ne sont pas identiques partout mais correspondent à des groupements humains bien caractérisés, dès l’âge du Fer, au sein de petits territoires qui ne sont pas nécessairement ceux des cités. De telles identités micro-régionales ont été récemment mises en évidence chez les Atrébates19. Les rites évoluent ainsi de manière distincte d’un point à l’autre des Gaules, ce qui interdit de porter un jugement global sur les processus en cours entre la conquête et l’époque flavienne. On pourrait ainsi s’attendre à ce que le milieu militaire ait été plus vite touché par les pratiques funéraires romaines, à supposer que celles-ci constituent elles-mêmes un ensemble homogène, ce que rien ne prouve. Or ce n’est aucunement évident : nous avons déjà évoqué le cas de l’homme de Chassenard, un officier auxiliaire d’origine gauloise enseveli comme ses ancêtres avec ses armes. Mais celles-ci sont en grande partie romaines et notre homme était aussi accompagné par des strigiles et des coins monétaires20. Un cas similaire se présente dans la nécropole I de Tavaux (Jura), où les fouilles ont mis au jour, au sein d’un enclos fossoyé une urne cinéraire coiffée d’un umbo de bouclier et d’un glaive romain. La sépulture date du milieu du ier siècle de n. è., une époque où l’hybridation culturelle est encore très sensible21. C’est à partir de la période flavienne seulement qu’on peut observer, dans nombre de nécropoles, une appropriation de plus en plus forte des normes romaines par la population gauloise22.
21D’une manière générale, on constate dans presque tous les domaines que le passage d’une civilisation à une autre ne se traduit généralement pas par une rupture brutale et que le processus d’évolution de la Gaule a été beaucoup plus lent qu’on ne le pensait naguère. De ce point de vue, il n’est pas très différent de celui qui avait affecté la future province de Narbonnaise : conquise (officiellement) en 121 av. J.-C., sa mutation véritable n’est guère perceptible archéologiquement avant l’époque césarienne, au plus tôt, voire le début de l’époque augustéenne. Rappelons, à ce propos, que la dernière grande révolte des Allobroges, écrasée en 61 av. J.-C., précède de peu le début de la guerre des Gaules (Dion Cassius XXXVII, 47-48).
La question de la langue
22L’un des critères proposés pour évaluer le degré d’intégration des nouvelles provinces gauloises dans les cadres culturels romains réside dans son adoption de la langue du vainqueur. Mais, une fois de plus, l’enquête s’avère plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord.
23On peut mesurer, naturellement, la pratique épigraphique et la cartographier23. La fig. 178 permet par exemple de constater que, à l’échelle de l’Occident romain, les Trois Gaules et les Germanies offrent une densité d’inscriptions certes supérieure à la Bretagne romaine, à la Tingitane (Maroc) et aux provinces ibériques (Bétique exceptée) mais très inférieure à la Narbonnaise, aux provinces danubiennes, à l’Afrique et, bien entendu, à l’Italie. On a pu ainsi calculer que la Narbonnaise offrait une concentration de 6,1 inscriptions pour 100 km2, tandis que la Belgique et la Germanie inférieure ne dépassaient pas 1,9, la Lyonnaise et l’Aquitaine stagnant à 1,1. Seule la Germanie supérieure atteint un taux intermédiaire de 4,8. Ces statistiques restent toutefois relativement grossières car elles ne traduisent pas les différences locales, qui peuvent être extrêmement fortes. La carte générale des inscriptions des Gaules, localisées plus finement par leur lieu de trouvaille précis, est infiniment plus révélatrice (fig. 179). Elle montre des concentrations très différenciées, même à l’intérieur d’une province comme la Narbonnaise où les régions de Narbonne et de Nîmes sont prépondérantes. Elle souligne aussi le phénomène urbain, ce qui n’est guère une surprise. Elle révèle enfin le très fort contraste entre l’Ouest de la Gaule, très mal doté, hormis les capitales de cités, et l’Est du pays, marqué par l’axe Rhône-Saône-Moselle-Rhin, fondamental pour les liaisons entre le monde méditerranéen et la frontière de Germanie24. Sans doute l’attraction économique du limes a-t-elle joué ici à plein en créant un couloir de développement25. Mais on a rappelé aussi qu’il s’agissait déjà d’un héritage de la protohistoire et il faut souligner ici avec force la continuité du phénomène, par-delà l’épisode de la conquête. Cette cartographie a été utilisée, à l’échelle du programme Rurland, en croisant cette carte des inscriptions et celle des villae romaines (fig. 180). On observe parfaitement le rôle des grands axes viaires et celui des villes, capitales de cités ou agglomérations secondaires, dans le processus de romanisation, ainsi que les écarts de développement qui se produisent dans la géographie régionale. Mais il reste beaucoup à faire pour comprendre dans le détail le poids respectif du legs protohistorique et des mutations induites par l’empreinte romaine.
Fig. 178. – Carte de densité des inscriptions dans les provinces occidentales de l’Empire.

Woolf, 1997, p. 82.
Fig. 179. – La répartition des inscriptions latines en Gaule.

Carte réalisée par P. Ouzoulias ; une version proche a été publiée dans Ouzoulias, 2010, p. 203.
Carte réalisée par P. Ouzoulias.
Fig. 180. – Cartographie des zones de développement dans le Nord-Est de la Gaule.

Carte A. Nüsslein dans Reddé, 2018a, p. 647.
24Ces cartes reflètent toutefois une situation valable pour le tournant des iie-iiie siècles de n. è., quand la pratique épigraphique était la mieux répandue et l’essor des villae à son maximum. Les outils de datation dont nous disposons ne permettent pas, malheureusement, de mesurer très finement les étapes de ce processus d’acculturation linguistique. De fait, l’usage des inscriptions traduit un usage public de l’écrit, même quand il s’agit d’épitaphes funéraires, car celles-ci supposaient d’être lues et comprises, y compris avec leurs abréviations, ce qui n’était sans doute pas à la portée de tout le monde. Qu’en était-il en revanche de l’usage quotidien ?
25Les enquêtes de plus en plus nombreuses sur les inscriptions dites mineures (graffiti muraux, objets inscrits…) révèlent sans aucun doute une lente mais réelle pénétration de la culture latine, dont les étapes sont, là encore, souvent difficiles à dater et dont l’arrière-plan social est malaisé à préciser. En Belgique par exemple, il s’agit bien clairement d’un phénomène qui touche les milieux « urbains » (capitales et agglomérations) mais sans doute pas de manière homogène26.
26Il faut aussi, pour évaluer ce phénomène d’acculturation, se tourner vers les rares témoignages, très incertains, qui nous sont parvenus sur la persistance des langues vernaculaires sous l’Empire. On cite le plus souvent un passage dans lequel saint Irénée, évêque de Lyon, affirme devoir apprendre le Gaulois pour aller prêcher l’Évangile dans son diocèse, vers la fin du iie siècle de n. è.27. Faut-il en conclure qu’on parlait le gaulois partout dans les campagnes et que l’usage épigraphique du latin était réservé aux couches aisées et éduquées de la population ? Ce serait aller trop vite. Ainsi une enquête récente a pu montrer que, dans des régions a priori reculées comme celle des sommets vosgiens, où l’habitat était groupé en hameaux, l’épigraphie latine était plus répandue qu’on ne le croyait (fig. 181). Elle touche à la fois le domaine funéraire et le domaine religieux et montre le degré d’acculturation réel de campagnes trop vite jugées arriérées28. Il est vrai qu’on ne sait pas dater finement ces inscriptions qui semblent toutes des iie-iiie siècles et qu’on ne peut pas se contenter de leur présence pour affirmer qu’on parlait déjà latin dans cette région au ier siècle de n. è. La question de l’acculturation latine dans les campagnes, on le voit, est assez ambiguë.
Fig. 181. – Le secteur agro-pastoral entre la Zorn, l’Andlau et le Baerenbach dans les Vosges, avec l’indication des inscriptions latines et des monuments sculptés retrouvés.

Meyer et Nüsslein, 2014, fig. 32.
27Nombre de témoignages d’une persistance de la langue gauloise existent pourtant. Les inscriptions lapidaires sont rares, la plupart du temps indatables, comme la grande dédicace du temple d’Ucuetis à Alésia (CIL XIII, 2880). Elles indiquent, malgré la langue utilisée, une forme de romanisation puisqu’il s’agit en Gaule d’un phénomène nouveau, la pratique épigraphique, inconnue au préalable. Mais elles sont rares29. Plus significative paraît être en revanche l’ensemble de tuiles trouvées à Châteaubleau dans le sanctuaire. L’une d’elles porte onze lignes de cursive, difficiles à interpréter mais qui semblent relatives à des noces30. On a suggéré d’y reconnaître le formulaire d’un contrat de mariage, en se référant à un passage d’Ulpien qui fait allusion à l’existence d’une tradition juridique gauloise, toujours valable et intégrée dans le droit romain31. Il s’agit des fideicommis, qui sont valables même s’ils sont rédigés en Gaulois, et des donations dotales32. En l’occurrence le texte sur tuile de Châteaubleau pourrait n’être qu’un brouillon mais il faut évidemment rester prudent sur cette interprétation séduisante. Bien entendu, il faut mentionner, dans cette liste des témoignages de la persistance de la vieille langue gauloise sous l’Empire, le calendrier de Coligny, déjà cité, et un nombre significatif de graffites sur céramique, comme ceux bien connus de la Graufesenque, ou sur d’autres supports, notamment les fusaïoles33. Il semble donc au total hasardeux d’affirmer que le Latin a très rapidement et complétement supplanté le Gaulois, comme on l’affirme bien souvent sans preuve.
28L’originalité de cette culture dans laquelle la cohabitation de différentes langues sur un même territoire semble l’hypothèse la plus probable – mais il en allait sans doute de même dans tout l’Empire34 – est bien illustrée par les études récentes sur l’onomastique des différents peuples gaulois35. Sans entrer dans le détail d’une démonstration nécessairement très technique, on peut aujourd’hui montrer la diversité des pratiques adoptées par les différents peuples du Nord de la Gaule lorsqu’il a fallu transformer leur nom indigène pour l’adapter aux usages latins. Les écarts sont en effet sensibles entre les cités belges et les cités de Germanie, entre celles-ci et celles du Centre de la Gaule ou de la Narbonnaise, ou entre cités d’un même ensemble régional, les Trévires, les Rèmes ou les Nerviens, pour ne retenir que ces trois cas. Cela prouve, à tout le moins, une grande liberté laissée par le pouvoir romain aux provinciaux dans le choix de leurs moyens ; mais on constate en même temps que les identités nationales héritées de l’âge du Fer n’ont jamais disparu et que, au moins jusqu’au iie siècle de n. è., on comprenait encore les langues vernaculaires, gauloises ou germaniques. On se contentera ici de reproduire une série de graphiques qui illustrent parfaitement ces écarts entre deux cités fortement romanisées, Vienne en Narbonnaise et Trèves en Belgique (fig. 182). On peut constater qu’à Vienne les gentilices latins purement italiens sont très majoritaires, alors que les emprunts aux noms d’assonance, les noms dits régionaux de fabrication locale ou qui traduisent un nom d’origine indigène sont majoritaires à Trèves, renforcés encore par la rémanence de noms gaulois jusqu’à la constitution de Caracalla en 212. Le même phénomène peut être observé à propos des surnoms. Il ne s’agit aucunement d’un phénomène de « résistance » culturelle ; il faut y voir au contraire l’expression d’identités locales qui ont subsisté bien au-delà de la période à laquelle ce livre est consacré.
Fig. 182. – Répartition des gentilices et des surnoms dans la colonie de Vienne et celle des Trévires.

D’après Raepsaet-Charlier, 2010-2011.
⁂
29« Par Toutatis ! Que reste-t-il de la Gaule ? », se demandait Chr. Goudineau dans un de ces petits livres drolatiques dont il avait le secret36. Tout dépend, naturellement, de l’« image » qu’on se fait de cette Gaule dont Goudineau rappelait à juste titre qu’elle était en bonne partie une construction culturelle.
30Construction de son vainqueur, qui marque d’emblée, dès le début de son récit (écrit après les faits !) le territoire qu’il va conquérir, lui donnant des frontières qui ne correspondent à aucune réalité ethnique ou historique mais qui fonderont à travers les siècles, grâce à l’autorité de César, le concept des « frontières naturelles » de « notre pays ».
31Construction du nationalisme français face au pangermanisme, puisque celui-ci « ré-invente » la figure de Vercingétorix, forgée par César, et en fait le héros douloureux d’une unité gauloise qui n’existait pas avant lui et n’existera d’ailleurs pas après, en tout cas pas avant des siècles de gouvernement royal. En veut-on un dernier exemple ?
32Lors de la dernière grande révolte de la Gaule, en 68-70, les Rèmes, qui avaient, depuis la conquête, toujours joué la carte romaine, invitèrent toutes les cités des Gaules à envoyer chez eux des députés pour décider « de la liberté ou de la paix ». Une délégation des Trévires, les plus ardents parmi les révoltés, les attendait, avec Julius Valentinus, le plus chaud partisan de la guerre. Il plaida contre Rome, autrement dit pour la « liberté », dans le langage tacitéen. Prenant ensuite la parole, « Julius Auspex, l’un des notables parmi les Rèmes, insista sur la puissance de Rome et sur les bienfaits de la paix ». Au terme de son discours, on discuta. Beaucoup furent découragés par les rivalités entre les provinces : qui dirigerait la guerre, qui serait détenteur du droit et des auspices ? en cas de succès complet, quelle capitale choisirait-on pour l’Empire. Ils n’avaient pas encore la victoire, mais c’était déjà la discorde : dans leurs querelles, les uns vantaient leurs alliances, certains leurs richesses et leurs forces, ou l’antiquité de leur origine ; le dégoût de l’avenir leur fit préférer l’état présent » (Tacite, Hist. IV, 67-69).
33Et les députés Gaulois rentrèrent chez eux… Cent vingt ans après Alésia, ils étaient prêts à « devenir romains », pour reprendre l’expression de G. Woolf.
34J’aimerais clore ce livre par une anecdote personnelle. C’était en 1991 et je m’étais rendu à Dijon pour rencontrer le président de la région Bourgogne, à qui j’allais demander de participer au financement des nouvelles fouilles d’Alésia, que le ministère de la Culture venait de me confier. Après les politesses et les préliminaires d’usage, je m’entendis poser la question fatale : « Mais pourquoi diable voulez-vous fouiller le site d’une défaite nationale ? »
Notes de bas de page
1 Reddé et al., 2011.
2 Ils résidaient en effet sur leurs domaines, qui pouvaient être assez proches de l’oppidum, si l’on en croit l’exemple du Titelberg. Supra p. 146..
3 Voir sur ce point la bonne démonstration de Fernández-Götz, 2014.
4 Supra p. 252 ; 256.
5 Sur la tombe de Clemency, voir Metzler et al., 1991 ; sur la nécropole de Goeblange-Nospelt, Metzler et Gaeng, 2009 ; sur le mausolée de Bartringen, Kremer, 2009. L’évolution des tombes privilégiées trévires entre période gauloise et période romaine a été bien commentée par Kremer, 2016.
6 Echt et al., 2016.
7 Supra, chap. ii.
8 Schucany et Wullschleger, 2013.
9 Supra, fig. 20.
10 Voir sur ce point les observations de Moore, 2018.
11 Roymans, 1996 ; 2004.
12 On se reportera ici aux analyses développées supra, chap. iii.
13 Fichtl et al., 2019.
14 C’est la thèse de Hornung, 2016.
15 Berke, 2013.
16 Flutsch et Hauser, 2012.
17 Castella, 2016.
18 Möller, 2007 ; Geldmacher, 2007 ; Cordie, 2013.
19 Dananai, 2019.
20 Beck et Chew, 1991.
21 Joan, 2011 ; Barbet et al., 2014.
22 Dananai, 2019, p. 243-247.
23 On verra de ce point de vue la bonne analyse que propose Woolf, 1998, p. 77-105 que nous suivrons ici.
24 Cette carte est due au travail de P. Ouzoulias, qui a reporté sur un SIG l’ensemble des lieux de découverte. Une version en noir et blanc a été publiée dans Ouzoulias, 2010, p. 203.
25 L’expression est de Leveau, 2007.
26 Hoet van Cauwenberghe, 2019.
27 Irénée, Contre les hérésies, I, avant-propos. « N’exigez pas de moi, habitants de la Gaule Celtique, obligé si souvent de parler une langue barbare, cet art du discours, ce talent de persuasion que je n’ai point appris », écrit Irénée, d’où l’on déduit généralement la pérennité du Gaulois dans les campagnes, une opinion que je partage. On peut aussi considérer qu’Irénée invoque une langue abâtardie, mélange de Gaulois et de Latin.
28 Meyer et Nüsslein, 2014 ; Goubet et al., 2015.
29 Woolf, 1998, p. 95 en a proposé une carte qui montre une répartition prépondérante dans le centre de la Gaule.
30 Lambert, 2000 ; 2018.
31 C’est l’hypothèse séduisante de Kerneis, 2012 dont l’argumentaire semble très solide, malgré la prudence exprimée par Lambert, 2018, p. 209-210.
32 Ulpien 2 fideic. D. 32.11.1 (fidéicommis valables même s’ils sont rédigés en gaulois, gallicana lingua) ; Ulpien 31 ad Sab. D. 23.3.9 (donations dotales).
33 Lambert, 2000.
34 Adams, 2003.
35 Dondin-Payre, 2001 ; Raepsaet-Charlier, 2001 ; 2010/11 ; 2019.
36 Goudineau, 2002.
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