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    Plan détaillé Texte intégral Les dépenses militaires, le poids de la fiscalité et la révolte de 21 L’octroi du droit latin L’ascension des Primores Galliarum La crise des années 68-70 et la discorde en Gaule Notes de bas de page

    Gallia Comata. La Gaule du Nord

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    Chapitre VIII. Les soubresauts de la « romanisation »

    p. 327-344

    Texte intégral Les dépenses militaires, le poids de la fiscalité et la révolte de 21 L’octroi du droit latin L’ascension des Primores Galliarum La crise des années 68-70 et la discorde en Gaule Notes de bas de page

    Texte intégral

    1La période qui va de la mort d’Auguste (14 apr. J.-C.) à l’avènement de Vespasien (fin 69) a été marquée, en Gaule du Nord, par une intégration progressive des provinciaux, essentiellement des notables, dans les cadres civiques romains, mais aussi par deux révoltes majeures, en 21 et en 68-70, qui montrent les limites de cette évolution politique sans pour autant qu’elles soient parvenues à l’arrêter.

    Les dépenses militaires, le poids de la fiscalité et la révolte de 21

    2Les dépenses liées aux vicissitudes de la politique de conquête en Germanie ont été considérables et elles ne se sont pas terminées avec le désastre subi dans la forêt du Teutoburg, en 9 apr. J.-C. Il a fallu reconstituer les forces, réparer les pertes matérielles, reprendre une offensive qui ne fut réellement stoppée qu’avec le rappel de Germanicus, après la campagne de 16, et qui fut marquée par de nouveaux désastres, matériels et humains, notamment en 15 (Tacite, Ann. I, 63-71).

    3Pourtant, l’armée romaine de Germanie était considérable puisqu’elle atteignit sous Tibère huit légions et leurs auxiliaires, sans compter les marins. On l’estime ainsi à environ 80 000 hommes, ce qui implique des fournitures annuelles d’environ 25 200 tonnes de blé1, soit la production totale d’au moins 33 600 ha emblavés, en leur supposant un rendement moyen de 7,5 q/ha. Ce calcul ne tient pas compte de la semence, qui devait être renouvelée, de la consommation paysanne, des pertes inévitables de stockage et de transport, ce qui ne laissait sans doute qu’un surplus limité. Il faut donc probablement multiplier cette estimation de surface par deux ou trois2. On doit aussi mentionner l’orge et le fourrage nécessaires aux chevaux et aux mules et, bien entendu, les autres fournitures indispensables, notamment la viande, transportée sous forme de salaisons pendant les expéditions, le vin et l’huile, qu’il fallait faire venir du monde méditerranéen. À cela s’ajoutent encore les chevaux et les mules, respectivement 10 000 et 18 500 environ pour la même armée de Germanie3. Ces fournitures en nature ont pesé pour l’essentiel sur la Gaule intérieure, notamment celle du Nord-Est, à un moment où l’économie agricole de la vallée du Rhin était encore inapte à ravitailler par elle-même une telle concentration militaire4. Qu’elles aient fait partie, même à cette époque, d’un système de réquisitions forcées dont on trouve maint exemple durant la guerre des Gaules et encore plus tard pendant la conquête de la Bretagne est hautement probable (Tacite, Agricola XIX, 4-5). Leur importance, pendant les expéditions à l’est du Rhin était encore accrue par la nécessité de constituer des stocks, avec de gigantesques horrea comme ceux de Rödgen, lié aux campagnes de Drusus, ou ceux de Anreppen (sans doute vers 4-5 apr. J.-C.) et on a pu étudier dans le détail l’organisation de cette logistique5. À cela s’ajoutaient les coûts de transport, probablement considérables, depuis l’intérieur de la Gaule jusque sur le Rhin inférieur. Ceux-ci pesaient aussi sur les communautés, notamment sur les notables qui étaient à leur tête6.

    4Mais ces dépenses ordinaires étaient encore accrues en cas de désastre comme celui de la campagne de 15, car il fallait rapidement remplacer le matériel, les montures, les hommes. Tacite s’en fait l’écho sans détour, même si cette taxation exceptionnelle est présentée ici comme un acte de patriotisme : « D’autre part, pour réparer les pertes de l’armée, on vit rivaliser les Gaules, les Espagnes, l’Italie, chacune offrant ce qu’elle avait, des armes, des chevaux, de l’or » (Tacite, Ann. I, 71, 2). Il ne s’agit pas seulement d’un effet rhétorique : la fourniture d’armes n’était pas du ressort de fabriques centrales, au moins à cette époque, et l’exemple bien connu des moules de bronziers trouvés à Alésia prouve l’implication d’ateliers civils dans les fournitures aux armées, en l’espèce pour la cavalerie7. La réquisition de chevaux pour la remonte constituait en outre un impôt redoutable, au point que, dans un autre passage, Tacite rappelle la lassitude des Gaules à ce propos, lors de la reprise de l’offensive en 16, preuve que le bel élan patriotique invoqué n’avait pas fait que des heureux (Tacite, Ann. II, 5). Quand on construisait une flotte de 1 000 navires pour contourner les Germains par le nord (Tacite, Ann. II, 6.) et qu’il fallait la remplacer parce qu’elle avait sombré, il fallait encore en assumer le coût. On n’oubliera pas l’importance du métal, notamment du fer pour les constructions et les armes, ni des peaux, pour les tentes, les lanières etc.8.

    5Il n’est pas étonnant, dès lors, que l’on voit se multiplier à cette époque les opérations de cens : on venait d’en faire une en 14 (Tacite, Ann. I, 33) et l’on avait entre temps taxé la Gaule d’une réquisition exceptionnelle (supra). On recommença en 16, ce qui indique évidemment de nouvelles levées et une pression fiscale accrue (Tacite, Ann. II, 6, 1). On ne peut pas ne pas souscrire ici au jugement sombre de D. Mattingly sur la brutalité de la domination romaine et sur sa capacité de prédation, au moins à cette époque9.

    6Est-ce dans ce contexte qu’il faut situer un passage souvent commenté de Suétone dans lequel le biographe signale la confiscation des biens de différents grands personnages en Gaule, la suppression des franchises fiscales des cités libres (mais sans doute pas seulement en Gaule) et du droit qu’elles avaient d’exploiter leurs mines (Suétone, Tib. XLIX) ? L’expression de « rapine » employée par l’auteur renvoie à un défaut moral de l’Empereur, mais il se pourrait bien que cette politique d’accaparement soit due tout simplement au besoin d’argent généré par des dépenses excessives, à un moment où, de surcroît, le stock monétaire disponible était notoirement insuffisant : il fallait remplir les caisses de l’État. La date de ces mesures reste toutefois imprécise et controversée. Est-elle antérieure ou postérieure à la révolte de 21, un élément déclencheur, une punition, une nécessité absolue ? Suétone ne l’indique pas10.

    7Dans l’exposé que Tacite (Ann. IV, 40) présente des causes de ce grave soulèvement, figurent explicitement le poids des dettes contractées (aes aelienum) mais aussi la récurrence des impositions (continuatio tributorum). On peut comprendre en effet que le poids des dépenses qui pesaient normalement sur les communautés, notamment sur les aristocrates placés à la tête des cités, avait été considérablement alourdi par les réquisitions forcées dues à la guerre et au supplément d’impôts qu’elle avait entraîné, sans parler du coût généré au même moment par l’urbanisation rapide du pays11. D’où l’accroissement des dettes envers les marchands italiens de Trèves (et sans doute d’ailleurs) qui furent les premiers massacrés, selon une pratique constante, à la fois parce qu’ils représentaient la domination honnie mais aussi parce que c’étaient les créanciers (Tacite, Ann. IV, 42). La suppression des franchises fiscales et la diminution de revenus due à la confiscation des mines s’ajoutait à cela et ce n’est sans doute pas un hasard si ce sont deux cités « libres » ou fédérées, normalement exemptes de tributs – les Trévires et les Héduens – qui se trouvèrent à la tête du mouvement séditieux, sous la conduite de deux aristocrates dont les ancêtres avaient reçu la citoyenneté romaine, Iulius Florus et Iulius Sacrovir. À ces motifs d’ordre financier déjà bien suffisants s’ajoutaient la cruauté et l’arrogance des gouverneurs (saevitia et superbia praesidentium). La fin des privilèges fiscaux se traduisait donc par une révolte d’ampleur très menaçante pour la domination romaine et ce fut « la foule des débiteurs et des clients » qui, chez les Trévires, prit les armes. Le plus grave est que le mouvement initial s’étendit à une grande partie du Nord de la Gaule, notamment chez les Andécaves et les Turons dans l’Ouest, preuve que le mécontentement était général (Tacite, Ann. IV, 41, 1).

    8Sans doute la rébellion fut-elle matée par l’intervention des légions de Germanie et de la garnison de Lyon. Mais c’était la première fois depuis la conquête césarienne qu’une affaire aussi sérieuse menaçait la stabilité politique de la Gaule. L’archéologie vient d’ailleurs aujourd’hui en révéler l’importance puisque, pour la première fois depuis le déplacement des légions sur le Rhin, en 12 av. J.-C., on voit la réimplantation de garnisons militaires significatives en au moins deux endroits. Chez les Santons, le camp d’Aulnay (fig. 161) a été construit pour abriter des vexillations des légions XIIII Gemina et II Augusta, stationnées sur le Rhin ; celui d’Arlaines (fig. 162), près de Soissons, accueillit une aile de Voconces jusqu’au début de l’époque flavienne au moins12. Ces deux implantations militaires ne sont peut-être pas des exemples isolés et il est possible que l’avenir en révèle d’autres ; elles témoignent en tout cas d’une situation politique troublée.

    Fig. 161. – Le camp militaire d’Aulnay-de-Saintonge.

    Image

    Plan M. Fincker, dans Reddé et al., 2006, p. 206.

    Fig. 162. – Le camp d’Arlaines.

    Image

    Reddé, 2018e.

    9Les Trévires pourraient avoir été punis par la perte définitive de la libertas, si l’adjonction de Pline, « liberi antea », accolée à leur nom dans sa liste des peuples de Belgique fait bien référence aux événements de 21, mais on ne saurait en être assuré car le motif de cette suppression du privilège fiscal et sa date exacte ne sont pas indiqués par le Naturaliste. On a aussi proposé, en effet, une tout autre lecture de ce passage13. Le texte porte en effet Treveri liberi antea et Lingones foederati, et on peut considérer que le mot foederati concerne les deux peuples mentionnés. Les Trévires seraient donc passés du statut de peuple libre à celui de fédéré, à une date probablement antérieure à 21, sans doute dans le contexte des levées d’ailes de cavalerie nécessaires aux dernières offensives en Germanie. Cette interprétation séduisante et que nous retiendrons change évidemment complétement le sens du passage plinien qui ne renverrait alors pas à un changement de statut causé par les événements de 21.

    10Les Trévires semblent ne pas avoir été unanimes dans leur révolte : le récit de Tacite mentionne l’action d’un autre Iulius, rival de Florus, qui dispersa les révoltés à la tête d’une troupe, probablement levée à titre personnel et organisée à la romaine (militia disciplinaque nostra), et non comme des auxilia externa, bien que son recrutement ethnique ait été homogène14. Florus tenta de l’entraîner dans la révolte, mais elle resta majoritairement dans le devoir. Nous la retrouvons plus tard sous le nom d’ala Indiana, tiré du patronyme de son chef (Tacite, Ann. III, 42)15. Ces rivalités internes entre aristocrates gaulois dont les ancêtres avaient été récompensés par le conquérant, et qu’il faut très certainement considérer comme des chevaliers romains, sont traditionnelles, on l’a dit. Elles montrent que les structures et les pratiques sociales issues de l’âge du Fer continuaient de se maintenir, sous le couvert d’une « romanisation » encore incomplète qui concernait surtout la noblesse indigène et non la plèbe. Mais l’épisode peut aussi masquer les travers d’une politique romaine clientéliste s’appuyant tantôt sur un clan, tantôt sur un autre, au gré de ses intérêts ou des préférences des gouverneurs. En tout cas, la gravité de la révolte exclut, à notre sens, que les Trévires aient reçu au préalable, dès Auguste, le droit latin, comme on l’a parfois avancé, et cette réflexion vaut aussi pour les Héduens qui, malgré leur passé d’alliance, d’amitié et de fraternité avec le peuple romain, firent aussi partie des rebelles, du moins pour une fraction de la cité.

    11Il n’est pas bien sûr que le pouvoir romain ait retenu la leçon et que ses pratiques aient été amendées après cette très sérieuse alerte : en 28, les Frisons – un peuple « barbare », il est vrai, puisqu’installé à l’est du Rhin – se souleva à son tour. Ce peuple payait depuis la conquête de Drusus un tribut qualifié de modique par Tacite et qui consistait en des livraisons de peaux de bœufs destinées à l’armée (Tacite, Ann. IV, 72). La rapacité des soldats chargés de recouvrer l’impôt conduisit à une rébellion armée et à de lourdes pertes pour Rome. Nous avons par ailleurs la trace épigraphique d’officiers qui, en Gaule même, venaient lever les tributs dus par les cités grâce à l’épitaphe découverte à Bologne d’un certain Q. Manilius C. f. Cordus, centurion de la XXIe Rapax et exactor tributorum civitatium Galliarum, dont l’activité peut être datée dans les années qui encadrent la révolte de 21 (CIL XI, 707)16. Néanmoins, un passage non daté des Annales de Tacite nous indique le souci de Tibère de ne pas aggraver encore le poids des prélèvements fiscaux (Tacite, Annales IV, 6).

    L’octroi du droit latin

    12La question de l’octroi du droit latin à certaines cités gauloises avant la guerre civile de 68-70 a fait couler beaucoup d’encre mais elle n’est toujours pas tranchée de manière claire et définitive, tant nos sources en ce domaine sont imprécises. Or il s’agit là d’un problème fondamental dans la mesure où sa solution conditionne notre appréciation du rythme et du degré d’intégration des communautés indigènes au sein de l’Empire.

    13Commençons par rappeler que Tacite attribue à plusieurs reprises le titre de « colonie » à Trèves lors des événements consécutifs à la mort de Néron, survenue en 68 (Tacite, Hist. IV, 62, 1 ; 72, 1 ; 77, 1). Dans un autre passage beaucoup moins clair, l’historien associe les habitants de Cologne – promue colonie romaine sous Claude – aux Trévires et aux Lingons, évoquant à ce propos le parti pris par les notables des colonies et des chefs de l’armée en faveur de Vitellius (Tacite, Hist. I, 57, 2). Bien qu’il puisse s’agir là d’une amplification rhétorique empreinte de quelque inexactitude juridique, on considère généralement que les Trévires, mais aussi les Lingons, jouissaient bien alors du titre colonial17. Or celui-ci est souvent considéré, en Gaule, comme allant de pair avec l’octroi du droit latin18.

    14Si la question est tellement importante, c’est parce qu’une telle mesure représentait une étape essentielle de l’intégration des communautés provinciales dans les cadres civiques romains19. Nous savons en effet par les Commentaires d’Asconius, rédigés au ier siècle de n. è., que le ius Latii permettait à ceux qui exerçaient des magistratures locales d’accéder au droit de cité romaine20. Le jurisconsulte Gaius écrivait à ce propos vers 160 : « Différente est la situation de ceux qui obtiennent par le droit du Latium pour eux et leurs enfants la citoyenneté romaine ; car leurs enfants tombent sous leur puissance21. Ce droit a été conféré à des cités pérégrines ou par le peuple romain ou par le Sénat ou par le César… ; c’est le droit latin (Latium) majeur ou mineur : le Latium est majeur lorsque ceux qui sont choisis comme décurions et ceux qui occupent un honneur quelconque ou une magistrature obtiennent la citoyenneté romaine ; il est mineur lorsque seuls l’obtiennent ceux qui occupent une magistrature ou un honneur ; c’est ce qu’indiquent bon nombre de lettres impériales22. » Ce mécanisme permettait donc aux petits notables provinciaux d’origine indigène d’accéder peu à peu au droit des Quirites (= le droit romain), alors que les grands aristocrates s’étaient souvent vu accorder celui-ci à titre individuel, soit pour service rendu, soit en vertu de leur origine sociale. Durant la guerre de conquête, César n’avait pas manqué d’utiliser ce moyen pour s’attacher la noblesse gauloise, on l’a dit. Le mode de fonctionnement municipal des communautés latines – dont le peuple conservait son statut pérégrin – nous est désormais bien connu par la Lex Irnitana, une grande table de bronze découverte dans le Sud de l’Espagne qui révèle une vie politique très proche des cités de droit romain23. Toute la question est donc de savoir quand une telle promotion a pu avoir lieu en Gaule et si elle a été homogène ou au contraire progressive.

    15Pline l’Ancien, dans sa liste des peuples gaulois, ne mentionne aucune communauté latine en Comata, alors qu’il n’oublie pas de le faire quand il traite de la Narbonnaise ou d’autres provinces. C’est en effet par Strabon, et non par lui, que nous apprenons le statut latin des Ausques et des Convènes, probablement détachés de la Transalpine pour être rattachés à l’Aquitaine, à une date que nous ignorons mais qui est probablement postérieure à la restitution de la Narbonnaise au Sénat, en 22 av. J.-C. La plupart des historiens considèrent par conséquent que la source du Naturaliste, probablement augustéenne, n’a pas été remise à jour avant la publication de l’ouvrage, dédié à Titus24. Cette position quasi unanime ne va toutefois pas sans quelque difficulté25. On peut en effet observer que Strabon, qui se soucie d’ordinaire assez peu des statuts juridiques des différentes cités gauloises, sauf quand il s’agit de Nîmes, précise ici, de manière tout à fait exceptionnelle pour la Comata, la latinité des Ausques et des Convènes, de sorte qu’on peut inverser la question et se demander si son texte n’aurait pas subi un rajout ultérieur, comme nous l’avons déjà vu. Mais, naturellement, on ne peut que rester ici dans le domaine des hypothèse. À l’inverse, on a déjà rappelé que Pline a bien remis sa liste à jour jusque en 50 apr. J.-C. au moins, puisqu’il cite Cologne comme colonie de droit romain. En revanche, il ne mentionne pas Avenches, promue au rang colonial sans doute dès le tout début du règne de Vespasien – la date généralement avancée de 71 est une restitution –, sans que nous sachions si la cité des Helvètes a reçu le droit romain ou latin, une question qui reste très controversée26. La date de cette promotion, assez proche de celle à laquelle l’Histoire naturelle a été publiée (77 apr. J.-C.) pourrait toutefois expliquer cette lacune, alors que Pline avait remis sa liste à jour jusque sous Galba pour la Narbonnaise. Ou bien – c’est une autre hypothèse – n’y avait-il pas de communautés latines en Gaule du Nord jusqu’aux guerres civiles de 68-70, une idée que rejettent la plupart des historiens ? La question, on le voit, est inextricable, ce qui explique que, sur ce point, on considère généralement que Pline s’est contenté de sa source augustéenne sans la remettre à jour, une solution apaisante et commode mais forcément très spéculative.

    16Les sources épigraphiques ne nous sont pas, pour une fois, d’un secours décisif pour trancher cette épineuse question. On doit pour commencer rappeler l’écrasante domination du terme civitas sur celui de colonia dans le corpus des Trois Gaules27. Malheureusement les inscriptions qui emploient ces deux mots sont presque toujours postérieures aux Flaviens et les cursus municipaux sont le plus souvent datés avec trop d’imprécision pour que l’on puisse tirer des conclusions chronologiques bien assurées sur l’apparition, avant Vespasien (69-79), de magistratures, de prêtrises ou de charges caractéristiques d’une cité de droit latin. Seule une inscription de Mayence, maintes fois commentée, semble suggérer que les Trévires disposaient bien du ius Latii avant les événements de 68-70. Le texte doit en être cité intégralement pour être commenté et bien compris28 :

    « [Ti(berio) Iulio T]i(ber]i fil(io) Fab[ia/Conted]dio Tiber[ino,/sacerdot]i Romae [et Aug(usti),/duovir(o) c]olon(iae) Tre[veror(um),/praefec]to ad ripa[m Rheni,/praef(ecto) fab]rum, qua[estori/ in ciuita]te Treve[rorum]29. »

    17Le défunt, qui avait, soit à titre personnel, soit par héritage familial, reçu la citoyenneté romaine, si l’on en croit son nom, a rempli diverses fonctions dans sa cité, dont la prêtrise à l’autel du confluent et le duovirat, après des milices équestres et la questure à Trèves. Ces magistratures municipales, généralement considérées comme impensables dans une cité pérégrine, impliquent l’octroi du droit latin aux Trévires30. On suppose généralement que l’inscription est antérieure au règne de Vespasien, car la préfecture ad ripam Rheni a dû cesser avec la conquête des Champs Décumates, pense-t-on31. Mais ce point de l’argumentaire, essentiel pour dater l’inscription avant les guerres civiles de 68-70, paraît en soi assez faible, d’autant que cette milice n’est pas documentée par ailleurs, sinon, de manière vague, dans un passage de Tacite32. Quant à la double dénomination de civitas et de colonia dans la même inscription, elle n’est pas rare et on la retrouve à plusieurs reprises dans les Trois Gaules33. Elle n’est pas non plus strictement datée34. Au total, cette inscription de Mayence ne suffit donc pas, à elle seule, à prouver que les Trévires avaient reçu le droit latin avant 68 car elle pourrait aussi bien être datée de l’époque des guerres civiles ou du tout début de l’époque flavienne. Mais elle ne l’exclut pas non plus et la question doit rester ouverte.

    18Il convient de rappeler ici que Néron avait, selon le témoignage de Tacite, doté les Alpes maritimes du ius Latii en 64, ce qui n’empêchait pas que des communautés particulières aient pu le recevoir plus tôt35 ; comme on sait, Vespasien l’avait un peu plus tard généralisé dans l’Espagne tout entière (Pline, HN III, 3, 30). Il s’agissait là de mesures générales et on voit mal pourquoi la Gaule chevelue n’auraient pas bénéficié d’une décision de même nature à une date non indiquée dans nos sources. Mais on retombe ici dans le domaine des hypothèses. A. Chastagnol, s’appuyant sur l’onomastique des magistrats gaulois, qu’il considérait comme déjà très romanisée à partir du milieu du ier siècle, considérait que c’était le règne de Claude qui avait marqué un tournant décisif dans le processus d’octroi du Latium. Il revenait ainsi à la position ancienne formulée par C. Jullian, non sans se dissimuler les difficultés de datation fine des inscriptions à l’intérieur du ier siècle. Il est d’ailleurs impossible de déterminer, la plupart du temps, si l’onomastique romaine des magistrats connus à cette époque est le fruit de promotions individuelles à l’intéressé ou à un de ses ancêtres, par octroi nominal du droit de cité romaine ou le produit d’une élection à une charge publique dans une cité de droit latin36.

    19On doit en outre reconsidérer l’idée d’une attribution du droit latin à des provinces entières, malgré l’information que nous fournit Pline à propos de l’Espagne37. L’octroi du ius Latii relevait en effet de la politique municipale et faisait donc normalement l’objet d’une concession au cas par cas, cité par cité, et non pas « en bloc » à une province, une idée qui reposerait sur une mauvaise compréhension du texte plinien sur l’Espagne. En clair, il faudrait rechercher pour la Comata non pas une mesure générale et une date unique, mais une série de promotions civiques échelonnées dans le temps et conditionnées par le degré d’évolution des différentes communautés.

    20Arrivé à ce point d’un débat très technique et controversé, il faut rappeler un passage des Histoires de Tacite, dans lequel l’auteur mentionne les mesures prises par Galba, durant son court règne (mi 68-début 69), en faveur des cités gauloises : l’octroi de la citoyenneté romaine et, pour l’avenir, un allégement des tributs (Tacite, Hist. I, 8, 1). Qu’est-ce qu’entend Tacite par ces mots ? La citoyenneté romaine à tous les habitants, ce qui serait une mesure démagogique à cette époque, ou seulement aux notables exerçant une charge municipale, en conférant le droit latin à leur cité ? On ne peut trancher de manière assurée, mais cette dernière interprétation reste la plus plausible.

    21La plupart des commentateurs considèrent que les concessions juridiques effectuées pendant les guerres civiles de 68-70 par les différents adversaires ont ensuite été annulées par Vespasien, comme, par exemple, l’octroi du droit de cité romaine à tous les Lingons par Othon, peut-être pour les détacher – mais trop tard – du parti de Vitellius (Tacite, Hist. I, 78). La promotion par Galba de différentes cités gauloises qui s’étaient rangées aux côtés de Vindex doit donc être prise au sérieux, puisque nos sources l’attestent, mais celles-ci ne permettent pas de dresser une liste des civitates concernées, en dehors de celles qui sont explicitement mentionnées par Tacite. Qu’il s’agisse de Claude, de Néron ou de Galba, voire de leurs successeurs rien ne permet donc de mesurer la progression du nombre des cités de droit latin dans les Trois Gaules entre le milieu du siècle et le début du règne de Vespasien38. C’est là une nécessaire position d’attente, qui ne pourra être tranchée que par la mise au jour de nouveaux documents épigraphiques.

    L’ascension des Primores Galliarum

    22Si l’octroi du droit latin en Gaule est souvent rapporté au règne de Claude, c’est parce que nous le relions, plus ou moins consciemment, à la grande inscription qu’est la Table claudienne de Lyon qui rapporte le discours de l’empereur devant le Sénat de Rome en faveur des notables gaulois, Primores Galliarum39. Le plaidoyer du prince est connu par ailleurs grâce à Tacite, comme on le sait (Tacite, Ann. XI, 23).

    23Il ne s’agit pourtant pas de promotion civique des communautés dans ce texte célèbre ; l’empereur entendait en effet concéder aux premiers personnages de la Gaule chevelue, déjà citoyens romains, le droit d’accéder aux honneurs à Rome même (ius adipiscendorum in Urbe honorum). On désigne ainsi la possibilité de se présenter à la questure dans la capitale de l’Empire et donc d’entrer au Sénat de la Ville en cas d’élection. Les Lyonnais, des colons romains, même quand ils étaient d’origine gauloise, jouissaient déjà de ce privilège, mais celui-ci avait été octroyé aussi, sans doute depuis 14 apr. J.-C., à « la fleur des colonies et des municipes », dans laquelle il faut essentiellement reconnaître les notables de Narbonnaise, comme le montre l’exemple fameux des Viennois et du célèbre Valerius Asiaticus. Depuis Caligula, l’empereur pouvait d’ailleurs faire entrer dans l’ordre sénatorial des chevaliers à qui il conférait le laticlave, la toge à large bande de pourpre, insigne de leur noblesse, ce qui leur donnait la possibilité de se présenter à la questure et d’entrer au Sénat de Rome en cas de succès. Claude, dans son discours de 48 apr. J.-C., plaide donc pour que ce droit d’accéder aux honneurs soit étendu aux notables de la Gaule Chevelue. La décision soulevait toutefois des oppositions conservatrices et seuls les Héduens, vieux et fidèles alliés de la République, bénéficièrent dans un premier temps de ce privilège. Une seconde mesure de Claude aurait ouvert le dispositif aux autres peuples, sans doute vers la fin de son règne, si on comprend bien le texte de Tacite40.

    24Cette promotion concernait principalement, on l’a dit, des personnages qui disposaient déjà de la citoyenneté romaine à titre personnel, et on doit compter parmi eux des rejetons de la vieille aristocratie gauloise de la fin de l’âge du Fer. Mais on ne peut évidemment exclure qu’il y ait eu aussi des notables qui avaient obtenu cette citoyenneté par le biais des magistratures dans une cité latine, s’il y en avait déjà.

    25On peut mesurer les premiers effets de cette ascension au sein de la noblesse de l’Empire à travers les inscriptions41. S’agissant des chevaliers, on observe que c’est le service des armes qui a constitué, pour les nobles gaulois, la principale voie d’accès à l’ordre équestre, bien sûr dès l’époque césarienne mais aussi par la suite, même si ces equites d’origine indigène n’avaient probablement qu’un accès restreint au cursus romain42. Ce phénomène n’a pas été limité à la Narbonnaise, puisque, sur les vingt-quatre Iulii recensés entre Tibère et Domitien, treize venaient de la Gaule chevelue. Certains semblent avoir été d’assez haute naissance, comme le Batave Civilis, chef des révoltés de 69-70, de race royale. On trouve aussi deux Claudii. Les listes comprennent deux Nerviens, un Pétrucore, deux Santons, deux Lyonnais, un Héduen, deux Tricasses, neuf Trévires, deux Helvètes, un habitant de la colonie romaine d’Augusta Raurica, deux originaires de Cologne, sept Bataves et un inconnu43. Naturellement, les sources dont nous disposons, notamment Tacite avec son récit des deux révoltes de 21 et des années 68-70, introduisent sans doute une distorsion dans cette statistique où les événements militaires figurent de manière prépondérante, mais elles ne sauraient masquer l’absence dans cette liste des cités du Centre et de l’Ouest de la Gaule, un phénomène qui se confirmera au demeurant au siècle suivant. En revanche, on doit observer que, pour la même époque44, on ne recense que vingt-neuf chevaliers originaires des Trois Gaules et des Germanies, contre quatre-vingt-huit Narbonnais. La différence est notable.

    26Le contraste avec les Gaulois ayant accédé à l’ordre sénatorial est encore plus saisissant puisque sur les vingt-sept sénateurs recensés pour la même période, on ne compte que des Narbonnais, sauf trois Aquitains et un incertus45 ; pour la période antérieure à Auguste, on n’observe que les deux fameux frères Allobroges Ecus et Roucillus inscrits par César sur l’album sénatorial, dans des circonstances naturellement exceptionnelles (César, BC III, 59). Au total, d’ailleurs, le nombre de sénateurs originaires de Gaule sera toujours sensiblement moindre que celui des Espagnes ou de l’Asie mineure, deux provinces beaucoup plus favorisées46.

    27Le cas le plus célèbre de cette montée vers les ordres supérieurs de la noblesse romaine nous est offert par C. Iulius Vindex, issu d’une race royale d’Aquitaine, et dont le père avait lui-même été sénateur. Il était légat d’Auguste à Lyon quand il se révolta contre Néron en 68 (Dion Cassius, LXIII, 22). Il n’est pas sûr toutefois que son père ait bénéficié des mesures de Claude car il est au fond assez peu probable que deux générations successives de la même famille aient pu progresser assez vite pour que le fils accède au rang de légat propréteur moins de vingt ans après la promotion accordée au père47. L’accès au sénat du père doit donc avoir eu lieu beaucoup plus tôt, avant 14 apr. J.-C.48.

    28Ce cas reste exceptionnel, au moins dans nos annales. Ce n’est toutefois pas seulement un effet de sources car on a observé la diminution des occurrences du gentilice Iulius dans notre documentation du iie siècle apr. J.-C. Celle-ci traduirait, a-t-on dit, un changement de normes sociales et la perte de la signification familiale de ce gentilice après la crise de 68-7049. Cette théorie n’est en rien démontrée et il est infiniment plus raisonnable de voir, dans le progressif effacement de ce nom, l’effet classique d’une érosion démographique des grandes familles aristocratiques, héritières de la noblesse gauloise de l’âge du Fer50.

    La crise des années 68-70 et la discorde en Gaule

    29Ces deux années et demie ont vu à la fois une grave révolte au sein d’une Gaule divisée et une guerre civile dans tout l’Empire, ponctuée de combats sanglants entre les troupes qui soutenaient les différents compétiteurs pour le trône. Elles ont connu ensuite la répression meurtrière des rebelles gaulois et germaniques par les légions de Vespasien. À bien des égards, il s’agit là d’une crise majeure au sein de la longue histoire romaine. On n’en commentera pas ici le récit compliqué qu’on pourra trouver bien exposé dans d’autres ouvrages51. Les événements propres à la Gaule offrent en revanche un thème majeur pour notre propos car ils fournissent un bon test de l’état réel du pays et de son degré effectif de « romanisation », 120 ans, soit cinq générations, après la défaite de Vercingétorix.

    30Le point de départ est bien connu : il s’agit de la révolte, en mars 68, de Vindex contre Néron52. Vindex, dont nous venons de rappeler les origines sociales, appela d’emblée Galba, légat d’Espagne citérieure et issu d’une vieille famille romaine très prestigieuse, à revêtir la pourpre impériale en renversant Néron. Les troupes du rebelle, levées au sein des cités gauloises favorables au mouvement, furent écrasées en mai devant Besançon par les légions de Germanie aux ordres du légat Verginius Rufus. Les Gaules se trouvaient donc à l’origine d’une guerre civile qui devint celle de l’Empire tout entier, même si la crise avait des motifs plus profonds. Les raisons propres qui avaient poussé ces provinces à se soulever restent en revanche controversées. Nous avons en effet perdu la fin des Annales de Tacite dont le dernier livre était probablement consacré à ces événements du printemps 68 et il faut se contenter du récit de Dion Cassius, lui aussi perdu mais connu par son abréviateur tardif (Dion Cassius, LXIII, 22).

    31C’est à l’autel du confluent, devant l’assemblée réunissant les représentants des cités des Trois Gaules, que Vindex prononça un discours dénonçant la conduite et la tyrannie de Néron, si l’on en croit ce texte. Il s’agit donc, en apparence du moins, non d’une révolte des provinces en tant que telles mais d’un plaidoyer pour la libertas, c’est-à-dire pour le pouvoir du Sénat et contre les excès du Prince, en faveur d’un principat modéré comme l’avait été celui d’Auguste53. Mais, comme l’écrivait non sans ironie R. Syme, il s’agit là d’un discours « misérable et irréel » et on peut fortement douter que les cités des Gaules se soient révoltées simplement parce que Néron faisait l’histrion en Grèce et se comportait d’une manière choquante aux yeux de l’aristocratie romaine54. Le texte de Dion Cassius indique en revanche des causes plus probables et malheureusement récurrentes : les taxes. Ce motif semble d’autant plus plausible qu’il revient sous la plume de Tacite dans un passage que nous avons déjà évoqué (Tacite, Hist. I, 8, 1) ; Galba, une fois devenu empereur, promit en effet un allégement fiscal et l’octroi de la citoyenneté aux cités qui formaient alors ses partisans, après avoir été ceux de Vindex. Cette promesse semble avoir été tenue puisque le même Tacite évoque plus loin un dégrèvement fiscal du quart (Tacite, Hist. I, 51 ; IV, 57). On en était donc revenu, avant le soulèvement de Vindex, à une situation qui rappelait celle de 21. Si, de surcroît, la promotion juridique des cités, ou du moins de certaines d’entre elles, n’avait pas été débloquée par l’octroi du droit latin, et si l’ascension des élites était trop lente, malgré les mesures de Claude, on comprend que la situation ait pu être explosive au sein des Tres Galliae. Il est caractéristique, à cet égard, que tout le premier livre des Histoires de Tacite, qui commence avec le règne de Galba, soit ponctué par des allusions récurrentes à ces questions et par les mesures prises en faveur de plusieurs cités gauloises par le nouvel empereur, puis par les contre-mesures de son rival et successeur Othon. De là à penser que ce n’était pas Vindex lui-même mais le concilium Galliarum qui était à l’origine du soulèvement, il n’y a qu’un petit pas, assez aisé à franchir. Cela n’implique évidemment pas un mouvement nationaliste – une idée anachronique – mais plutôt une crise de la « romanisation » au sein de la Gallia Comata.

    32La meilleure preuve en est peut-être que les cités étaient partagées en deux camps : du côté de la rébellion, les Séquanes et les Héduens (Tacite, Hist. I, 51), mais aussi sans doute les Helvètes et les Arvernes (Tacite, Hist. I, 67-68 ; IV, 17). Il y en eut sans doute d’autres, mais elles ne sont pas explicitement nommées. Les soldats de Germanie affublèrent ces peuples du sobriquet de « Galbiens ». Les Trévires, en revanche, avaient pris parti pour Verginius Rufus, ainsi que les Lingons (Tacite, Hist. I, 53 ; IV, 69). Là non plus ils n’étaient sans doute pas les seuls. Galba les punit de leur attitude hostile par des amputations de territoires. Et puis il y avait les Rèmes, sans doute attentistes depuis le début (Tacite, Hist. IV, 67). Naturellement, la situation se renversa avec l’avènement de Vitellius qui s’empara du trône en s’appuyant sur les légions de Germanie. Ce fut alors au tour des Trévires et des Lingons de triompher et de rejoindre le nouvel empereur (Tacite, Hist. I, 57).

    33Dans ces rivalités entre cités, qui donnèrent lieu à des conflits armés et sanglants, on serait bien en peine de reconnaître une quelconque unité de la Gaule contre Rome. Il faut y voir au contraire le résultat des frustrations provoquées par le poids de la fiscalité, l’inégalité de traitement politique qui engendre la discorde et l’insuffisance des profits, personnels et collectifs, apportés par la soumission à l’Empire. Il suffit au fond, pour s’en convaincre, de relire le discours que Tacite prête à Petilius Cerialis, chargé par Vespasien de réprimer la révolte, face aux notables gaulois réunis (Tacite, Hist. IV, 73-74). Après avoir évoqué le péril germanique et la défense de la Gaule face aux barbares germaniques, il affirme, dans un langage sans fard qui réfute les plaintes et les revendications formulées par les cités : « il ne peut y avoir de tranquillité pour les nations sans armées, pas d’armées sans soldes, ni de soldes sans tributs. Tout le reste, nous l’avons en commun : vous-mêmes bien souvent commandez nos légions, vous-mêmes gouvernez ces provinces et d’autres », une claire allusion à Vindex.

    34Les causes de la révolte batave sont en revanche plus ambiguës, à l’instar du récit assez confus qu’en donne Tacite, sans que la chronologie des événements soit toujours bien claire pour son lecteur. On pourrait croire à première vue que son chef Iulius Civilis, un noble Batave de souche royale, était un partisan de Galba puisque, arrêté par les légions de Germanie et envoyé prisonnier à Rome, il fut gracié par le nouvel empereur (Tacite, Hist. IV, 13). Toutefois, c’était la cavalerie batave qui avait écrasé les partisans de Vindex à Besançon (Tacite, Hist. IV, 17). Huit cohortes de ce peuple, auxiliaires de la XIIIIe légion qui avait été envoyée par Néron contre Vindex, avaient encore leur camp chez les Lingons lors de la prise de pouvoir par Vitellius. Ces troupes de choc étaient redoutées, tout comme l’influence que Civilis pouvait avoir sur elles (Tacite, Hist. I, 59). Dans ce contexte, on peut se demander si la dissolution par Galba du corps des corporis custodes (la garde impériale), qui comptait de nombreux Bataves mais aussi des Frisons, n’a pas contribué à dresser les soldats germaniques contre le nouvel empereur, d’autant que celui-ci les renvoya chez elles sans récompense (Suétone, Galba 12)55. Certes l’avarice bien connue de Galba peut avoir motivé cette décision malencontreuse, mais on peut suggérer d’autres causes éventuelles.

    35Civilis, dont le parcours politique assez sinueux est difficile à retracer avec précision56, semble avoir d’abord agi en sous-main pour Vespasien si l’on en croit Tacite, et il se présente lui-même comme un agent du parti flavien ayant tout fait pour empêcher les légions de descendre en Italie au moment de la prise de pouvoir par Vitellius (Tacite, Hist. IV, 13 ; V, 26). C’est encore dans ce but, selon Tacite, qu’il rejoignit la rébellion des cités gauloises, attirant derrière lui une grande partie des auxiliaires germaniques et belges de l’armée du Rhin et détachant la plupart des cités de l’alliance romaine avant de faire appel directement aux Transrhénans (Tacite, Hist. IV, 14-15 ; 55-77).

    36Dans cette affaire, la brutalité dont firent preuve les recruteurs de Vitellius peut avoir joué un rôle déclencheur du soulèvement en Gaule même. On sait en effet que les Bataves étaient liés par un traité particulier qui les dispensait de l’impôt ordinaire en échange de troupes auxiliaires choisies par eux et placées sous commandement de leurs chefs indigènes, ce qui était le cas d’un homme comme Civilis (Tacite, Germania 29)57. Les excès commis par les Vitelliens dans la levée de ces unités peuvent donc avoir constitué un facteur de révolte. Il est d’ailleurs très vraisemblable qu’il faille voir dans cet épisode un changement du mode de recrutement et l’introduction, de facto, d’un dilectus auquel les Bataves n’étaient probablement pas soumis au préalable58. Si l’on suit ce raisonnement, la révolte des Bataves, jusque là très fidèles, pourrait être la conséquence de plusieurs facteurs croisés : la propagande flavienne, soucieuse de créer des troubles dans le dos de Vitellius, le licenciement sans récompense des corporis custodes par Galba, la perfidie des Vitelliens recrutant de manière brutale et contraire aux traités les auxiliaires germaniques dont ils avaient besoin. Il y eut toutefois, au sein des différents peuples concernés, une fraction de l’aristocratie qui resta fidèle au parti romain, tel ce Iulius Briganticus, neveu de Civilis, qu’il haïssait (Tacite, Hist. IV, 70). On est là dans un cas de figure classique où les rivalités personnelles au sein des grandes familles dictaient les convictions et les positions politiques. On peut citer encore le nom de Claudius Labeo parmi les chefs restés fidèles à Rome (Tacite, Hist. IV, 56).

    37Quoi qu’il en soit et quel qu’ait pu être son rôle éventuel d’agitateur et d’agent double, Civilis, associé aux deux meneurs Trévires de la révolte, Classicus et Tutor, ainsi qu’au Lingon Sabinus mena ses troupes à une confrontation générale contre les légions flaviennes, ce qui ne pouvait pas ne pas se terminer par une défaite. Tacite, par la bouche d’un officier romain, présente cette trouble affaire sous le nom d’imperium Galliarum, mais il n’est pas sûr qu’il ne s’agisse pas là d’une expression issue a posteriori de la propagande flavienne qui avait intérêt à présenter les faits comme une entreprise séditieuse classique, avec le vocabulaire usuel qui convient pour décrire les ennemis de l’ordre romain, une fois Vitellius éliminé (Tacite, Hist. IV, 58-59). L’interprétation de la révolte batave n’est donc pas simple, d’autant qu’elle est liée chronologiquement à celle des cités de la Gaule intérieure59. La raison invoquée par Tacite – les excès du recrutement – n’est toutefois pas fondamentalement différente de celle qui est avancée par Dion Cassius pour expliquer le déclenchement du soulèvement de Vindex, dû sans doute à la lourdeur des tributs, puisque, pour les peuples germaniques installés en Gaule, la levée de troupes constituait l’impôt. On serait ici, une fois de plus, et comme en 21, face aux excès du pouvoir romain, dans une situation similaire à celle de la Bretagne de Boudicca, qui venait tout juste de s’achever. P. Cosme parle ici à juste titre des « déçus de la romanisation60 ».

    38Quoi qu’il en soit de cette interprétation, les conséquences furent à la hauteur de la peur qu’avait provoquée la révolte, sans doute parce qu’elle avait ouvert la frontière du Rhin aux Germains transrhénans et ressuscité une menace telle qu’on n’en avait plus connue depuis la défaite de Varus. Comme en 21, on réinstalla des troupes à l’intérieur du pays en reconstruisant en dur le camp militaire d’Arlaines mais surtout en installant une légion entière, la legio VIII Augusta qui venait de faire campagne sous les ordres de son légat Iulius Frontinus contre les Lingons révoltés, bien que le chiffre avancé (70 000 révoltés armés) doive être considéré avec circonspection (Frontin, Stratagemata 4, 3,14 ; Tacite, Hist. IV, 67). Le camp de Mirebeau, implanté au sud du territoire Lingon, à un nœud routier peu éloigné du passage de la Saône à Pontailler, devait durer jusqu’au milieu des années 80 au moins, avant que la légion ne soit définitivement transférée à Strasbourg61. Cette situation tout-à-fait exceptionnelle dans une province qui était normalement dépourvue de troupes – la Belgique – montre que l’avertissement avait été pris au sérieux (fig. 163 et 164). Les Lingons, pourtant, ne furent pas autrement punis si l’on en croit Frontin, la clémence armée de Vespasien, pourtant moins célèbre que celle de Titus, servant sans doute mieux les intérêts de Rome qu’une nouvelle et sanglante répression. Chez les Trévires, cent-treize sénateurs, et non des moindres, s’étaient exclus d’eux-mêmes en passant chez les Germains (Tacite, Hist. V, 20). Cette séquence de deux ans, commencée avec la mort de Néron, avait toutefois fait trembler l’Empire et la Gaule tout entière.

    Fig. 163. – Le complexe militaire de Mirebeau.

    Image

    Plan simplifié d’après D. Watts, Inrap.

    Fig. 164. – La forteresse légionnaire de Mirebeau.

    Image

    Goguey et Reddé, 1995.

    Notes de bas de page

    1 Herz, 2007, p. 325.

    2 Selon les calculs proposés dans Reddé, 2018a, p. 320.

    3 Kehne, 2008, p. 276.

    4 Reddé, 2011c ; 2018d.

    5 Kehne, 2007 ; 2008.

    6 Comme l’a rappelé à juste titre Herz, 1992.

    7 Rabeisen, 1993.

    8 Herz, 1992.

    9 Mattingly, 2011.

    10 France, 2001, p. 278.

    11 C’est l’interprétation de Herz, 1992 après bien d’autres (contra, Levick, 1976, p. 134).

    12 Reddé et al., 2006, p. 205 ; p. 369 ; Reddé, 2018e.

    13 Krier, 1981, p. 182-183.

    14 Alföldy, 1968, p. 37.

    15 Supra, p. 310.

    16 Faoro, 2015.

    17 Wolff, 1977.

    18 Chastagnol, 1995, p. 183.

    19 Kremer, 2006.

    20 Stangl, 12 ; trad. Le Roux, 2014, p. 443.

    21 [= ils deviennent eux aussi citoyens. N.D.A.].

    22 Gaius, Inst. I, 95-96 ; trad. Le Roux, 2014, 457.

    23 AE 1986, 333 ; trad. dans Le Roux, 2014, p. 585-610.

    24 Chastagnol, 1995, p. 183.

    25 La question a déjà été abordée supra p. 290-291, mais il nous semble important d’y revenir ici.

    26 Frei-Stolba et al., 1999 ; Le Roux, 2017.

    27 Dondin-Payre, 1999, p. 136-140.

    28 Il s’agit d’un bloc funéraire, publié à l’origine par G. Alföldy (AE 1968, 321) mais dont la lecture a été profondément modifiée par H. Wolff, dont nous suivrons ici la transcription (Wolff, 1977), avec une légère correction due à Demougin, 1992, no 629 = Burnand, 2006, 75E62.

    29 Traduction : À Tiberius Iulius Conteddius Tiberinus, fils de Tiberius, de la tribu Fabia, prêtre de Rome et d’Auguste, duovir de la colonie des Trévires, préfet de la rive du Rhin, préfet des ouvriers, questeur dans la cité des Trévires.

    30 Wolff, 1976 ; 1977.

    31 Selon Wolff, 1977, p. 215.

    32 Tacite, Hist. IV, 55, 2 indique en effet que Vitellius avait confié la garde du Rhin au Trévire Iulius Tutor, devenu l’un des chefs de la révolte. Le contexte laisse penser qu’il s’agit là du Rhin inférieur, qui devait être gardé face aux Germains. Le raisonnement de H. Wolff qui considère que la conquête sous Vespasien des Champs Décumates (la rive droite du Rhin, face à la Germanie supérieure) rendait inutile, à cette époque, le titre de praefectus ripae, impliquant ainsi une datation de l’inscription à l’époque julio-claudienne, paraît donc peu convaincant car il n’est pas sûr du tout que cette préfecture concernait la rive du Rhin en Germanie supérieure.

    33 Dondin-Payre, 1999, p. 135.

    34 On a quelquefois pensé qu’elle recouvrait une double réalité juridique, la colonia étant considérée comme la ville capitale, qui aurait bénéficié du droit latin, par opposition au plat-pays, la civitas, qui serait resté pérégrin. Cette conception remonte à Kornemann, 1898 et était encore défendue il y a peu par Krier, 1981 et Heinen, 1985. Elle est aujourd’hui vigoureusement contestée, et à juste titre car rien, en réalité, ne vient conforter l’idée d’une différence de statut juridique entre la ville-capitale et son territoire (Wolff, 1977 ; Dondin-Payre, 1999).

    35 Tacite, Annales XV, 32 ; Chastagnol, 1995, p. 143-154.

    36 Chastagnol, 1995, p. 143-154.

    37 Le Roux, 2017.

    38 Le Roux, 2017, p. 602.

    39 Fabia, 1929.

    40 Chastagnol, 1971.

    41 Burnand, 2006 ; 2007.

    42 Demougin, 1987, p. 345.

    43 Burnand, 2007, p. 75-76.

    44 Elle inclut bizarrement le règne des Flaviens dans l’étude de Y. Burnand.

    45 Burnand, 2007, p. 41-42.

    46 Burnand, 2007, p. 45.

    47 C’était l’hypothèse de Chastagnol, 1971, p. 308.

    48 Burnand, 2007, p. 173.

    49 Drinkwater, 1978.

    50 Burnand, 2007, p. 174-176.

    51 Cosme, 2012.

    52 Le Roux, 2011, p. 605-632.

    53 Urban, 1999, p. 65.

    54 Syme, 1958, p. 463, n. 1.

    55 Speidel, 1994.

    56 Cosme, 2009 ; 2011.

    57 Roymans, 2004 ; supra p. 306-307.

    58 Alföldy, 1968, p. 88-90.

    59 Raepsaet-Charlier, 1996, p. 263 ; Le Bohec, 2007, p. 159.

    60 Cosme, 2011, p. 309.

    61 Goguey et Reddé, 1995.

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    1 Herz, 2007, p. 325.

    2 Selon les calculs proposés dans Reddé, 2018a, p. 320.

    3 Kehne, 2008, p. 276.

    4 Reddé, 2011c ; 2018d.

    5 Kehne, 2007 ; 2008.

    6 Comme l’a rappelé à juste titre Herz, 1992.

    7 Rabeisen, 1993.

    8 Herz, 1992.

    9 Mattingly, 2011.

    10 France, 2001, p. 278.

    11 C’est l’interprétation de Herz, 1992 après bien d’autres (contra, Levick, 1976, p. 134).

    12 Reddé et al., 2006, p. 205 ; p. 369 ; Reddé, 2018e.

    13 Krier, 1981, p. 182-183.

    14 Alföldy, 1968, p. 37.

    15 Supra, p. 310.

    16 Faoro, 2015.

    17 Wolff, 1977.

    18 Chastagnol, 1995, p. 183.

    19 Kremer, 2006.

    20 Stangl, 12 ; trad. Le Roux, 2014, p. 443.

    21 [= ils deviennent eux aussi citoyens. N.D.A.].

    22 Gaius, Inst. I, 95-96 ; trad. Le Roux, 2014, 457.

    23 AE 1986, 333 ; trad. dans Le Roux, 2014, p. 585-610.

    24 Chastagnol, 1995, p. 183.

    25 La question a déjà été abordée supra p. 290-291, mais il nous semble important d’y revenir ici.

    26 Frei-Stolba et al., 1999 ; Le Roux, 2017.

    27 Dondin-Payre, 1999, p. 136-140.

    28 Il s’agit d’un bloc funéraire, publié à l’origine par G. Alföldy (AE 1968, 321) mais dont la lecture a été profondément modifiée par H. Wolff, dont nous suivrons ici la transcription (Wolff, 1977), avec une légère correction due à Demougin, 1992, no 629 = Burnand, 2006, 75E62.

    29 Traduction : À Tiberius Iulius Conteddius Tiberinus, fils de Tiberius, de la tribu Fabia, prêtre de Rome et d’Auguste, duovir de la colonie des Trévires, préfet de la rive du Rhin, préfet des ouvriers, questeur dans la cité des Trévires.

    30 Wolff, 1976 ; 1977.

    31 Selon Wolff, 1977, p. 215.

    32 Tacite, Hist. IV, 55, 2 indique en effet que Vitellius avait confié la garde du Rhin au Trévire Iulius Tutor, devenu l’un des chefs de la révolte. Le contexte laisse penser qu’il s’agit là du Rhin inférieur, qui devait être gardé face aux Germains. Le raisonnement de H. Wolff qui considère que la conquête sous Vespasien des Champs Décumates (la rive droite du Rhin, face à la Germanie supérieure) rendait inutile, à cette époque, le titre de praefectus ripae, impliquant ainsi une datation de l’inscription à l’époque julio-claudienne, paraît donc peu convaincant car il n’est pas sûr du tout que cette préfecture concernait la rive du Rhin en Germanie supérieure.

    33 Dondin-Payre, 1999, p. 135.

    34 On a quelquefois pensé qu’elle recouvrait une double réalité juridique, la colonia étant considérée comme la ville capitale, qui aurait bénéficié du droit latin, par opposition au plat-pays, la civitas, qui serait resté pérégrin. Cette conception remonte à Kornemann, 1898 et était encore défendue il y a peu par Krier, 1981 et Heinen, 1985. Elle est aujourd’hui vigoureusement contestée, et à juste titre car rien, en réalité, ne vient conforter l’idée d’une différence de statut juridique entre la ville-capitale et son territoire (Wolff, 1977 ; Dondin-Payre, 1999).

    35 Tacite, Annales XV, 32 ; Chastagnol, 1995, p. 143-154.

    36 Chastagnol, 1995, p. 143-154.

    37 Le Roux, 2017.

    38 Le Roux, 2017, p. 602.

    39 Fabia, 1929.

    40 Chastagnol, 1971.

    41 Burnand, 2006 ; 2007.

    42 Demougin, 1987, p. 345.

    43 Burnand, 2007, p. 75-76.

    44 Elle inclut bizarrement le règne des Flaviens dans l’étude de Y. Burnand.

    45 Burnand, 2007, p. 41-42.

    46 Burnand, 2007, p. 45.

    47 C’était l’hypothèse de Chastagnol, 1971, p. 308.

    48 Burnand, 2007, p. 173.

    49 Drinkwater, 1978.

    50 Burnand, 2007, p. 174-176.

    51 Cosme, 2012.

    52 Le Roux, 2011, p. 605-632.

    53 Urban, 1999, p. 65.

    54 Syme, 1958, p. 463, n. 1.

    55 Speidel, 1994.

    56 Cosme, 2009 ; 2011.

    57 Roymans, 2004 ; supra p. 306-307.

    58 Alföldy, 1968, p. 88-90.

    59 Raepsaet-Charlier, 1996, p. 263 ; Le Bohec, 2007, p. 159.

    60 Cosme, 2011, p. 309.

    61 Goguey et Reddé, 1995.

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