Prologue. Que la Gaule n’est pas la France
p. 9-20
Texte intégral
1Le 3 décembre 1919, à peine plus d’un an après l’armistice, Camille Jullian, professeur au Collège de France, prononçait son cours d’histoire générale intitulé « Comment meurent les patries1 ». Il vaut encore la peine, au seuil de cet ouvrage, d’en citer quelques extraits.
« Examinons cette Gaule de plus près : nous verrons en effet qu’elle fait présager la France et qu’elle porte en elle, comme notre patrie d’aujourd’hui, des raisons d’éternité.
La Gaule habitait sur les mêmes terres que la France ; ses hommes observaient le même ciel que nous, cultivaient le même sol, priaient aux sommets des mêmes montagnes et aux bords des mêmes sources… La Gaule avait ses frontières physiques, celles qui protègent encore la France… Hé bien ! cette patrie gauloise, façonnée pour une durée sans fin, a vécu quelques siècles à peine, et elle a péri tout entière. Elle est morte dans son indépendance politique et dans sa personnalité morale. Il n’est resté d’elle, pour refaire une nouvelle nation, pour former la France, il n’est resté que les vertus de son sol et le sang de ses hommes.
Comment une telle patrie a pu mourir, voilà ce que je voudrais rechercher avec vous…
Vaincue, mutilée, asservie par l’Empire romain, la Gaule pouvait cependant ne point mourir comme patrie. Elle n’avait qu’à attendre et préparer dans le silence et l’espoir le temps où la chute de Rome lui permettrait de reparaître avec ses traditions et sous les héritiers de ses chefs…
Cette foi en l’avenir, cette religion du passé, cet entretien de sa personnalité morale firent défaut à la Gaule. Une fois soumise à Rome, elle confirma elle-même sa défaite et sa servitude par l’abandon de tout ce qui avait fait sa grandeur aux heures de la liberté ; et elle se condamna à une mort sans remède, à une de ces morts dont on ne peut plus en appeler même à Dieu.
La Gaule oublia ses dieux, Teutates et les autres, pour se convertir à ceux de ses vainqueurs, Jupiter ou Mercure… La Gaule, après avoir quitté ses dieux, négligea sa langue. Elle ne voulut plus parler que le latin… Alors, ayant perdu sa foi, qui l’aurait maintenue dans l’espérance, perdu sa langue, qui l’unissait à ses ancêtres, et perdu, avec le souvenir d’elle-même, la conscience de son identité morale, sans plus un regard sur l’avenir, sans plus un lien avec le passé, elle accepta de descendre dans l’abîme des êtres disparus. Et, pour que le sol de France devînt une seconde fois le domaine d’une nation, il fallut attendre de nombreux siècles d’actions mystérieuses, pendant lesquels la vertu de la terre et le sang des hommes façonnèrent lentement la figure d’une patrie nouvelle.
Maintenant que le mal de l’Empire romain est réparé et que la nation française est achevée, attachons-nous à elle de toutes les forces de nos âmes et de nos corps. » [Suit un couplet de victoire sur l’Allemagne, la perfidie germanique et le retour à la frontière du Rhin, limite naturelle de la Gaule]. »
2Pourquoi exhumer aujourd’hui ces propos cocardiers d’un grand historien de la Gaule que seule l’ambiance exaltée et revancharde de l’immédiat après-guerre peut encore excuser à nos yeux ? C’est que, derrière eux, se cachent d’autres enjeux intellectuels, toujours actuels car nous en sommes les héritiers plus ou moins conscients, un siècle plus tard, et la manière dont nous les appréhendons pèse sur notre manière d’écrire l’histoire, même celle de l’Antiquité. Leur outrance traduit la rupture idéologique qui s’était installée durant toute la IIIe République entre deux courants historiques que l’on pourrait qualifier, l’un, de « celtomane », l’autre de « romaniste2 ». Sans revenir longuement sur la redécouverte de « Nos-ancêtres-les-Gaulois » au xixe siècle, un thème aujourd’hui bien connu sur lequel on a beaucoup écrit depuis une quarantaine d’années, il convient d’en rappeler les prémisses pour comprendre la suite du propos3.
3La résurrection des Gaulois et de Vercingétorix et leur promotion au rang de mythe national français remonte, on le sait, à la période romantique et post romantique et elle fut, à bien des égards, parallèle à l’importance croissante des Germains et d’Arminius dans l’idéologie panallemande de ce temps, même si les contextes politiques étaient différents de part et d’autre du Rhin. En France, Amédée Thierry avait publié en 1828 une Histoire des Gaulois depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’entière soumission de la Gaule à la domination romaine, aujourd’hui bien oubliée mais dont le succès fut retentissant puisque ce livre connut une dixième édition en 1877. Sa lecture éblouit le jeune et brillant élève Camille Jullian – il avait alors quatorze ans – qui l’avait reçu en 1873 comme livre de prix. C’est dans cet ouvrage qu’apparaît pour la première fois Vercingétorix, véritable frère d’Hernani, patriote fier et résolu, prêt à tous les sacrifices. Les Gaulois y sont déjà présentés comme les ancêtres des Français, avec des traits éternels de ce-peuple-dont-nous-sommes-les-descendants :
« Descendants des soldats de Brenn et de Vercingétorix, des citoyens de Carnutum et de Gergovie, des sénats de Durocortorum et de Bibracte, n’avons-nous plus rien de nos pères ? Ce type si fortement empreint sur les premières générations, le temps l’a-t-il effacé des dernières ? Peuple des sociétés modernes, la civilisation, ce costume des races humaines, a-t-elle transformé chez nous en même temps que recouvert le vieil homme ?… En traçant les récits de ce long ouvrage, plus d’une fois je me suis arrêté d’émotion ; plus d’une fois j’ai cru voir passer devant mes yeux l’image d’hommes sortis d’entre nous ; et j’en ai conclu que nos bonnes et nos mauvaises dispositions ne sont point nées d’hier sur cette terre où nous les laisserons. »
4Le mythe gaulois était né, popularisé aussi par un autre historien de ce temps, Henri Martin, dont la monumentale Histoire de France, publiée de 1837 à 1854, reprenait peu ou prou des images similaires. Seul Michelet, pour qui la France commençait avec Clovis, refusait de tomber dans la celtomanie ambiante. Celle-ci, déjà colorée de nationalisme, était pourtant parfaitement compatible avec la culture classique, dominante à l’époque. N’est-ce pas d’ailleurs César à la main et rudiment à l’appui que l’on disputait sur la localisation d’Alésia depuis qu’un obscur architecte de Besançon avait jugé bon de contester la localisation traditionnelle de la bataille où s’affrontèrent César et Vercingétorix ? C’était en 1855, six ans avant le premier coup de pioche ordonné par Napoléon III au pied du mont Auxois : la querelle d’Antiquaires, on l’oublie trop souvent, a précédé dans cette affaire la fouille archéologique4.
5Sedan change tout. Pendant près d’un demi-siècle, la France va remâcher sa rancœur et son humiliation avec un seul objectif, la revanche. Vercingétorix devient réellement alors le symbole de la patrie, celui qui a su unir les siens pour un combat ultime dans lequel la Gaule a sauvé l’honneur, le premier d’une longue lignée de héros qui ont fait la France : du Guesclin, Jeanne d’Arc, les soldats de l’an II… Les arts figurés de l’époque offrent une place considérable au chef arverne ; on ne compte plus les statues et les tableaux qui évoquent le mythe gaulois et Vercingétorix. Ne voit-on pas celui-ci donnant la main à la pucelle d’Orléans dans un plâtre d’Émile Chatrousse conservé au musée de Clermont-Ferrand (fig. 1) ? Même la littérature s’en mêle et le poète François Coppée, rendant compte d’une pièce d’Edmond Cottinet, fort heureusement oubliée (Vercingétorix, drame en 5 actes), exprime alors un sentiment largement partagé qui permet de relier le présent au passé en faisant d’Alésia l’événement précurseur de Sedan. Ce texte, écrit en 1880, est d’autant plus significatif qu’il émane d’un des écrivains les plus en vue de ce temps :
« Dans les brumeuses origines de la France, aucune figure n’apparaît plus grande que celle de Vercingétorix ; elle domine notre histoire nationale comme la belle statue d’Aimé Millet, coiffée du casque ailé et s’appuyant sur sa lourde hache, domine de sa taille colossale les vertes vallées de la Côte-d’Or, du haut du Mont-Auxois. C’est une noble pensée que d’avoir élevé ce monument au glorieux vaincu ; et nos tristesses patriotiques de l’heure présente songent, avec un mélancolique orgueil, à l’indomptable courage du chef barbare et à sa lutte opiniâtre contre l’invasion romaine.
Ceux qui avaient l’âge de raison en 1870 nous comprendront. Ils ont senti comme nous, à la seule nouvelle que l’ennemi avait franchi la frontière, l’horrible frisson de la vierge violée ; ils ont éprouvé l’instinctif besoin de vengeance, fait le geste machinal de saisir une arme, appelé furieusement la victoire ou la mort ; et après avoir vu la gorge ouverte de la patrie râler sous la botte du Prussien, ils ont gardé au fond du cœur une rancune éternelle. À ceux-là – nous voulons croire qu’ils sont nombreux – il est bon de parler de nos anciens malheurs, il est salutaire de rappeler la vieille guerre de César et de Vercingétorix. Car ils aiment leur pays tout simplement d’un robuste amour filial ; car ils ne se laissent pas prendre aux sophismes des historiens qui excusent les pires iniquités avec des mots vagues, car ils détestent le progrès qui s’impose par la conquête, la civilisation qui débute par le massacre. Malgré toutes les séductions de son génie, César n’est à leurs yeux qu’un monstre d’ambition qui déracina le vieux chêne gaulois pour ajouter une feuille à sa couronne de triomphe et qui répandit un lac de sang pour y teindre de pourpre son manteau impérial. La gloire du conquérant ne doit pas nous éblouir, pauvres vaincus d’hier que nous sommes. Le million de prisonniers gaulois, que César vendit aux marchands d’esclaves pour payer les folies et les débauches de sa jeunesse, nous fait souvenir du premier versement des cinq milliards à Strasbourg où l’on pesait les sacs de louis dans des balances, et les trompettes romaines sonnant ironiquement les marches gauloises, sous les murs d’Alésia, le jour de la reddition de la ville, nous remettent en mémoire la musique de la garde allemande jouant la Marseillaise le soir de Sedan. C’est au contraire avec une admiration respectueuse et attendrie que nous devons songer à l’intrépide jeune homme qui à force de patriotisme réunit en faisceau dans sa main toutes les forces vives de la Gaule et opposa aux envahisseurs une résistance désespérée ; au vaillant chef des Arvernes dont nous ne connaissons la grandeur d’âme, l’héroïsme, les exploits et les malheurs que par un historien : César son ennemi… »
Fig. 1. – Esquisse, en plâtre, d’une sculpture d’Émile Chatrousse, montrant Jeanne d’Arc donnant la main à Vercingétorix.

Musée des Beaux-Arts, Clermont-Ferrand.
6On sait le rôle considérable que joua dans l’enseignement populaire Le Tour de la France par deux enfants5. Publié pour la première fois, en 1877, ce roman – écrit sous un pseudonyme masculin par une femme, pour des écoliers – mettait en scène deux orphelins fuyant l’Alsace occupée et s’en allant parcourir ce pays qui s’appelait autrefois la Gaule, « notre patrie », alors « couverte de grandes forêts » et où « il y avait peu de villes ». Les hommes qui l’habitaient étaient encore « à demi sauvages ». Ce livre donnait évidemment le beau rôle au noble et fier Vercingétorix face au méchant et fourbe César, reliant de manière ostensible les événements du passé à ceux du présent. Mais il est intéressant de noter combien la Gaule celtique, dans ce tableau, était encore empreinte de sauvagerie, dépourvue de villes, une image qu’on retrouve dans presque tous les manuels scolaires de la IIIe République. On connaît assez bien aujourd’hui le rôle que ces derniers ont joué dans la diffusion du mythe de la patrie gauloise et de la figure héroïque de Vercingétorix6. Il est important de noter que la plupart d’entre eux décrivaient un état de nature, qu’ils opposaient volontiers à l’état de culture de la Gaule romaine, dans un face à face abondamment illustré. Autrement dit, la défaite d’Alésia, une fois tournée la page héroïque de la Guerre des Gaules, fut féconde. « Il faut dire que cette domination romaine ne fut ni lourde ni oppressive, mais plutôt bienfaisante pour nos ancêtres, peut-on lire dans un de ces manuels. Une brillante civilisation ne tarde pas à se développer parmi eux. Les immenses forêts dont le sol était couvert furent défrichées. De grandes villes s’élevèrent et l’on admire encore aujourd’hui les ruines des monuments magnifiques dont elles avaient été ornées7. »
7En devenant des Romains, les Gaulois surent donc s’adapter et progresser. L’idée que la leçon de Rome était nécessaire, après la défaite, pour que la Gaule accède à la civilisation et se défende contre le péril germanique trouvait son contrepoint naturel dans les malheurs du moment : la France avait besoin de reconquérir « les mâles vertus qui nous ont manqué », écrivait en juin 1871 Charles Alexandre, le traducteur du plus grand historien de ce temps, maître incontesté du droit romain et de l’épigraphie latine, Theodor Mommsen. « Allons reprendre aux Allemands les enseignements vulgarisés chez eux ; les institutions qui habituent les peuples à la dignité personnelle, à la discipline, à l’esprit de devoir et de sacrifice, à la foi en tous les dogmes purs de la religion et de la patrie ». Le jeune Jullian, membre de l’École française de Rome de 1880 à 1882, travaillant à une thèse qui portait sur Les transformations politiques de l’Italie sous les empereurs romains (43 av. J.-C.-330 apr. J.-C.), partit donc à Berlin suivre l’enseignement du maître8.
8Au milieu de la celtomanie ambiante, l’Université restait de marbre, et on n’y enseignait guère la Gaule, même romaine. C’est à l’École du Louvre, non à l’Université, qu’on inaugura en 1882 un premier cours d’archéologie « nationale », dispensé par Alexandre Bertrand ; la même année, une chaire de langue et littérature celtique au Collège de France était confiée à Henri d’Arbois de Jubainville, déjà célèbre pour la qualité de ses travaux d’érudition. On n’avait guère, en revanche, de récit académique sérieux sur l’histoire de la Gaule romaine, et il fallut attendre 1885 pour voir paraître un assez court chapitre consacré à la question, au milieu d’autres qui traitaient des différentes provinces de l’Empire. C’était dans le VIe livre de l’Histoire romaine, sous la plume de… Theodor Mommsen, évidemment. Dans son style direct, objectif et dépouillé, le maître allemand y regrettait la sécheresse des sources antiques qui ne disaient rien de l’histoire des peuples et de leur civilisation mais se contentaient de la biographie des empereurs. Ce livre, le premier du genre, fut traduit dès 1887 en français par R. Cagnat et J. Toutain. C’est en 1892 seulement qu’on vit paraître le premier ouvrage de Camille Jullian consacré à la Gaule proprement dite, Gallia, Tableau sommaire de la Gaule sous la domination romaine9. Mais il ne s’agissait encore que de la période impériale, et le passé préromain y était juste évoqué. De manière symbolique, d’ailleurs, l’ouvrage s’ouvrait sur un portrait de… César, et Jullian y affirmait que la Gaule n’avait dû son unité qu’aux Romains. En 1901, en revanche, changement de ton radical : la publication de son Vercingétorix reçut un accueil triomphal, lui ouvrant les portes du Collège de France10. Sa chaire d’Antiquités nationales, au titre éloquent, lui donna ainsi, à partir de 1905, les moyens d’écrire son grand œuvre.
9À ce point de la narration, on doit se demander comment un ancien élève de l’École française de Rome, excellent épigraphiste, parfait connaisseur des sources antiques, auteur de travaux très savants sur l’Italie impériale a pu tenir devant ses auditeurs, en 1919, les propos qu’on a cités au début de ce prologue sur « le mal de l’Empire romain », une expression qui n’est pas isolée dans ses travaux. Dans les tomes V et VI de son Histoire, parus la même année, Jullian a en effet clairement et volontairement pris ses distances avec Rome et rejeté son héritage politique et culturel : « De cette éducation classique, chrétienne, impérialiste, écrivait-il alors, nous sommes sortis avec des préjugés en faveur de Rome qui sont presque invincibles. Mais l’historien doit savoir les vaincre et juger par lui-même, directement, sur les faits et sur les œuvres11. » Cette déclaration d’intention s’inscrit au terme d’une analyse sur les Empires qu’il jugeait destructeurs de l’identité des peuples (Rome, Charlemagne, Napoléon, Bismarck) et qu’il opposait aux patries, par essence intégratrices et unificatrices. « Qui sait, poursuivait-il, si, tout compte fait, la paix romaine n’a pas coûté plus de sang à la Gaule que n’en aurait coûté l’indépendance » ? Ce faisant, Jullian rejetait le courant de pensée dominant de son époque qui croyait profondément en l’œuvre civilisatrice de Rome, féconde après la défaite d’Alésia, moment généralement considéré comme fondateur dans l’histoire de France (fig. 2). De cette opposition intellectuelle est née une tension, toujours sensible dans la recherche contemporaine sur la Gaule et dans l’enseignement supérieur, qui coupe la discipline en deux : aux classicisants un récit qui commence avec la conquête, comme s’il ne s’agissait, au fond, que d’un épisode provincial de la grande histoire romaine ; aux protohistoriens un propos qui s’achève généralement avec cette même conquête, considérée comme une fin, quand ce n’est pas une décadence. À cela s’ajoute un compromis difficile entre des sources de nature très différente : pour les spécialistes de Rome, le primat des textes et des inscriptions reste une évidence et l’archéologie ne peut leur apporter qu’une illustration ; l’étude du monde celtique se fonde au contraire, depuis J. Déchelette, sur l’analyse de la culture matérielle, qu’il est parfois malaisé de traduire en termes historiques compatibles avec ce qui concentre l’intérêt des romanistes.
Fig. 2. – Plaque apposée en 1949 sur le mur de la gare de Vénarey-Les Laumes (Côte-d’Or), toujours visible. Elle glorifie, sur le lieu de la bataille d’Alésia, l’alliance des Gaulois avec Rome contre le péril germanique.

Cliché M. Reddé.
10De là des débats confus et des dialogues de sourds parce qu’ils relèvent trop souvent du non-dit, voire d’idées inhérentes à notre civilisation et acquises par notre éducation. Prenons un exemple sur lequel nous aurons à revenir dans le cours de cet ouvrage, la ville. Nombre de manuels d’histoire romaine insistent sur la création urbaine sous l’Empire, sur le rôle politique, administratif, économique et culturel des nouvelles capitales de cités. Sans doute est-ce vrai, mais est-ce une raison pour nier l’existence de villes à l’époque de l’indépendance, au nom d’un modèle méditerranéen prêt à l’emploi qui ne peut évidemment pas leur être appliqué puisqu’il est propre à un autre monde que celui de la cité antique, telle que la concevait N. D. Fustel de Coulanges ? En filigrane se dessine, derrière ces querelles stériles, l’opposition classique entre paysan et citadin, entre état de nature et état de civilisation qui imprègne encore aujourd’hui, même inconsciemment, nos modes de pensée. On verra qu’il en va de même quand on aborde le domaine religieux.
11Ces tensions intellectuelles ne sont pas seulement le propre de rivalités entre spécialités scientifiques différentes, comme il en existe dans toutes les disciplines ; elles prennent leurs racines dans les conflits identitaires nés à la fin du xixe siècle, bien que nous n’en ayons plus toujours conscience. Prenons-en pour exemple un dialogue à distance entre Mommsen et Jullian. Dans son récit de la défaite d’Alésia, le savant allemand critiquait l’attitude de Vercingétorix, qui se rendait au lieu de fuir pour continuer le combat, à l’inverse d’Hannibal. Ce faisant, il dressait de la Gaule (i. e. la France) vaincue un tableau cruel12 :
« Homme ou historien, écrivait-il, je ne puis sans émotion me séparer de cette noble figure du roi arverne : mais n’est-ce point là le trait caractéristique de la nation celte ? Son plus grand homme ne fut qu’un preux ! »
12Et, plus loin, il récidivait :
« Le hasard ne fit pas cette grande catastrophe. Si parfois il la prépare pour les peuples susceptibles d’une haute culture, ici, il faut le dire, les Gaulois ne tombèrent que par leur propre faute. Leur ruine était en quelque sorte historiquement nécessaire : toute cette dernière guerre13 le prouve, qu’on en étudie la marche, soit dans l’ensemble, soit dans les détails. À l’heure où menaçait la domination étrangère, il ne se rencontra de résistance énergique que chez quelques clans isolés, et ceux-ci même, Germains pour la plupart ou à demi-Germains… Tels se sont montrés les Gaulois au siècle de César : ni puissante organisation militaire, ni discipline politique : ils ne purent y atteindre, ils ne les auraient même pas supportées ! Dans tous les temps, dans tous les lieux, vous les voyez toujours les mêmes, faits de poésie et de sable mouvant, à la tête faible, au sentiment profond, avides de nouveautés et crédules, aimables et intelligents, mais dépourvus de génie politique : leurs destinées n’ont pas varié : telles elles furent autrefois, telles elles sont de nos jours. »
13Cette dernière allusion, perfide et moqueuse, à la défaite de Sedan provoqua naturellement l’indignation en France. Une trentaine d’années plus tard, Camille Jullian reconstruisait le mythe à sa manière, plus conforme à l’identité et à la fierté nationales14 :
« De cet acte simple et solennel [la reddition de Vercingétorix], nul n’a jamais contesté l’émouvante grandeur. Les historiens de tous les pays et de toutes les tendances, ceux qui n’ont eu que colère et dédain pour les faiblesses des Celtes, ceux à qui le mirage des idées fait oublier la vie des hommes et qui se refusent à chercher des héros, Allemands acharnés à flageller la France sous le nom de Gaule, Français qui redoutent de céder à leur patriotisme, tous se sont inclinés de respect devant le sacrifice de Vercingétorix… »
14Gaulois contre Romains… Est-on bien sorti aujourd’hui de cette opposition ? Certes, aucun historien contemporain ne vient plus, de nos jours, s’appuyer sur Jullian ni pour l’encenser – bien que la révérence au maître soit toujours de rigueur – ni même pour le critiquer, car son approche patriotique ne constitue plus, en apparence du moins, un enjeu actuel. Cette œuvre, riche de son immense érudition gréco-latine, continue toutefois d’être régulièrement citée, car elle n’a jamais été remplacée, tant sa conception était grandiose. Mais les débats qui la sous-tendent, notamment l’empreinte de Rome, restent présents, même de manière implicite, dans nos approches historiques actuelles. On le constate au succès exceptionnel du Vercingétorix écrit par Jullian en 1900 et dont on ne compte plus les rééditions, la dernière datant de 2018, bien que l’ouvrage soit, d’un point de vue scientifique, totalement dépassé depuis des lustres ! Ce roman de la guerre des Gaules, de la bataille d’Alésia, de ses deux acteurs célèbres a d’ailleurs généré, ces dernières années, après la publication des fouilles franco-allemandes autour du Mont-Auxois15, toute une kyrielle d’ouvrages destinés au grand public, voire de bandes dessinées, de controverses diverses, souvent vives, portées à la radio ou à la télévision. Les querelles innombrables sur la localisation d’Alésia ne sont ainsi que l’expression exacerbée d’un conflit ridicule mais récurrent sur les génies militaires respectifs de Vercingétorix et de César. Puissance d’un mythe national dont l’éternel retour prend parfois des relents suspects et dont les sous-entendus pèsent dans les débats d’aujourd’hui comme dans ceux d’hier16.
15Il paraît donc temps de cesser de couper l’histoire en deux et d’étudier la Gaule dans sa longue durée plutôt que de la segmenter, de la débarrasser aussi des préjugés idéologiques qui l’encombrent encore. Tel sera le but de cet ouvrage qui tentera d’associer la vision des protohistoriens et celle des spécialistes du monde romain. Dans ce contexte, l’émergence récente de l’archéologie préventive introduit depuis quelques années une rupture majeure dans nos connaissances en nous obligeant à renouveler profondément notre réflexion17. Rupture dans la nature des sources et dans leur flux, sans cesse croissant. Rupture dans l’inégalité qui caractérisait jusqu’alors l’époque romaine, capable de présenter les monuments de marbre de l’Empire, témoins d’une civilisation considérée comme supérieure, alors que ceux des Gaulois faisaient pâle figure. Ils étaient en bois ! Aujourd’hui, la protohistoire est devenue une discipline majeure, autonome, qui emprunte de plus en plus aux sciences « dures » mais aussi aux approches sociologiques et anthropologiques, au risque de se couper progressivement des sources et des approches classiques qui restent malheureusement l’apanage des seuls romanistes.
16Or il n’existe pour l’heure, en France, aucune étude de synthèse récente rassemblant les données des uns et des autres pour tâcher d’en proposer une lecture ordonnée dans le temps long, dépassant ainsi les frontières académiques traditionnelles18. De ce constat de carence est née l’idée de cet ouvrage, qu’il faut considérer comme un essai plutôt que comme un manuel, car il n’était pas question de viser à l’exhaustivité, ni dans les thèmes abordés, ni dans la bibliographie citée : l’ampleur des sources qu’il faudrait mobiliser pour être complet dépasse aujourd’hui les compétences d’un seul individu et nécessiterait un travail d’équipe, considérable. Ainsi a-t-on volontairement oublié certains aspects qui n’ont pas fait l’objet de synthèses renouvelées, comme par exemple celui des rites liés à la mort ; il eût fallu de trop longues recherches dans des archives de fouilles innombrables qui ne sont pas nécessairement publiées.
17Ce livre traite de la Gaule conquise par César, que les Romains désignaient sous le nom de Gallia Comata, la Gaule « Chevelue », par opposition à celle du Midi, officiellement annexée depuis 121 av. J.-C. L’empereur Claude l’appelait encore ainsi dans un discours célèbre qu’il prononça devant le Sénat de Rome, un siècle après la défaite d’Alésia, preuve que, malgré la réorganisation augustéenne et la division provinciale, l’ensemble gaulois conservait encore une grande part de son identité ancienne aux yeux des vainqueurs, par delà sa diversité géographique, ethnique, linguistique, religieuse, culturelle qui est indéniable. Cette Gaule Chevelue s’étendait jusqu’au Rhin, dans la définition qu’en donnait César dès le début des Commentaires, ce qui n’implique évidemment pas que le fleuve ait formé alors les bornes du monde celtique. Le champ géographique que nous traiterons dans ces pages englobe ainsi les futures provinces romaines d’Aquitaine, Lyonnaise et Belgique, ainsi que les deux Germanies. L’espace géographique concerné n’est donc pas limité à notre cher hexagone national : il englobe cinq autres pays modernes, la Suisse, l’Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg qui, au même titre que la France, peuvent à bon droit revendiquer l’héritage celtique. La province du Midi, celle que les Romains appelleront la Narbonnaise, n’a donc pas sa place dans les pages qu’on va lire car elle relève d’une histoire et d’une culture différentes, très marquées depuis longtemps par les influences méditerranéennes, grecques, étrusques, romaines19.
18Pour autant, l’accent a été mis délibérément sur le nord de la Gallia Comata en allant jusqu’au Rhin, non seulement parce qu’elle était plus familière à l’auteur mais aussi parce qu’elle a fait l’objet, depuis plusieurs années, d’enquêtes renouvelées par l’archéologie préventive, très active dans ces régions, et par de grands programmes de recherche européens20. Ce choix pourra certes être contesté mais, dans la mesure où l’objectif n’était pas d’écrire un manuel traitant un peu de tout, il se justifie par les besoins de l’argumentation. Le propos s’ouvre au début de La Tène finale, vers le milieu du iie siècle av. J.-C., un moment de changements internes dans le monde celtique et où l’influence romaine commence à se faire sentir en Gaule du Nord. Il s’achève en 68-70 apr. J.-C. avec la dernière grande révolte de l’ancienne Comata qui faillit sérieusement compromettre la domination romaine (fig. 3)21.
Fig. 3. – « Que la Gaule n’est pas la France ».

La Gaule antique s’étend jusqu’au Rhin, englobant plusieurs états modernes actuels (France, Belgique, Luxembourg, une partie de la Suisse, de l’Allemagne, des Pays-Bas), mais pas les régions alpestres, pourtant de culture celtique. Selon César (BG I, 1), les Gaulois proprement dits étaient séparés des Aquitains par la Garonne et des Belges par la Marne et la Seine, mais ces limites géographiques semblent quelque peu approximatives, au vu de l’ensemble de nos sources. L’organisation provinciale romaine, sous Auguste, a redéfini tout l’espace conquis par César à l’ouest et au sud du Rhin.
Tableau chronologique sommaire
Il existe (ou il a existé) plusieurs systèmes chronologiques concurrents pour caractériser la chronologie de l’âge du Fer, qui est une construction scientifique permanente. Les protohistoriens utilisent actuellement une chronologie dite de Reinecke, du nom du savant allemand qui l’a proposée en 1902, mais qui a depuis lors fortement évolué. Pour la commodité de lecture, on adoptera ici les équivalences suivantes qui ont été simplifiées (LT = La Tène) :
– LT D1a : vers 150 av. J.-C. jusque vers 125-120 av. J.-C.
– LT D1b : vers 120-115 av. J.-C. jusque vers 85-80 av. J.-C. En 121, la Gaule du Midi devient province romaine.
– LT D2a : vers 85-80 av. J.-C. jusqu’à la guerre des Gaules (58-51).
58 à 50 : César en Gaule.
–LT D2b : vers 51 av. J.-C. jusque vers 30 av. J.-C. La phase finale, des années 30 à 20-15 av. J.-C., encore très marquée par les facies laténiens, est souvent appelée « gallo-romain précoce » par les protohistoriens.
– 27 av. J.-C. : partage du pouvoir entre Octavien, qui prend le nom d’Auguste, et le Sénat. Début du principat. Premières mesures d’organisation administrative en Gaule.
– 16-13 av. J.-C. : 2e séjour d’Auguste en Gaule. Organisation administrative de la Gaule du Nord
– 12 av. J.-C. : début de la conquête de la Germanie.
– 9 apr. J.-C. : défaite de Varus en Germanie dans la forêt du Teutoburg. Perte de trois légions.
– 14 apr. J.-C. : mort d’Auguste, avènement de Tibère.
– 21 apr. J.-C. : révolte de Florus et Sacrovir en Gaule.
– 37 apr. J.-C. : mort de Tibère, avènement de Caligula.
– 41 apr. J.-C. : mort de Caligula, avènement de Claude.
– 54 apr. J.-C. : mort de Claude, avènement de Néron.
– 68 apr. J.-C. : mort de Néron. Soulèvement de Vindex en Gaule. Guerre civile dans l’empire. Trois empereurs (Galba, Othon, Vitellius) se succèdent jusqu’à la fin 69. Grave révolte en Gaule du Nord.
– 70 : avènement de Vespasien et restauration de l’autorité romaine.
Fig. 4. – Tableau chronologique synthétique de la période étudiée.

Notes de bas de page
1 Jullian, 1931, p. 150-174.
2 Cette opposition a été mise en évidence par Amalvi, 1984, p. 289.
3 On se contentera ici de mentionner quelques titres essentiels, à commencer par les actes du colloque de Clermont-Ferrand intitulé « Nos ancêtres les Gaulois » (Viallaneix et Ehrard, 1982). Voir aussi Amalvi, 1988 ; Goudineau, 2001, ainsi que de nombreuses contributions à l’ouvrage monumental de Nora, 1997, notamment celles de J. et M. Ozouf, K. Pomian, O. Buchsenchutz et A. Schnapp. On peut y ajouter aujourd’hui le parallèle franco-allemand entre Alésia et la bataille du Teutoburg mis en évidence en 2005 lors d’un colloque à l’Institut historique allemand de Paris (Reddé et von Schnurbein, 2008).
4 Reddé, 2003b.
5 Voir J. et M. Ozouf, dans Nora, 1997, cité n. 3.
6 Aux travaux de Chr. Amalvi cités n. 1 et 2, on ajoutera le brillant article de S. Citron, dans Viallaneix et Ehrard, 1997.
7 Amalvi, 1984, p. 294-295.
8 Sur l’itinéraire personnel de C. Jullian voir Grenier, 1944 et la présentation de Chr. Goudineau dans la réédition de Jullian, 1993.
9 Les précédents ouvrages de C. Jullian sont des ouvrages classiques d’érudition consacrés à l’Italie et à l’épigraphie de Bordeaux.
10 Jullian, 1901.
11 Jullian, 1993, II, p. 314.
12 Mommsen, 1985, p. 207 ; 213.
13 Id est la guerre franco-allemande de 1870.
14 Jullian, 1993, p. 620-621.
15 Reddé et von Schnurbein, 2001.
16 On rappellera à ce propos, l’étrange cérémonie au cours de laquelle, le 30 août 1942, à Gergovie, le maréchal Pétain déposa dans la crypte établie sous le monument de Vercingétorix une parcelle de terre des communes de France et de l’Empire avec ce texte rédigé par René Giscard d’Estaing, conseiller d’État :
« En l’an 1942 et le dimanche 30 août
Deuxième anniversaire de la légion française
Des combattants et volontaires de la révolution nationale
– vingt siècles après l’éveil du sentiment national en Gaule –
– au lieu même où l’âme française connut sa première victoire –
– sous ce monument élevé en 1901 à la mémoire du chef Arverne Vercingétorix –
LE MARÉCHAL PHILIPPE PÉTAIN
CHEF DE L’ÉTAT FRANÇAIS
PRÉSIDENT DE LA LÉGION
a scellé la crypte qui abritera, comme le plus précieux des trésors, la terre française recueillie dans la métropole et dans les colonies, sur tous les lieux où souffle l’esprit de la France et où se garde le souvenir de ceux qui ont fait sa grandeur. » La vidéo de cette cérémonie est conservée à l’INA, [http://www.ina.fr/video/AFE85001047].
17 On pourra lire sur ce point l’excellent petit ouvrage de Demoule, 2012, justement intitulé « On a retrouvé l’histoire de France ».
18 Les ouvrages parus depuis une vingtaine d’années (Ferdière, 2005 ; Le Bohec, 2008 ; France et Delaplace, 2020) traitent fondamentalement de la période romaine. Seul celui de A. Ferdière accorde une place significative à l’archéologie. Celui de D. et Y. Roman, 1997 avait fait exception à la règle en essayant de situer l’histoire de la Gaule dans le temps long puisque les auteurs faisaient commencer leur récit au vie siècle av. J.-C. Il accordait par ailleurs une attention particulière à l’analyse des sources matérielles. Reposant toutefois sur une documentation antérieure à l’essor de l’archéologie préventive, il est aujourd’hui, de ce point de vue, assez largement dépassé.
19 On lira sur ce point les synthèses de Py, 2012 et de Garcia, 2014. .
20 On trouvera notamment dans ces pages un résumé des résultats du programme Rurland, financé par le European Research Council (ERC) et consacré aux campagnes.
21 On suppose le lecteur averti des grandes lignes de l’histoire de cette période dont le récit n’est pas rappelé dans ces pages. Différents ouvrages récents, outre ceux qui sont cités note 9, permettent de se familiariser avec le sujet et autorisent une première approche : Brun et Ruby, 2008 ; Monteil et Tranoy, 2008 ; Ferdière, 2011 ; Bouet, 2015 ; Deru, 2016 ; Ouzoulias et Tranoy, 2010.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008