1Il est communément admis que les monarchies hellénistiques sont fondées sur des pouvoirs personnels détenus par des monarques héritiers des généraux d’Alexandre dont l’origine aristocratique, mais aussi les exploits sur les champs de bataille durant l’Anabase, leur ont permis de s’imposer lors des partages successifs de l’archè de l’Argéade et ont légitimé la prise du titre royal.

2Etre roi nécessite certaines qualités. Ainsi, selon les traités sur la royauté, compilés par Stobée1, le roi est roi par naissance, et se reconnaît à ses vertus : il est un roi de guerre, un roi de justice et un roi pieux et bienfaisant. La documentation iconographique, numismatique ainsi que les documents de la pratique nous prouvent que cette théorisation de la basileia (comprise comme la royauté) n’est pas un artifice littéraire mais un modèle d’exercice du pouvoir auquel les souverains hellénistiques s’efforcent de se conformer. Si les théoriciens du iv^e siècle parmi lesquels on peut ranger Xénophon et Isocrate, ont loué une monarchie pensée néanmoins dans le cadre de la cité grecque (pour Isocrate, Évagoras est un roi qui agit conformément aux lois2), la confrontation de leurs traités avec la pratique de la royauté perceptible dans les sources épigraphiques et papyrologiques montre une certaine filiation de pensée. Les rois hellénistiques ne vivent pas dans un monde radicalement différent du monde des cités où se pratique un gouvernement collectif, les cités vivent leur « âge d’or » durant cette période et les monarques sont en interaction constante avec celles-ci, cherchant à se qu’on leur reconnaisse les vertus que nous avons précédemment énumérées. Ces souverains ont besoin de mettre en scène leur pouvoir afin d’obtenir reconnaissance et obéissance, mais ils ont également besoin de relais afin de faire exécuter leurs ordres et rendre justice dans l’ensemble du royaume. Si le monnayage, le culte dynastique, la pratique de la parousia royale ainsi que les fêtes dynastiques permettent de véhiculer l’image du roi et d’entretenir une proximité entre le roi et ses sujets, qu’ils soient grecs ou égyptiens, au quotidien ce sont les administrateurs qui transfèrent les ordres royaux et font respecter la justice.

3Ces administrateurs, dont les prérogatives mais aussi l’origine ethnique évoluent, forment un réseau dendritique qui véhicule et fait respecter la parole royale tout en gérant les plaintes des sujets. Ils se trouvent de facto en position intermédiaire entre le roi et ses sujets dans la mesure où la plupart d’entre eux, ceux qui précisément recevront un titre aulique, disposent de l’archè royale.

4On observe ainsi un passage du corps du roi comme incarnation de la basileia à un corps constitué au service de la monarchie qui en vient à former un corps d’État, pour utiliser un vocabulaire moderne, qui sans se substituer totalement au souverain assure la continuité de l’archè en temps de défaillance royale.

5Nous envisagerons tout d’abord la mise en place d’une hiérarchie aulique comme gage de fidélisation d’un corps d’administrateurs au service de l’exercice du pouvoir. Ce corps vise à prolonger le corps du roi dans la chôra, sinon à se substituer à lui durant les périodes de crises, ce qui amènera à interroger la manière dont s’incarne et s’exprime la basileia par l’intermédiaire du corps royal.

Un corps de substitution : les porteurs de titres auliques

6En suivant Polybe, on a tôt fait d’imaginer des souverains obèses, vivant dans la luxure de leur palais alexandrin. Or, si les Ptolémées n’ont pas mené d’anabase comme leurs voisins séleucides, ils ont voyagé dans leurs possessions et en particulier dans la vallée du Nil. De nombreuses parousiai royales sont connues, cette présence royale dans la chôra permit aux habitants de l’Égypte de voir, approcher le roi et on connaît tout l’intérêt de la présence des gouvernants auprès du peuple, même si celle-ci demeure épisodique3. À l’occasion de sa présence dans la chôra, le roi peut s’entretenir avec ses administrateurs, les notables locaux, mais reçoit également les enteuxeis, les plaintes de ses sujets et peut exercer la justice. Il s’agissait évidemment pour le souverain de mieux connaître son territoire mais aussi de faire connaître, « apparaître » le roi devant ses sujets. La relation symbolique de proximité physique avec le corps royal, induite par les titres de parent, ami ou garde du corps du roi, permettait de prolonger la fiction d’une présence réelle du roi dans la province en dehors de ses visites officielles. Les administrateurs ne sont alors pas perçus comme de simples exécutants mais bien comme l’incarnation de la volonté royale. La diplomatique de l’enteuxis montre que cette présence symbolique du pouvoir royal était déjà perçue par les habitants de la chôra dès le iii^e siècle lorsqu’ils adressent nominalement leurs requêtes au roi alors même qu’ils savent que la plainte sera traitée par le stratège, représentant du roi dans la chôra, à la tête de l’administration de la cirsoncription principale : le nome.

7L’administration lagide est, en effet, une administration dendritique dont le rôle est triple : maintenir une coercition suffisante sur le territoire pour prélever l’impôt tout en exerçant la justice et donc le maintien de l’ordre. À tous les échelons (nome, méris, toparchie et village), on distingue deux branches : l’archè et la grammateia auquel s’ajoutent les charges liées aux perceptions fiscales et à la redistribution des revenus assurés par les sitologues et les banquiers4. Les stratèges sont à la tête du nome, ils sont à la tête des forces de police, gèrent l’administration civile, reçoivent les enteuxeis nominalement adressées au roi, règlent donc les différends ou décident d’en référer aux cours de justice. À partir du règne de la seconde moitié du ii^e siècle, ils sont également « préposés aux revenus ». Ils enregistrent, interprètent et transfèrent les ordres royaux aux toparques et comarques tandis que le basilicogrammate, sous les ordres du diœcète, est à la tête des scribes des différents échelons et voit son rôle de contrôleur augmenter à la fin du ii^e et au i^er siècle. Il faut noter que si les stratèges, par délégation de l’archè royale, donnent des ordres et traitent des plaintes adressées au roi auquel ils se substituent en ce domaine, tous les administrateurs sont susceptibles de recevoir des plaintes des habitants du pays, sous la forme d’hypomnèmata. Les administrés leur reconnaissent donc la capacité d’intercéder en leur faveur auprès d’autorités compétentes ou de régler les différends locaux et donc d’exercer une des prérogatives royales qui est de rendre la justice et de faire respecter l’ordre social5. À ceux-ci s’ajoutent les sitologues et les banquiers qui se conforment aux ordres reçus6.

8Ces administrateurs dont les carrières nous sont peu connues du fait du caractère épars de la documentation papyrologique exercent donc des charges militaires, financières et/ou judiciaires. À partir du ii^e siècle av. J.-C., les membres les plus éminents de l’administration portent un titre aulique, la date d’apparition de cette titulature reste débattue, elle n’est certainement pas antérieure au règne de Ptolémée V7. Une étude renouvelée de cette titulature montre que, par le biais de celle-ci, les administrateurs de rang supérieur deviennent dans la seconde moitié du ii^e siècle un corps constitué, hiérarchisé de fidèles serviteurs de l’État. Il s’agit en effet d’envisager cette titulature non comme un simple phénomène sociologique destiné à valoriser et fidéliser des hommes au service personnel du roi mais bien comme un maillon de la construction étatique. Le titre aulique ne serait pas une simple récompense dans la carrière d’un individu mais un moyen d’intégrer les serviteurs de la couronne dans la structure administrative en construction. Il faut donc interroger les conclusions de l’étude fondatrice de L. Mooren au regard des sources actuellement disponibles. Pour L. Mooren, au début du ii^e siècle, les titres auliques réels donnent naissance aux titres honorifiques qui se trouvent détachés de leur signification première : « garde du corps » ou « ami » réel du roi, titres correspondant initialement à des positions qui existaient au sein de la cour argéade. Il insiste alors sur le caractère spontané des titres dits réels, qui seraient accordés à titre personnel, par le roi, à des hommes de son entourage qu’il souhaiterait ainsi récompenser et fidéliser, par opposition aux titres dits honorifiques ayant fait l’objet d’une hiérarchisation par le pouvoir royal et attachés à une fonction et non à un individu. Deux types de porteurs de titres auliques existeraient alors, les hommes réellement proches du roi, vivant à la cour et des hommes ayant reçu un titre agrégé à leur fonction, notamment celle de stratège, titre qui ne préjuge en rien d’une réelle connivence avec le souverain. L. Mooren précise néanmoins un phénomène essentiel : les quelques porteurs de titres auliques réels connus le sont essentiellement par les sources littéraires, alors que les sources épigraphiques et papyrologiques permettent d’identifier de nombreux porteurs de titres auliques dits honorifiques aux ii^e et i^er siècles8. Si l’idée générale est raisonnable, en ce sens que tous les hommes en poste dans le pays ne sont pas des courtisans présents à la cour, notre connaissance très relative des hommes ayant fait partie de l’entourage du souverain rend difficile, à mon sens, la possibilité de distinguer le proche du roi envoyé dans la chôra de l’administrateur provincial qui a reçu un titre honorifique car il exerce la plus haute fonction au sein du nome.

9L’hypothétique distinction entre des titres « réels » et des titres « honorifiques » amène L. Mooren à établir un classement de ces derniers tout en notant les ajouts du ii^e siècle. Il met alors en évidence une systématisation de la correspondance entre titre et fonction que nous devons également interroger.

10La liste des titres auliques peut être reconstituée de cette manière :

• ὁ συγγενής : parent ;

• τῶν ὁμοτίμῶν τοῖς συγγενέσιν : des assimilés aux parents ? (ajout sous Ptolémée VIII) ;

• τῶν πρώτων φίλων : des premiers amis ;

• τῶν ἰσοτίμων τοῖς πρώτοις φίλοις : des assimilés aux premiers amis ? (ajout sous Ptolémée VIII) ;

• ὁ ἀρχισωματοφύλαξ/ τῶν ἀρχισωματοφυλάκων : garde du corps/des gardes du corps. Le titre au pluriel apparaît sous Ptolémée VI ;

• τῶν φίλων : des amis ;

• τῶν διαδόχων : des successeurs ;

• τῶν σωματοφυλάκων : des gardes du corps.

11Cette liste hiérachisée est une construction historiographique, aucun document ne porte une liste complète et hiérarchisée des titres. Ce classement, issu de celui de Meyer, est donc lié à l’appréciation de la fonction qui accompagne le titre. L. Mooren rejette en effet la thèse de H. Henne9, soutenue ensuite par H. Bengtson selon laquelle jusqu’en 14510, les titres honorifiques pouvaient être donnés à titre personnel alors qu’ensuite il y aurait une systématisation du lien entre le titre et la fonction, systématisation qui apparaît clairement au i^er siècle quand, par exemple, tous les stratèges portent le titre de « parent ».

12Selon L. Mooren, on ne peut pas déceler, dans la titulature honorifique, des titres donnés à titre personnel, tous les titres qu’il qualifie d’honorifiques seraient intrinsèquement liés à la fonction exercée selon une hiérarchie élaborée dans le courant du ii^e siècle avant notre ère. Quand il existe une anomalie entre le titre aulique et la fonction exercée, il faut, selon lui, reconsidérer la fonction, il s’appuie ainsi sur quelques exemples montrant que des stratèges porteurs de titres auliques plus élevés que ceux portés par leurs contemporains exercent en réalité sur plusieurs nomes. Il reprend également l’hypothèse de Meyer selon laquelle le successeur a nécessairement un titre aulique supérieur à son prédécesseur11.

13Cette théorisation conduit notamment à supposer, à une époque où tous les stratèges ne portent pas le même titre, qu’il existe une classification des nomes en fonction de leur prestige, ainsi un stratège de l’Arsinoïte aurait un poste plus prestigieux que le stratège du nome voisin, l’Héracléopolite. Cette proposition me semble très difficile à soutenir dans la mesure où :

• nous ignorons tout de la procédure de désignation des stratèges et de la rémunération de l’emploi ;

• nous ignorons même s’il existait une durée de la charge ;

• le nome Arsinoïte est certes un nome rentable d’un point de vue agricole, très peuplé mais l’Héracléopolite l’est tout autant à cette époque. Avec cette théorie, on voit que seraient plus prestigieux les nomes qui nous ont fourni le plus de sources. De nouvelles sources publiées ou connues depuis les années 1970 invitent à remettre en question ces a priori ;

• de manière plus symbolique, la divinité tutélaire de l’Héracléopolite étant l’archégète de la dynastie macédonienne dont se réclament les Ptolémées, il est difficile d’en faire une circonscription de peu d’importance.

14Dès 1983, J. D. Thomas s’était déjà inscrit en faux contre cette hypothèse de corrélation entre le titre et la fonction dans son compte rendu de l’ouvrage de L. Mooren12.

15Dans l’Héracléopolite, deux exemples des années 150 av. J.-C. viennent contredire l’idée selon laquelle le successeur d’un administrateur porte toujours un titre aulique égal ou supérieur à son prédécesseur. Il s’agit tout d’abord de Térês, stratège de l’Héracléopolite en 155 et 146, porteur du titre aulique « des amis » (6^e catégorie) alors que son prédécesseur, Ptolémaïos, portait celui « des archisômatophylaques » (5^e catégorie) en 15513. À la même période, Dioskouridès, hégémôn et phrourarque de la garnison d’Hérakléopolis ne porte pas de titre aulique alors que son prédécesseur, Hiérôn, appartient à la catégorie des « diadoques14 ». La mention « des diadoques » au génitif pluriel, avant celle de la fonction de phrourarque, indique qu’il s’agit bien ici d’un titre aulique et non d’une fonction militaire comme celle d’hégémôn associée à celle de phrourarque pour Dioskouridès. En effet, la concomitance des documents peut laisser supposer une situation exceptionnelle plutôt qu’une perte de prestige soudaine des fonctions de stratège de l’Héracléopolite et de phrourarque de la garnison de la métropole.

16Dans les années 160 av. J.-C., des troubles ont éclaté dans l’Héracléopolite dont la nature exacte est difficile à déterminer. Comme l’a montré A.-E. Veïsse, il ne s’agit pas nécessairement de troubles liées aux luttes fratricides entre Ptolémée VI et Ptolémée VIII15.

17Peut-être est-ce le souvenir de ces troubles récents et la difficulté éprouvée par les gouverneurs du nome à maintenir l’ordre sur le territoire qui ont conduit à la décision de reconstruire la garnison d’Héracléopolis vers 155 avant notre ère. Ces travaux effectués dans la garnison sont le sujet des P. Berl. Zill. 1 et 216. La lecture de ces deux papyrus ne permet pas de déterminer s’il s’agit de la construction d’un nouvel édifice ou simplement de réparations effectuées sur un édifice plus ancien. La seconde hypothèse paraît plus logique. Dans la mesure où cette garnison protège le port et la ville, nous pouvons supposer que cet établissement est ancien. Au milieu des années 150, le roi aurait décidé de renforcer le système des garnisons dans l’Héracléopolite ou alors la forteresse d’Héracléopolis aurait été réparée à cause de dommages subis durant les troubles survenus durant la décennie précédente.

18Quelles qu’en soient les raisons, ces travaux ont été menés sous la direction du stratège Ptolémaïos. Ce dernier n’est connu que par le P. Berl. Zill. 1 et aurait occupé sa charge en 156-155 seulement. Deux hypothèses sont possibles. Tout d’abord, Tèrês (P. Berl. Zill. 2) n’est peut-être pas le successeur de Ptolémaïos, mais le titulaire de la charge de stratège de l’Héracléopolite et, dans ce cas, Ptolémaïos est stratège de plusieurs nomes17. Cette hypothèse n’étant pas recevable, nous pouvons supposer plutôt qu’il a exercé cette charge de manière « extraordinaire » dans le but de superviser les réparations dans la forteresse. À cette fin, le pouvoir lagide aurait envoyé un haut personnage, ce qui explique l’importance de son titre aulique et sa courte présence à la tête du nome. La carrière de Ptolémaïos pourrait se reconstruire de la manière suivante :

• Ptolémaïos s’illustre dans la répression de troubles récents et reçoit alors, à titre personnel, pour ses actions militaires, une promotion au sein de la hiérarchie aulique. Il entre ainsi dans la catégorie « des archisômatophylaques », phénomène connu par ailleurs18 ;

• ayant gagné la confiance du souverain, il reçoit la charge de l’Héracléopolite où il restaure la garnison.

19Une autre hypothèse serait d’envisager la nomination dans l’Héracléopolite d’un courtisan, bénéficiant de la confiance royale, afin de surveiller le nome tout en restaurant la forteresse.

20De même, le titre aulique du phrourarque Hiérôn serait également un titre personnel reçu dans le cadre de fonctions militaires et Hiérôn serait envoyé comme phrourarque d’Héracléopolite à l’époque de la reconstruction de la garnison. Le caractère personnel de ces titres honorifiques explique qu’ils ne soient pas transmis aux successeurs de ces hommes.

21La théorie développée par L. Mooren, d’un titre aulique attaché à une fonction, distinct des titres auliques « réels », souffre donc quelques exceptions que l’on peut expliquer par le détachement circonstancié d’hommes de confiance dans la chôra pour y effectuer des missions liées à la sécurité du territoire. La titulature aulique est un système plus souple que ne l’avait supposé L. Mooren19.

22Il ne me semble pas impossible de penser que les titres auliques pouvaient bien être portés à titre personnel, sans adéquation absolue avec la charge au moins jusqu’au règne de Ptolémée VIII qui a peut-être décidé de réformes visant à une plus grande systématisation de la hiérarchie avec la création des « assimilés aux ». Ceci irait de pair avec la volonté de ce monarque de s’appuyer sur certaines élites locales comme les cavaliers catœques de l’Héracléopolite (décrets d’amnistie).

23Il nous faut maintenant examiner un troisième point de l’argumentation de L. Mooren : l’affaiblissement progressif de cette titulature vidée de son sens par la multiplication des titres auliques.

24Le fait qu’au i^er siècle on note un accroissement des titres, les stratèges deviennent ainsi « parent » dès 120 av. J.-C., est interprété par L. Mooren comme une dévalorisation de ces titres :

« Les titres perdent de leur valeur à mesure que le temps passe […]. Cette dévaluation est la conséquence de l’ambition des fonctionnaires et des concessions faites par la cour à cette ambition. Les fonctionnaires recherchent les plus hautes fonctions afin de se rapprocher le plus possible du roi et de surpasser les autres […]. Au cours du i^er siècle, le corps de fonctionnaires ptolémaïques regorge de “parents du roi”. Quelle valeur revêt encore le titre de συγγενής si tout le monde peut s’en parer20 ? »

25Cette analyse est à replacer dans le contexte historiographique de l’écriture de l’ouvrage. Jusqu’aux années 2000, le ii^e siècle av. J.-C. était interprété selon la leçon polybienne de l’histoire des monarchies lagides, c’est-à-dire l’histoire d’un déclin politique et social. Actuellement de nombreux travaux remettent en question cette vision téléologique de l’histoire lagide et à bien des égards, les ii^e et i^er siècles peuvent être au contraire envisagés comme des moments de dynamisme et de réformes visant à opérer un renouveau des monarchies hellénistiques qui survivent à de nombreuses crises, notamment dynastiques21. En partant de ce constat, on comprend mieux qu’il ait pu y avoir lors du second règne de Ptolémée VIII une réorganisation de la titulature dont l’utilisation devient plus systématique. On peut supposer non la naissance brutale d’une titulature fictive opposée à une titulature réelle mais plutôt que des hommes portant un titre aulique ont exercé des fonctions dans la chôra, ce qui a permis l’essaimage progressif de ces titres. Ceci pourrait expliquer qu’à un moment des personnes exerçant le même type de charge, comme la stratégie de nome, ont pu porter des titres différents car personnels. On aurait ensuite assisté à une homogénéisation progressive des titres en même temps que les attributions des fonctions se sont précisées, comme l’octroi des charges financières affectées au stratège épi tôn prosodôn. De notre point de vue extérieur, la multiplication des titres et l’accroissement du nombre de porteurs nous donne l’impression d’une dévaluation, néanmoins, pour l’homme promu « parent du roi », le titre doit toujours lui conférer distinction et prestige social car si tous les stratèges entrent dans la parentèle royale au i^er siècle, il ne s’agit que d’une quarantaine de personnes. Il faut plutôt envisager cette titulature aulique comme un cadre qui permet au service du monarque des hommes qui, en tant que ses représentants, exportent d’une manière symbolique le corps du souverain dans la chôra22.

Les titres auliques comme vecteur de constitution d’un corps de « fonctionnaires »

26L’octroi de titres auliques à des hommes exerçant des charges régionales permet de resserrer les liens entre la chôra et Alexandrie.

27Il me semble désormais possible d’affirmer que certains administrateurs ont porté des titres auliques qui n’étaient pas induits par leur fonction mais qui pouvaient avoir été conférés au détenteur lors d’une précédente charge ou mission. Il semble que certains administrateurs étaient mandatés pour exercer une fonction précise à un moment de crise.

28Ceci n’exclut pas le fait que certaines fonctions ouvraient à l’obtention d’un titre aulique, ainsi, au i^er siècle av. J.-C., l’obtention de la charge de stratège permet à Paniskos (TM Per 11406) de devenir « parent » alors qu’il ne porte aucun titre aulique lorsqu’il est basilicogrammate.

29Un des principaux écueils auquel nous sommes confrontés est l’absence de suivi de carrière. L’étude menée par Gilles Gorre sur des sources privées, essentiellement des dédicaces, des proskynèses, permet de pallier en partie la sécheresse des documents de la pratique qui permettent rarement de suivre des carrières.

30Nous pouvons néanmoins remarquer que l’octroi de ces titres permet une fidélisation des élites « provinciales » et est un vecteur d’intégration des « Égyptiens ».

31Il me semble important de noter que les études menées sur la titulature aulique n’ont pas véritablement intégré les sources égyptiennes, pour deux raisons liées à la documentation :

• ces titres apparaissent peu dans les papyrus documentaires démotiques car ces derniers étant rédigés à des niveaux locaux, nomarchie, toparchie ou village, il est rare d’y trouver la mention des administrateurs centraux qui portent ces titres auliques ;

• ils apparaissent essentiellement dans les biographies que nous avons évoquées plus haut et, avant l’ouvrage de Gilles Gorre, on a peu mis en relation ces textes considérés comme faisant partie de la sphère privée et sacerdotale avec les documents de la pratique.

32Le seul titre aulique adapté en égyptien est celui de sn nsw (« frère du roi ») avec quelques variantes et snyns (transcription phonétique de syngenès). Le titre d’archisômatophylaque a fait l’objet d’une tentative assez maladroite de transcription. L. Mooren, à la suite d’H. De Meulenare, remet en question l’identification de parent du roi et de frère du roi23. G. Gorre a cependant montré que les deux exemples sur lesquels s’appuie L. Mooren sont difficilement recevables car l’un n’appartient pas à l’époque ptolémaïque et la datation du second est très douteuse24.

33La doxa actuelle est plutôt de voir une adéquation entre le titre grec et le titre démotique.

34La nécessité d’adapter les titres auliques à la langue égyptienne paraît évidente à des moments où des Égyptiens accèdent aux échelons les plus élevés de l’administration et que dans le même temps les stratèges entrent dans les temples. Dans le dernier tiers du ii^e siècle, des stratèges et épistratèges aux noms égyptiens apparaissent, on peut citer les cas bien connus de Paôs (TM Per 11782) et Phommous (TM Per 14781), épistratèges de Thébaïde respectivement en 130 et en 115-110. Ces charges étaient détenues, dans un premier temps, par des Grecs, il s’agit de charges dont les détenteurs s’expriment uniquement en grec et détiennent une force de coercition par délégation de l’archè royale. Au i^er siècle, on voit des basilicogrammates portant des noms caractéristiques d’Égyptiens hellénisés devenir stratèges, ainsi Paniskos (TM Per 11406) et Héliodôros (TM Per 8448).

35La généralisation des titres auliques, loin de constituter une dévaluation de ceux-ci, est non seulement un moyen de fidéliser des hommes au service de la monarchie mais aussi un vecteur d’intégration des élites locales.

36La monarchie a trouvé un moyen d’unifier dans un même corps des administrateurs qui ont une carrière civile et ceux qui ont une carrière militaire dans la mesure où ces titres ont une origine avant tout aristocratique et militaire chez les Argéades.

37Nous assistons alors, dans le courant du ii^e siècle, par la diffusion et la généralisation des titres auliques dans la chôra, à la construction d’un véritable corps d’État, les administrateurs porteurs de ces titres sont reconnus comme de véritables délégués du pouvoir. Il ne s’agit pas de simples « récompenses », instituant une relation fictive entre le roi et les stratèges, par exemple, mais bien d’une forme de détachement de la personne royale au niveau local. Les administrateurs assurent alors une continuité de l’État, une présence organique du corps royal indispensable dans des périodes de crise de la monarchie ou lorsque le roi n’est pas physiquement capable de se déplacer dans la chôra. Les hommes dotés d’une archè agissent donc au nom de la personne royale et assurent ainsi une stabilité de l’administration dans les moments, nombreux à partir du milieu du ii^e siècle, où le pouvoir royal est remis en question, qu’il s’agisse d’une invasion, par exemple celle d’Antiochos IV ou de crises dynastiques. Il n’est ainsi certainement pas anodin de voir le développement de cette titulature au ii^e siècle précisément dans une période de crises. Le souverain non seulement a besoin de s’appuyer sur des hommes de confiance, qu’il fidélise mais dont on ne peut douter qu’ils sont plus que ses simples représentants, une émanation de son pouvoir. Comme nous l’avons déjà noté les titres auliques sont presque tous construits autour du corps royal : parent, ami, garde du corps. Symboliquement, la diffusion de ces titres au sein de la chôra apparaît comme une extension du corps du roi sur le territoire.

38L’administration lagide devient au ii^e siècle un corps constitué au sens où on parle aujourd’hui de « corps » pour désigner des hommes au service de l’État, l’obtention d’un titre aulique est un vecteur d’agrégation à ce corps existant. En devenant parent du roi, Paniskos, au nom égyptien et à la carrière civile, il est connu comme scribe royal, est parfaitement légitimé dans sa fonction de stratège.

39L’administration est bien un élément de la basileia, de l’exercice de la royauté. De plus, l’absence de la mention « du roi » après les titres auliques « parent », « ami » ou « garde du corps » permet paradoxalement de ne pas attacher son porteur à un souverain en particulier mais d’en faire le parent, l’ami ou le garde du corps non plus d’un être physique doté d’une véritable corporéité mais d’un principe abstrait, celui de la souveraineté, de la basileia. On assiste alors à un effacement du corps physique du roi derrière une notion plus abstraite qui est celle de l’État.

40Par le biais de la bibliothèque, de la formation de Ptolémée I^er auprès d’Aristote, il n’est pas impossible de penser que les Ptolémées ont intégré la vision organiciste de l’État issue d’Aristote25.

41On retrouve d’ailleurs, dans la littérature hellénistique, puis romaine, une résonnance entre le corps difforme du roi (en particulier Ptolémée VIII) et l’État lagide malade et en déclin.

42Ces éléments nous amènent à nous interroger sur la symbolique accordée au corps du roi dans les monarchies hellénistiques. Dans quelle mesure sont-elles porteuses d’une forme de dédoublement du corps royal ?

Le corps du roi, incarnation de la basileia

43Revenons tout d’abord sur le sens à donner au terme de basileia. Ce dernier ne doit pas être compris ni traduit par « royaume » mais bien par royauté, il s’agit d’une forme de politeia chez Aristote26. Dans cette forme de gouvernement, le souverain dispose de l’archè qu’il doit exercer pour le bien commun. Le terme de basileia est rarement employé dans les documents de la pratique, on le trouve néanmoins dans le décret d’Ilion voté lors de l’avènement du roi Antiochos I^er en 280 av. J-C.27. Le terme a souvent été traduit par « royaume28 », ce qui, à mon sens, ne reflète pas la conception hellénistique du pouvoir, il faut plutôt comprendre que le roi hérite de l’archè, c’est-à-dire d’un pouvoir de coercition qu’il va devoir imposer sur les terres déjà gouvernées par les Séleucides et éventuellement étendre. La basileia est non un « royaume » au sens territorial du terme mais une « royauté », la capacité à régner, le pouvoir du roi (archè) s’étend sur les terres où sa force de coercition est suffisante pour imposer les décisions royales et prélever l’impôt. C’est sans doute aussi en ce sens qu’il faut comprendre les partages successifs après la mort d’Alexandre, il ne s’agit pas de se partager des territoires, mais de la capacité à exercer un pouvoir sur ces territoires, c’est ainsi que Séleucos reçut à Triparadisos une archè sans territoire. Le terme de « royaume » n’est donc pas usité dans le monde hellénistique, les sources aussi bien littéraires que documentaires s’attachent aux pragmata tou basiléôs, c’est-à-dire les affaires du roi, l’essentiel de celles-ci étant la perception des basilika (revenus royaux). Le royaume est en filigrane constitué par l’ensemble des territoires sur lesquels le roi est en capacité de prélever l’impôt, donc l’ensemble des territoires sur lesquels il dispose d’une autorité et d’une force de coercition suffisante, en bref les territoires sur lesquels il exerce son archè. Territoires avec lesquels, in fine, il s’identifie : le roi d’une certaine façon est son « royaume », une fois qu’il a territorialisé son pouvoir29, l’inscription du pouvoir dans l’espace est postérieure à l’acquisition de ce pouvoir30, acquisition qui fut systématiquement héréditaire chez les Lagides. Un papyrus décrivant une apostasis dans une garnison en 49 avant notre ère, évoque, sans doute comme cause de celle-ci, un moment d’abasileusia31. Ce mémoire adressé au stratège Sôtélès est écrit dans la période de guerre civile entre Cléopâtre VII et Ptolémée XIII, au moment de la majorité de ce dernier.

44Pouvons-nous déterminer une pensée hellénistique du corps royal comme incarnation de l’État ? ll ne s’agit pas ici de transposer la théorie des deux corps du roi formulée par E. Kantorowicz pour analyser la monarchie hellénistique, une telle pratique enfreindrait de nombreuses règles méthodologiques comme l’a justement souligné Fr. Mercier32, mais il s’agit plutôt de revenir aux sources de la réflexion du savant afin de déterminer si nos sources nous permettent d’envisager une réflexion hellénistique sur la corporéité du pouvoir. La réflexion d’E. Kantorowicz s’appuie sur une analyse de la pensée des juristes tudoriens, or, celle-ci montre de nombreuses analogies avec l’expression de la royauté lagide telle qu’elle se donne à voir dans des sources variées : traités, iconographie, numismatique, documents de la pratique. Ces conceptions sont également proches des analyses des penseurs du iv^e siècle dans lesquelles on peut trouver certains germes de la royauté hellénistique33. Ainsi, l’idée formulée par le rapport de Southcote et Harper, dans l’affaire Willion contre Berkeley à propos d’un fief, d’une Corporation formée par le roi et ses sujets, l’un en étant la tête, siège du gouvernement34, et les autres les membres, sujets gouvernés, fait écho à la définition organiciste de l’État dans le corpus aristotélicien35.

45Si la théorie des deux corps du roi qu’E. Kantorowicz croit déceler dans la conception médiévale de la royauté est née dans une société imprégnée du concept chrétien de l’Eucharistie et ne peut donc se retrouver stricto sensu dans les monarchies hellénistiques, il nous semble tout de même que les penseurs grecs du iv^e siècle av. J.-C. et la pratique du pouvoir des souverains hellénistiques a fortement influencé les Pères de l’Église36.

46Comme l’a noté G. Gorre dans son article dans le présent volume37, la dimension christologique de la pensée médiévale fait écho à l’incarnation de la divinité dans la personne royale dans des monarchies où les souverains sont qualifiés de « Théos » ou d’« Épiphane ». Le principe de l’incarnation ne suit évidemment pas le modèle christique postérieur, mais il n’est pas exclu qu’il en ait été un des inspirateurs. Sans entrer dans une analyse qui dépasserait le cadre de cet article, nous pouvons rappeler que le christianisme est né dans des espaces dominés par les monarchies séleucides et lagides, cette dernière ayant postulé très clairement la divinité royale du vivant même du souverain. La Judée a été dominée par les deux monarchies hellénistiques38, et les débats sur la nature du Christ sont nés au sein de l’espace grec comme en témoignent les conciles de Chalcédoine et de Nicée. Les débuts du christianisme sont également concomitants d’un empire romain en formation, si le cérémoniel de l’Église en formation a pu imiter, dans une certaine mesure, les dignitaires impériaux, la réflexion intellectuelle des Pères de l’Église a plus certainement puisé ses racines dans une pensée déjà bien élaborée : celle de la royauté hellénistique. La transmission des traités hellénistiques sur la royauté par Stobée aux v^e-vi^e siècle montre que ceux-ci demeurent des modèles. Le Christ est roi39, cette royauté symbolique de Jésus peut trouver son modèle précisément dans le souverain hellénistique et non dans le pouvoir en formation du princeps. E. Kantorowicz notait d’ailleurs que la notion de character angelicus du roi pouvait trouver ses racines dans « le courant de pensée hellénistique », en ce sens il faisait référence aux traités sur la royauté40.

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47Si la parure royale renvoie aux origines macédoniennes41, les monarques hellénistiques se doivent aussi de se conformer aux idéaux grecs incarnés par les gymnases qui non seulement continuent d’être des lieux de transmission de la paideia, mais connaissent même une véritable floraison à l’époque hellénistique, comme en témoignent les gymnases édifiés en Égypte, en particulier dans le Fayoum. L’idéal du kalos kagathos, s’il est un idéal de vertu, correspond aussi à un corps harmonieux pour ne pas dire athlétique. Les Ptolémées sont loin d’avoir tous répondus aux critères de l’homme bel et bon. Le corps difforme de Ptolémée VIII ne l’empêcha pas de régner de nombreuses années et de procéder à de nombreuses réformes visant à améliorer l’efficacité de l’administration. À l’intérieur du pays, Physkôn trouva de nombreux partisans dans la lutte qui l’opposait à sa sœur-épouse, Cléopâtre III, en dépit de son obésité qui affectait son corps naturel mais non son corps politique, ne diminuant ainsi en rien sa capacité à incarner la royauté. Là encore, on peut faire un parallèle avec les juristes élisabéthains qui ont affirmé que les « Infirmités qui surviennent par Nature ou par Accident » n’atteignent que le corps physique du roi et n’entravent en rien le corps politique42. Les Ptolémées ont même su faire de leurs défauts physiques une vertu en édifiant la tryphè en véritable idéal de vie et de gouvernement, choquant par ce biais leurs contemporains grecs et romains habitués à plus de mesure et qui, à l’image de Polybe, n’ont pas su déceler dans ce comportement une nouvelle incarnation de la basileia mais ont dénoncé le luxe ostentatoire et la dépravation des souverains. En même temps, ils déléguèrent l’archè à un corps de hauts fonctionnaires, chargés d’incarner localement la basileia. Par le biais de la titulature aulique, les fonctionnaires sont agrégés à ce corps royal englobant. L’État se construit comme émanation et prolongement du corps symbolique du roi, au-delà du simple Ptolémée. La double nature du corps royal peut également mieux faire accepter les honneurs divins rendus au roi, ces honneurs sont rendus non au mortel mais au pouvoir qu’il incarne.