1La lecture politique des pratiques alimentaires des empereurs constitue un exercice classique des historiens de Rome, antiques comme modernes. Comme il va de soi, les bons empereurs s’avèrent sobres et modérés tandis que les mauvais s’adonnent à la goinfrerie et à la débauche. Toutefois, le prisme idéologique domine ces analyses, où, paradoxalement, la dimension corporelle se révèle pratiquement absente. Le thème du présent volume m’a encouragé à suivre cette piste, voire à combler ce vide, pour les souverains des trois premiers siècles de l’Empire.

2Dans un souci de cohérence, afin de m’appuyer sur un corpus documentaire homogène, je me suis concentré sur les deux grands recueils de biographies impériales, Les Vies des Douze Césars de Suétone et l’Histoire Auguste. Il n’est pas besoin de présenter Suétone, le grand maître de la biographie impériale romaine, plus avant, mais l’Histoire Auguste nécessite quelques précisions, autant que le rapprochement opéré entre les deux œuvres1. Composé à la fin iv^e siècle, par un auteur anonyme de sensibilité païenne, peut-être identique à Nicomaque Flavien senior, l’inspirateur de la « réaction » païenne, le recueil présente les vies des empereurs d’Hadrien à Carin (138-285)2. Non content de s’intéresser aux empereurs principaux, les Augustes, il consacre aussi des biographies aux héritiers, les Césars, et aux usurpateurs, particulièrement nombreux au iii^e siècle. En revanche, il contient une lacune, entre la mort de Gordien III et la capture de Valérien par les Perses (244-260), qui reste une énigme pour les commentateurs actuels.

3L’unité des deux ensembles est ouvertement proclamée par le biographe de l’Histoire Auguste, qui se réclame de Suétone comme modèle3. Son œuvre passerait facilement pour sa continuation, s’il n’y avait pas l’absence des vies de Nerva et Trajan (une des nombreuses « énigmes » concernant cet écrit). L’ouvrage mentionne Suétone explicitement à six reprises, transpose des informations des empereurs du i^er siècle sur ceux des ii^e-iii^e, et se livre même parfois à des pastiches du secrétaire d’Hadrien4. Il en loue la concision et la véracité, mais il s’en faut de beaucoup qu’il suive un tel programme. Deux différences importantes distinguent en effet les deux recueils. À partir de la biographie de Caracalla (exclue), l’Histoire Auguste accumule les inventions fantaisistes, spécialement pour les empereurs éphémères ou peu connus, pour lesquels les informations lui manquent5. D’autre part, son paganisme camouflé l’amène à insérer régulièrement des références cryptées et critiques envers le christianisme, où l’alimentation tient un rôle non négligeable6.

À la recherche de la gula et du gulosus dans les biographies

4L’analyse des excès alimentaires romains, genre classique s’il en fut, a été renouvelée il y a une vingtaine d’années par l’historienne française Florence Dupont. Elle a placé au centre de la réflexion la gula, considérée comme l’organe du plaisir gastronomique par les Romains7. Elle était située en arrière de la gorge (fauces), elle-même vue comme la barrière entre le dedans et le dehors, après la bouche et le palais. Réagissant au passage des aliments savoureux, elle restait insensible aux légumes et aux fruits, les fruges, absorbés seulement pour assurer la vie du corps. Mais elle faisait son délice de la viande et du poisson, les carnes ou pecudes, destinés à procurer du plaisir8. Considérés comme « durs », les légumes et les fruits étaient censés aboutir à l’estomac, qui les digérait et calmait ainsi la faim. De consistance molle, déjà affectés par le processus de décomposition, viandes et poissons n’avaient pas besoin d’être digérés mais servaient uniquement à la dégustation9.

5Le terme latin gulosus utilisé pour qualifier le gourmand (ou le glouton) révélait cette prédominance de la gula, puisque ce dernier était considéré comme asservi à cet organe. Au sens propre, il apparaissait comme un véritable « drogué de la gueule10 ». Il s’ensuit que les excès alimentaires des empereurs romains ont été interprétés à travers ce prisme par Florence Dupont11. L’intérêt de cette démarche pour notre propos apparaît évident puisqu’il instaure une approche physique et corporelle du sujet. Florence Dupont y insiste bien : pour les Romains, le mangeur avait un corps différent du guerrier ou du politique et la bouche du mangeur n’était pas celle de l’orateur. L’une des différences essentielles tenait au fait que le corps du mangeur était un corps « détendu » et donc vulnérable. À ce titre, il courait un danger potentiel, qui ne menaçait pas le Romain lorsqu’il pratiquait d’autres activités12.

6Dans les schémas de la pensée antique, l’obsession alimentaire constituait l’une des caractéristiques du tyran, qui avait pour nature de s’abandonner aux passions13. Passion du tyran, la gula s’avérait aussi une passion tyrannique susceptible de briser la vie d’un homme. Elle lui apportait ruine de la fortune, folie de l’esprit et déchéance du corps14. Cet esclavage autant que cette dégradation sont particulièrement sensibles chez les deux archétypes impériaux de la gloutonnerie, Claude et Vitellius. Le premier interrompit une séance de son tribunal pour se joindre à un banquet sacerdotal et le second avait l’habitude de se jeter sur les viandes et gâteaux restés sur les autels des sacrifices ou les restes dans les auberges (popina) au cours de ses voyages15. L’abrutissement intellectuel entraîné par son vice apparaît particulièrement frappant chez Claude. Il tombait régulièrement dans une sorte de coma au cours des banquets et prononça la condamnation à mort de Messaline dans ce contexte sans en avoir conscience : le lendemain, il demanda à la voir16. Mais il est vrai qu’en l’espèce, on peut incriminer la boisson plus que la nourriture.

7Connaissant un tel modèle, on s’attendrait à une présence importante du terme gula dans les biographies impériales : en fait, il n’en est rien. Le terme n’apparaît chez Suétone qu’à deux reprises, toutes les deux à propos de Vitellius. Lorsque Galba le nomma gouverneur de Germanie, il justifia son choix en affirmant qu’un homme qui ne songeait qu’à manger n’était pas à craindre et que sa profunda gula était susceptible d’engloutir les richesses de la province17. Dans son portrait des mœurs alimentaires du souverain, Suétone a recours à la même expression, précisément lorsqu’il rapporte son avidité lors des sacrifices et des voyages, assurant que sa gula était non seulement profunda mais aussi intempestive et sordide : homo non profundae modo sed intempestiuae quoque ac sordidae gulae18. Le terme doit être évidemment pris au sens métaphorique pour désigner la gloutonnerie, et l’adjectif profunda peut se traduire par « avide » ou « vorace ». Mais cet adjectif renvoie aussi concrètement au « gouffre » et joue donc sur la référence à une taille démesurée de la gula. Au passage, une telle image convient mieux à la gorge ou à l’estomac qu’à l’organe circonscrit décrit par Florence Dupont. En revanche, il est certain que la gula ne sert pas de critère général de jugement chez Suétone mais lui permet de caractériser Vitellius, et lui seul.

8Dans l’Histoire Auguste, le terme gula apparaît absent mais celui de gulosus est utilisé dans quatre biographies situées à peu près au milieu du recueil, à la jointure des ii^e et iii^e siècles. Il est à noter que cet adjectif apparaît pour la première fois chez Sénèque et devient d’un usage courant à partir du ii^e siècle jusqu’à la fin de l’Antiquité19. Traçant le portrait de Commode après avoir exposé sa vie, le biographe indique qu’il était déjà goinfre et sans pudeur pendant son enfance : iam puer et gulosus et impudicus fuit20. Dans sa conclusion sur Didius Julianus, exposant ses défauts, il lui reproche sa gloutonnerie ainsi que sa passion pour les jeux de dés et sa pratique des armes de gladiateurs : quod gulosus fuisset, quod aleator, quod armis gladiatoriis exercitus est21. À propos de Clodius Albinus, il rapporte que Cordus, un biographe imaginaire, n’a cessé de le taxer de goinfrerie (gulosum eum Cordus […] fuisse dicit), insistant surtout sur les masses énormes de fruits qu’il ingérait (nous reviendrons sur ce point)22. Enfin, la présentation de la jeunesse de Géta met en valeur sa gloutonnerie étendue à la consommation des vins : gulosus, cupidus ciborum et uini uarie conditi23. Si l’on croise ces quatre occurrences, il n’est pas difficile de définir le gulosus par l’excès de nourriture, expliquant les équivalences de « glouton » ou de « goinfre » utilisées par les traducteurs : c’est un gourmand plus qu’un gourmet.

9La concentration des occurrences sur la fin des Antonins et le début des Sévères amène à se poser la question de la source, évidemment latine, de l’Histoire Auguste, dont elle aurait pu reporter le vocabulaire. Pour cette période, l’historiographie considère généralement qu’elle s’identifiait à Marius Maximus, auteur d’une série de biographies impériales allant de Nerva à Élagabal. Général de Septime Sévère pendant la guerre civile, deux fois consul, préfet de la Ville en 217, il était l’exact contemporain des souverains en question24. Certes, il faut noter que trois des quatre occurrences concernent des empereurs secondaires ou usurpateurs. Or, il est possible que Marius Maximus n’ait traité que des souverains principaux – l’Histoire Auguste l’affirme en tout cas – mais, en tout état de cause, il donnait des renseignements sur les usurpateurs dans les biographies des empereurs qu’ils avaient combattus25.

10De manière plus générale, les passages sur les pratiques alimentaires des empereurs ne sont pas aussi systématiques ni aussi abondants qu’on a coutume de le dire. Dans l’œuvre de Suétone, seules quatre biographies sur onze décrivent ces pratiques (nous excluons évidemment César). Outre Claude et Vitellius, il faut compter Auguste et Tibère, si nous intégrons aussi la consommation de vin dans notre réflexion26. Au sein de l’Histoire Auguste, dix-neuf des trente vies les évoquent mais souvent très rapidement, seulement en quelques lignes27. Elles ne donnent lieu à des développements que dans cinq biographies – Vérus, Élagabal, Alexandre Sévère, Tacite, et le Quadrige des tyrans –, auxquelles on peut ajouter celle des Gordiens, qui revient régulièrement sur les mœurs alimentaires des trois empereurs de cette famille28. Les passages les plus fournis et les plus emblématiques s’appliquent à Élagabal, le modèle du « mauvais empereur », et Alexandre Sévère, le modèle du « bon empereur ». Paradoxalement, aucune des quatre biographies mentionnant le terme gulosus ne développe le thème des excès alimentaires, ce qui confirme le caractère secondaire de ce « concept » dans la vision romaine de la question.

11Un tel constat entraîne logiquement la question : doit-on limiter l’étude de la voracité impériale aux simples mentions des termes gula et gulosus ? La réponse est assurément négative, sauf à se faire taxer de nominalisme étroit. Mais une telle démarche confirme la mise à distance de la gula dans l’approche du problème. Concernant Claude, Suétone préfère le terme appetens, « avide » (cibi uinique […] appetentissimus) et ce choix indique que sa voracité n’est pas de même nature que celle de Vitellius29. L’Histoire Auguste affectionne son synonyme, auidus, et plus rarement cupidus30. Non contents d’ignorer la réalité physique de la gula, ces qualificatifs ne renvoient à aucune référence corporelle. Seule l’expression utilisée à propos de Gallien, natus abdomini, « né pour les plaisirs du ventre », exploite une métaphore corporelle31. De fait, chez Cicéron ou Sénèque, l’abdomen peut désigner la gourmandise au même titre que la gula32. Mais l’expression reste isolée dans le recueil.

12Si l’on applique la grille frugalité/voracité aux biographies impériales, comment se présente le bilan et quelle est la proportion des empereurs voraces ? Le tableau chez Suétone s’avère assez simple puisqu’Auguste, le seul empereur « sobre » s’y oppose aux trois « goinfres » – Tibère, Claude et Vitellius – quoique de profils très divers. Celui de l’Histoire Auguste apparaît à la fois plus complexe et plus ambigu, en raison de l’opposition potentielle entre la nourriture et la boisson. Cette comptabilité ne va pas recouper exactement la précédente car certaines biographies présentent plusieurs empereurs (celles des Gordiens et de Maxime et Balbin particulièrement). Sur 22 empereurs concernés par cette grille, trois seulement sont considérés comme totalement sobres : Alexandre Sévère, Gordien I et Tacite, les empereurs « sénatoriaux » par excellence. À l’opposé, les voraces forment une cohorte bien plus fournie, forte de 13 souverains (Vérus, Commode, Clodius Albinus, Caracalla, Géta, Macrin, Maximin, Pupien, Balbin, Gallien, Firmus, Bonosus). Faut-il y ajouter deux empereurs dont le biographe souligne la sensibilité gastronomique plus que la goinfrerie, les plaçant sous le patronage d’Apicius, Aelius César et Élagabal33 ? Nous reviendrons ultérieurement sur ce point. Entre ces deux pôles se tiennent deux princes dont la frugalité alimentaire est contrebalancée par l’ivrognerie (Pescennius Niger et Gordien II). L’Histoire Auguste elle-même hésite sur Didius Julianus, dont elle affirme successivement la sobriété puis la gloutonnerie34. L’historien moderne, quant à lui, peut hésiter sur le cas de Carin, dont l’organisation de banquets fastueux ne prouve pas automatiquement la gourmandise personnelle.

La quête déçue de la corporéité alimentaire de l’empereur

13La place modeste des termes gula et gulosus dans les biographies impériales illustre un phénomène plus global, fort dommageable pour notre propos, à savoir la rareté des détails concrets sur les effets physiques des excès alimentaires. En ce sens, la corporéité, c’est-à-dire la dimension corporelle, de la voracité impériale, s’avère très peu présente. Suétone aussi bien que l’Histoire Auguste ne se livrent à aucune analyse des mouvements intérieurs au corps et donnent finalement peu de détails sur les aspects extérieurs. Une telle démarche était pourtant concevable chez les écrivains romains, spécialement dans une visée moralisante. Sénèque en donne un bon exemple dans sa critique de l’alimentation trop raffinée, particulièrement épicée, de son temps, dont il dénonce les ravages sur le corps35. Sur le plan extérieur, il souligne la pâleur, le tremblement des muscles, l’incertitude de la démarche, le gonflement du ventre, la déformation des doigts… D’un point de vue interne, il décrit la roideur des articulations, l’insensibilité ou la palpitation des muscles, les vertiges, les migraines, les douleurs d’yeux et d’oreilles, les picotements dans le cerveau, les ulcères, sans parler des maladies ultérieures. La dimension moralisante de la démarche ne discrédite pas ce rapprochement dans la mesure où le genre biographique avait en Grèce comme à Rome une finalité éminemment morale.

14Par comparaison avec ce tableau, les notations des biographies apparaissent particulièrement indigentes. Le seul effet corporel mentionné à plusieurs reprises est le vomissement. Encore faut-il aussitôt préciser qu’il s’agit d’un vomissement volontaire, et non de l’impact indésirable d’une indigestion. Lorsque Claude sombrait dans son « coma » alimentaire, on lui introduisait une plume dans la gorge pour dégager son estomac et ainsi le réveiller36. De son côté, Vitellius avait l’habitude se faire vomir chaque jour afin de pouvoir absorber la nourriture de ses quatre repas quotidiens37. En l’espèce, le rapprochement des deux souverains s’avère artificiel car la finalité des deux gestes n’est pas semblable. Simple intervention « thérapeutique » pour Claude, il s’agit chez Vitellius d’une véritable stratégie hédoniste destinée à maximiser sa capacité de « voracité ». Coutume traditionnelle à Rome, le vomissement volontaire avait sous la République la fonction de purger le corps ou de permettre aux petits appétits d’honorer leur repas, mais il prit au début de l’Empire une nouvelle dimension sous l’effet d’un dévoiement opéré par les « gastronomes ». Il fut pratiqué systématiquement dans le cadre d’une recherche effrénée du plaisir, ce qui lui valut les critiques des moralistes et des médecins38.

15Paradoxalement, Suétone mentionne le vomissement involontaire à propos d’un « bon » empereur, Auguste, qui ne tenait pas le vin. Au-delà de six sextantes, soit un demi-litre, il vomissait39. De fait, les Romains attribuaient prioritairement le vomissement à l’abus de vin plus que de nourriture40. Il est possible que la notation soit perfide – comme nous le verrons ultérieurement – sous la plume d’un auteur bien décidé à « déconstruire » les portraits de tous les empereurs, même les prétendus « bons ». Une conséquence analogue de l’ivresse est attribuée à un autre prince sobre, Gordien I. L’Histoire Auguste rapporte qu’il s’assoupissait souvent au cours des repas, bien qu’il ait été aussi mesuré dans la consommation du vin que de la nourriture (uini parcus, cibi parcissimus)41. Mais elle prend bien soin de préciser que ce n’était l’effet ni de l’ivresse ni de la nourriture, mais plutôt d’un tempérament somnolent. Sa conduite à table est donc proche de celle de Claude mais le jugement porté se révèle radicalement différent.

16C’est que Claude est le seul exemple patent d’une corporéité manifeste, qui pèse de tout son poids dans le portrait à juste titre célèbre qu’en peint Suétone : « Presque jamais il ne sortit de la salle à manger sans s’être gorgé de nourriture et empli de vin si bien que dès qu’il s’était étendu et, dans son sommeil, ouvrait la bouche, on introduisait une plume dans sa gorge pour décharger son estomac42. » Les adjectifs distentus ac madens, « gonflé et humecté », sont puissamment évocateurs, faisant surgir dans l’esprit du lecteur la vision d’un corps métamorphosé, qui n’est plus celui d’un prince mais d’un monstre difforme et spongieux. Au passage, on peut noter que le biographe mentionne la gorge (os), et non la gula, offerte par la béance de la bouche impériale. Un tel caractère a été trop souvent généralisé à tort par les historiens modernes. La corporéité pesante de Claude lui est propre et n’appartient qu’à lui-même, de même que la gula caractérise Vitellius et lui seul. La tradition critique estime avec raison que Suétone met en valeur l’addiction alimentaire des deux empereurs pour faire comprendre qu’ils sont indignes de l’Empire mais il n’en reste pas moins que les transcriptions corporelles de cette addiction sont chacune singulières43. Ce constat confirme l’analyse plus générale de Jan Meister sur l’importance exceptionnelle du corps dans le portrait de Claude44.

17En général, les biographes s’intéressent plus aux mets engloutis qu’à leurs effets sur le corps et insistent sur leur quantité ou leur raffinement. « Au-delà de ce que la raison humaine peut concevoir » (quantum ratio humana non patitur), Clodius Albinus est capable de dévorer 500 figues séchées, 100 pêches de Campanie, 10 melons d’Ostie, 20 livres de raisins de Labicum, 100 becfigues et 400 huîtres45. En une journée, Maximin le Thrace avale une amphore capitoline, soit 25 litres, de vin, et mange 40 à 60 livres de viande46. Usurpateur éphémère du iii^e siècle, surgi à Alexandrie sous Aurélien, Firmus consomme de même énormément de viande et dévore une autruche par jour47. Autre usurpateur de la même période mais proclamé à Cologne, Bonosus « buvait plus que ne le fit jamais aucun mortel » (bibit quantum hominum nemo)48. À cette occasion, le biographe se risque exceptionnellement à décrire les conséquences physiques de l’ivresse, mais pour assurer que Bonosus ne les ressent précisément pas. Il n’éprouve de lourdeurs ni dans la poitrine ni dans le ventre ni dans la vessie et urine facilement afin d’évacuer le liquide ingéré49. Au sens strict, les quantités absorbées font de ces princes des voraces par excellence et leur description suggère bien l’action de manger ou de boire, mais la dimension corporelle apparaît inexistante à l’exception fugace et négative de Bonosus.

18Il n’est pas évident de ranger dans la même catégorie les princes raffinés, dont le rapport à la nourriture s’exprime par la recherche de plats sophistiqués ou le luxe dans le service et le mobilier des banquets. Plus que des gourmands, ils appartiennent à la catégorie actuelle des gourmets. C’est le cas de Gallien, qui offre hors saison des melons et des figues vertes comme il recouvre les tables de nappes brodées d’or et orne de pierreries les récipients en or50. C’est encore plus le cas des deux émules d’Apicius, Aelius César et Élagabal, inventeurs de recettes nouvelles. Le premier est l’auteur d’un « friand » aux quatre ou cinq composants et le second met au point la recette des quenelles de poissons ainsi que celle du vin aromatisé au mastic51. Dans l’Histoire Auguste, la Vie d’Héliogabale offre le passage le plus long sur les excès alimentaires d’un souverain, accumulant les détails sur la richesse du mobilier (lits d’étoffe d’or, réchaud en argent, toits mobiles de la salle à manger) comme sur l’extravagance des plats servis (sabots de chameaux, crêtes-de-coq, langues de paons et de rossignols)52. Il a donné lieu à des commentaires fournis qui ont toutefois omis un point capital : on ne voit jamais Élagabal manger53 ! Plus encore que pour les empereurs voraces, la corporéité est mise à distance chez les souverains « gourmets ».

19Il est tentant d’affecter ces deux types de mangeurs à des modèles idéologiques différents. Dans sa réflexion sur le corps impérial, Jan Meister a mis en valeur un concept hérité de l’époque républicaine, la mollitia, la « mollesse », c’est-à-dire un manque d’énergie et de caractère, marqué d’une connotation sexuelle très forte, celle de l’homosexualité passive54. Il s’applique sans problème aux empereurs « gourmets », spécialement Élagabal, mais ne cadre pas avec le portrait des princes gulosi, ni même avec celui des goinfres « suétoniens55 ». L’accusation de « mollesse » est même particulièrement mal adaptée aux empereurs-soldats du iii^e siècle, dont la force et l’énergie physiques sont complaisamment soulignées et mises en relation avec leur régime alimentaire.

20De haute stature, Maximin est capable de rivaliser à la course avec un cheval56. Véritable géant comparable à un Cyclope, Firmus supporte sans broncher la pose d’une enclume sur sa poitrine et l’Histoire Auguste l’explique par sa consommation de viande57. Si la biographie de Bonosus ne donne pas de détails sur son physique, elle insiste sur son talent militaire58. François Paschoud a bien noté les jeux d’écho établis par le recueil entre les trois hommes dans le domaine alimentaire59. Or, La Vie des Deux Maximins insiste sur la barbarie de Maximin le Thrace, qualifié de semibarbarus60. Peut-on englober Firmus et Bonosus dans la même catégorie et qualifier cette goinfrerie de « barbare » ? Il ne le semble pas car ces deux usurpateurs « tiennent » très bien le vin, alors que l’une des caractéristiques des barbares est de perdre la tête très rapidement dans le cadre de l’ivresse61.

21Faut-il en conclure que l’addiction alimentaire se décline en deux groupes nettement distincts, adossés à deux modèles idéologiques différents ? Le jugement se doit d’être nuancé car la spécificité de chaque groupe n’empêche pas les influences réciproques. Dans son étude du banquet romain, le conuiuium, Dirk Schnurbusch a insisté sur la luxuria, l’amour du luxe, comme le pôle négatif de la pratique alimentaire à Rome62. Il est évident qu’une telle critique concerne les princes « gourmets » mais les « gourmands » n’en sont pas forcément exempts. Le commentaire de La Vie d’Héliogabale de Robert Turcan souligne que le passage alimentaire se livre à un « grossissement » d’éléments présents chez Suétone63. De fait, dans l’ouverture de ce passage, le biographe rappelle que le modèle « privé » d’Élagabal était Apicius mais qu’il imitait Néron, Othon et Vitellius en tant qu’empereur64. Néron et Othon incarnent clairement à la fois la mollitia et la luxuria (quoiqu’étrangères à l’alimentation) mais Vitellius, le gulosus par excellence, appartient de même au monde de la luxuria. Le terme ouvre le paragraphe de Suétone sur la gourmandise de Vitellius comme il introduit la description des fantaisies alimentaires d’Élagabal65.

22Un des plats prisés par le jeune prince rappelle en effet le « grand projet » du règne de Vitellius. Élagabal aimait faire servir aux gens du palais (palatinis) d’énormes plats remplis d’entrailles de surmulet, de cervelles de flamants, d’œufs de perdrix, de cervelles de grives, de têtes de perroquets, de faisans et de paons66. On peut s’interroger sur l’identité de ces « palatins » (des chambellans ?), mais il faut à nouveau signaler qu’Élagabal ne mange pas lui-même mais fait manger les autres. Le point important pour notre propos est que ce plat ressemble étrangement au « bouclier de Minerve », d’une grandeur énorme, garni de foies de scombres, de cervelles de faisans et de paons, de langues de flamants et de laitances de murènes, que les envoyés de Vitellius avaient rapportés du monde entier, du golfe de Gadès au pays des Parthes67. À la lumière de cet exemple, la luxuria permet de créer un trait d’union entre les deux types de mangeurs impériaux.

23Le déficit de corporéité résulte de la coexistence de ces divers schémas idéologiques qui s’entremêlent et se contrebalancent. La visée de dénonciation morale n’a pas débouché sur une description physique de l’addiction alimentaire, sans doute d’abord parce que les modèles idéologiques en action, la mollitia et plus encore la luxuria, n’avaient pas de dimension corporelle très affirmée. En dehors de l’aspect sexuel, la mollitia concernait surtout le caractère et la luxuria désignait toutes les pratiques du luxe, sans focalisation particulière sur le corps. Ces deux modèles « noyaient » la corporéité alimentaire dans des problématiques plus vastes. Mais la clef du problème vient d’une cause plus profonde, la tradition aristocratique issue de l’époque républicaine, qui cultivait une indifférence relative aux aspects les plus concrets du corps, comme l’a bien montré Jan Meister68. En dépit des nouveautés affectant le corps impérial – dimension charismatique, incarnation de la res publica – l’aristocratie restait en partie marquée par cette tradition69. Sa volonté de déconstruire les critères corporels de la légitimité impériale n’en exempta pas Suétone, et l’auteur de l’Histoire Auguste, baignant de toute façon dans le milieu sénatorial, suivit ses traces70. Pour l’essentiel, c’est ce schéma idéologique qui bloqua l’émergence d’un discours corporel chez les deux biographes. Il marginalisa aussi le rôle de la gula, car il mettait au premier plan la volonté et la maîtrise de soi comme instruments de modelage du corps.

De la « sobre ivresse » à la « voracité frugale »

24Ce primat de la volonté structure le rapport des Romains au vin et le détour de la réflexion par l’ivresse va permettre d’élaborer une conception plus complexe de la sobriété et la voracité, dont l’opposition binaire doit être nuancée. Loin de condamner unanimement l’ivresse ou l’ivrognerie, la société romaine estimait qu’elles ne posaient pas de problème si l’individu restait maître de lui-même71. Sénèque l’affirme avec clarté et distingue d’ailleurs les deux états en estimant qu’un ivrogne n’est pas forcément ivre, s’il garde le contrôle de son corps comme de son esprit72. Pour illustrer son propos, il rappelle que de nombreux généraux et hommes d’État, buveurs notoires, ont rempli dignement leur mission. Mieux, l’aristocratie romaine, animée par sa logique agonistique, voyait l’ivresse comme un défi et admirait ses membres qui savaient le relever. Par cette « victoire », l’aristocratie démontrait sa uirtus et donc sa capacité à exercer les plus hautes charges73.

25C’est dans cet esprit qu’il convient de relire le passage célèbre de Suétone sur l’ivrognerie de Tibère, qui n’a pas forcément la connotation purement négative qu’on lui attribue : « Nouveau venu encore à l’armée, il était appelé en raison de son trop grand penchant pour le vin, au lieu de Tibère Biberius, au lieu de Claudius Caldius, au lieu de Néron Mero. Ensuite, devenu empereur, et au moment même où il s’occupait de réformer les mœurs publiques, il passa, en compagnie de Pomponius Flaccus et de L. Pison, une nuit entière et deux journées à festoyer et à boire, et il confia aussitôt après au premier la province de Syrie, au second la préfecture de la Ville, et il déclara, dans leur brevet de nomination, qu’ils étaient ses amis les mieux aimés, et ceux de toutes les heures74. » L’intention de Suétone est bien de dessiner un portrait à charge du souverain, comme il le fait pour tous les Césars, en dénonçant sa uini auiditas (on retrouve le terme auidus prisé par l’Histoire Auguste). Dans l’introduction à ce passage, il déclare vouloir faire connaître les vices de cet empereur (uitia), qu’il avait longtemps dissimulés75, et la contradiction soulignée entre l’action censoriale et la nuit d’ivresse est clairement destinée à scandaliser le lecteur.

26Mais sa stratégie de manipulation ne parvient pas à totalement dissimuler le code aristocratique auquel Tibère adhère. En se montrant capable de concevoir des projets d’édits ou de sénatus-consultes sur les mœurs, tout en buvant et banquetant, il manifeste précisément cette maîtrise de l’esprit et du corps qui fait l’homme supérieur. La capacité de ses deux amis à relever ce défi pendant deux jours et une nuit atteste de même leur uirtus et les qualifie pour les plus hautes fonctions76. Il n’est pas étonnant qu’il l’ait rappelé dans leurs codicilles de nomination. Du reste, Suétone se trahit à cette occasion puisqu’il affirme que Tibère se vantait publiquement et officiellement d’un « vice » qu’il était censé dissimuler. Il n’est pas jusqu’aux surnoms de sa jeunesse qui ne renvoient à l’atmosphère agonistique des banquets aristocratiques. Aux dires de Pline l’Ancien, le sénateur Novellius Torquatus avait été surnommé Tricongius, car il avait ingurgité trois conges de vin (presque dix litres) sous le regard émerveillé de Tibère77. Calqués sur le modèle des cognomina triomphaux, ces surnoms de banquets possédaient une double facette, à la fois moqueurs et admiratifs, mais n’avaient rien d’infamant78. On retrouve ce même contexte festif et cette même logique de défi dans une autre anecdote narrée par Suétone : Tibère conféra la questure à un jeune homme qui avait absorbé une amphore de vin (comme le Maximin de l’Histoire Auguste) lors d’un conuiuium, à sa propre invitation79.

27À l’aune d’un tel critère, on comprendra aisément qu’un empereur qui ne tenait pas le vin n’était pas jugé favorablement. Un tel constat confirme notre soupçon à propos des vomissements d’Auguste consécutifs à ses excès, très modérés, de boisson. Plus franc ou moins habile que Suétone, le biographe de l’Histoire Auguste le laisse ouvertement penser à propos de Macrin. Vini cibusque auidissimus, il se montre frugal pendant la journée mais organise le soir de somptueux dîners où il s’enivre80. Conscient de ce travers, il invite à sa table des écrivains afin que leur conversation le force à rester sobre (abstemius). En d’autres termes, il ne peut pas boire et soutenir une discussion sur les belles lettres en même temps, manifestant ainsi son incapacité à maîtriser son corps comme son esprit. Tibère était d’une autre trempe…

28Mais la « sobre ivresse » a été principalement analysée à partir de deux empereurs-soldats du iii^e siècle, Firmus et Bonosus, qui forment un véritable « couple » au sein du Quadrige des Tyrans, l’une des dernières biographies de l’Histoire Auguste81. Grand consommateur de viande, Firmus boit beaucoup d’eau mais peu de vin82. Alors qu’il n’est pas encore empereur, des généraux d’Aurélien l’invitent à un concours de boisson pour le mettre à l’épreuve (temptare). Un vexillaire le défie (prouocasset) à boire et Firmus avale deux seaux de vin pur (merum) mais il garde pourtant l’attitude d’un homme sobre (sobrius) pendant tout le reste du banquet83. Le vexillaire lui demandant pourquoi il n’a pas bu la lie, il lui répond : « Idiot, on ne boit pas de la terre84. » Bonosus, chef de l’armée de Rhétie avant son usurpation, est en revanche un ivrogne invétéré, mais garde toujours sa lucidité (securus et sobrius) quelle que soit la quantité absorbée. Son corps n’éprouve aucune lourdeur et urine sans problème le liquide ingéré. Il profite de cette disposition pour offrir à boire aux ambassadeurs barbares, les enivrer et leur faire dévoiler leurs secrets, le vin le rendant lui-même encore plus astucieux85.

29L’interprétation de ces deux passages par André Chastagnol a marqué l’historiographie86. Il les a rapprochés et éclairés par la tendance anti-chrétienne du biographe. Ce païen militant aurait voulu se moquer du thème chrétien de la « sobre ivresse », exaltant l’ivresse spirituelle procurée par le calice de l’eau-de-vie, bu aux côtés du Seigneur. Présent dans l’Ancien Testament, ce thème a été exalté par les Pères de l’Église contemporains, spécialement Jérôme et Ambroise87. Le dialogue de Firmus avec le vexillaire ferait allusion à des passages bibliques et les facilités urinaires de Bonosus brocarderaient les miracles chrétiens88. Pour ingénieuse qu’elle soit, cette interprétation ne s’impose pas quand on connaît la tradition aristocratique romaine de la sobre ivresse89. Les deux passages entretiennent de nombreux points communs avec le portrait suétonien de Tibère. L’anecdote sur Firmus prend place dans le même cadre de la compétition festive ponctuée par des défis dont l’ivresse est l’enjeu. Et l’habileté diplomatique de Bonosus, démontrée lors des banquets, fait écho à la compétence administrative prouvée par les amis de Tibère. À leur image, sa uirtus conjugue résistance à la boisson et capacité politique.

30Ce modèle de la « sobre ivresse » peut être étendu à l’alimentation, dans la mesure où certains empereurs dit « sobres » se montrent toutefois voraces et concilient deux caractéristiques a priori contradictoires, débouchant sur un paradoxe comparable. En fait, plusieurs souverains sobres de l’Histoire Auguste – Alexandre Sévère, Gordien II et Tacite – manifestent la même voracité pour les légumes et les fruits. Avec Élagabal, Alexandre Sévère est le prince dont le recueil développe le plus les pratiques alimentaires, sûrement, dans un effet de miroir inversé, pour l’opposer aux fantaisies de son prédécesseur90. À dire le vrai, sa sobriété fait débat en raison de données contradictoires. Mangeur du « juste milieu », il donne des banquets ni trop fastueux ni trop mesquins et tous les mets sont servis de façon modérée et raisonnable (ad modum et ad rationem)91. Pareillement, sa consommation de vin n’est ni mesquine ni immodérée, simplement suffisante (adfatim)92. Mais l’Histoire Auguste dit aussi dans la même phrase qu’il engloutissait une grande quantité de nourriture (ipse cibo plurimo referciebatur). Agnès Molinier-Arbo et Cécile Bertrand Dagenbach en ont déduit qu’il s’agissait d’un empereur goinfre, en contradiction avec la modération alimentaire d’un Auguste ou d’un Tacite, signe du bon gouvernement93. Mais cette contradiction s’évanouit si l’on voit que la mention de cette goinfrerie suit la mention de sa passion pour les fruits, qu’il fait servir au « second service », notre dessert actuel94. Le cibus englouti désigne donc les fruits et la moderatio alimentaire d’Alexandre Sévère n’est pas niable, à l’exception de ces derniers.

31Si Gordien II est porté sur le vin, surtout aromatisé, il manifeste une grande frugalité pour la nourriture (cibi parcus), à tel point qu’il termine très rapidement ses repas95. Cependant, il est très gourmand de fruits et de légumes verts (pomorum et olerum auidissimus) et ne cesse de dévorer des fruits frais, ce qui ne remet aucunement en cause sa sobriété globale aux yeux du biographe (in reliquo ciborum genere parcissimus)96. Autre modèle de l’empereur sénatorial, Tacite accumule les signes d’une vie économe et frugale : ipse fuit uitae parcissimae. Il se contente pour ses repas d’un coq, d’une demi-tête de porc et d’œufs, ne met sur sa table que les produits de la campagne, réserve le faisan aux jours de fêtes et ramène toujours chez lui la viande des bêtes sacrifiées97. Mais il se fait servir en abondance des légumes verts, spécialement des laitues, qu’il consomme à profusion, pour trouver le sommeil, assure-t-il98. Dans ce portrait d’un empereur sobre, Francois Paschoud a noté les similitudes avec Auguste et Alexandre Sévère, de même que la marginalisation du faisan, très apprécié par les empereurs gloutons ou gourmets, Vitellius, Géta et Élagabal99.

32Comment comprendre cette voracité de légumes et de fruits chez les empereurs sobres et comment résoudre cette contradiction apparente ? Dans la lignée d’André Chastagnol, Agnès Molinier-Arbo et Cécile Bertrand Dagenbach ont rapproché le passage de la Vie d’Alexandre Sévère avec le commentaire d’un verset de l’Évangile de Mathieu (11.18-19) par Jérôme100. Se comparant à Jean le Baptiste, qui ni ne mange ni ne boit, Jésus affirme quant à lui manger et boire et rappelle que ses détracteurs le traitent de glouton et de buveur : ecce homo uorax et potator uini. À nouveau, le biographe se livrerait à une parodie d’un texte chrétien. L’interprétation nous paraît peu pertinente puisque Sévère Alexandre n’est pas un ivrogne et, à l’exception des fruits, pas un glouton. Par ailleurs, le texte de l’Évangile ne joue sur aucune contradiction alors que le problème posé par l’Histoire Auguste est celui d’une opposition entre une sobriété générale et la voracité pour les fruits. Enfin, le vocabulaire n’est pas commun car les termes uorax et potator utilisés par l’Évangile sont absents du texte de la Vie d’Alexandre Sévère. Concernant Tacite, François Paschoud a suivi une piste comparable en mettant son régime alimentaire en parallèle avec celui des moines décrit par Jérôme dans sa Lettre à Eustochium101. Toutefois, les détails, assez réduits, donnés par le Père de l’Église ne mentionnent que la consommation de pain, de légumes et d’herbes et s’avèrent bien trop vagues pour y voir un modèle de la Vie de Tacite. De façon plus convaincante, François Paschoud rappelle le goût d’Auguste pour la laitue mais Suétone ne dit pas que l’empereur s’en goinfrait102.

33Pour comprendre cette contradiction ou plutôt cette dualité, il faut faire appel à un schéma idéologique de la civilisation romaine, qui n’est pas la maîtrise de soi comme pour la « sobre ivresse », mais qui n’en est pas moins fondamental. Il s’agit de la frugalitas, la frugalité, qui passait aux yeux des Romains pour le régime alimentaire des ancêtres103. Comme son nom l’indique, il était composé essentiellement de légumes et de fruits, les fruges, et limitait la place des carnes, selon l’opposition mise en valeur par Florence Dupont. Il s’ensuivait que la boulimie de fruges n’était en rien répréhensible ni contradictoire avec la sobriété. Bien au contraire, elle apparaissait comme un signe de frugalité, définissant une « voracité frugale » à la légitimité incontestable. Elle devait bien sûr respecter les traditions du mos maiorum. Si Clodius Albinus passe pour un gulosus, c’est parce qu’il se gave de becfigues et d’huitres, et pas seulement de figues, de pêches, de melons et de raisin104. Si Gallien est qualifié de natus abdomini, en dépit de son goût pour les fruits, c’est parce qu’il garde du raisin pendant trois ans ou fait servir des melons en hiver105. De tels raffinements n’étaient pas compatibles avec la simplicité des ancêtres.

Conclusion

34Dans l’appréhension des excès alimentaires des Césars, la gula n’a donc tenu qu’un rôle marginal, inapte à conférer une densité corporelle au problème. Un tel constat ne saurait étonner lorsqu’on observe que la corporéité alimentaire des empereurs s’avère globalement évanescente à l’exception du cas notable de Claude. Suétone et l’Histoire Auguste aiment à décrire les monceaux de nourriture ingurgités par les princes, et encore plus la somptuosité de leurs banquets, mais leur stylet bute dès qu’il s’agit de scruter leurs corps dans leur activité nourricière et même les effets physiques de leur voracité. Pourtant, la dimension charismatique de la fonction impériale, jointe à son incarnation fondamentale, aurait dû favoriser cette corporéité, et elle le fit dans certains domaines. Mais en matière de gloutonnerie, trop de freins idéologiques bloquaient le phénomène et tenaient le corps à distance, de la tradition aristocratique à la dénonciation morale de la luxuria. Au reste, les aspects proprement physiques comptaient peu face aux grands principes de la culture aristocratique, telles que la maîtrise de soi et la frugalité des ancêtres. À ce titre un boulimique de légumes était considéré comme frugal et un ivrogne invétéré comme sobre. De cette façon, le corps vorace de l’empereur était comme effacé par les biographes : ce n’était pas forcément un mal aux yeux d’une aristocratie qui pouvait trouver le corps impérial trop envahissant !