1L’appropriation de la figure de Jeanne d’Arc fut l’une des « passions françaises » suscitées par le conflit entre l’ancienne et la nouvelle France tout au long du xix^e siècle. Les romantiques, Michelet en premier lieu, la nationalisèrent et la démocratisèrent. Alors que la défaite de 1870 et l’idée de la Revanche relancèrent son culte, les républicains en firent l’héroïne quasi-officielle de la patrie et les libre-penseurs une victime du cléricalisme. Mais l’Église lutta pied à pied pour imposer sa conception théologique de la sainteté (celle de la Pucelle guidée par la Providence pour sauver la France, fille aînée de l’Église), avec son protocole d’accréditation, contre celle, laïque et toute micheletienne, des républicains (la fille du peuple abandonnée par son roi et trahie par l’Église). L’enjeu était d’autant plus important que l’héroïne était porteuse d’une valeur devenue essentielle, la patrie, et qu’elle offrait de ce fait à qui réussirait à la capter une ressource symbolique importante. L’irruption du nationalisme au tournant du siècle et la radicalisation du combat politique consécutive à l’affaire Dreyfus permirent à l’Église et aux droites de monopoliser le culte johannique, même si celui-ci conserva son potentiel « unanimiste » qui trouvera à s’exprimer durant la guerre. Cette histoire est bien connue1.

2Cet exemple rappelle cependant qu’en France, à la différence du monde anglo-saxon, les héros font rarement consensus. Depuis la Révolution, l’interprétation du passé se fait en effet tout à la fois en donnant à la mémoire de cette période une importance démesurée et selon les impératifs du présent2. Au cours du xix^e siècle, et durant une partie de celui qui suivit, les Français vécurent de ce fait « en état de guerre civile historiographique quasi permanente3 ». Le conflit des deux France pour l’appropriation (ou l’excommunication) des grands singuliers du passé national fut d’autant plus important que les héros sont à la fois de l’histoire et des emblèmes. Ces derniers, tel le drapeau, objectivent les idéaux d’une société, comme la patrie, qui acquièrent ainsi un caractère sacré4. Or la Révolution ouvrit à propos de ces emblèmes, comme d’institutions chargées d’en inculquer le sens, telles que l’école et l’armée, une série d’affrontements entre les deux universalités que sont l’État républicain et l’Église, avec leurs familles politiques respectives, et qui culminèrent sous la III^e République. Pour les caractériser, Yves Déloye et Olivier Ihl parlent de « conflits de sacralité5 ». Le choix de l’accroche johannique tient également au rôle joué par le même homme dans la carrière héroïque de la Pucelle et du premier grenadier, comme dans l’inauguration du conflit de sacralité autour de ces deux figures, auxquelles il conféra une sainteté qui n’était pas celle de l’Église : Jules Michelet. Deux figures qui, bien que n’occupant pas la même place dans la hiérarchie du panthéon, possèdent cependant bien des points communs, à commencer par une force syncrétique en faisant des héros désirables par la droite comme par la gauche.

3S’appuyant sur la sociologie de Georg Simmel6, Yves Déloye et Olivier Ihl soutiennent que, paradoxalement, le conflit de sacralité en république a

« constitué une force sans précédent de socialisation et d’intégration des familles politiques qui se situaient à sa marge. Le désir de continuer la lutte a de fait généré la nécessité d’en sacraliser les termes et l’enjeu. Partant, il a produit du lien social en subordonnant le désaccord à des normes mutuellement acceptées. […] [L]e conflit, s’il sanctionne le désaccord, rapproche les parties en rivalité en les poussant à une reconnaissance mutuelle et contribue à l’étonnante capacité de la démocratie française à intégrer les familles politiques même extrémistes7 ».

4Le chapitre qui suit se propose de soumettre cette thèse au cas de l’admiration pour La Tour d’Auvergne.

5Il débutera logiquement par Michelet, un latourolâtre qui a laissé suffisamment d’écrits de toutes sortes pour, en sus, offrir à l’historien d’entrer dans l’intimité de l’admiration.

La canonisation de « saint Corret »

6La notion de sainteté est propre aux sociétés constituées en églises ou en sectes, lesquelles la subordonnent à un idéal moral et religieux fixé par la théologie8. Du fait de la forte homologie entre univers religieux et univers héroïque, comme entre imaginaire religieux et imaginaire national9, des modèles ont pu combiner les deux formes d’exemplarité, comme par exemple saint Louis et Jeanne d’Arc. En en conservant l’identité structurelle, au xix^e siècle la sainteté a pu également se laïciser pour se déplacer non seulement vers le héros mais vers d’autres catégories tels l’homme utile, le bienfaiteur, pour donner naissance au « saint laïque ». Ce dernier comme le saint théologique se définit par son excellence morale, fut-elle atteinte après l’expiation, quand le héros peut connaître faiblesses et échecs10. L’admiration construit alors une sainteté qui n’est plus religieuse mais qui devient rationnelle et, bien sûr, n’est pas reconnue par l’Église. Ce fut le cas pour Van Gogh, devenu l’incarnation de la sainteté artistique. Y concoururent les biographes qui « hagiographisèrent » sa légende en appliquant à leur singulier les différents motifs de la sainteté, en particulier celui du martyre. Y participa aussi le pèlerinage des dévots aux œuvres et au corps alors que l’installation du monde de l’art en régime de singularité avait rendu homologues ce dernier et le religeux11.

7Max Scheler nous donne les outils pour penser non pas théologiquement mais anthropologiquement cette catégorie de la sainteté. Le saint, selon lui, n’agit pas sur ses admirateurs par ses actes, comme le héros, ou par ses œuvres, comme le génie. Contrairement aux deux autres modèles, il ne recherche d’ailleurs pas la gloire. « Son influence s’exerce par l’éclat intérieur de ses vertus (l’auréole des saints) ; celles-ci constituent d’une manière immédiate ce qu’on appelle le “bon exemple”, l’exemple d’une vie “pure” », écrit-il12. Tel Socrate, qu’il range dans cette catégorie, le saint ne laisse pas d’écrits ; il ne laisse que lui-même, c’est-à-dire sa personnalité spirituelle. Des trois catégories de l’exemplarité, il est le modèle par excellence. Seul son être historique est référé au passé, sa personnalité et son exemple sont intemporels et restent bien vivants. Présent, il agit sur l’admirateur qui devient disciple et cherche à l’imiter13.

8L’on a vu comment dans les années qui suivirent la bataille de Neubourg, par les thèmes de l’ascèse anti-charismatique et du sacrifice, l’admiration pour La Tour d’Auvergne emprunta au religieux. L’on a également vu comment par la dévotion reliquaire dans son régiment et dans sa ville cette dimension fut renforcée. L’on a constaté le caractère supposé vivant et irradiant du modèle sur les disciples dans les mises en scène et mises en image du culte militaire. L’on a vu à l’œuvre son hagiographisation par l’écrit et par l’iconographie. Enfin, si l’on suit Scheler, l’on peut supposer que la déconsidération de son œuvre de savant, en laissant place à la seule légende hagiographisée et au culte, facilita finalement la sanctification du premier grenadier. Une sainteté qui n’était pas catholique, donc, qui n’était pas non plus celle du philanthrope appelé « saint laïque » par facilité métaphorique, encore moins celle de l’artiste maudit. Michelet, qui le canonisa, fit de « saint Corret » le « saint de la République ».

9En bon disciple de Vico, Michelet fut longtemps hostile à l’idée du grand homme acteur de l’histoire et guide de vie avant de se faire l’apologiste de l’héroïsme durant les années 1840. La conversion s’opéra à l’occasion de l’écriture de son Jeanne d’Arc et, surtout, lorsqu’il s’attela à celle de son Histoire de la Révolution française. Le héros micheletien n’a cependant rien à voir avec le grand chef politique ou/et militaire, Napoléon par exemple. Les héros micheletiens, qu’il s’agisse de la Pucelle, des généraux ou des orateurs populaires de la Révolution, sont des expressions du peuple, dont ils sont issus, ou à la cause duquel ils se sont voués. Par le verbe ou par l’exemple, ils le guident. Ce sont des modèles, au sens schelerien du mot, qui obtiennent l’entraînement des masses non par la contrainte mais par l’autorité morale qui émane d’eux et provoque l’admiration. Ils ont la capacité d’incarner la nation en tant que personne morale. Ce n’est pas leur infaillibilité ou leur hubris qui valide leur héroïcité mais leur humanité. Le héros micheletien par excellence est en effet un humble, et, mieux encore, un simple14. Et lorsque l’humilité conjuguée aux vertus atteint la perfection, l’exemplarité touche à la sainteté comme avec Jeanne d’Arc à laquelle, avant l’Église, Michelet conféra cette qualité, à prendre ici dans un sens métaphorique – coloré d’anticléricalisme – et surtout pas théologique15.

10Le constat que les masses avaient besoin de héros pour se construire et se défendre en tant que nation, ou agir lors des journées populaires, allait de pair avec le désir de l’historien d’éduquer le peuple vers lequel, en suivant ce qu’il appelait la « voie royale », il s’engageait alors. Dès 1846, pendant qu’il travaillait à son Histoire de la Révolution française, il pensa que l’écriture de biographies populaires de ces héros serait au fond le meilleur outil démopédique16. À partir de 1847, quand se manifestèrent les premiers signes d’ébranlement du régime de Juillet, et plus encore lorsque, passées les journées de Février, la désunion du camp républicain se fit jour, et que le bonapartisme refit surface, l’idée devint urgence. Elle prit même un caractère obsessionnel comme le révèlent son journal, sa correspondance et ses cours17. Après avoir sollicité des médiateurs qu’il estimait plus légitimes et plus aptes à parler la langue du peuple, tels Béranger18 et George Sand19, il prit la décision de se consacrer pleinement à cette œuvre de propagande par une littérature populaire non pas romanesque mais historique et poétique20. La décision fut prise par l’historien au lendemain de la suspension de son cours au Collège de France, en mars 1851, alors qu’il pressentait davantage encore la catastrophe à venir si une action de contre-propagande n’était pas rapidement engagée dans les campagnes21. D’abord sous forme de feuilleton, puis édité, l’ouvrage titré la Légende d’or, pour les illustrations duquel Daumier fut pressenti, devait donner en exemple aux lecteurs et à leurs auditeurs les « héros, saint[s], martyr[s] » de la Révolution – la matrice – et du Printemps des peuples – la réplique – élus par Michelet en tant qu’« homme[s] peuple22 ». Le projet éditorial fut ainsi présenté par L’Événement dans un article faisant office de prospectus :

« Ce livre, ce sera l’histoire des héros et des martyrs de la démocratie, la Légende d’or de la Révolution, la Vie des saints de la liberté, une sorte de Panthéon ouvert à tout ce qui combattit, souffrit, mourut pour la patrie et pour le peuple. Aux noms obscurs ou glorieux, aux poétiques et dramatiques légendes de ces soldats et de ces victimes, M. Michelet compte rattacher, avec toutes les grandes questions du présent, tous les grands faits dont s’est émue l’Europe depuis trois années […]. L’ouvrier, le paysan, l’artiste, l’étudiant, le soldat, tous les états, toutes les professions, pour ainsi dire, retrouveront dans ces biographies, à la fois idéales et vraies, leurs traditions, leurs patrons, leurs modèles. Et cette œuvre sera aussi une action. Il est bon de démontrer à l’autorité son impuissance dans l’arbitraire. Il est bon de lui prouver que, si elle peut suspendre un professeur, elle ne peut étouffer une pensée. À la place de la chaire que l’autorité renverse, il est bon que la liberté élève sur le champ une tribune23. »

11En dépit des réserves de ses proches et de ses éditeurs, Michelet était particulièrement attaché au titre.

« Vous n’aimez pas beaucoup mon titre de La Légende d’or. J’ai beau me creuser la tête, je ne trouve pas mieux. Celui-ci me paraissait propre à bien indiquer au peuple le côté religieux qui est aussi dans nos révolutions. Je voulais d’années en années, si je vis, m’employer à écrire ce martyrologue de la foi nouvelle, un livre plus saint et plus vrai que l’ancienne Légende dorée »,

écrivit-il ainsi à son gendre24. Œuvre de circonstance dans une II^e République où l’Ordre s’était déjà imposé, et où le Prince-Président se faisait acclamer, la Légende dorée fut aussi un aboutissement. Depuis le Peuple et l’Histoire de la Révolution française, Michelet qui avait juste auparavant rompu avec l’Église catholique développa en effet une véritable « théologie démocratique25 » au service de ce qu’Albert Thibaudet nommera plus tard un « spirituel républicain ». L’« Ancienne Église », qui avait failli en expulsant le peuple, devait selon lui laisser place à la « Nouvelle Église » fondée en 1789 et réunissant tous les fils de la Révolution26. La Légende dorée se voulait bien une vie des nouveaux saints répandant et illustrant la « foi nouvelle ».

12Il n’est pas question ici de revenir sur les tribulations de la Légende dorée27. Nous nous en tiendrons à la seule légende de la Tour d’Auvergne, la première à paraître dans L’Événement, du 4 au 6 juillet 1851, et qui fut précédée d’un texte sur les armées républicaines et suivie d’un autre sur un projet de « Monument à la Révolution28 ».

13Quand l’admiration de l’historien pour le premier grenadier naquit-elle ? En voyage en Allemagne en 1842, Michelet qui suivit la route du Danube et visita la Bavière ne s’arrêta pas à Oberhausen29. Dans le cours qu’il consacra à la fraternité durant le premier semestre de 1848 – et qui fut un temps suspendu –, il fit plusieurs fois référence au premier grenadier donné en exemple à la jeunesse des Écoles chargée d’aller éduquer le peuple en lui racontant les légendes des héros de la République :

« Montrez-le bien tout entier. Qu’on voie dans La Tour d’Auvergne, outre le soldat, un simple et un saint, un bonhomme l’antiquaire, plus sobre que les anachorètes, obstinément pauvre, n’ayant rien et toujours trop, un pauvre donnant aux pauvres. – Dites que ce terrible soldat était un homme d’une bonté, d’une patience extraordinaire, d’une imagination douce, romanesque, un peu chimérique, comme parfois on en rencontre dans la légende des saints bretons30. »

14À ce moment, le thème de la sainteté du premier grenadier était déjà bien fixé chez Michelet. Et lorsqu’il se décida d’accoucher de ce martyrologue de la foi nouvelle, c’est La Tour d’Auvergne qui vint le premier à son esprit : « Et tout d’abord un simple, un saint : idéal de tant de héros inconnus qui ont suivi le devoir, non le bruit31. »

15Pour l’écriture de sa biographie-hagiographie, comme pour celle des autres légendes d’ailleurs, il recourut à des informateurs, ici Guillaume Lejean et Émile Souvestre32. Le livre de Buhot de Kersers constitua la source de sa documentation factuelle. La transformation du très royaliste et catholique La Tour d’Auvergne (Corret), premier grenadier de France, de Buhot, en Saint Corret, premier grenadier de la République, par Michelet, valide à nouveau ce que le chapitre précédent a permis de constater : la biographie ne produit pas d’apports savants mais vise uniquement à la célébration33. Elle se nourrit certes de références propres à l’auteur, inspiré ici par la vie et la figure de Cervantès34. Elle se nourrit également de lectures autres qu’historiques, par exemple celle du romancero du Cid qui lui inspira les lignes sur le cœur de La Tour d’Auvergne35. Mais elle consista surtout en une sélection et une modification du sens des exempla, ainsi qu’en leur agencement, afin de provoquer l’hagiographisation du célébré et de servir le credo du légendier. Également en un important travail d’écriture, Michelet craignant par dessus tout « que ces légendes n’aient pas la fleur et la fraîcheur que demanderait ce genre de composition36 », lui qui, jusqu’à présent, n’avait écrit et professé que pour les classes instruites. Les occurrences du premier grenadier dans l’Histoire de la Révolution française de Michelet (tableau 8) traduisent bien la construction du saint entre 1848, où sa figure apparut dans les cours donnés au Collège de France, et 1851, où fut rédigée sa biographie. Un La Tour d’Auvergne de plus en plus légendaire chargé d’incarner la fraternité, mais aussi de mieux en mieux documenté (en 1849, Michelet situait l’épisode du remplacement du fils Le Brigant non pas sous le Directoire mais en 1792…).

Tableau 8. – Les occurrences de la Tour d’Auvergne dans l’Histoire de la Révolution française (Michelet Jules, Gallimard, coll. « Folio histoire », 2007).

16La légende micheletienne du premier grenadier mobilise donc les différents motifs de la sainteté. Tout d’abord celui de la prédestination et de la vocation. Né à Carhaix dans une famille bretonne, il a hérité de « l’esprit breton, héroïque et romanesque, parfois peut-être chimérique, nourri au Moyen-âge de légendes et de miracles, plus tard des miracles vrais de la guerre et de la marine, [qui] cherchait au dix-huitième siècle un nouvel aliment dans l’érudition37 ». Dans cette seule citation, Michelet lie à l’atavisme breton la future triple exemplarité de La Tour d’Auvergne : le héros militaire, le savant, le saint. Exemplarités solidarisées par un patriotisme gigogne : l’amour de la petite patrie l’a en effet naturellement poussé à aimer la grande ; le métier des armes et l’érudition servaient la même cause : « Lebrigant et ses élèves, Court de Gébelin, La Tour d’Auvergne et autres, faisaient dans l’érudition une sorte de croisade scientifique au profit de la France, soumettant plus de nations à sa langue, à son antique influence, que la croisade révolutionnaire n’en a soumis à son épée38. » Autre motif de la sainteté également lié à celui de la vocation39, la « vie pure » sans femme et sans famille40. Ressortit au même registre celui de la révélation correspondant ici à la Révolution :

« Corret de La Tour d’Auvergne naquit noble ; ce n’est pas de sa faute. Il ne nous appartient pas moins, il appartient au peuple, à la Révolution. Elle le trouva repoussé de l’ancien régime ; elle le créa, elle l’illustra. Il avait près de cinquante ans, et il servait depuis vingt-cinq ans, sans avoir jamais pu obtenir de se battre pour la France. La Révolution arrive, l’invasion nous menace ; on le presse d’émigrer. Il répond ces simples paroles : “J’appartiens à la patrie”41. »

17Cet incipit formant exorde contient le programme de la démonstration à suivre. Il oppose l’Ancien Régime, qui méconnut La Tour d’Auvergne, à la Révolution qui lui permit d’accomplir sa vocation. La Révolution métamorphosa l’homme âgé et malade en héros, mutation que l’auteur qualifie de « miracle42 ». Désormais Corret de La Tour d’Auvergne, ou tout simplement « Corret », il devint l’un des saints de la foi nouvelle43. Témoin de son apparition et de sa diffusion, comme autrefois les apôtres avec l’Incarnation44, la Révolution le plaça également avec ses pairs Desaix, Hoche ou Grainville au plus haut niveau de la hiérarchie des évangélistes de la Nouvelle Église. Autre motif : celui des miracles. Sont alors convoqués par Michelet les anecdotes bien connues de l’homme au manteau charmant les balles, du capitaine aménageant une source (le saint qui fait jaillir l’eau est un topos de l’hagiographie), ou encore celui du sauveteur parti au secours de ses hommes se noyant. Avec le capitaine père de ses grenadiers, et qui vit au milieu d’eux, on trouve également le motif de l’amour devenu ici humanité, fraternité. Sans oublier, bien sûr, les motifs du renoncement, du sacrifice, de la reconnaissance juste après la mort, déjà évoqués ailleurs. La sainteté de Corret est aussi soulignée par une opération de mise à distance avec le Directoire et le Consulat permettant de faire briller par contraste la pureté de Corret ainsi que le foyer de la religion nouvelle : « Chose triste, et qui peint ces temps : dans l’organisation nouvelle, la Tour d’Auvergne ne trouva pas sa place45. » Et plus loin : « La Tour d’Auvergne […] partit, comme soldat, non dans la brillante armée d’Italie, où pourtant se trouvaient la plupart de ses grenadiers de l’armée d’Espagne, mais dans la sage, la sérieuse, la républicaine armée du Rhin, celle qui conservait le mieux la tradition des premières armées de la République46. » Avant d’en terminer avec le culte reliquaire en usage dans la 46^e demi-brigade, preuve de la reconnaissance populaire de sa sainteté laïque, Michelet put conclure ainsi son « hagiographie » :

« Ceux qui croient à l’efficacité de l’intervention des saints peuvent se recommander aux mérites de Corret de La Tour d’Auvergne, et dire, l’invoquant comme patron : “Saint Corret, priez pour nous !”
Y a-t-il, en effet, vie de saint dans la Légende dorée, parmi tant de fictions imaginées pour obtenir un parfait idéal de sainteté, qui atteigne aussi bien ce but que l’incontestable histoire de cet homme, notre contemporain, que plusieurs vieillards qui vivent encore ont vu et entendu47. »

18Si le feuilleton put laisser certains sur leur faim48, et bien qu’il n’ait pas été édité avant 187849, il accrédita cependant la sainteté laïque du premier grenadier.

19Représentant de la génération romantico-utopiste, devenu l’un des principaux animateurs de la Libre Pensée maçonnique et spiritualiste dans les années 1860-1870, Charles Fauvety se voulait, lui aussi, un adepte de la foi nouvelle50. Plus verticale que celle de Michelet, car déiste, elle recourait également à l’« intercession » des saints rationalistes51. Dans le « livre d’or » que son journal, La Solidarité, proposa, le premier saint mis en exergue fut La Tour d’Auvergne. Le jour de sa fête devait être consacré à célébrer à la fois l’honneur militaire et les vertus civiques52. C’est Eugène Garcin, issu de la même mouvance qui, dans une approche toute micheletienne, se fit l’hagiographe du saint de la nouvelle religion universelle53.

20Quand advint la III^e République, qui fit de Michelet l’un de ses « patriarches54 » – le pendant historien de Victor Hugo –, la cause de la Tour d’Auvergne – dont nous avons constaté à plusieurs reprises qu’elle triompha alors – bénéficia probablement du procès en canonisation instruit par l’historien en 1851.

21Dans une société où l’admiration tendait à se laïciser pour devenir un phénomène social lié à la démocratie et à la nation, il convient maintenant de voir comment l’Église et la droite, contre lesquelles elle était en partie dirigée, réagirent. L’admiration de la France nouvelle allait, par exemple, dans ses groupes les plus militants jusqu’à combattre55 ou, comme ci-dessus, à tenter de confisquer la catégorie de la sainteté. Plus largement, le rapport du catholicisme et de son expression politique à l’admiration pose celui de leur relation à la société libérale/démocratique, laïcisée/laïque et nationale au cours du xix^e siècle.

L’Église, la droite, l’admiration, la Révolution, la patrie et l’armée : généralités

22Sous la Restauration, le patriotisme était associé au drapeau tricolore par la gauche quand l’ultracisme était considéré comme ontologiquement anti-national. Vrai en 1815, ce clivage – entretenu à dessein par les libéraux – s’atténua56. Au long du siècle, les droites intégrèrent la patrie à leur système axiologique jusqu’à en faire une valeur cardinale. L’Église fit de même. C’est d’ailleurs elle, naturellement organiciste, qui, en fournissant sa pensée à l’homme de droite, le conduisit à faire sienne l’idée nationale57. Déjà perceptible chez certains ultras, puis légitimistes, qui servirent dans les armées de l’Empire, ou furent sensibles à la gloire des années 1792-1814, l’appropriation devint nette sous la monarchie de Juillet où l’on vit, par exemple, la littérature de vulgarisation catholique récupérer la figure jusque-là honnie de Napoléon après l’avoir christianisée58, et la droite légitimiste se réclamer pour la première fois du patriotisme – à ce moment préempté par les républicains – lors de la crise d’Orient de 184059. La guerre de 1870-1871, ou plutôt sa mémoire, fut aussi une étape importante, en particulier pour l’Église. Elle put investir l’objet en le liant au catholicisme intransigeant des années 1870-188060. Puis elle devint un officiant majeur des cérémonies du souvenir quand la République l’excluait des autres rituels publics et entreprenait de laïciser l’armée61. Pour les droites royalistes, des rangs desquelles provinrent des volontaires, mais qui imposèrent finalement la paix au pays, et qui dans le contexte du combat contre les républicains fustigèrent Gambetta et la Défense nationale, le tournant s’opéra à la fin du siècle avec le Ralliement et la greffe nationaliste qui permirent aux conservateurs un transfert de leur loyalisme patriotique de la dynastie vers la terre et les morts. À la Belle Époque, et surtout à partir de 1905, nationalistes et conservateurs devinrent ainsi les porteurs les plus dynamiques de la fierté nationale et de l’idée de Revanche, associées jusque-là surtout aux républicains62. L’acceptation du régime par une partie d’entre eux leur fit aussi intégrer dans leurs références la geste des armées révolutionnaires et leurs héros, « quoique républicain[s] et quoique fils de la Révolution63 ». Le résultat de ce processus fut, dans l’avant-guerre, l’opposition et la complémentarité tout à la fois de deux patriotismes que la sémiologie des monuments aux morts de la Grande Guerre fait bien ressortir : un patriotisme républicain qui trouve sa source dans la Révolution et un patriotisme conservateur construit tout au long du xix^e siècle64. Le caractère en même temps concurrentiel et cumulatif des deux patriotismes s’observe particulièrement bien dans le rapport de l’Église et de l’homme de droite à l’armée et à la société d’admiration.

23Durant la première partie du siècle, la droite éprouva envers l’« idée militaire », par trop liée à l’épisode révolutionnaire et à la conscription des temps napoléoniens, non pas de l’antimilitarisme mais de la défiance. Son regard changea à partir du moment où l’armée devint l’outil du maintien de l’ordre au service de la conservation sociale. L’Empire, où le spectacle militaire fut permanent, paracheva cette évolution65.

24L’Église fut longtemps hostile à la conscription universelle66. Tout en en admettant la nécessité, elle manifesta peu d’enthousiasme pour la loi de 1872 ; et elle s’opposa carrément à celle de 1889, ou plutôt à l’une de ses dispositions soumettant les séminaristes au service militaire (les « curés sac au dos »). Mais elle admit sans sourciller les lois de 1905 et 1913. Durant la première III^e République, l’Église investit d’autant plus la valeur du patriotisme, et l’idée militaire qui lui était conjointe, que la République cherchait à couper tout lien entre elle et l’« arche sainte ». Elle en fut en effet chassée par les opportunistes prenant des mesures de laïcisation telles que la suppression de l’aumônerie militaire, la limitation des honneurs qui lui étaient jusque-là rendus par la troupe, ou encore l’invention de nouvelles traditions régimentaires délivrant un sacré compatible avec l’esprit républicain. Cette politique fut poursuivie par la République radicale qui voulait rompre « l’alliance du sabre et du goupillon », et visait pour cela en particulier la marine. Afin de rester au contact du « troupeau » et du terrain symbolique dont on l’avait ostracisée, l’Église adapta sa pastorale en bâtissant un discours destiné à christianiser le patriotisme et le service des armes, ainsi que des œuvres permettant malgré tout d’encadrer les conscrits. On la vit également se battre pied à pied pour assurer sa présence lors d’événements d’où on ne pouvait la chasser comme les funérailles de soldats et de marins morts en service. L’Église s’institua ainsi « professeur de patriotisme67 ». Après le Ralliement, on la vit même introduire le drapeau tricolore et le monogramme républicain dans le decorum des cérémonies religieuses patriotiques, en attendant que l’on y chante la Marseillaise après la guerre68. Par la « médiation patriotique69 », une accommodation et même une acculturation réciproque purent donc se faire entre Marianne et Marie.

25Si l’on prend l’exemple de la statuomanie, l’Église et l’homme de droite auraient d’abord été hostiles à la société d’admiration70. Cette méfiance initiale n’aurait, selon Maurice Agulhon, jamais totalement disparu :

« [I]l reste toujours quelque chose de l’appartenance idéologique originelle (ou essentielle) d’une coutume ou d’une institution ; il en reste ceci, par exemple, que l’homme de gauche se livre à une pédagogie des grands hommes (ou à la politique) avec aisance, voire avec allégresse, parce qu’elles sont accordées à sa philosophie profonde, alors que l’homme de droite s’y livre avec une aisance moindre, avec une sorte de gêne, ou de restriction, précisément parce que sa philosophie profonde s’y reconnaît mal71. »

26L’admiration statuaire était en effet riche d’implications idéologiques et politiques : en colonisant et en laïcisant l’espace public, jusque-là uniquement marqué par le pouvoir monarchique et la religion, elle faisait s’affronter des conceptions philosophiques de la société ; en coulant dans le bronze Étienne Dolet et Ernest Renan, par exemple, elle devenait instrument du combat politique ; enfin, en produisant une sacralité homologue dans ses schèmes à celle de la religion catholique, à laquelle certains, tels Michelet ou les libres penseurs72, voulaient la substituer, elle se posait en concurrente. La suite du développement va donc être consacrée à l’examen de cette hypothèse : l’admiration comme enjeu d’un conflit de sacralité entre l’humanisme libéral, puis démocratique, et la tradition défendue par l’Église et l’homme de droite.

27Tout d’abord remarquons, pour en rester à l’exemple de la statuomanie, que si l’Église répondit effectivement sous le Second Empire en cherchant à imposer la « mariolâtrie » dans le décor urbain et rural73, elle ne rechigna pas à adopter les codes de la nouvelle statuaire publique pour faire l’apologie de ses grands singuliers, et ceci bien au-delà de la seule Jeanne d’Arc74. Si, face à la pédagogie libérale, puis républicaine, du grand homme, elle fut parfois sur la défensive en mobilisant l’habituel peuple des saints et leurs reliques75, elle se plaça également sur le terrain de l’adversaire pour lutter avec ses armes. Elle proposa en effet son propre panthéon qui comportait d’autres singuliers que les béatifiés et canonisés76. Il s’agissait pour elle d’opposer à l’histoire téléologique du « roman national » républicain celle de la France « fille aînée de l’Église », ainsi que sa mémoire de la Révolution. Elle investit pour ce faire l’édition de vulgarisation historique, tout comme l’école, jusqu’à se faire l’une des principales institutions propagatrices de l’« éthique héroïque77 ».

28Du fait des enjeux pédagogiques et civiques liés à son contrôle, l’accommodation possible à l’armée l’était moins à l’école78. Les travaux de Christian Amalvi ont d’ailleurs bien mis en évidence l’antagonisme des deux panthéons proposés aux élèves de l’école laïque et de l’école « libre » et les luttes acharnées pour le contrôle du récit scolaire de l’histoire79. Mais ils ont aussi montré qu’il existait non seulement des figures consensuelles, souvent des héros militaires morts pour la France, offrant aux petits Français le même « album de famille », mais aussi pour les faire aimer une « mise en scène de l’histoire et des valeurs morales fort proches80 ». L’histoire de France des pédagogues méthodiques, fondée sur le culte des ancêtres, et incluant tous ces derniers depuis Vercingétorix, était elle-même plus inclusive que celle des historiens libéraux de la génération de Michelet qui portaient leurs affects d’abord sur la Révolution81. L’imagerie du « Petit Lavisse » pouvait même à l’occasion s’inspirer de celle de l’histoire sainte82. Aussi, bien que le dissensus restât le plus souvent la règle, « sous l’égide de la patrie83 » l’admiration pour les héros put participer au final à un rapprochement de l’Église et de la République.

L’Église, la droite et le premier grenadier : l’exemple du Finistère

29L’on a vu qu’en 1841, lors de l’inauguration de la statue du premier grenadier, à Carhaix, le clergé cornouaillais bouda et même, pour sa composante rurale, jeta l’interdit sur la fête. Gageons qu’il y vit, à juste titre, une tentative du pouvoir louis-philippard d’introduire un signe de la culture politique des Bleus dans la « géographie imaginaire » et le calendrier traditionnel des campagnes bas-bretonnes, faits de croix, de calvaires, de clochers, de pardons, etc., formant un réseau de références constituant lesdites campagnes en pays blanc84. Quant à la défection de M^gr Graveran, elle fut une réponse au préfet Boullé et aux autorités constituées qui s’étaient précédemment abstenus de participer à la procession de la Fête-Dieu à Quimper85. C’est donc davantage par le prisme de cette « guérilla du signe86 », qui sévissait alors, que par celui d’une hostilité foncière de l’évêché et des presbytères à la figure et/ou au culte du premier grenadier, qu’il faut interpréter le boycott de 1841. L’admiration alors exprimée pour cette figure émanait d’ailleurs aussi de légitimistes.

30C’était le cas de Christophe-Paulin de La Poix de Fréminville, officier de marine qui servit sous le pavillon impérial, puis sous celui des Bourbons restaurés. Fidèle à ces derniers, il quitta la Royale au début de la monarchie de Juillet et devint antiquaire. C’était également vrai pour Alphonse Buhot de Kersers, dans la biographie duquel Michelet se documenta. Né en 1801 à Guingamp, apparenté à la famille du premier grenadier87, polytechnicien de formation et ingénieur de profession, Buhot fonda une véritable dynastie d’érudits. Pour la rédaction de sa biographie, il bénéficia de l’accès aux archives de la famille du Pontavice. Tous deux étaient des henriquinquistes revendiqués. Leurs textes sont d’ailleurs parsemés de longues digressions anti-révolutionnaires et de saillies contre le régime du « duc d’Orléans ». Comme le comte de Trobriand qui, par la plume et le fusain, répondit à l’iconoclasme de la commission du préfet Boullé, ils mirent en avant le fait que « le premier grenadier de France était gentilhomme breton88 ». Tous deux défendaient les émigrés. Si le héros ne rejoignit pas l’armée de Condé, c’était, selon Buhot, par pur patriotisme tout en désapprouvant la Révolution :

« [O]n ne peut se dissimuler qu’il ne dut pas voir avec plaisir le renversement de toutes les distinctions sociales, et qu’il fut loin de concourir aux actes destructeurs commis à cette époque. Cependant les mémoires du temps nous apprennent qu’il ne prit pas une position hostile au gouvernement et qu’il n’abandonna point le sol de la France. Sa conduite dans ces tristes circonstances peut facilement s’expliquer. Poussant jusqu’à l’excès l’amour de sa patrie, il pensa que son premier soin devait être de la défendre, et que, quels que fussent les torts des monstres qui avaient usurpé le pouvoir à l’intérieur, il fallait leur savoir gré de la constance et de l’énergie avec lesquelles ils repoussaient l’agression étrangère et s’opposaient à ce que l’ennemi pût dicter à la France ses insolentes volontés89. »

31Son refus de toute promotion durant les guerres révolutionnaires s’explique ainsi par son refus de se compromettre, ajouta-t-il. À travers le héros, Fréminville et surtout Buhot justifiaient les choix légitimistes : celui de l’exil – intérieur ici –, ou du service de la France mais sans collaborer avec le régime. Leur détestation de la Révolution faisait cependant exception pour la geste des armées tricolores et le patriotisme qui l’inspira. Royaliste et patriote, le premier grenadier des légitimistes était aussi bien évidemment catholique. Le thème de la foi se retrouve ainsi dans les poèmes de Denis de Thézan90 et Hippolythe Violeau91. Dans le récit relatant un pèlerinage en Bretagne, à propos de l’étape carhaisienne où il développa sur le grand homme local, ce dernier auteur écrivit à propos de la mort du modèle :

« [I]l paraît certain que le pressentiment de sa fin prochaine l’occupait à son départ, et qu’il se recommanda tout spécialement aux prières des sœurs [au couvent] de son beau-frère, qui lui inspiraient une sainte confiance. Ses dispositions testamentaires étaient faites, ses amis avaient reçu ses derniers adieux, et quand, sur les hauteurs d’Oberhausen, la lance d’un hulan lui porta le coup mortel, son âme fortement religieuse put monter sans crainte aux pieds de son juge92. »

32La christianisation de la vie et de la mort du héros, exemplifiant la formule « Pour Dieu et pour la Patrie » dont se réclamera l’Église des temps tertio-républicains, deviendra un lieu commun des nombreux ouvrages, souvent destinés à la jeunesse, que la « bonne presse » de ces temps dédiera au premier grenadier.

33« Le clergé, qui a célébré Jeanne d’Arc, après l’avoir brûlée, est bien capable de béatifier aussi le plus glorieux soldat de la République, une indivisible et anticléricale », dénonça la très radicale Dépêche de Lorient dans sa relation du centenaire de la mort de La Tour d’Auvergne à Carhaix, en 190093. Le conflit de sacralité qui vit s’opposer l’Église, la droite cléricale et bientôt la droite nationaliste, d’un côté, la gauche, de l’autre, avec comme enjeu l’appropriation de l’admiration pour la figure du premier grenadier, fut particulièrement vif sous la III^e République.

34Le Ralliement, dont l’effet de césure fut vite visible dans le Finistère, permet une périodisation opératoire de ce conflit. Le Courrier du Finistère, journal bilingue du catholicisme politique dans le Léon, avant d’étendre son emprise sur toute la presse cléricale du département, et qui, entre 1891 et 1895, abandonna ses positions légitimistes pour devenir l’organe des abbés démocrates, constitue avec ses satellites une source particulièrement parlante94.

35Jusqu’au Ralliement, c’est un La Tour d’Auvergne noble, royaliste et catholique qui était donné en modèle au lectorat95. En 1886, le journal se félicita de ce que la fête débutait par une cérémonie religieuse, mais déplora que les soldats – présents pour la première fois à Carhaix – se soient vus interdire par leurs officiers l’entrée dans l’église : « Beaucoup de Carhaisiens l’ignoraient et ont de leurs yeux vu une des mille façons que trouve le gouvernement pour proscrire l’idée religieuse96. » En 1889, tout en rappelant son opposition à la laïcisation de « l’église de Sainte-Geneviève », le journal vit dans la panthéonisation du « premier grenadier de France » un « juste honneur97 ».

36On sent toutefois le clergé toujours un peu rétif à l’anniversaire carhaisien, lequel exhibait quasi religieusement un reliquaire qui n’était pas celui d’un saint catholique. Ce d’autant plus que l’Église avait fait de la relique, riche en recharge sacrale, un outil important de sa reconquête des âmes depuis la Restauration98, et du pèlerinage un instrument de mobilisation politique depuis 1871 ; et elle entendait bien en conserver le monopole99. Le 28 mai 1885, un mois avant l’anniversaire du héros, le curé de Carhaix fit installer en grande pompe une relique de sainte Tréphine, mère de saint Trémeur, patron de la paroisse. Comme s’il s’agissait ainsi, à l’occasion d’une contre-fête de La Tour d’Auvergne, de rappeler qui étaient les véritables protecteurs de la ville. « Protège la cité bretonne / Qui vient se confier à toi / Sainte Tréphine, douce et bonne / Garde lui son antique foi », chantèrent à cette occasion les pardonneurs100.

37À la fin du siècle, les dernières réserves de l’Église s’estompèrent. En 1895, pour la première fois, le curé de Carhaix et ses vicaires se joignirent à la procession. Lors du centenaire, le Courrier du Finistère déplora que les reliques du héros aient été déplacées jusqu’à la gare pour accueillir le général André, comme si elles étaient désormais aussi consacrées que celles de Trémeur et Tréphine101. Dans l’allocution qui suivit l’absoute, face au général André l’abbé Quiniou enchaîna les trois thèmes suivants : le patriotisme, l’abnégation et la foi du célébré. À travers l’exemple du héros, que la rencontre avec la démocratie réforma jusqu’à la perfection, il proposa une conception chrétienne de la citoyenneté en république :

« Ce qui séduit dans une démocratie, c’est cette égale admissibilité de tous à toutes les fonctions, à tous les honneurs ; mais quel écueil, quels désordres, si les citoyens n’écoutaient que leur intérêt propre, oubliant en briguant les fonctions, les intérêts supérieurs de la patrie. Dans une démocratie, plus que dans toute autre forme de gouvernement, il faudrait des citoyens parfaitement désintéressés ; il faudrait, au lieu de faire sien ce qui appartient à tous, savoir sacrifier à tous son égoïsme et ne pas mettre partout le trouble par des revendications déraisonnables et des ambitions démesurées102. »

38S’appuyant sur le témoignage de M^gr Le Coz – sur lequel ne pesait plus la damnatio memoriae103 –, il poursuivit sa démonstration en liant le patriotisme et le civisme de La Tour d’Auvergne à son christianisme. Il conclut sur la place indispensable de la cérémonie religieuse dans l’anniversaire : « Il faut que l’Église fasse entendre sa prière afin que Dieu soutienne le peuple, glorifie l’armée et verse sur la République ses plus abondantes bénédictions104. » Juste après les festivités, auxquelles il n’avait pas été convié, l’évêque de Quimper se rendit à son tour à Carhaix pour saluer la statue105.

39En faisant leur le héros – un héros chrétien fidèle à la légitimité d’abord, puis réconciliant dans sa personne l’ancienne et la nouvelle France –, en finissant par se rallier à son culte républicain, en affirmant ainsi leur patriotisme et leur déférence envers l’armée, le clergé finistérien et la droite cléricale utilisaient une ressource à fort contenu axiologique pour dire leur appartenance à la nation et, pour les ralliés, à la République. Sous la République radicale, dans le contexte de la Séparation, l’enjeu devint encore plus fort. L’on vit ainsi le clergé quimpérois faire preuve de zèle lors de la souscription au monument « Aux morts pour la Patrie et au Premier Grenadier ». Et lorsque le Souvenir français commanda à l’Église un service funèbre au moment des fêtes d’inauguration en 1908, M^gr Duparc tint à le présider car « [s]i l’État français s’est “légalement” séparé de l’Église, les catholiques n’en constituent pas moins la majorité de la nation. Dimanche et lundi, les catholiques quimpérois auront à cœur de s’associer à tout ce que l’inauguration du monument des “Morts pour la Patrie” offrira de patriotique et de religieux106 ». Dans son panégyrique, il s’attacha à lier patriotisme et religion : « l’Épée bénie par la Croix107 ».

40Pour en rester au cas finistérien, dans ses travaux Marie-Thérèse Cloître a montré combien après le Ralliement, par la Patrie et, sur ce thème, parfois par l’affrontement, comme pour l’appropriation de La Tour d’Auvergne un terrain d’entente avait pu s’établir entre Église et République108. Le zélateur de droite et catholique contribua ainsi, tout autant que celui de gauche et anticlérical, à l’imposition des valeurs communes portées par un héros syncrétique : « Retenez ceci, mes enfants, de cette causerie sur la Tour d’Auvergne : Abnégation, sacrifice, c’est l’auréole de l’armée. C’est pour cela que l’armée est une noble et grande chose, c’est pour cela que vous devez être fiers de votre uniforme de soldat français. C’est enfin, je le répète, le secret du bonheur », conclut ainsi le catholique Jean d’Estoc109.

41Cette dialectique de l’affrontement-accommodation entre l’Église et la droite conservatrice et/ou nationaliste d’un côté, la République de l’autre, qui fut celle du conflit de sacralité, nous proposons maintenant de la faire mieux ressortir en mettant la focale sur trois moments représentatifs.

De l’affrontement à l’Union sacrée en trois moments : 1889, 1904, 1915

42Même si la République sortit fortifiée du centenaire de 1889110, la commémoration, qui se veut un « procédé de légitimation par recherche d’un consensus rétrospectif111 », n’atteignit cependant pas ce résultat, tant le contexte politique était alors conflictuel : celui créé par le temps court – la crise boulangiste –, comme celui produit par un siècle d’affrontement mémoriel autour des deux dates de 1789 et 1793. La panthéonisation de Carnot, Marceau, Baudin et La Tour d’Auvergne, qui eut lieu le 4 août, en porte la marque. En rappelant la résistance au coup d’État de 1851, il s’agissait de conjurer la menace césarienne désormais représentée par le « général Revanche ». Quant au choix des soldats de la Révolution française et de l’organisateur de la victoire, il permettait de lier à la République les sursauts de 1792 et de l’an II, sans la Terreur toutefois, et de capter la valeur de la patrie ; il permettait également de flatter l’armée en lui rappelant en même temps son républicanisme passé et son devoir présent de soumission au pouvoir politique. L’élection de Carnot, Marceau, Hoche, d’abord, puis de La Tour d’Auvergne, dont les corps reposaient en Allemagne, permettait enfin d’évoquer la blessure de 1871 et de signifier que la République n’oubliait pas. Si la figure de Baudin n’effraya pas les députés révisionnistes, qui firent eux aussi une proposition de panthéonisation en sa faveur, elle gêna les conservateurs, peu portés par nature à accorder les honneurs à un insurgé. Quant aux parlementaires royalistes et catholiques, farouchement opposés au culte civil des grands hommes dans l’ancienne église Sainte-Geneviève, tout autant qu’à la célébration des révolutionnaires, parmi lesquels un régicide, de surcroît ancêtre de l’actuel chef de l’État, ils s’opposèrent.

43Le choix de La Tour d’Auvergne au dernier moment, le 4 juillet, fut un choix de seconde main. La famille de Hoche, aux convictions royalistes, manifesta en effet son opposition à la panthéonisation de l’aïeul. Alors que des députés avaient avancé les noms de Descartes, Bayle, Danton, Diderot et Laplace pour le remplacer, c’est finalement celui du premier grenadier qui s’imposa. L’initiative provint du Sénat. Selon Julien Trévédy, c’est Hervé Saisy de Kerampuil qui se fit avec succès l’avocat de son compatriote auprès de ses collègues112. Issu d’une vieille famille de Haute-Cornouaille, il assista enfant à l’inauguration de la statue carhaisienne et devint dès lors un admirateur. Sa vie civique, spirituelle et politique fut à l’image de celle de son modèle : syncrétique. Noble, militaire de carrière au début de l’Empire, catholique – il fut zouave pontifical –, patriote – il commanda un bataillon de mobiles –, à la Chambre d’abord, puis au Sénat, avec un habitus de droite il se comporta en indépendant en votant, par exemple, contre la paix en 1871, pour les lois constitutionnelles en 1875, et contre le coup de force du 16 mai 1877 – seul élu de son camp dans ce cas.

44Cette panthéonisation a déjà retenu l’attention des historiens113. Les lignes qui vont suivre vont donc privilégier le seul panthéonisé sujet de ce livre, et plus exactement les jugements que l’opinion formula concernant le choix du Sénat.

45Les républicains acquiescèrent, bien entendu. Ainsi, avant l’inhumation collective à la montagne Sainte-Geneviève, les cendres de La Tour d’Auvergne ramenées d’Allemagne bénéficièrent d’un hommage à Nancy où le train fit halte. Les élus, la troupe, ainsi que la population mobilisée par la presse républicaine, et encadrée par les associations, vinrent se recueillir et offrir au héros fleurs, musique et Marseillaise ; il y eut 5 000 personnes selon le Temps114.

46Le camp révisionniste ne put aussi que souscrire. Déroulède, l’un de ses chefs, était en effet l’auteur d’une biographie du premier grenadier. Paru en 1886, l’ouvrage avait pour but de rallier la droite à la République par la communion autour d’une valeur, la patrie, et d’une admiration partagées115. L’on devine plusieurs fois dans ce texte, par contraste avec la perfection du modèle, la déception que l’opportunisme au pouvoir suscitait à ce moment chez l’ancien gambettiste116.

47Pour l’opinion royaliste et catholique, nous avons consulté le Gaulois et la Croix. Tous deux exprimèrent leur hostilité envers la cérémonie laïque. Le journal d’Arthur Meyer la couvrit cependant, même si ce fut pour la critiquer – à l’exception du défilé militaire –, quand celui des assomptionnistes fit tout simplement silence. Mais des panthéonisés, le seul qui trouva grâce à leurs yeux fut La Tour d’Auvergne. En soulignant, M^gr Le Coz à l’appui, que le premier grenadier avait été chrétien, en reprenant le thème du royaliste hostile à la Révolution mais resté servir la patrie, et en rappelant sa modestie, ils cherchèrent à accréditer l’idée d’un « détournement de cadavre » par la République : « Ce sont les restes de ce simple auxquels on veut infliger les honneurs du Panthéon117. » La famille du Pontavice du Heussey ayant tardivement manifesté son refus de l’exhumation et de la panthéonisation, ils espérèrent un temps que cet outrage serait épargné à l’aïeul. Le gouvernement ayant passé outre, ils signalèrent le « service solennel d’expiation118 » commandé par la famille et en rendirent compte. En Bretagne, presse cléricale et presse bleue ferraillèrent, l’une reprenant l’argumentaire dit, par les républicains, du « royaliste honteux119 », et l’autre défendant le héros micheletien.

48Le deuxième moment retenu correspond également à des funérailles officielles. En mars 1904, le cœur de La Tour d’Auvergne fut en effet translaté aux Invalides. La cérémonie prit place dans un moment d’intense affrontement droite/gauche, alors que les plaies causées par l’affaire Dreyfus restaient encore vives, et que le « père Combes » s’appliquait à lutter contre l’Église, pendant que le général André, son ministre de la Guerre, entreprenait d’« [a]dapter l’armée aux idées, aux mœurs et aux institutions modernes120 », autrement dit de la soumettre à « une mise au pas laïque et républicaine121 ».

49C’est au tout début de son ministériat que le général André vint à Carhaix pour le centenaire du héros, voyage qu’il qualifia de « pèlerinage national, patriotique et en quelque sorte religieux122 ». À travers le commémoré désigné à l’armée comme exemple à imiter, il affirma de manière assez transparente sa volonté de républicaniser l’institution : « La Tour d’Auvergne est le héros populaire par excellence ; son histoire est familière à tous, au point que je dirai volontiers, après Michelet, qu’il est le vrai Saint du soldat123. » Il fit du premier grenadier l’exact opposé des officiers de « jésuitière » qui venaient de s’opposer au pouvoir civil, et qu’il commençait à soumettre à l’épuration, ou encore du prétorien que Déroulède voulait par la force hisser au pouvoir, mais au contraire le modèle de l’officier jusque-là brimé qu’il entendait promouvoir124. Gageons également qu’il s’agissait de contrer la captation en cours du héros par le nationalisme. En 1899, un comité pour l’érection d’une statue parisienne de La Tour d’Auvergne se forma en effet. Un projet fut sélectionné (fig. 39), une souscription lancée. Soutenu par le Gaulois et par des personnalités de la Ligue des Patriotes et de la Ligue de la Patrie française, comme Déroulède, Coppée125 ou Lemaître, ou connues pour leur anti-dreyfusisme, le monument – qui ne vit jamais le jour – devait être inauguré pour le centenaire126.

Fig. 39. – Maquette du projet de monument à La Tour d’Auvergne à Paris, Raoul Larche.

Source : Le Gaulois du dimanche, septembre 1899.

50C’est lors de ce voyage à Carhaix que le général André tenta une première fois d’obtenir de la famille du Pontavice de Heussey le cœur de La Tour d’Auvergne. Dans ses Mémoires, il expliqua avoir été choqué, en visitant l’Exposition, d’apercevoir la relique, pour cette occasion prêtée par la famille, exhibée dans un « capharnaüm » qui la désacralisait et suggérait l’hypothèse qu’elle puisse un jour être mise sur le marché ; il ordonna d’ailleurs qu’elle soit retirée127. Son projet était de la faire rejoindre le reste du corps au Panthéon. La brutalité de sa demande et les convictions religieuses de la famille le firent se heurter à un refus de cette dernière. Il fallut l’intercession du sénateur Léon Labbé pour qu’un compromis se dessinât en 1903 : le cœur rejoindrait les Invalides et non le Panthéon. Mais alors qu’il était de tradition que les funérailles officielles de soldats comprennent une cérémonie religieuse dans l’église Saint-Louis128, et que le général André avait témoigné d’une ouverture d’esprit à Carhaix en assistant à la messe – dont la musique régimentaire rehaussait les pompes – et en invitant le clergé à se joindre à la procession, cette fois-ci il se montra inflexible : il n’y aurait aucune cérémonie religieuse (pl. VII, n^o 12, pl. VIII, n^o 13).

Pl. VII, n^o 12. – La translation du cœur de la Tour d’Auvergne aux Invalides (1).

Source : La Vie illustrée, 8 avril 1904.

Pl. VIII, n^o 13. – La translation du cœur de la Tour d’Auvergne aux Invalides (2).

Source : Le Petit journal, 10 avril 1904.

51Si, contrairement à 1889, la Croix et le Gaulois se félicitèrent de la translation et, pour le second, de la foule qui honora le héros et le drapeau le long du parcours, ils critiquèrent l’absence de bénédiction et la présentation de La Tour d’Auvergne en héros « blocard » par « la franc-maçonnerie s’essayant à mettre sa truelle sur les restes du premier grenadier de France » après avoir échoué à laïciser Jeanne d’Arc129.

52En dépit de cet affrontement symbolique entre la droite et la gauche, particulièrement virulent dans le contexte du combisme, et tandis que pour la deuxième fois La Tour d’Auvergne était transformé en ressource de la défense républicaine, cette cérémonie renforça en fait le caractère syncrétique du héros et participa ainsi, sans que l’homme de droite et l’homme de gauche ne renonçassent à leur identité, à renforcer les deux valeurs en partage qu’étaient le patriotisme et l’armée. Elle dispersa en effet les restes du premier grenadier sur l’ensemble de la « topographie symbolique » de la capitale : un lieu totalement laïque dédié prioritairement aux combattants civils de la Liberté (le Panthéon, plutôt de gauche), un autre catholique et patriotique accueillant les chefs de guerre (les Invalides, plutôt de droite)130. Elle eut aussi le mérite de ne plus associer le premier grenadier au seul Panthéon, trop lié à la mémoire de la Révolution et partant clivant131.

53Le troisième moment, qui nous retiendra moins longtemps, se situe à Carhaix, le 27 juin 1915, lors de la première fête de guerre de la Tour d’Auvergne. La fête profane n’eut bien sûr pas lieu, ni la traditionnelle procession en grande pompe. L’on célébra toutefois le service religieux. Après l’absoute, le curé traça l’habituel portrait du soldat chrétien aux multiples vertus. Il dit cependant clairement que Bonaparte l’avait nommé « Premier Grenadier des Armées de la République » et non « de France », et n’omit pas de signaler que, « le 4 août 1889, ses cendres furent solennellement transférées au Panthéon ». L’allocution s’acheva sur une tonalité sacrificielle et doloriste propre au catholicisme de guerre :

« Vous avez ici, M[es] F[rères] conservé cette coutume patriotique et chrétienne en commémorant chaque année la mort glorieuse de La Tour d’Auvergne. Si nous n’avons pas le droit de lui offrir un culte religieux, comme à un saint, nous avons la douce confiance qu’il a sa place parmi les saints du ciel. Il nous est réconfortant de penser qu’à l’heure tragique où nous vivons, il y a beaucoup de soldats chrétiens et intrépides comme La Tour d’Auvergne prêts à donner leur vie pour le salut de la patrie.
Plusieurs sont déjà morts au champ d’honneur. Mais Dieu a recueilli leurs âmes dans le céleste séjour. Il n’abandonnera pas leurs familles et leurs orphelins. Leur sacrifice sera la rançon des péchés de la France, et leur sang sera le germe d’où sortira une patrie plus glorieuse, et une France plus chrétienne132. »

54Outre la naturalisation du héros républicain, l’on retiendra de ce discours d’Union sacrée l’association faite entre la foi et le patriotisme – posée d’emblée par l’exemple de Judas Macchabée, mis en exergue – tout comme l’idée que, pour La Tour d’Auvergne et les poilus chrétiens, la mort au champ d’honneur conduisait directement au paradis sans passer par le purgatoire133.

55Y eut-il conflit entre la République et l’Église, entre la droite et la gauche, pour l’appropriation du premier grenadier ? Oui, sans aucun doute, mais l’on hésite toutefois à parler de conflit de sacralité. Jamais, en effet, l’on se battit pour lui autant que pour Jeanne d’Arc. Il est vrai que le premier grenadier, même si nous l’avons ailleurs qualifié de « quatrième mousquetaire de la Révolution », n’atteignit jamais la popularité de la Pucelle134. Mais surtout, sa mort glorieuse au champ d’honneur et sa dimension syncrétique – il ne fut pas jugé et condamné par l’Église… – déjà observée précédemment le rendaient compatible avec les différents acteurs et institutions se le disputant. Les valeurs associées au premier grenadier étaient en effet nombreuses (tableau 9). C’est ce charisme, fruit d’un siècle d’admiration, ainsi que le culte afférent dans ses communautés de dévots, qui permit entre autres aux deux France de se rapprocher à travers lui. À partir de cet exemple, nous avançons que, selon la dialectique précédemment exposée, la société d’admiration française participa in fine à lier République et patrie pour en faire des objets de consensus135.

Tableau 9. – La « grammaire axiologique » de Nathalie Heinich appliquée à La Tour d’Auvergne.

D’après Heinich Nathalie, Des valeurs…, op. cit., p. 245-258. Cette grammaire est définie par l’auteur comme « ce système de valeurs qui préside, dans nos sociétés, à la production de jugements de valeur », p. 21. Appliquée à La Tour d’Auvergne, elle fait ressortir deux des quatre valeurs cardinales ou amplificateurs de valeur qui font l’admiration pour le héros, à savoir la pérennité, qui qualifie en régime de communauté et étend la grandeur dans le temps, et la rareté, qui qualifie en régime de singularité et étend la grandeur dans l’espace. La propriété multiscalaire du premier grenadier ainsi que de nombreux énoncés relatifs à son syncrétisme et à sa sainteté nous font y ajouter un troisième amplificateur, l’universalité, qui qualifie en régime de communauté et étend la grandeur dans l’espace, ibid., p. 258-269.