Conclusion de la quatrième partie
p. 253-254
Texte intégral
1La tradition militaire inventée sur le champ de bataille d’Oberhausen prit immédiatement. En effet, malgré la méfiance manifestée par Napoléon, elle transmettait en provoquant l’admiration et en suscitant l’imitation. Elle appuyait une transcendance et des pratiques sociales nouvelles sur des schèmes anthropologiques anciens producteurs de sacré. Elle trouva dans une communauté militaire des adeptes qui purent par elle s’affirmer et se distinguer en tant que groupe. Elle trouva aussi des admirateurs dans le reste de l’armée comme dans le monde civil. C’est dans ce dernier, jusque dans d’autres pays touchés par l’onde de la Révolution française, que la tradition après avoir été amputée par l’Empereur, puis occultée sous la Restauration, trouva refuge. Passée de la mémoire collective de sa communauté d’origine devenue presque amnésique à la mémoire sociale1, la tradition impossible à penser sans son support reliquaire pour les militaires trouva sa nouvelle formulation : l’appel rituel du héros comme évocation de la patrie. Sous la IIIe République, la tradition transformée fit retour dans sa famille. Elle le fit en adoptant des méthodes adaptées à une armée devenue réellement nationale et républicaine avec l’universalisation du service militaire et conjointement de l’instruction obligatoire. Adossée à des représentations militaro-viriles, valorisée par un ethos héroïque martial que la défaite de 1870 et la démopédie républicaine rechargèrent, elle exerça une véritable fascination collective.
2À son apogée en 1914, passé l’élan patriotique d’août, et alors que le conflit s’enlisait, la tradition militaire du 46e régiment ne fut pourtant pas une ressource suffisante pour la mobilisation et la cohésion des combattants. L’écart entre l’ethos dont elle était porteuse et la réalité de la guerre s’avéra trop grand. Si grand même que, aux yeux de beaucoup, surtout chez les lettrés, c’est toute la « mise en scène de la virilité guerrière2 » héritée du xixe siècle qui fut irrémédiablement décrédibilisée. Quant aux poilus issus du peuple, au-delà de la tradition régimentaire, facilement compréhensible et plus ou moins incorporée par chacun durant les classes – si du moins la pédagogie de la caserne fut poursuivie durant le conflit –, le mythe de la guerre et son corollaire, le patriotisme, faisaient-ils autant sens commun que pour les recrues des classes éduquées3 ? C’est davantage par la solidarité au sein des groupes primaires, par l’esprit de corps régimentaire et par la qualité des officiers de contact comme Pézard que les combattants réussirent à tenir4. L’admiration pour les guerriers changea également de paradigme, ou plutôt la Grande Guerre accéléra une évolution dont le xixe siècle avait déjà posé les jalons : le héros n’était plus un singulier porteur de vertus civiques et martiales et auteur d’un acte de bravoure, mais les soldats anonymes dont l’anonymat était devenu le titre de gloire5. Le martyre, jusque-là associé aux singuliers que l’admiration avait détachés, le fut à tous les « morts pour la France6 ». Pierre Ladoué, qui combattit aussi à Vauquois, au 46e, n’évoqua jamais ni La Tour d’Auvergne ni Collignon. Les vrais héros, à ses yeux, furent les poilus – le « nous autres » de Pézard. Dès 1917, il imagina une nouvelle tradition qui leur rendrait hommage : une « Toussaint des Morts de la Guerre », en novembre, où dans la simplicité l’on ferait l’appel des « morts au champ d’honneur7 ». Même si après, les écrivains combattants – puisque ce sont nos seuls témoins – purent rappeler avec respect la tradition et la lier à la commémoration de tous leurs camarades disparus8, la guerre fut un tournant. L’on a d’ailleurs vu à travers les exemples du devenir du monument et de la fête de La Tour d’Auvergne à Quimper, et du choix du monument aux morts de Carhaix, sa traduction mémorielle dans les sensibilités envers le mourir pour la patrie et l’héroïsme militaire.
3Les traditions militaires sont opératoires d’abord et avant tout en temps de paix, durant lequel elles donnent aux militaires le sentiment de leur utilité et les mobilisent dans la perspective d’un éventuel conflit9. L’armistice signé, la tradition fit donc retour dans les casernes où le 46e tint garnison (fig. 30). Sauf qu’elle perdit son pouvoir de fascination sur la société pour devenir interne et, à l’exclusion des anciens appelés et des amateurs de la chose militaire, peu à peu confidentielle.
Fig. 30. – Programme de la fête du 46e RI en 1939.

Source : Archives départementales du Finistère, 44 J 111.
Notes de bas de page
1 Sur ces notions de la sociologie de la mémoire à partir des travaux de Halbwachs, voir Namer Gérard, Mémoire et société, Paris, Méridiens Klincksieck, 1987, 1re partie.
2 Audoin-Rouzeau Stéphane, « La Grande Guerre et l’histoire de la virilité », dans Corbin Alain (dir.), Histoire de la virilité…, op. cit., p. 409-416, ici p. 410.
3 L’on sait que la question divise les historiens, voir Offenstadt Nicolas, « La Grande Guerre », dans Delacroix Christian et al. (dir.), op. cit., p. 1062-1073, ici p. 1064-1073.
4 Saint-Fuscien Emmanuel, « La force de tenir », dans Cabannes Bruno (dir.), op. cit., p. 380-390.
5 Caillois Roger, op. cit., p. 183-187.
6 Ainsi, lors des services dédiés aux soldats « morts pour la France » l’Église se mit à utiliser des mots jusque-là réservés aux seuls héros, voir Becker Annette, op. cit., p. 105. Quant à la mention « mort pour la France » incluant les morts et disparus du champ de bataille, mais aussi les blessés et les malades décédés à l’hôpital, comme des civils tels les otages, qui, par la loi du 2 juillet 1915, se substitua au latourien « mort au champ d’honneur », elle est symptomatique de ce passage de l’héroïsation à la victimisation, même si dans les discours officiels de la guerre et de l’après-guerre, la mort au combat conserva sa noblesse, voir Capdevilla Luc et Voldman Danièle, op. cit., p. 32.
7 Ladoué Pierre, Ceux de « là-haut », hier et aujourd’hui – demain. Récits et impressions d’un combattant, Paris, Perrin, 1917, p. 142-144.
8 Hardouin Henry-Jacques, op. cit., p. 598.
9 Schweisguth Étienne, art. cité, p. 386-387. « Commémorer pour le soldat, c’est d’abord se sentir ensemble, ici et maintenant, pour donner du sens au présent et de la force morale au collectif. En d’autres termes, il ne s’agit que de se préparer au combat à venir et en premier lieu celui du quotidien », selon Marchand Thierry, « La dimension utilitaire de la commémoration militaire… », dans Lecointre François (dir.), op. cit., p. 61.
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