1Dans une thèse qui fit date, Jean-Jacques Becker montra que, hormis à Paris, la mobilisation au début de la guerre de 1914 ne suscita pas un élan d’enthousiasme1. Les manifestations patriotiques, que la mémoire avait placées au 1^er août, ne se produisirent en fait que lors du départ. Le bataillon du 46^e régiment d’infanterie caserné à Fontainebleau partit ainsi vers la frontière la fleur au fusil2. C’est en invoquant les mânes de La Tour d’Auvergne que le chef de corps stimula ceux stationnés à Paris (pl. VI, n^o 10) :

« Le colonel Malleterre a passé jeudi en revue les deux bataillons mobilisés du 46^e d’infanterie, dans la cour de la caserne de Reuilly.
Le 46^e est le régiment illustré par La Tour d’Auvergne. Sur la façade de la caserne, il y a trois ans, le colonel avait fait peindre le panorama des champs de bataille de Nancy et de la Moselle. Et, montrant à ses soldats la rive gauche du Rhin, le colonel Malleterre a dit :
— Vous rapporterez l’Alsace et la Lorraine à la pointe de vos baïonnettes !
Cette brève apostrophe a produit une énorme impression, et les acclamations retentirent quand le colonel ajouta :
— Je lis la victoire dans vos yeux, comme vous la lisez dans les miens !
Un officier appela alors :
— La Tour d’Auvergne ?
Un autre officier répondit :
— Mort au champ d’honneur !
Cette émouvante évocation du passé héroïque suscita un enthousiasme indescriptible. Les soldats criaient : “Vive la France ! Vive la République !” Leurs parents et leurs amis ont fait une ovation enthousiaste au colonel Malleterre3. »

Pl. VI, n^o 10. – Le départ à la guerre du 46^e RI.

2L’un de ces soldats devenu plus tard écrivain combattant confirma ce recours à la tradition à des fins mobilisatrices : « [N]ous, “ses arrières-petits bleus”, nous partions empreints de l’image et des actes de bravoure de notre “Ancien”. Nous nous surprenions à fredonner ce chant que nos artistes amateurs reprenaient en chœur les jours de fête du régiment : l’Hymne à La Tour d’Auvergne […]4. » La référence au premier grenadier et l’objurgation à l’imiter étaient en phase avec la réactivation des idéaux et des figures de la Grande Révolution que la déclaration de guerre de l’Allemagne suscita immédiatement, en particulier à gauche où l’habitus de la patrie en danger influa dans le ralliement à l’Union sacrée5.

3La tradition militaire en usage au 46^e régiment d’infanterie joua incontestablement son rôle en temps de paix en participant à la production de soldats comme corps individuels modelés et comme membres d’une communauté homogène et soudée, mobilisée en vue du combat6. Elle joua également son rôle, on l’a vu, en contribuant à infuser dans la population civile les valeurs dont elle était porteuse. Le chapitre présent aura pour projet de vérifier si l’admiration pour Théophile Malo Corret de La Tour d’Auvergne s’avéra être une ressource opératoire dans les tranchées. Il s’agira plus largement, à travers cet exemple, de comprendre comment se fit la rencontre entre l’ethos héroïque et la culture militaro-viriliste promus par tout le xix^e siècle, d’une part, et la réalité de la guerre moderne, de l’autre. Il s’agira également de saisir les transformations que cette rencontre fit irrémédiablement subir à l’admiration pour les héros militaires7.

Henri Collignon, un haut fonctionnaire de la III^e République

4Depuis octobre 1914, le régiment de La Tour d’Auvergne était en Argonne, à Vauquois, où il combattra jusqu’en juillet 1916. La butte, au sommet de laquelle se trouvait un village, dont rapidement il ne resta rien, était au départ tenue par les Allemands qui, suite à leur défaite de la Marne, l’avaient fortifiée pour en faire un des points stratégiques de leur ligne de défense. Depuis leurs tranchées, une première fois en octobre 1914, puis surtout en février 1915, les Français multiplièrent les attaques pour déloger l’adversaire. Au prix de pertes énormes, en particulier au sein du 46^e d’infanterie8, ils y parvinrent, mais en partie seulement. Le 15 mars, alors que le régiment était revenu en première ligne, le soldat de 1^re classe Henri Collignon fut mortellement touché par l’artillerie allemande après qu’il eut quitté son abri pour secourir un camarade blessé. Collignon n’était pas un poilu comme les autres. Comme beaucoup il était un simple soldat engagé volontaire dans un régiment de ligne, oui, mais il était aussi conseiller d’État et il avait 58 ans. C’est dans le régiment de La Tour d’Auvergne et pas dans un autre qu’il avait voulu servir. Son cas conduit naturellement à se poser cette question : comment se sacrifie-t-on par admiration en cherchant à imiter son modèle ?

5La dynamique sacrificielle à l’œuvre chez des combattants issus des groupes sociaux les mieux dotés en capital scolaire et culturel a récemment fait l’objet de travaux novateurs de la part de Nicolas Mariot9. Elle fut le résultat, dit-il, d’une « fuite en avant », d’un « choix de l’absolu10 », ou, pour reprendre un mot qui a créé polémique, d’une « radicalisation11 ». Mais cette « fabrique » du sacrifice ne peut se comprendre que parce qu’elle prit pour socle un milieu familial, une socialisation, une formation intellectuelle, des engagements civiques, etc., avec leur lot de représentations et d’habitus et, pour les réactiver et les fortifier, des liens conjugaux et familiaux, des amitiés, etc. Bref, le don de soi pour des idées ou pour la patrie est la rencontre du contingent – ici la guerre – et d’une trajectoire biographique12. Avant de voir comment les circonstances et les acteurs, dont Collignon, fabriquèrent une imitatio qui allait s’achever à Vauquois, voyons d’abord qui était l’émule de La Tour d’Auvergne.

6Henri Collignon naquit en 1856 à Caudéran, en Gironde13. Il était issu d’une vieille lignée républicaine. Son arrière-grand-père, Jean-Jacques Bréard, siégea à la Convention dans les rangs de la Montagne ; il vota la mort du roi et fut exilé comme régicide lors de la seconde Restauration. Son père, catholique, et sa mère, protestante, lui inculquèrent l’idéal républicain hérité de l’aïeul et pleinement vécu en 1848. Son père était artiste-peintre. Il grandit dans un milieu qualifié d’« aisé » mais non pas fortuné : dans ses différentes fiches de renseignements, la fortune du préfet est toujours considérée comme « modeste », preuve qu’on ne lui avait pas légué un capital économique important. Outre des convictions politiques, il hérita cependant d’un capital culturel et incorpora une hexis14 ; il fut également incité à se constituer un solide capital scolaire en entamant après son baccalauréat des études de droit sanctionnées par un doctorat15. Il bénéficia enfin d’un premier capital relationnel qui lui permit de se lancer dans la carrière administrative et qu’il n’eut de cesse d’enrichir par la suite comme nous le verrons. En 1870-1871, Collignon était trop jeune pour s’engager et trop éloigné des combats et de l’occupation prussienne pour en avoir été le témoin. Mais gageons que, comme tous les hommes de sa génération, il fut profondément marqué par la défaite, la perte de l’Alsace-Lorraine, et par la culture de la Revanche qui en résulta ; qu’il vénéra lui aussi l’armée et fit du patriotisme la valeur suprême qu’il définira ainsi plus tard – c’est vrai dans le contexte connoté des lendemains de l’affaire Dreyfus, alors que les nationalistes cherchaient à la préempter :

« Le patriotisme ! C’est une des vertus les plus hautes qui puissent habiter l’âme humaine. C’est une vertu fille de la République, ne l’oubliez pas. Elle est faite du dévouement de soi-même à la cause de tous ; elle est faite aussi, de ce qui est peut-être plus difficile à réaliser, de la sage perception des véritables intérêts de la Patrie ; elle est faite d’enthousiasme et de sang-froid ; elle juge méprisable et indigne toute manœuvre qui a pour but de l’exploiter en vue d’un intérêt particulier, elle qui est l’amour désintéressé de la République dans le sens le plus haut que lui donnaient les anciens, que lui donnent les philosophes, que la réalité des faits lui a donné dans notre pays. C’est une vertu silencieuse : elle se manifeste par des actes, non par des mots ; par des sacrifices, non par des profits16. »

7Gageons également que né et socialisé dans une société ayant développé une culture de l’exemplarité, porteur d’un héritage familial valorisant en sus des héros militaires et des grands hommes un héroïsme civique prescripteur de conduites17, enfin formé aux humanités avec les héros plutarquéens comme modèles18, il était mû par un habitus de l’admiration.

8Avec une formation juridique de haut niveau comme sésame, Collignon abandonna rapidement le barreau de Bordeaux pour le service de l’État19. La République des opportunistes qui, au tournant des années 1880, renouvela magistrature et haute administration, offrait alors à de jeunes gens aux convictions républicaines sûres la possibilité de faire rapidement carrière20. Avant d’intégrer le corps préfectoral, il fit ses preuves et se constitua des appuis durant une relative courte période de surnumérariat. D’abord attaché au cabinet du préfet de la Gironde – l’on suppose par l’intercession du réseau familial –, puis muni d’une recommandation de ce premier mentor21, il fut recruté par celui qui lancera vraiment sa carrière et la réamorcera lorsque sera venu le temps de la disgrâce : Armand Fallières, alors ministre de l’Intérieur, qui l’attacha à son cabinet. À l’âge de 27 ans, il intégra la préfectorale en étant nommé secrétaire de préfecture dans l’Indre. Commença alors la carrière des honneurs d’un haut fonctionnaire passant de grade en grade, de classe en classe, de décoration en décoration22. Carrière ponctuée de détachements dans des cabinets parisiens, celui du préfet de la Seine et à nouveau place Beauveau. Henri Collignon fut durant ses années de jeunesse et de maturité considéré comme un fonctionnaire ambitieux et d’avenir. Plein d’aisance et mondain, intriguant pour devenir directeur de cabinet du préfet de la Seine, il irrita ses supérieurs de la Mayenne et des Bouches-du-Rhône :

« [A]vec ces jeunes gens qui ont débuté par un emploi au cabinet du ministre, écrivit le préfet de Mayenne, il ne faut jamais compter sur un lendemain ; leur unique préoccupation est celle-ci : quand pourrais-je bien demander, décemment, un poste d’avancement ?
Ils sont, dans l’administration, ce que sont, dans l’armée, les officiers brevetés comparés aux modestes lignards, essentiellement instables.
Aussi devrait-on, ce me semble, s’attacher à leur assigner des résidences où ils puissent se plaire.
Mayenne n’est pas de celles-là :
M. Collignon qui est très bien de sa personne, distingué de manières, qui aime le monde, ne trouvera à qui parler […]23. »

Tableau 5. – La carrière administrative d’Henri Collignon.

Fig. 25. – Henri Collignon, préfet du Finistère.

Source : Archives départementales du Finistère, 4 Fi 23.

9C’est sous la III^e République que les cabinets ministériels – catégorie dans laquelle nous rangerons celui du préfet de la Seine au vu de l’importance de ce préfectorat – virent leurs effectifs grandir, la place du directeur s’affirmer et s’institutionnaliser, et qu’ils devinrent ainsi « une institution dans l’institution24 ». Figurer un temps dans l’entourage d’un ministre ou d’un très haut fonctionnaire, avec la fructification du capital social et les possibilités de patronage qu’une telle position procurait, fut-il durant ces années un accélérateur de carrière25 ? Ou bien, comme les travaux de Gildas Tanguy tendent à le montrer, la carrière préfectorale obéissait-elle dès cette époque à des logiques d’institution finalement peu perméables aux interférences du politique26 ? Le détour par les cabinets retarda incontestablement l’accession de Collignon à une préfecture qui se fit à l’âge de 40 ans, quand ses pairs promus par la jeune République y accédèrent vers 35 ans, voire avant27. Mais le passage par Beauveau et la préfecture de la Seine lui fut aussi profitable de ces deux points de vue en lui procurant tout à la fois des « relations étendues dans le monde politique, où il compt[ait] des amitiés nombreuses28 », et des expériences administratives professionnellement enrichissantes qui seront pour certaines réinvesties29, ainsi qu’un modèle en la personne de Poubelle30. Si les feuilles de notes sont bien « le lieu par excellence où se formalisent, s’objectivent et peut-être même s’incorporent les conceptions que les administrateurs du xix^e se font de leur propres comportement31 », alors c’est selon son notateur durant ce séjour à la préfecture de la Seine que Collignon atteignit l’excellence administrative. C’est aussi lors de son troisième passage dans un cabinet parisien, à la demande d’Henri Brisson qui l’avait remarqué32, qu’il entra en franc-maçonnerie dans la prestigieuse loge Alsace-Lorraine que fréquentait une partie de l’élite politique, intellectuelle et militaire, et dont l’attachement aux provinces perdues – d’où provenait une partie de ses membres –, et d’une manière générale à la patrie, était la marque de fabrique33. Il en deviendra le vénérable en 1913.

10Après deux premiers préfectorats relativement courts dans des départements ruraux de 3^e classe, Collignon obtint le Finistère en 1899. Il en restera le premier magistrat jusqu’en 1906. « [J]e n’y suis […] pas venu au hasard des promotions : j’en avais fait, depuis longtemps, le but définitif, le but final de mes ambitions. Un heureux concours de circonstances m’a permis de l’atteindre : je n’ai plus rien à désirer », dit-il aux notables de son nouveau département34. Le Finistère, c’était le département de La Tour d’Auvergne. Nous ne savons si c’est à ce moment que naquit son admiration pour le premier grenadier ou si celle-ci préexistait. Une chose est sûre, c’est qu’il fut à cette occasion mis au contact de son culte : comme l’un des organisateurs du centenaire à Carhaix, comme acteur du mouvement associatif et souscriptif qui chercha à faire ériger le monument « Aux Morts pour la Patrie et au Premier Grenadier », enfin comme habitant d’une ville où le héros était partout. Autre certitude : il noua une relation forte avec la Basse-Bretagne dont il loua la langue avec des accents presque celtomanes et des convictions quasi-régionalistes en net décalage avec le combisme linguistique qu’il eut pourtant mission de faire appliquer35. Les régionalistes d’Ar Bobl, naturellement enclins à voir dans un préfet le représentant du centralisme honni, se félicitèrent d’ailleurs de ses prises de position sur le sujet36 et prirent sa défense lorsqu’il fut limogé par Clemenceau37. Lui apporta également son soutien à cette occasion le monde notabiliaire finistérien dont il avait su se faire apprécier : les députés38, le conseil général39, la municipalité quimpéroise40.

11Celui en qui Eugène Poubelle voyait un préfet qui serait « apprécié par des populations sensées, fussent-elles en politique douteuses et hésitantes [et saurait] exercer utilement son ascendant sur elles41 » fut de ce point de vue servi. Ce presque septennat préfectoral dans le Finistère coïncida en effet pour partie avec la séquence de la Séparation qui, depuis l’expulsion des congrégations jusqu’aux inventaires, en passant par l’interdiction de la prédication en langue bretonne, suscita de très fortes résistances, et même, en 1902, une quasi-insurrection42. Il correspondit aussi dans sa deuxième partie avec un climat social très tendu. Si, en Cornouaille maritime, du fait d’une tradition de sollicitude de la République pour les marins-pêcheurs que le préfet du Finistère approfondit, les grèves furent contenues43, à Brest, ville d’ouvriers d’État qui élut une municipalité socialiste en 1904, elles explosèrent44. Le climat de conflictualité sociale et politique devint tel que le préfet vint à plusieurs reprises sur place diriger le maintien de l’ordre.

12S’il faut se méfier de l’impression produite par l’abondance des coupures de presse dans les dossiers de carrière des préfets, tant le personnage était alors au centre de la vie sociale et politique départementale, l’on est cependant tenté au vu de son « press book » de placer Collignon dans la catégorie des « préfets à histoires45 ». De la presse radicale et anticléricale qui lui reprochait sa supposée mollesse dans l’application de la loi sur les congrégations et la répression de l’« usage abusif du breton », et voyait en lui un fourrier du régionalisme et un ami de la « réaction », jusqu’à celle de l’extrême gauche le soupçonnant de vouloir dissoudre la municipalité socialiste de Brest et l’accusant de faire couler le sang des ouvriers, la demande était la même : « Si le gouvernement ne veut pas se résoudre à envoyer cet étrange préfet continuer ailleurs ses exploits, il faudra bien qu’il se résigne à lui intimer l’ordre de ne pas piétiner les lois qu’il a mission de protéger46. »

13Clemenceau alla plus loin : le 30 juin 1906, il signifia sèchement au préfet du Finistère, ainsi qu’au sous-préfet de Brest et au secrétaire général de la préfecture, leur mise en disponibilité. Bien que leur traitement fût maintenu, c’était une sorte de révocation vécue comme une humiliation par les intéressés. Il semble que le titulaire de l’Intérieur ait reproché à Collignon non pas d’avoir réprimé fermement le 1^er mai – c’était sa consigne –, mais de l’avoir fait en demandant des forces préventives contrairement à ses préconisations47. Peut-être aussi lui imputa-t-il les mauvais scores des républicains aux législatives du printemps, à rebours de la tendance nationale. Conséquence de la politique anticléricale du gouvernement Combes, les électeurs mirent en effet en difficulté les candidats républicains jusque dans la Cornouaille où les suffrages leur semblaient jusque-là facilement acquis48. Et à Brest, avec le soutien du clergé, le « jaune » et nationaliste Pierre Biétry enleva le siège de député. La disgrâce de Collignon était également la sanction finalement logique d’un fonctionnaire ad nutum qui n’était plus en accord avec les gouvernements radicaux qu’il avait charge de représenter et de défendre49 :

« Quant à moi, quels que soient les jours qu’il me sera donné de vivre, dit-il en conclusion de son discours d’adieu à ses collaborateurs de l’hôtel de préfecture de Quimper, je les emploierai, comme j’ai employé ceux que j’ai vécus, à servir de tout mon cœur et de toutes mes forces la République, la République que mon père m’a appris à aimer, pendant mon enfance, il y a longtemps déjà, la République orientée vers un idéal de bonté, de tolérance et de liberté50. »

14La pente sinistriste qui fit de lui « un modéré, mais non modérément républicain », pour reprendre la formule consacrée, Henri Collignon la résuma ainsi : « [M]es amis, et je les crois nombreux, savent que je n’ai jamais voulu connaître la nuance d’un républicain, ce qui m’a valu, d’ailleurs, de passer pour radical sous le gouvernement des modérés, qui n’en ont eu cure, et pour modéré sous le gouvernement des radicaux51. »

15C’est d’ailleurs avec cette étiquette républicaine conservatrice qu’il tenta d’entrer en politique dans ce département du Finistère où il avait noué des relations solides en milieu notabiliaire, notamment avec James de Kerjégu, le président du conseil général et député de l’arrondissement de Quimperlé. En 1907, la presse annonça d’ailleurs sa candidature comme conseiller général, mais il démentit52. Il visait certainement plus haut, d’où la publication la même année de plusieurs de ses discours préfectoraux, opération visant à démontrer son expérience et sa compétence, son enracinement dans la petite patrie finistérienne, enfin son républicanisme conservateur53. L’occasion s’offrit en 1909 avec le décès de Kerjégu. Lors de la législative qui suivit, Collignon postula à la succession. Se déclarant hostile à l’impôt sur le revenu, à une politique sociale trop poussée, ainsi qu’à l’État dépensier, se disant par ailleurs favorable à la liberté de conscience et d’enseignement, il afficha l’étiquette « républicain de gauche » – à entendre, ici, « de droite », l’épithète n’étant alors plus qu’un héritage des temps opportunistes. L’Union agricole et maritime, le journal fondé par Kerjégu, prit fait et cause pour sa candidature qu’elle présenta comme celle de l’héritier du grand notable. Recueillant seulement 12,5 % des voix au premier tour après une campagne violente54, au nom de la discipline républicaine, mais la mort dans l’âme, l’impétrant battu dut se désister pour le représentant du radicalisme clemenciste qu’il combattait désormais ouvertement et contre lequel il avait espéré obtenir sa revanche55.

16Cet échec devant le suffrage universel acta le début d’une véritable « traversée du désert56 ». Avec un traitement divisé de moitié dès 1908, alors que ses demandes de réintégration dans la préfectorale ou d’admission dans la magistrature restaient vaines en dépit d’intercesseurs de poids comme Poincaré, le désormais quinquagénaire Collignon occupait son temps en s’investissant dans la sociabilité maçonnique et en traduisant en français l’Alsacien Hansi sous le pseudonyme de « Docteur Colli » (fig. 26). Le président de la République Armand Fallières, qui 30 ans auparavant l’avait employé dans son cabinet place Beauveau, et qui, selon Poincaré, ne se pardonnait pas d’avoir eu à signer le décret le mettant en disponibilité, lui offrit le secrétariat général de la présidence57. Lorsque Raymond Poincaré lui succéda à l’Élysée l’année suivante, sur la recommandation de son prédécesseur, il le conserva un temps dans le même poste avant de le nommer au Conseil d’État58. Ce qui était une belle promotion, ce grand corps étant alors le « Collège de France de la haute administration59 ».

Fig. 26. – Hansi, Professor Knatschké, Paris.

H. Fleury, 1912, couverture.

17Réhabilité par ses protecteurs modérés, mais aussi probablement habité par le sentiment d’avoir été victime d’une injustice ayant stoppé un cursus honorum préfectoral qui, au vu de ses notations et de son capital relationnel – démonétisé cependant avec l’avènement des radicaux –, aurait pu le conduire à la tête d’une préfecture de 1^re classe, voire hors-classe, avant d’intégrer un grand corps, avec la reconnaissance honorifique afférente, Henri Collignon avait 57 ans lorsque la guerre éclata : presque le même âge que celui de La Tour d’Auvergne lorsqu’il s’engagea une dernière fois dans l’armée du Rhin.

Du « père Collignon » au « 2^e grenadier de France »

18Les fiches de renseignements du sous-préfet puis préfet Collignon font silence sur sa situation militaire. Assujetti à la loi de 1872, il ne fut de toute évidence pas de ceux qui tirèrent un mauvais numéro et accomplirent un service de cinq ans. Accomplit-il une période de un an, voire seulement de six mois ? Fut-il exempté60 ?… À défaut d’une longue expérience régimentaire, au moins possédait-il le sens de l’honneur qui était alors « la vertu cardinale, l’essence même de la virilité61 ». Le jeune Collignon, bien que secrétaire général de préfecture, se battit en effet au moins une fois en duel contre un bonapartiste qui l’avait provoqué62. Plus tard, en 1894, il obtint une médaille d’honneur de la Marine pour un acte de sauvetage accompli au bénéfice d’un baigneur qui se noyait63. Et lors des grèves brestoises, entre 1904 et 1906, il s’exposa physiquement à plusieurs reprises. Profondément patriote, avons-nous déjà dit, et associant à cette vertu le sens du devoir poussé jusqu’au don et empreint d’exemplarité, voici ce qu’il dit aux vétérans quimpérois en 1900 :

« Libres de toute obligation militaire, vous avez compris que vous n’étiez pas exempts de tout devoir. Vous avez voulu rappeler aux jeunes générations nos malheurs et nos espérances. Vous leur dites dans quels gouffres l’aveuglement et l’impéritie ont, un jour jeté notre pays ; vous leur donnez cet exemple d’hommes qui ne doivent plus rien à la loi et qui seraient prêts à se mettre à nouveau au service de la République si ses frontières étaient encore menacées64. »

19Quatorze ans plus tard, au même âge que ses auditeurs d’alors, le désormais conseiller d’État put s’appliquer le sens du devoir qu’il leur prêtait :

« Le colonel Malleterre a raconté dans quelles circonstances il vit venir à lui, le 6 août 1914, au moment où le 46^e allait quitter la caserne de Reuilly, pour prendre le chemin de la frontière, un « péquin » frisant la soixantaine, à barbe poivre et sel, plus sel que poivre, et la boutonnière ornée de la rosette de la légion d’honneur.
— Mon colonel, lui dit cet homme, je m’appelle Collignon. Je suis ancien préfet, ancien secrétaire général civil de la présidence de la République, conseiller d’État. Je viens vous demander une grande faveur : engagez-moi, je vous prie, dans votre régiment.
Et comme le colonel, un peu surpris, répondait que le 46^e allait partir, qu’il ne pouvait prendre sans ordre un civil, l’équiper et le mettre dans le rang :
— Permettez-moi de vous dire, insista Collignon, que j’ai été autorisé en haut lieu à me présenter à vous. Il sera toujours facile, si vous le voulez, de régulariser ma situation. Mais je tiens à partir, à faire cette guerre. Je suis équipé, prêt à vous suivre avec mon fusil et mon sac. Je suis sûr que vous n’aurez pas à vous plaindre de moi.
— Pourquoi avez-vous choisi mon régiment, de préférence à tout autre ?
— Parce que c’est le régiment de La Tour d’Auvergne. On m’a donné la certitude que vous me comprendriez.
— C’est bien, le régiment embarque demain, à 17 heures. Soyez à la gare, vous partirez avec nous.
Le lendemain, un peu avant le départ du train, le colonel Malleterre cherchait son conseiller d’État. Il n’était ni dans un wagon ni sur le quai. Personne n’avait vu Collignon, personne n’avait ouï parler de lui. Lorsque la locomotive siffla pour démarrer, le colonel avait aux lèvres un pli ironique.
Cinq jours plus tard, le 46^e était en couverture dans un village de la Woëvre, aux environs d’Étain ; Tout à coup, au milieu d’un groupe de fantassins qui stationnait sur la place, le colonel semble reconnaître Collignon, Collignon en uniforme, Collignon en soldat du 46^e. C’est bien lui. Il s’avance vers son chef en souriant et lui explique que, le 7 août, à la gare, on n’avait pas voulu le laisser passer. Toutefois il avait réussi à prendre un train suivant. Mal renseigné, il avait cherché le régiment pendant deux jours. Puis un commissaire de gare (Collignon riait encore en pensant à ses tribulations) lui avait fait rebrousser chemin vers le dépôt du 46^e, Fontainebleau. Bref, il avait réussi à signer son engagement, et maintenant… Il était là, en chair et en os, ne songeant qu’à se rendre utile.
— C’est bien simple, lui dit le colonel Malterre, je vous placerai à la garde du drapeau.
— Poste d’honneur, soit ! Répliqua Collignon. Mais je me permets de vous avertir que je vous demanderai souvent à le quitter pour me battre. Ce que je désire, c’est tuer des Allemands.
Voilà de quelle manière le conseiller d’État Collignon entra au 46^e régiment d’infanterie65. »

20Sous-préfet puis préfet durant toute la durée du conflit, écrivain régionaliste à ses heures, Ernest Beauguitte ne combattit pas à Vauquois. Son récit de la bataille n’est donc pas celui d’un écrivain combattant et Jean Norton Cru ne le retint d’ailleurs pas dans son corpus66. Les quelques pages qu’il consacra au soldat Collignon sont de deuxième ou de troisième main et reprennent des récits eux-mêmes déjà contaminées par la légende67. De cette légende, il nous faut maintenant tout à la fois nous départir et la considérer comme notre principal matériau.

21Henri Collignon, qui avait à peu près le même âge que son modèle partant rejoindre l’armée de Moreau, qui était comme lui célibataire, à qui sa révocation avait d’une certaine façon fait connaître le retrait et l’ascèse, s’identifia par et dès son engagement à La Tour d’Auvergne, et ceci jusqu’au sacrifice quelques mois plus tard. Cette imitation ne fut pas pathologique68. Elle fut l’expression, certes exacerbée ici, d’un fait social : l’admiration.

22Dans le climat d’Union sacrée, de nombreux hommes relativement âgés cherchèrent ou pensèrent à s’engager69. Au contraire de Charles Le Goffic, un autre admirateur du premier grenadier, à qui, bien qu’il fût de six ans plus jeune que l’ancien préfet du Finistère, le chef de cabinet ministériel dont il avait sollicité l’entregent rit au nez70, Collignon bénéficia d’une autorisation « en haut lieu ». L’on peut supposer qu’il s’agit de l’Élysée ou du haut commandement militaire71. Dans le Journal de marche du régiment élu par Collignon, à la date du 13 août, lorsqu’il réussit à le rejoindre, il est écrit : « Le général C^mt le corps d’armée amène au cantonnement un engagé volontaire pour la durée de la guerre, officier de la légion d’honneur qui est affecté à la garde du drapeau : c’est M^r Collignon, ancien préfet et secrétaire général de la Présidence de la République72. » Cette notation inusitée dans un journal de marche pour un engagement volontaire, tant le phénomène fut massif au début des hostilités, ainsi que la présentation au régiment par le général de corps d’armée lui-même, enfin la garde de l’étoffe symbolique, tout laisse supposer que Collignon s’attribua et se vit attribuer un rôle. Le colonel Malleterre, qui en voyant arriver ce presque sexagénaire dont la présence lui était imposée, chercha d’abord à lui donner un emploi de secrétaire avant, suite au refus de l’engagé qui voulait marcher dans le rang73, de lui confier la responsabilité du pavillon, vit l’intérêt que le régiment pouvait tirer de sa présence : il le surnomma « le second La Tour d’Auvergne74 » (fig. 27). Il est vrai que le 2^e classe Collignon, avec sa barbe blanche, sa légion d’honneur et son drapeau, ainsi que l’endurance qu’il démontra lors des marches forcées et des combats meurtriers d’août-septembre 1914, se fit remarquer du reste de la troupe75. Le rôle désormais attribué à Collignon fut rapidement validé par une première citation : « Le soldat Collignon, conseiller d’État, officier de la Légion d’honneur, a pris part aux combats et a donné l’exemple des plus belles vertus militaires. A été surnommé par les hommes le second La Tour d’Auvergne76. »

Fig. 27. – Le soldat Collignon portant le drapeau du 46^e régiment d’infanterie, photo prise le 5 mars 1915.

Source : L’Illustration, 27 mars 1915.

23Selon le schème anthropologique de l’Imitatio Christi77 qui, tout comme les prescriptions de l’honneur à travers le modèle78, pousse à l’imitation du héros et à l’exemplification de soi-même, dès lors il fit tout pour parfaire cette incarnation de La Tour d’Auvergne. Collignon chercha ainsi à se dissoudre dans le groupe. Dans les guitounes, à la popote, etc., comme nombre de poilus issus des élites il se fit « instituteur de guerre79 ». Ceux-ci, selon Nicolas Mariot, virent en effet souvent dans la guerre l’occasion d’aller vers le peuple pour le découvrir et éprouver concrètement le principe d’égalité80. Mais davantage qu’en faisant la leçon, c’est en jouant du rapport de séniorité (on l’appelait le « père » ou « papa » Collignon) et par l’exemple qu’il procéda, évitant ainsi – si l’on accorde foi à la légende – l’image rébarbative de l’« intellectuel de service » que les poilus accolèrent bien souvent aux diplômés81 :

« Le bon Collignon va toujours bien. Nous sommes au mieux, comme tu peux le penser ; chaque fois que j’ai le cafard, je vais le trouver, et il me remonte par son éternelle bonne humeur. Dame ! Il a cinquante-huit ans et pas de famille. C’est un sale truc, une famille, en campagne ; on ne se figure pas les soucis que ça vous donne. Exemple : pourquoi ai-je le cafard ? Parce que je ne reçois rien de vous depuis vingt jours ! Pourquoi suis-je triste souvent ? Parce que je pense que vous avez du chagrin, et que j’en suis la cause. Comme je suis si faible que je vous adore plus que tout au monde, le résultat est déplorable ! Alors, je vais trouver Collignon, qui n’a aucun de ces soucis-là et qui, de plus, tient tout de même moins à sa vie avec ses cinquante-huit ans que moi avec mes vingt-trois. Ce qui fait qu’il est toujours gai ! Alors, nous allumons nos pipes, et devant le feu qui pétille, il commence toujours : “Mon enfant…” et c’est un petit sermon ou une petite histoire, toujours quelque chose qui vous remet d’aplomb. Il sait des histoires et des anecdotes à n’en plus finir, et il les dit fort bien. On l’a mis avec les sapeurs à la garde du drapeau ; les sapeurs le gâtent et le choient à qui mieux mieux, ce qui rend possible pour lui cette existence parmi nous, qu’il ne pourrait mener sans cela82. »

24La fusion dans le collectif ne pouvait cependant être totale. D’abord parce que Collignon, pour sa hiérarchie, n’était pas un subordonné comme les autres. Mais aussi parce que, comme dans le cas correspondant à la citation ci-dessus, il continuait quand l’occasion s’en présentait à pratiquer l’entre-soi83. Mais contrairement à de nombreux combattants des élites, pour qui la rencontre avec le peuple fut synonyme de désillusion, et qui cherchèrent une fois celle-ci survenue à bénéficier d’un emploi dans les services, voire à l’arrière, ou qui cherchèrent à accéder au grade d’officier, avec tous les avantages afférents, à commencer par la mise à disposition d’une domesticité militaire84, Collignon refusa tout embusquage85. Comme son modèle, il déclina obstinément tout avancement. Il prit cependant soin de conserver sa légion d’honneur. Ici équivalent symbolique du titre et de l’épée qui distinguèrent La Tour d’Auvergne tout en le fondant dans le collectif, la décoration était alors perçue comme une incitation à l’émulation à destination des autres et de soi-même car elle obligeait son titulaire à continuer à la mériter86. Collignon fut d’ailleurs volontaire pour des missions dangereuses : « On se divertit beaucoup grâce à M. Collignon qui, ayant sollicité la veille l’honneur de participer à une patrouille, avait cru devoir emporter avec lui des accessoires divers tels que ficelle pour étrangler la sentinelle ennemie, viande pour distraire le chien de garde87… » (L’on ne sait trop quelle est la part d’admiration et celle de moquerie dans ce témoignage, la deuxième l’emportant probablement dans un tout autre contexte88…) L’on a déjà dit que l’Imitatio Christi du héros régimentaire s’acheva à Vauquois, le 15 mars 1915, lorsque Collignon parti au secours d’un camarade – comme autrefois La Tour d’Auvergne à Mahon – fut touché par plusieurs éclats d’obus. Le sacrifice de Collignon, guidé par un « désir d’exemplarité des élites dans le don de soi89 », dans son cas dans une posture civique et par un sens élevé de l’honneur, fait par son jusqu’au boutisme penser à celui de Robert Hertz tombé à peu près au même moment.

25L’héroïsation du « deuxième grenadier de France » et « premier soldat des Armées de la III^e République90 » commença dès lors. Ses funérailles furent célébrées par un aumônier protestant en présence d’un prêtre catholique, accentuant ainsi par le symbolisme chrétien la dimension sacrificielle de l’engagement du défunt, et par l’œcuménisme sa contribution à l’Union sacrée91. On lui prêta avant de succomber une dernière parole : « Je suis touché… Continuez mes enfants. J’aurais cependant voulu voir la victoire92… ». Et les récits qui furent faits des funérailles insistèrent sur les pleurs des poilus au moment de l’inhumation. La vie de Collignon fut hagiographée pendant et après la guerre93. Il fut décidé que son nom, comme celui de son modèle, serait conservé sur les contrôles du régiment, et que l’appel du premier grenadier serait désormais suivi du sien, auquel on répondrait pareillement : « Mort au champ d’honneur ».

26La tradition militaire, qui en créant la lignée provoquait la cohésion et mobilisait, pour finalement conduire au sacrifice par l’admiration et l’imitation, semblait fonctionner (fig. 28 et 29). C’est en tout cas ce que la nouvelle légende du « 2^e grenadier de France » proclama :

« Plus d’un lève son képi. Inconsciemment [les troupiers] sentent que Collignon est plus qu’un soldat, c’est un exemple. C’est un peu de la France, il semble personnifier les engagés volontaires nombreux au 46^e qui de dix-sept à soixante-quatre ans se sont levés au premier appel du pays en danger.
Placé par ses fonctions, sa situation, à un degré élevé de l’échelle sociale, il a malgré son âge donné l’exemple.
Porte-drapeau il l’élève plus haut qu’un autre, c’est un emblème en portant un autre94. »

Fig. 28. – Deux héros.

Carte postale, vers 1915.

Fig. 29. – Morts au champ d’honneur ! La Tour d’Auvergne et Collignon.

Gravure sur bois d’Edouardo Garcia Benito, série La Grande Guerre, 1918-1929.

27Nous nous proposons maintenant de confronter la propagande et la guerre romancée à d’autres sources.

La tradition rêvée face à la guerre vécue

28Dans ses carnets, Édouard Leclerc qui rejoignit le front en janvier 1915 n’évoqua jamais la tradition régimentaire ni l’exemple de Collignon. Le jour des obsèques de ce dernier, il écrivit : « De garde de 2 à 5 heures du matin. Journée morne. Je m’ennuie95. » Quant au capitaine Courtès, inspectant un secteur du front à Vauquois quelques mois plus tard, il signala simplement que « c’est la [sic] qu’a été tué M. Collignon96. » Outre par l’imitation de Collignon, la tradition régimentaire continua cependant à être utilisée à Vauquois par le commandement pour mobiliser. « 46^e, régiment de La Tour d’Auvergne, régiment des braves, je veux vous apprendre ce qu’on n’a pas encore dit et qu’on pourra bientôt lire partout, c’est que pendant que vous montiez courageusement à l’assaut de V[auquois], le g^al c^dt l’armée (Sarrail) était là, qui vous regardait et vous admirait », harangua le général Vardan97. Ou encore, toujours un général (le même ?) : « 46^e, régiment admirable et admiré, sur lequel je compte absolument pour reprendre ce qu’il reste à prendre de ce Vauquois, en attendant que nous prenions le reste98 ! »

29André Pézard, qui devint un italianiste spécialiste de Dante mondialement réputé, consacré par une élection au collège de France, fit la guerre au 46^e régiment d’infanterie de janvier 1915, quand il gagna Vauquois, à juillet 1916, où il fut grièvement blessé sur la Somme. De cette expérience, il tira Nous autres à Vauquois, un récit de guerre écrit durant sa convalescence et considéré comme un chef-d’œuvre par Jean Norton Cru99. Parisien, fils d’instituteurs, le khâgneux de 21 ans venant tout juste d’être admis à la rue d’Ulm explosa d’enthousiasme le 1^er août en apprenant la mobilisation. Son premier geste fut d’aller acheter des godillots – qu’il porta pour les « faire » les jours suivants. Sur le carnet de guerre qu’il inaugura aussitôt, il nota : « J’ai attendu ce jour depuis que je sais lire100 ». Impatient de se battre, il espéra même gagner directement la frontière sans passer par l’étape des classes. Celles-ci faites en tant qu’élève sous-officier, puis élève officier, il fut muté au 46^e régiment d’infanterie le 1^er janvier 1915. C’est avec fébrilité qu’il le rejoignit en Argonne à la fin du mois au cri de : « Vive Latour d’Auvergne101 ! »

30Les carnets de guerre à partir desquels André Pézard composa Nous autres à Vauquois sont le « noyau incandescent des écritures de toute une vie102 ». L’écrivain-combattant poursuivit en effet une activité de diariste entamée dès l’enfance et durant laquelle, l’adolescence venue, l’apologie de la guerre et l’exaltation du sentiment national furent des thèmes récurrents, presque obsessionnels103. En voici un florilège : « Je mourrais volontiers pour obtenir la restitution de l’Alsace Lorraine, et je chanterais devant la mort. Je dis et je ferais s’il se peut104 » ; « Ma foi non, je ne serai jamais pacifiste, malgré mon amour des œuvres humaines qu’apporte la paix. L’état de guerre développe toutes les facultés ; l’état de guerre développe toutes les qualités viriles ; […] il est bon de se retremper ainsi, quand il faut sortir de l’engourdissement et agir105 » ; « Si LA guerre éclatait, j’aurais le trac, mais j’irais106 » ; « Il nous faut une armée forte, et par exemple la loi des trois ans. Il le faut107 ! »

31Dans deux ouvrages majeurs108, George L. Mosse a montré la force du modèle militaro-viril et du phénomène guerrier dans les sociétés européennes depuis que la Révolution française, en nationalisant et en totalisant la guerre, créa les conditions de sa sacralisation109. L’un de ses lecteurs, appliquant son concept de « mythe de la guerre » à ses propres travaux, en propose la définition suivante :

« Une image nouvelle et valorisée du métier des armes, l’intériorisation et la valorisation des buts de guerre par les soldats eux-mêmes, le culte généralisé de l’engagé volontaire et des morts au champ d’honneur, l’émergence parallèle d’un modèle militaro-viril qui imprégna très en profondeur l’idéal masculin jusqu’au mitan du siècle suivant110. »

32Tout au long du siècle, il fut nourri en références – le souvenir de l’épopée tricolore entre 1792 et 1815 –, en modèles – La Tour d’Auvergne, par exemple – et en conduites – le respect face à ses emblèmes, comme le drapeau, et ses lieux de culte, tels que statues et monuments aux morts, le sens du devoir et l’héroïsme – au fur et à mesure que se fabriquait la nation et que se développait la culture de masse, jusqu’à l’incorporation par le plus grand nombre d’habitus nationaux. En y ajoutant le voyage et l’aventure, le volontariat international au service des nationalités et la conquête coloniale étoffèrent son registre de représentations111. Le renforça également l’universalisation du service militaire qui fit du passage par la caserne un « brevet de virilité112 ». Cette étape prenait place dans un parcours civique où, après la socialisation genrée de la petite enfance113, la scolarisation et le temps de service114, la démopédie républicaine procédait régulièrement à des recharges du mythe115. Oubliant les hécatombes des temps napoléoniens, dans un siècle où les conflits continentaux furent somme toute peu nombreux et moins meurtriers, le mythe conduisit à une déréalisation de la guerre116.

33Se référant surtout à l’exemple allemand, Mosse montra qu’en août 1914, habitée par ce mythe modernisé par une atmosphère culturelle – dont deux des expressions françaises furent respectivement la « génération Agathon » dans la jeune intelligentsia et la nationalisation d’une avant-garde jusque-là cosmopolite117 –, une partie de la jeunesse cultivée vit dans la guerre l’occasion d’éprouver sa virilité afin de se régénérer et de régénérer la société lors d’une rencontre fraternelle avec le peuple118.

« En 1913, ou même décembre 1912, ma grand-mère m’avait donné un carnet assez épais, mais facile à mettre en poche, pour prendre, disait-elle, des notes en classe. Je l’avais réservé, dans un tiroir, avec un crayon tout taillé, pour le jour où la guerre éclaterait et où je m’engagerais. (Je suis d’ailleurs parti sursitaire en août 14.) Vous voyez que l’idée fixe [d’écrire mes mémoires de guerre] vient de loin. J’avais pour maîtres Malet, et Godard qui nous a annoncé en 1913 la guerre, fatale. Je n’ai donc aucun mérite à cette prévoyance et à cet élan ; une bonne part de ma génération a été ainsi, je ne dirai point cuisiné, ni même chauffée, mais disons : réchauffée et avertie »,

écrivit André Pézard à Jean Norton Cru en 1927119. La guerre fut donc vécue par lui comme l’aboutissement d’une trajectoire. Sa génération était celle des normaliens qui paya le prix fort120. Il était fils d’instituteurs qui investirent dans sa réussite scolaire et, faisons-en l’hypothèse, lui transmirent un patriotisme républicain et ouvert qui, in fine, contint son vitalisme guerrier121, lequel ne vira donc jamais au nationalisme (celui des camelots du roi fait l’objet de remarques négatives). Élu par les prestigieuses hypokhâgne et khâgne de Louis le Grand, il y capta une part du formidable capital symbolique qui y était concentré ; il y incorpora l’esprit de corps intrinsèque à l’institution et bénéficia de la présence de professeurs dotés d’un charisme de fonction. Même s’il n’eut pas le temps d’entrer à l’École normale supérieure avant la mobilisation, il était déjà imprégné de la culture normalienne qui, par-delà les opinions politiques et appartenances confessionnelles, était partagée par tous les mobilisés passés par la rue d’Ulm122. Une culture où, outre la même formation intellectuelle et l’illusio propre au monde savant et universitaire, l’on partageait le patriotisme, le sentiment du devoir d’exemplarité des élites et la valorisation du sacrifice, valeurs à la fortification desquelles des maîtres comme Malet et Lavisse participèrent, même si l’enthousiasme des débuts put chez beaucoup laisser place à la déception123.

34Lorsque le sous-lieutenant Pézard apprit la mort de Collignon, cela faisait deux mois et demi qu’il avait gagné le front. Monté aux tranchées avec sa compagnie le 17 février, il participa aux combats acharnés menés par le 46^e régiment d’infanterie à partir du 28 février sur la butte de Vauquois. Durant ces quelques jours, il découvrit la mort de masse, la souffrance des combattants, et il éprouva le deuil. La guerre avait soudainement cessé d’être un mythe pour lui. Voici ce que, dans ces circonstances, le 18 mars, alors que sa compagnie venait de perdre 41 hommes, et qu’avec les survivants il dut participer à une prise d’armes qui succéda aux funérailles de Collignon, il écrivit à propos de ce dernier : « Ce matin on a enterré le père Collignon – qui ne sera pas rayé des contrôles non plus comme La Tour d’Auvergne. Il a eu du mérite, mais il ne faudrait qu’un exemple historique pour un régiment. Deux, c’est trop : on compare. Pauvre vieux, tout de même ! On le plaisantait – Enfin : il est mort124. »

35Tout en le respectant, les combattants plaisantaient donc le vieil « instituteur de guerre » qui, par l’exemple et avec sa légion d’honneur en évidence, entendait souder l’âme collective du régiment en lui rappelant sa tradition, mais qui transgressait la règle anthropologique et biologique réservant l’acte guerrier aux hommes jeunes, et qui avait continué jusqu’au bout à « jouer » la guerre, comme si la réalité n’avait pas réussi à le déniaiser. Aux yeux de Pézard, il ne méritait pas plus qu’un autre poilu l’héroïsation qui en faisait l’alter ego du premier grenadier.

36Deux ans plus tard, dans la salle de classe vide de l’école de son père où il se réfugia pour écrire Nous autres à Vauquois, à partir de ces notes il composa ces lignes :

« On vient d’enterrer celui que tout le monde appelait “le père Collignon”. Conseiller d’État, il s’était engagé pour la guerre malgré son grand âge. Il a été tué à la Cigalerie, en allant chercher un blessé. On a décidé de laisser figurer son nom sur les contrôles, comme celui de La Tour d’Auvergne, premier grenadier de la République, héros de la 46^e demi-brigade, qu’on appelle à chaque prise d’armes, après la sonnerie au drapeau, et pour qui répond le plus ancien officier.
— La Tour d’Auvergne ?
— Mort au champ d’honneur !
Ainsi, “le père Collignon” que je voyais passer tout doux dans l’unique rue de Saint-André, petit village meusien, Collignon que je voyais dans la capote et sous le képi de tout le monde, ce grand vieux soldat à barbe grise, qu’un éclat de ferraille vient d’abattre un jour d’hiver, près d’une ruine de ferme quelconque, au bas d’une pente sale, on va le faire entrer dans la légende du 46^e. “Engagé volontaire”, jadis, je voyais cela au grand soleil d’août, au son de la Marseillaise ; “mort au champ d’honneur”, je voyais cela dans une campagne verte et chaude, et pure encore, à part une tache de sang.
Peut-être que le “capitaine” La Tour d’Auvergne, dont le nom sonne pour nous comme un nom d’épopée, est tombé entre dix autres comme tombent nos officiers de compagnie ; il sera mort un jour qu’il faisait gris, dans un petit combat sans intérêt ; ses copains auront dit, en passant, “pauvre vieux ! pas de veine ! rempiler pour se faire tuer comme ça, au fond d’une province allemande…”
Ah les campagnes napoléoniennes !
Et quand nous avons raclé de nos capotes la boue de Vauquois, quand nous avons épouillé nos chemises, voici que nous autres, dans le vent des clairons véhéments qui saluent le drapeau, entre des haies de baïonnettes, nous écoutons se propager jusqu’à nous les ondes sonores de ce cri de plus en plus légendaire, depuis cent ans passés :
— La Tour d’Auvergne ?
— Mort au champ d’honneur125 ! »

37Cru cita dans son intégralité ce passage, l’un des seuls, dit-il, où l’auteur quitta sa posture de témoin126. Celui à qui le baptême du feu avait fait comprendre combien la guerre avait été déréalisée, et pour qui l’humanité des poilus était désormais plus admirable que la surhumanité des héros, reconnut chez Pézard la même expérience intime à l’origine de Témoins : la découverte du mensonge scandaleux contenu dans le mythe de la guerre127. Le jeune normalien fit d’ailleurs débuter son récit à Vauquois, éludant les six mois qui avaient précédé, durant lesquels il avait pourtant pris des notes. Le 16 avril 1917, en face des écrits du mois d’août où s’exprimait son enthousiasme guerrier, il commenta : « J’ai plusieurs fois souri en recopiant ces notes d’août 1914. Je regrette de m’être permis cela maintenant. Adieu128 !… »