1Si la nostalgie de la gloire martiale des années de désenchantement puis, de façon plus durable, le « mythe de la guerre » – qui trouva tout à la fois à se nourrir en représentations et à se déployer sur de nouveaux terrains1 – conservèrent aux héros militaires leur attrait, si, parallèlement, dans les années 1830 d’abord, puis sous la III^e République, ils devinrent des figures majeures du « roman national » et furent statufiés, célébrés, le xix^e siècle valorisa également un « héroïsme domestique » tourné vers le progrès et mû par le courage civil2. Au plus haut niveau de l’échelle de la grandeur, outre la catégorie désormais canonique du grand homme, que l’esprit philanthropique démocratisa en y faisant admettre les « hommes utiles et bienfaiteurs de l’humanité », l’on trouvait désormais également le génie3, ou tout simplement le savant4. L’« optimisme humaniste » du siècle conduisit à braquer toujours plus la focale de l’admiration vers les humbles, les pudiques, exacts contraires du guerrier qui recherche les honneurs et la gloire, mais auteurs de « belles actions5 » que l’imprimé ne cessa de donner en exemple6. Enfin, les insurrections urbaines qui se succédèrent entre 1830 et 1851 accouchèrent d’un redoutable concurrent pour le héros militaire en la personne du héros civique qui se sacrifie lui aussi, mais librement et non par obéissance7. Sans compter, bien sûr, le peuple des saints rechargé et enrichi par une Église restaurée8 en « conflit de sacralité » avec les régimes politiques se réclamant de la Révolution9. Une Église qui étendit d’ailleurs son pouvoir de béatification afin de constituer son propre panthéon des héros et des grands hommes de la patrie devant faire pièce à celui de l’autre France10. C’est peu dire qu’au cours du siècle, sur un marché de l’exemplarité investi par de nouveaux concurrents, les héros militaires perdirent le quasi-monopole que la Révolution et surtout les temps napoléoniens leur avaient un temps accordé.

2Mettre en concurrence ces différentes formes d’exemplarité et avancer que l’une aurait pris le pas sur les autres – le héros civique, par exemple, se serait substitué à son homologue militaire11 – serait cependant erroné. Dans les sociétés nationales et démocratiques du xix^e siècle, l’admiration qui est un phénomène social exponentiel dans la construction et la célébration d’une singularité, tout comme par sa capacité à détacher toujours plus de nouvelles singularités, doit être pensée davantage pour ses effets de cumulativité et de complémentarité qu’en termes de concurrence. Pour nous en tenir à l’exemple de La Tour d’Auvergne, nous aurons l’occasion d’observer dans la cinquième et dernière partie que tout en restant un héros militaire et de moins en moins un savant, il devint un bienfaiteur de l’humanité jusqu’à accéder à la sainteté laïque, et fut lui aussi un sauveteur, exemplarités qui se renforçaient l’une l’autre.

3L’examen de la littérature héroïque, depuis les monuments de papier de la Restauration jusqu’à l’abondante production scolaire et para-scolaire mise sur le marché après 1870, tant par l’édition laïque que par la cléricale12, montre que le héros militaire – ou « guerrier » si l’on ajoute à la catégorie les ancêtres lointains depuis Vercingétorix jusqu’à Du Guesclin, en passant par Jeanne d’Arc – ne perdit jamais son aura, loin de là. En témoignent également les nombreux enterrements officiels que la III^e République décerna à ses généraux et ses colonisateurs13. L’admiration pour l’héroïsme militaire évolua cependant. Elle concernait toujours les singuliers, mais de plus en plus les collectifs guerriers avec la célébration des faits d’armes sacrificiels (voir, par exemple, le succès rencontré par Les Dernières Cartouches d’Alphonse de Neuville) jusqu’à celle de la nation armée (voir ici le thème des soldats de l’an II au temps de la République radicale, ou encore celui de la Défense nationale après 1870). Cette tendance, déjà notée sous la Révolution et durant la Restauration, aboutit, on l’a vu, au phénomène des monuments aux morts de la guerre de 1870. Nous avons montré comment la singularité de La Tour d’Auvergne qui réussit à incarner le collectif y gagna. La construction nationale, qui faisait du héros militaire le défenseur d’une cause devenue sacrée, celle de la Patrie, et qui permettait l’héroïsation de tous les individus tenus de l’embrasser, joua un rôle essentiel dans l’admiration jamais démentie et même grandissante pour l’héroïsme martial14. Elle fut par ailleurs tendue par des ressorts anthropologiques puissants, tant en milieu civil qu’en milieu militaire. Pour le premier parce que le schème du sacrifice, qui provoque dans la communauté nationale au nom de laquelle il a été consenti une dette qui se réengendre sans cesse, est consubstantiel à l’héroïsme militaire et fait (faisait ?) des défenseurs de la patrie les héros nationaux par excellence15. Pour le second parce que « [d]epuis les récits homériques jusqu’à la célébration des glorieux anciens, la société des gens de guerre recourt, plus que toute autre, à cette opération par laquelle les valeurs constitutives de l’identité d’un groupe s’incarnent dans un individu16 ». La partie qui suit s’intéressera à cette double fabrication de l’admiration du héros militaire (chap. ix). Elle cherchera aussi (chap. x) à vérifier l’idée largement répandue selon laquelle c’est « dans la commémoration unanime des grandes victoires du passé, de Bouvines à Valmy, dans la célébration fervente d’un culte national rendu aux saints patrons du patriotisme français […] que le pays a puisé l’énergie nécessaire pour supporter les dures épreuves que lui imposa le premier conflit mondial17 ».