1Dans la conclusion des Formes élémentaires, en quelques pages célèbres Durkheim nous dit que les grands rassemblements festifs sont le moment où la société prend conscience de soi, affirme ses idéaux en revivant le moment de sa fondation1. Henri Hubert, appliquant les idées du maître à la sociologie des héros, affirma que la fête commémorative du modèle rend vivant ce dernier auprès de ses admirateurs. Elle est donc, si on le suit, un merveilleux observatoire offert au chercheur désirant comprendre ce que c’est d’admirer l’exceptionnalité et comment collectivement cela se produit2. Nathalie Heinich, de son côté, souligne que la capacité d’un singulier à susciter post mortem des hommages collectifs est l’indice de sa gloire et de l’admiration qui la construit. Le pèlerinage sur la tombe du grand homme, sur ses lieux de vie ou, pour un génie, à ses œuvres, a également pour effet, ajoute-t-elle, d’agréger les « dévots » en une communauté d’admiration existant le temps du « culte ».

2Il sera désormais largement question de la fête du premier grenadier à Carhaix, puis à Quimper. Au temps de sa splendeur, la commémoration annuelle de La Tour d’Auvergne faisait se rencontrer deux des supports de la pédagogie libérale, puis républicaine, par lesquels s’exprimaient collectivement les affects de l’adhésion au modèle et, à travers lui, aux valeurs qu’il promouvait ainsi qu’au régime organisateur qui les portait : la statue et la fête. La fête du héros sera donc l’observatoire à partir duquel nous chercherons à découvrir comment l’admiration s’exprima collectivement.

3Tout au long de son Van Gogh, Nathalie Heinich s’attache à démontrer que l’admiration est une construction exponentielle. Elle est un phénomène social, dit-elle, qui se renforce « du fait qu’il a lieu3 ». Il s’agira ici de comprendre également comment une commémoration décidée par la volonté d’un préfet et soutenue par des élites extérieures au lieu choisi a pu par la suite se répéter, grandir et constituer en partie l’identité de la ville du premier grenadier. Il s’agira en outre de comprendre comment l’admiration instituée à Carhaix a pu déborder ailleurs en Bretagne, et pourquoi si à Carhaix elle a « pris », dans son autre ville d’accueil elle ne s’est pas révélée durable.

4Carhaix a donc la particularité d’être ce qu’à plusieurs reprises nous avons appelé une « communauté d’admiration ». L’expression est là encore empruntée au même auteur. Nous en avons cependant enrichi le sens. La sociologue l’utilise en effet au sens de « société pèlerine », donc éphémère : elle ne vit que le temps du moment agrégatif qu’est le pèlerinage4. Dans le cas de La Tour d’Auvergne, nous l’utiliserons dans cette acception mais également dans celle d’un collectif institué et même institutionnalisé. L’Académie celtique, la 46^e demi-brigade et la ville de Carhaix, furent des communautés d’admiration – assez rapidement dissoute pour la première, de longue durée pour les deux autres – que nous définirons ainsi : un collectif – ici l’armée, une société savante et une ville – qui se réfère à un héros ou un grand homme ayant rang de père fondateur ou de maillon important de la lignée, dans lequel ce collectif trouve son inspiration et à travers lequel il se célèbre, et qui est donné en modèle à ses membres tenus de l’admirer ; l’admiration ne s’y dit pas seulement lors de temps forts comme la fête commémorative, elle est une constante. Les paroisses, métiers et confréries se référant à un saint patron souvent éponyme et également commémoré furent auparavant des communautés d’admiration, nous objectera-t-on. On complétera donc la définition en ajoutant que, contrairement aux communautés d’admiration traditionnelles, celles de la société d’admiration démocratique sont laïques. Les trois chapitres suivants, tout comme la quatrième partie, permettront d’éprouver cette définition.

5Si l’approche collective sera privilégiée, nous n’aurons garde d’oublier au sein de nos communautés d’admiration les individus les composant, même s’il nous faut avouer que nous n’avons pas réussi à faire également l’histoire intime de l’admiration que nous visions au départ, moins encore chez les simples, les peu lettrés et souvent même illettrés, majoritaires ici, pour qui les traces des affects du for intérieur sont inexistantes.

6L’une des directions vers lesquelles cette recherche nous conduisait était bien évidemment la construction nationale. En abordant le terrain carhaisien, nous ne soupçonnions pas à quel point ce dernier se révélerait fertile de ce point de vue. Pendant une quarantaine d’années, la gloire de La Tour d’Auvergne fut construite et célébrée à l’échelle de la grande patrie. Sous la monarchie de Juillet, et toujours plus par la suite, sa petite patrie se mit elle aussi de la partie. Ce faisant, elle utilisa une ressource pour se penser et se dire dans le grand tout de la nation française. Après avoir été observée et pensée à partir des exemples de l’enseignement5, ou de la littérature régionaliste6, entre autres, gageons que cette dialectique du proche et du global trouvera ici, avec le grand homme local comme entrée, un terrain tout aussi heuristique.

7C’est en 1841 que fut inaugurée la statue du premier grenadier (chap. vi). Dès lors Carhaix célébra chaque année son héros devenu poliade (chap. vii), tandis que sous la III^e République le culte du Carhaisien alors à son apogée essaimait (chap. viii).