1Durant le xix^e siècle français qui vit Révolution et Contre-Révolution s’affronter, le combat politique fut doublé d’un combat symbolique auquel les protagonistes accordaient une égale importance. Sous la Restauration, le souvenir de la gloire conquise par les armées tricolores entre 1792 et la « défaite glorieuse » de Waterloo fit ainsi l’objet d’un affrontement mémoriel, la première France cherchant à l’exalter quand la seconde l’occultait. Ce fut un moment important dans la validation des héros militaires de la période révolutionnaire, dont La Tour d’Auvergne, et dans la fabrication de leur admiration1.

2En vue d’établir et de consolider sa légitimité combattue à droite comme à gauche, Louis-Philippe était particulièrement sensible à la force des symboles et des pompes2. À travers eux, il cherchait à se présenter à la fois comme l’héritier de 1789 et le réconciliateur des mémoires, celui qui subsumait dans sa personne et son règne toute l’histoire de France, depuis l’ancienne monarchie jusqu’à l’Empire, en passant par la Révolution – celle de l’été 1789 et de la Patrie en danger3 – dont le régime se voulait l’aboutissement. Le fil conducteur de ces mémoires qu’il voulait réconcilier fut en particulier la gloire militaire mise en scène dans les grandes réalisations iconographiques, monumentales et festives de la première décennie du régime. La réintégration du long épisode révolutionnaire et de la gloire associée dans la mémoire nationale passa également par la reconnaissance – encore partielle – des vétérans4. Cette mise en scène de la gloire passée, et plus spécifiquement celle des années tricolores, outre qu’elle légitimait l’ancien combattant de Valmy et de Jemmapes, visait aussi à neutraliser les « patriotes » bonapartistes et républicains prompts à dénoncer ce qu’ils considéraient comme les capitulations diplomatiques du « juste milieu »5. Se légitimant par le passé, par ailleurs profondément libérale et laïque, la monarchie de Juillet promut un civisme fondé sur l’exemplarité des héros militaires et des grands hommes6. La pensée libérale, pacifiste de nature, réhabilita la deuxième catégorie et étendit son accessibilité7. En instituant le culte des martyrs de Juillet, le régime promut aussi une troisième catégorie, celle du héros civique8. C’est en particulier par la statue que ces exemples furent proposés à l’admiration des foules par un orléanisme soucieux de pédagogie, mais aussi par des institutions et des élites convaincues de la possibilité d’édifier à la fois la vie sociale et le cœur des hommes9. Car il serait erroné de croire que l’admiration était une manipulation propagandiste : elle était un phénomène social dont l’État était l’un des acteurs. La « statuomanie » qui faisait interagir État, institutions diverses, corps civique, élus, grande et petite patries, en est la meilleure preuve. Comme les pages qui vont suivre l’illustrent, le bronze sur piédestal faisait naître, étendait et renouvelait régulièrement l’admiration pour le héros ou le grand homme en trois grands moments : la conception, l’inauguration et la commémoration. C’est à la première étape que ce chapitre est en grande partie consacré10. Avant, sera examiné le sort du héros sous la Restauration.

Le premier grenadier au temps du drapeau blanc

3Au début de la seconde Restauration, le sort de La Tour d’Auvergne n’était pas plus brillant que celui réservé aux autres héros des armées tricolores. Avec la paix et les traités, son tombeau bavarois sur lequel venaient se recueillir les soldats de passage cessa en effet d’appartenir à l’espace sillonné par l’armée française. Ses reliques furent victimes du « sémioclasme11 » du nouveau régime. Ainsi son cœur – conservé par la grande chancellerie de la légion d’honneur – et son épée – suspendue aux Invalides – furent remis aux La Tour d’Auvergne-Lauraguais. Enfin, ses deux principaux cercles d’adorateurs disparurent : l’Académie celtique, nous l’avons vu, mais également le 46^e régiment d’infanterie, dissout comme toutes les autres unités de la vieille armée. Sans compter qu’en Bretagne, l’emblème fut récupéré par les « Bleus » lors des Cent Jours. Au début de juin 1815, les Fédérés des villes du Finistère partis à la rencontre des bandes de chouans marquèrent en effet leur contrôle du terrain en faisant célébrer à Carhaix une messe en mémoire de La Tour d’Auvergne à laquelle assistèrent la troupe et les habitants12. La « mémoire de papier » gardait néanmoins trace du héros. Tout d’abord les nombreux dictionnaires biographiques qui furent alors édités, et qui participaient à « l’économie des noms et des réputations au sein de la société13 », lui consacrèrent une notice parfois fournie14. C’était aussi le cas dans une littérature célébrant la gloire des armées tricolores qui envahit le marché entre 1816 et 1820 : les « monuments de papier15 ».

4Le héros y est mis en valeur de trois façons. Tout d’abord, au gré du récit des guerres de la Révolution et du Consulat, lorsqu’il est question des opérations en Savoie (1792), dans les Pyrénées occidentales (1792-1795), ou bien encore de celles conduites par l’armée du Rhin (1799 et 1800). Il bénéficie également de notices biographiques. Celles-ci peuvent être insérées dans le récit, contenues dans une note, voire donner matière à un chapitre plus ou moins long. Ou bien encore, pour les compilations d’actes de bravoure et de traits d’esprit, le héros peut être évoqué sous la forme de réparties et/ou d’exploits. Sa singularisation est accentuée par l’image que l’on retrouve dans trois des plus importants monuments (fig. 11, 12 et 13). Toujours qualifié de « brave » et/ou d’« intrépide », il est bien classé dans la hiérarchie des grands soldats et bénéficie du statut de héros. À plusieurs reprises, il ouvre d’ailleurs la galerie des braves. Et bien qu’il n’était qu’un simple capitaine, il figure en compagnie des grands généraux dans le recueil de portraits des Victoires et conquêtes comme dans celui des Fastes de la gloire (fig. 11 et 13).

Fig. 11. – La Tour d’Auvergne, gravure, Ambroise Tardieu

Source : Portraits des généraux faisant suite aux Victoires et Conquêtes des Français, Paris, Panckoucke, 1818.

Fig. 12. – Latour d’Auvergne, 1^er Grenadier de France.

Source : Pierre Colau, La Tour d’Auvergne et les grenadiers de France, Paris, Locard/David, 1821, vol. 2.

Fig. 13. – « Qui veut dîner me suive », gravure, Godefroy et Chaeselat.

Source : Fastes de la Gloire. Collection de cinquante gravures représentant des sujets militaires ou belles actions des guerriers français, Paris, Ladvocat/Raymond, 1819.

5Cette fabrication du héros se fit par sa « plutarquisation16 ». Pour ce faire, comme dans les éloges des années VIII et IX, on recourut à des comparaisons avec les héros de l’Antiquité et/ou ceux de l’histoire de France17. On procéda également à une mutation du genre encomiastique d’origine au genre biographique qui nécessita de remettre les faits puisés dans les éloges dans l’ordre de la vie du biographé. Si les recherches savantes de La Tour d’Auvergne étaient souvent rappelées, c’était désormais uniquement en appoint d’une vie d’abord militaire et civique. Et si l’un des auteurs le considérait toujours comme « l’un des philosophes les plus érudits de l’Europe18 », la celtomanie alors en voie de déconsidération n’avait plus cours19. Le récit produit à base d’anecdotes à visée édifiante, selon la logique de l’historia magistra, recopiait souvent, parfois au mot et à la virgule prêts, et sans forcément les citer, les premiers thuriféraires. L’on y trouvait bien sûr en guise de conclusion l’évocation de la mort au champ d’honneur et de l’héroïsation par l’armée du Rhin, ainsi que la citation recopiée en partie ou en totalité de la lettre de Carnot statufiant de son vivant le premier grenadier.

6Ouvrages rapidement produits, ils contenaient de nombreuses erreurs. Ainsi un monument fit du Breton un vétéran de la guerre d’Amérique20. Visant l’admiration, ils exagéraient aussi parfois, ajoutant ainsi de la légende à la légende. C’est vrai pour le texte comme pour les illustrations qui s’affranchirent pour La Tour d’Auvergne de l’image source de Corbet. C’est le cas pour la gravure des Fastes de la gloire qui représente le héros à la façon d’un vieux capitaine républicain moustachu (fig. 13). Celle des Victoires et conquêtes le virilise et le « martialise » également mais à la manière d’un maréchal d’Empire aux généreux favoris et avec les traits de celui qui contrôle ses émotions et pulsions21 (fig. 11). De cette façon, près de 20 ans après les premiers éloges, la « mise en légende » de La Tour d’Auvergne se poursuivit et s’enrichit. Un fil conducteur se dégagea clairement à cette occasion. Ce n’était désormais plus le « génie » du savant qui suscitait l’admiration, ni même celui du grand général qu’il n’avait pas été ; ce n’était pas non plus son ascendance : c’étaient sa bravoure et sa vertu poussées à la perfection qui faisaient du « héros modeste », proclamé le « brave des braves » par les simples soldats, le « modèle parfait de guerrier de tous les siècles22 » :

« C’est un beau caractère, c’est un personnage tout historique que celui dont nous recueillons ici les principaux traits. Nous admirons chez les Anciens de semblables modèles ; mais nous n’avons point à leur envier de plus généreux exemples de dévouement à la patrie, et d’héroïques sacrifices à l’amitié23. »

7Dans le grand récit des guerres de la Révolution et de l’Empire élaboré par cette littérature, comme dans leur opération de singularisation des acteurs, La Tour d’Auvergne devint ainsi l’un des singuliers symbolisant le mieux la gloire française, le civisme du temps de la République, ainsi que la valeur du soldat. Son exemplarité tenait désormais entièrement dans le titre que lui décerna Bonaparte et qui en faisait l’incarnation de l’esprit des grenadiers, soldats emblématiques de la gloire des temps tricolores : « Présenter à nos lecteurs un précis historique des actions du héros que sa valeur fit nommer premier grenadier de France, c’est leur faire connaître le véritable esprit des grenadiers, qui animait ce brave au suprême degré24. » La locution désignant le pays qui avait remplacé celle désignant le régime républicain et la Révolution, et qui sera dès lors l’usage dominant jusqu’à la III^e République, avait également un avantage : rendre plus opératoire encore l’exemplarité désignée en la faisant à la fois synchronique et syncrétique.

8« À la mort de Latour-d’Auvergne, Cambronne refusa le titre de premier grenadier de France que les soldats voulaient lui déférer. “Dans toutes les armées françaises, dit-il avec modestie, il n’est peut-être pas un soldat qui ne l’ait mieux mérité que moi.” C’est ainsi qu’il préludait au mot sublime qu’il fit entendre à Waterloo25. » L’anecdote du futur héros de Waterloo, alors capitaine à la 46^e demi-brigade, refusant d’endosser le titre de son subordonné, le héros d’Oberhausen, et faisant ainsi preuve de la même modestie, est relatée dans plusieurs ouvrages. Elle est intéressante car elle fait bien ressortir l’effet de « panthéonisation » au cœur du projet de ces monuments imaginaires. En effet, plus que l’héroïsation qui est individualisante, c’est la solidarité structurale des populations de héros qui crée le champ de la grandeur26. Ainsi dans cette association de La Tour d’Auvergne et de Cambronne se mélangent le souvenir des soldats de l’an II et celui des héros de la garde et du « dernier carré27 ».

9La Restauration était a priori peu favorable à La Tour d’Auvergne comme aux autres héros et grands hommes de la Révolution. Or, c’est l’exact contraire qui se produisit. Il est vrai qu’en général peu de héros nationaux sont liés à la sphère des pouvoirs établis. Bien souvent, ils proviennent de l’opposition, quand ils ne se sont pas mis ou n’ont pas été mis hors-la-loi28. Mais si la dissidence est héroïsante, il nous reste maintenant à comprendre que l’héroïsation, qui est un processus, est aussi à un moment un acte public décidé ou du moins cautionné par le pouvoir politique.

Importance du signe, culte des grands hommes et « statuomanie » sous la monarchie de Juillet

« Le monument de la place Sainte-Geneviève peut rester vide ; la patrie toute entière devient un panthéon. Depuis quelques années, nos villes à l’envi élèvent des statues aux grands hommes qu’elles ont donnés à la France, et cette piété qui les honore doit aussi inspirer de consolantes réflexions sur l’esprit de notre temps. Rendre hommage, d’un mouvement spontané, au génie et à la vertu, chercher avec ardeur les pures émotions de la reconnaissance publique, ce n’est point le fait d’un peuple qui se décourage et s’éteint. C’est au contraire une noble réaction contre les causes de division qui tourmentent la société ; c’est une réponse aux reproches d’égoïsme dont on flétrit le siècle, c’est les étouffer sous une clameur d’enthousiasme ; ajoutons que c’est aussi prendre l’engagement de continuer ce que les générations précédentes ont produit de grand et d’utile, et préparer l’avenir, en offrant à la jeunesse de beaux exemples à suivre et de glorieuses récompenses à espérer29. »

10Ce début d’article paru dans le Magasin pittoresque, probablement de la plume d’Émile Souvestre30, rendant compte de la fête d’inauguration de la statue de La Tour d’Auvergne à Carhaix, dit en quelques lignes seulement beaucoup de choses sur la statuomanie durant les années 1830-1840. C’est en effet durant la monarchie de Juillet que le phénomène débuta31. Le texte confirme aussi que la statue « commen[çait] à pousser dru32 » en province durant la deuxième partie du règne. Peu urbanisée – la « ville sculptée33 » était en train de devenir l’expression de la modernité urbaine – et éloignée des centres métallurgiques, qui commençaient à produire, bientôt en série, le nouveau décor urbain, avec seulement cinq inaugurations statuaires la Bretagne fut modestement touchée par le phénomène34. Souvestre nous rappelle également que si le pouvoir louis-phillipard enleva le Panthéon au culte catholique et confia la décoration de son fronton au ciseau de David d’Angers pour lui restituer la fonction que la Révolution lui avait dévolue, aucune panthéonisation n’eut lieu durant le règne. C’était en effet par la statufication que l’héroïsation en tant qu’acte se produisait, « comme si, écrit Maurice Agulhon, la représentation figurée du personnage était désormais le seul hommage digne et complet, l’hommage par excellence35 ». Le bronze du grand homme, situé toujours dans l’espace public, et même dans sa meilleure part (une place, un carrefour, etc.), était aussi un appel à l’admiration générale. Le monument se voulait en effet toujours un acte « spontané » de « reconnaissance ». Cette dernière était, en particulier lors de la fête d’inauguration, exprimée avec « émotion », laquelle était considérée comme « pure ». Visible et agrégative, elle avait enfin une mission didactique : elle devait, en offrant des vertus incarnées et une légende, produire l’« enthousiasme » et, à partir d’une émotion, édifier individuellement et socialement. Souvestre insiste d’ailleurs particulièrement sur ce dernier point : par l’admiration qu’elle exprime puis entretient, la statue fabrique du social.

11La statue du grand homme était d’ailleurs esthétiquement et fonctionnellement conçue pour être vue, attirer le regard et provoquer l’admiration. Installée en un lieu fréquenté, donc, elle était juchée sur un socle. Elle obligeait de cette façon à « offrir » un regard, lequel en contre-plongée rappelait la différence entre grand homme et homme du commun et indiquait au second l’effort – possible – à accomplir pour s’approcher du premier. Debout, muni de quelques attributs indicatifs de son métier ou de sa notoriété, la statue mettait en relief la vertu et/ou l’œuvre du statufié faisant sa grandeur. Le socle, paré d’un texte et souvent de bas-reliefs, servait de support à sa légende36. Après le retrait, elle invitait ainsi au rapprochement et à la circumambulation. Elle permettait aussi la fabrication préalable du sentiment d’admiration par le mode de financement choisi, par l’effervescence que le projet pouvait provoquer, enfin par le moment du dévoilement comme le cas de la statue du premier grenadier l’illustrera bientôt. Pour toutes ces raisons, plutôt que d’adopter le mot de « statuophilie37 » proposé par Jacqueline Lalouette, nous conserverons celui de « statuomanie » banni par elle. Péjorative car tirant son suffixe de la psychiatrie, la vieille dénomination a en effet un avantage heuristique. Outre qu’elle est d’époque et a été consacrée par Maurice Agulhon, l’inventeur de l’objet historique, elle rend compte non pas d’une option mais d’un phénomène social massif ; elle exprime mieux ce que fut la société d’admiration du xix^e siècle.

12Si la statuomanie était un phénomène social expression d’une société libérale, le pouvoir issu de Juillet qui, prudemment, maintint l’ordonnance de 1816 accordant au roi le monopole des hommages publics, conservait cependant le contrôle sur la statuaire publique. Par le truchement de ses préfets, il se montrait particulièrement vigilant sur ce point. S’il est une catégorie qui bénéficia généreusement de ses autorisations à statufier, ce sont les héros militaires de la Révolution et de l’Empire. Nous n’avons pas recensé systématiquement toutes les statufications correspondantes décidées sous le règne de Louis-Philippe (tableau 2). Le tableau est cependant intéressant. Il montre qu’après une monumentalisation de la gloire des années 1792-1815 essentiellement parisienne dans les premières années du règne, le phénomène s’étendit à la province sous la forme de la statuomanie dans sa deuxième partie. Ces statues furent semées dans les communes natales ou dans les chefs-lieux du département d’origine des statufiés. Furent coulés dans le bronze des soldats strictement républicains (Kléber, le premier grenadier, Championnet, Marceau). Quant à ceux surtout associés à l’épopée impériale, ils étaient morts sur le champ de bataille avant la fin du règne (Espagne, Bessières) ou furent victimes des restaurations (Murat, Brune). Certains étaient associés au mythe de Waterloo (Cambronne, Combe, Drouet). D’autres, enfin, s’étaient ralliés au roi Louis-Philippe en 1830 et l’avaient fidèlement servi (Combe, Drouet, Lobau, Bertrand). L’héroïsation des soldats impériaux était en effet délicate pour un pouvoir cherchant à capter la gloire de l’Empire mais qui ce faisant entretenait le bonapartisme. Tous étaient au moins généraux, sauf Combe et La Tour d’Auvergne.

Tableau 2. – Les statues des héros militaires de la Révolution et de l’Empire validées par la monarchie de Juillet.

* Entre l’accord du roi et l’inauguration il pouvait s’écouler plusieurs années, ce qui explique ces inaugurations tardives.

13Ce dernier faisait à ce moment partie de la légion des braves honorés/enrôlés par le pouvoir louis-philippard. Son nom fut gravé sur l’Arc de triomphe de l’Étoile (1836). Son buste d’après Corbet fut placé dans le nouveau musée historique de Versailles (1837). Enfin, lors du retour des Cendres (1840), sa statue de plâtre réalisée par Cavelier orna l’esplanade des Invalides en compagnie d’autres grandes figures de l’histoire de France faisant escorte à l’Empereur38 (ce qui démontre qu’à ce moment le Breton faisait sans conteste partie du panthéon des héros nationaux). Mais c’est peut-être d’Allemagne, où le premier grenadier avait ses admirateurs, que provint le signal le plus fort de sa « statufiabilité ». En 1837, Louis de Bavière ordonna en effet la restauration du mausolée d’Oberhausen. Sur ce monument que Moreau avait confié à la garde des nations, il fit graver cette inscription tirée d’un chant de la guerre de 1813 : « Celui qui meurt dans une lutte sacrée trouve pour le repos une patrie, même sur la terre étrangère. » La France ne pouvait faire moins bien qu’un monarque étranger…

14Les préfets de Juillet jouaient un rôle important dans la mise en œuvre de la politique du signe orléaniste, en particulier dans le domaine festif39 comme dans celui de la statuaire publique40. C’est l’un d’entre eux, préfet du Finistère, qui fut le maître d’œuvre de la statufication de La Tour d’Auvergne et de la fête d’inauguration.

Le préfet, le maire, les notables, les admirateurs et la statue du premier grenadier

15Germain Boullé était le premier magistrat du département depuis 1836. En bon administrateur orléaniste appliquant la politique symbolique du roi qu’il servait, il se montrait particulièrement vigilant quant aux hommages publics, refusant les projets qui rappelaient par trop 179341 et soutenant, par exemple, un hommage de ses administrés à un notable philanthrope décédé42. C’est lui qui, par une lettre au conseil municipal de Carhaix, engagea ce dernier à voter, le 23 janvier 1838, l’érection d’une statue « à la mémoire du brave Théophile-Malo Corret de La Tour d’Auvergne, Premier Grenadier de France, né à Carhaix43 ».

16Le monument carhaisien voulu par les amis du premier grenadier et ordonné par Bonaparte n’avait jamais vu le jour. Et même si, en 1815, les Fédérés célébrèrent dans la ville une cérémonie militante, il est probable que le souvenir de l’enfant du pays s’y était étiolé. La révolution de 1830 rappela à la petite ville qu’elle avait vu naître un héros. En 1832, le préfet Pasquier autorisa d’ailleurs la municipalité à faire apposer une plaque portant cette inscription sur sa maison natale : « Théophile Malo Corret, dit La Tour d’Auvergne, premier grenadier de France, est né dans cette maison le 23 décembre 174344. » Plus « juste milieu » que son prédécesseur, et également fidèle interprète de la politique mémorielle du régime, Boullé fit rétablir la particule nobiliaire. Le conseil municipal qui justifia sa décision tardive de statufier comprit d’ailleurs bien l’esprit de la volonté préfectorale en disant « [q]ue, voulant se tenir dans la ligne du plus parfait accord avec le gouvernement, il n’avait différé à émettre sa pensée que dans la crainte que cet hommage ne donnât lieu à une fâcheuse et fausse interprétation45 ».

17Si la statue se justifiait dans le contexte général évoqué précédemment, nous émettons l’hypothèse que dans une région où les journées de Juillet réactivèrent le clivage Bleus/Blancs46, et où l’insurrection légitimiste de 1832 ranima le souvenir de la chouannerie47, elle répondait également à un contexte local. Un rapport préfectoral nous apprend en effet qu’en 1833 Carhaix et son canton furent troublés, et que des menaces furent même proférées à l’encontre d’un maire patriote à qui l’on dit « que le premier coup de fusil tiré serait pour lui48 ». Le préfet Pasquier suggéra à cette occasion que dans cette ville stratégique, car située au centre de la Basse-Bretagne, à la croisée de trois départements, on multipliât les patrouilles, et même on installât à demeure une garnison et un commissariat de police. Si, à l’expérience, il s’avéra que, malgré l’attitude hostile de l’aristocratie terrienne, le Finistère ne donnait pas naissance à un légitimisme populaire et organisé comme ailleurs dans l’Ouest49, il n’en demeurait pas moins vrai que les campagnes du Poher étaient largement sous l’influence de grands notables tels les Saisy de Kerampuil et les Jégou du Laz – dont le chef de famille fut d’ailleurs un temps soupçonné par l’administration d’animer une vaste conspiration carliste50. Elles étaient en réalité sous le contrôle des presbytères qui avaient ôté aux châteaux l’initiative de la lutte contre l’orléanisme et la direction effective des populations rurales51. Dans l’arrondissement de Châteaulin, où le clergé était considéré comme le plus hostile du département, le sous-préfet pouvait ainsi écrire en 1831:

« Les cultivateurs de ce pays sont, en général si ignorans, si crédules et si simples, qu’ils n’osent résister aux ordres de leur pasteur, pas même se mettre en opposition avec lui, sur les sujets les moins importans. Ils prennent pour parole d’evangile tout ce qui sort de la bouche du prêtre, parcequ’ils le supposent toujours très instruit sur toutes les matières ; aussi les contes ridicules débités par les prêtres sont répétés et crus, jusqu’à ce que la raison publique, ou le temps n’en aient fait justice52. »

18Il est donc possible et même probable qu’à un moment où le combat symbolique entre Bleus et Blancs pour l’imposition du signe virait à la « guérilla » dans le département53, et plus spécialement dans sa partie centrale, le préfet entendit mener le combat avec une statue plutôt qu’avec une garnison. Ce faisant, il appliquait la recommandation formulée par Mangourit trente-huit ans auparavant : par un monument au héros, répandre un culte parmi les ruraux et ainsi les convertir aux idées nouvelles. Par ailleurs, Pontivyen d’origine et sous-préfet de Napoléonville durant l’Empire, Boullé connaissait mieux que personne le pouvoir de l’urbanisme d’État en pays hostile.

19La décision de statufier prise, il fallait obtenir la collaboration des notables du département. Lors de la session de 1838, le Conseil général du Finistère débloqua la somme de 10 000 francs qui s’ajoutèrent aux 5 000 francs votés par les édiles carhaisiens. Comme c’était l’usage, il fallut former un comité chargé de piloter le projet et de collecter les fonds supplémentaires. Un arrêté préfectoral le constitua au début de 183954. Présidé avec autorité par Boullé, il réunissait des membres de l’administration et des notables. Parmi ces derniers étaient surtout représentés des élus et propriétaires de Carhaix et de l’arrondissement. En faisait également partie un membre de la famille du statufié : Marie-Hyacinthe-Olivier du Pontavice de Heussey, époux de la petite nièce du premier grenadier. La représentation parlementaire finistérienne qui y figurait était chargée de faire jouer son influence dans la capitale. Chrétien Auguste Juncker (1791-1865), qui se révélera un admirateur zélé, y tint un rôle important. Ingénieur des mines, d’origine alsacienne et de confession luthérienne, il appartenait à une famille qui, durant la Révolution et l’Empire, donna plusieurs officiers, dont le général Walther qui combattit – entre autres – dans l’armée du Rhin, et son propre frère, le général Juncker. L’on peut sans trop de risques penser que Juncker cultivait le souvenir des années de gloire. Directeur des mines d’argent et de plomb de Poullaouen, qu’il modernisa55, il était également maire de Poullaouen, situé dans les Monts d’Arrée, et relativement proche de Carhaix. La commune est également mitoyenne de Loc-Maria-Berrien où se trouve le château de La Haye, résidence du couple du Pontavice qui y conservait les archives et les reliques du premier grenadier. L’on peut là aussi supposer qu’il existait entre les deux familles des liens de sociabilité. L’épouse de Juncker réalisa d’ailleurs un portrait de La Tour d’Auvergne jeune d’après un original conservé à La Haye, œuvre exposée au salon de 1839. Juncker mit au service de la commission son réseau de polytechniciens et d’ingénieurs des mines tout comme son autorité sociale de maire et de patron paternaliste56.

20Les élus de Carhaix, sous l’étroit contrôle du préfet, avaient avant la formation de la commission arrêté que la statue représenterait en pied l’effigie du premier grenadier et qu’elle serait en bronze57. Il s’agissait donc d’emblée d’un hommage ambitieux et onéreux, d’autant qu’il fut aussi décidé de la placer sur un piédestal orné de bas-reliefs58. Outre la mise au concours du projet, l’une des tâches principales de la commission était donc son financement. Classiquement, elle ouvrit une souscription. Afin de toucher le plus grand nombre de contributeurs, elle fit imprimer à 3 000 exemplaires une brochure exposant le projet et contenant une notice biographique du statufié. Ces prospectus furent adressés aux ministres, aux dignitaires de l’armée, à tous les préfets de France, à toutes les communes du Finistère, ainsi qu’à différentes unités militaires. Les journaux bretons furent conviés à faire de la publicité et à recevoir les dons dans leurs bureaux.

21La souscription avait une utilité financière, certes, mais aussi idéologique59. Elle faisait en effet appel à la générosité publique et faisait participer le peuple, ici à la construction de son environnement urbain et à la diffusion du message que la statue véhiculait. Elle était également une forme d’association pour la réalisation d’une œuvre commune à la réalisation de laquelle chacun contribuait selon ses moyens. Même si, de fait à ce moment du xix^e siècle français, elle s’adressait d’abord à la bourgeoisie culturellement outillée pour être touchée, elle avait déjà dans son principe quelque chose de démocratique.

22L’appel rédigé en faveur de la statue de Carhaix était bref : « La Commission fait avec confiance appel aux français. Comme citoyen, comme soldat, comme savant, La Tour d’Auvergne a mérité l’admiration et la reconnaissance : le citoyen, le soldat, le savant voudront honorer sa glorieuse mémoire en inscrivant leur nom au nombre des souscripteurs, dont la liste sera publiée60. » La souscription était adressée à tous les Français et non seulement aux Bretons, manière de situer le célébré dans le panthéon : c’était un héros national que l’on allait statufier. Son exemplarité était triple, sa grandeur d’autant plus vaste. Étaient ainsi concernés les soldats, les savants et les citoyens, c’est-à-dire finalement tout le monde. On retrouve les deux mots justificatifs de la statufication du grand homme au xix^e siècle : « admiration » et « reconnaissance », et donc l’idée que la souscription était le contre-don des vivants à ce dernier (il a « mérité »). Tout à la fois impératif (« voudront ») et persuasif (par la « personnalisation » qu’induit l’utilisation de trois catégories précises d’individus et la « confiance » qui anime la commission quant au résultat), l’appel cherchait d’ailleurs à susciter le sentiment du devoir. La promesse faite de publier les noms des souscripteurs pouvait satisfaire la vanité de certains mais surtout consacrait l’adhésion au projet et à travers lui au héros et à ce qu’il représentait : « Le souscripteur qui “apporte sa pierre au monument” (formule consacrée et chargée de sens) devient lui-même comme une pierre de ce monument. Il fait désormais corps avec lui comme il fait corps avec le statufié, auquel il « vole » une petite part des hommages qui lui sont destinés61. »

23La liste des souscripteurs a été conservée62. Même si l’origine géographique et la profession ne sont pas toujours mentionnées et si la dernière page est en partie déchirée, complétée par d’autres sources elle s’est avérée parlante.

24L’opération permit de rassembler la somme de 25 027 francs, 10 027 si l’on retranche les subventions de Carhaix et du département, 6 577 si l’on enlève également la contribution du roi, du prince de Joinville et des ministères concernés : ce fut un succès63. Sauf pour les contributeurs les plus cossus, le don se limita le plus souvent à une somme modique. On compte en tout 456 souscriptions, mais ce chiffre ne correspond pas au nombre réel de donateurs, plusieurs offrandes étant indiquées de cette façon : « chambre de lecture de Pontivy : 73 francs », « équipages de ligne, Brest : 58 francs », « commune de Plouigneau, souscription des habitants : 30 francs », etc. Dans chacun de ces cas, la somme incluait plusieurs dizaines de personnes. Elle oublie par ailleurs certaines souscriptions tardives, telle celle du 46^e d’infanterie qui rassembla 1090, 72 francs64, ou encore celle levée par la Feuille d’annonces de Morlaix65.

25Les souscripteurs des départements extra-bretons furent peu nombreux. Ils souscrivirent surtout du fait de leur fonction, officier supérieur ou préfet, par exemple, ou des liens avec le satufié (le général Moncey, ancien de l’armée des Pyrénées, le capitaine Suchet, qui combattit avec La Tour d’Auvergne, Pierre David, les officiers, sous-officiers et soldats du 46^e), ou encore avec des membres influents de la commission (Juncker).

26C’est donc surtout la Bretagne qui répondit présente et, hormis les militaires cantonnés dans la région, le Finistère plus spécialement. Les villes et gros bourgs de Cornouaille, Quimper et Quimperlé en premier lieu, furent les plus prodigues. La Haute-Cornouaille, que l’on attendait au premier rang, sauf Carhaix et Poullaouen fut plutôt silencieuse. Exceptés Morlaix, Landerneau, ainsi que les personnels civils et militaires du port de Brest, la partie septentrionale du département se montra relativement discrète. Le conseil municipal de Brest n’alloua même pas une modique subvention. La profession des souscripteurs n’est pas souvent indiquée mais, hormis les simples soldats et matelots, ils provenaient pour la plus grande partie de la bourgeoisie urbaine et bourgadine.

27La souscription collectée par la Feuille d’annonces de Morlaix, journal animé par Alexandre Lédan, est à cet égard parlante. Parmi les souscripteurs ayant indiqué ou permis de supposer leur état, nous avons en effet relevé des officiers ou sous-officiers d’active (9), des vétérans (2), des propriétaires (9), des hommes de loi (3), des hommes de lettres (2), des professions médicales (4), des élus et/ou officiers de la garde nationale (4, dont le député de l’arrondissement et le maire de Morlaix), des marchands, fabriquants ou commerçants (5), des retraités de la fonction publique (2), un receveur de l’hospice civil, un receveur de l’enregistrement, un commis voyageur. Sauf deux parisiens et un Angoumois, tous les souscripteurs étaient de Morlaix et des communes environnantes. Parmi les donateurs faisant état de leur profession, un seul appartenait au monde rural et brittophone : Jean Poupon, chanteur aveugle en langue bretonne qui souscrivit pour 15 centimes.

28Cette géographie et cette sociologie de l’admiration furent en partie le résultat de l’action de certains acteurs qui, par leurs réseaux, leur autorité ou leur journal, réussirent à produire l’imitation, voire l’émulation. C’est le cas de Juncker, à l’origine de la collecte de 436, 50 francs. La liste des souscripteurs montre en effet que contribuèrent les actionnaires de la compagnie des mines de Poullaouen (300 francs), des ingénieurs et élèves ingénieurs66 du corps des mines, les cadres, contremaîtres et employés du site de Poullaouen (mais pas les ouvriers dont les bras seront cependant requis pour la construction du socle et l’acheminement de la statue), le conseil municipal dont Juncker était le premier magistrat, enfin l’instituteur de l’école de la mine. C’est le cas aussi de Boullé que ses subordonnés de la préfecture imitèrent et dont on peut supposer qu’il fit jouer ses attaches pontivyennes et briochines. Armand Duchatellier et Alexandre Lédan, directeurs du Quimpérois et de la Feuille d’annonces de Morlaix, eurent aussi une grande influence comme le démontre le cas du second.

29Dans les mois qui précédèrent la fête d’inauguration de la statue, le journal morlaisien rassembla la somme de 341 francs versée par 105 souscripteurs (graphique 1). Le seul mois de mars vit trois-quart des donateurs donner près de 80 % de la somme finalement récoltée. Stimulé par les articles nombreux sur le héros et la fête à venir des deux journaux locaux – celui de Lédan ainsi que l’Écho de Morlaix –, mais aussi par la publication hebdomadaire des nouvelles listes de souscripteurs, un phénomène d’imitation se produisit. L’on constate ainsi que les trois pharmaciens contribuèrent au même moment pour la même somme d’un franc et que des habitants de Landivisiau et de Lanmeur firent de même67. Le don était le plus souvent modeste, n’excédant pas dans plus de la moitié des cas la somme d’un franc (tableau 3). La souscription produisit aussi une émulation. Ainsi, des habitants de la commune proche de Plouigneau ouvrirent leur propre souscription qui rassembla 30 francs. La publicité donnée aux listes obligea les plus aisés et/ou ceux qui exerçaient une fonction élective ou honorifique à faire un don de nature « évergétique » en rapport avec leur richesse et leur état social68.

Graphique 1. – La souscription pour la statue de La Tour d’Auvergne dans la Feuille d’annonces de Morlaix.

Tableau 3. – Les sommes versées à La Feuille d’annonces de Morlaix pour la souscription à la statue de La Tour d’Auvergne.

30Quant aux militaires obéissant à la discipline et à l’esprit de corps, ils souscrivirent par obéissance et conformisme69, ce qui n’excluait d’ailleurs pas le respect et l’admiration pour les grands aînés, valeurs essentielles de la culture militaire ainsi que nous aurons l’occasion de le constater.

31Dans « l’événementialisation » de la statufication de La Tour d’Auvergne et de la fête d’inauguration à venir, la presse joua donc un rôle important. Elle rendit en effet régulièrement compte des décisions de la commission et alimenta la querelle suscitée par le choix du sculpteur. Elle se fit aussi pédagogue en présentant le héros à son lectorat. Ainsi, au début de l’année 1839 le Quimpérois lui consacra un feuilleton70. L’Écho de Morlaix, lui, offrit à ses abonnés un fac-similé d’une lettre autographe de La Tour d’Auvergne ornée d’une gravure à sa gloire (ill. 19). De 1837, date de la première décision de justice, à 1841, les journaux prirent également fait et cause dans le long combat judiciaire qui opposa la nièce du héros, Madame Guillard de Kersauzie, puis sa petite-nièce, Madame de Pontavice du Heussey, aux La Tour d’Auvergne-Lauraguais, et qui portait sur la propriété des reliques confiées aux derniers par la Restauration. Quelques semaines avant l’inauguration de la statue, le dénouement de cette affaire apporta à la mobilisation un surcroît d’affect – le retour des restes du héros dans sa famille et en Bretagne – et de symbolisme – une nouvelle reconnaissance des braves et de la gloire que la Restauration avait niés71 – conforme à l’esprit de Juillet et qui s’alimentait de l’émotion encore vive provoquée par le récent retour des Cendres. À l’approche de la fête, en vers comme en prose, colonnes et rez-de-chaussée dédiés au héros et à sa commémoration se multiplièrent. Les journaux brestois, jusque-là en retrait, se mirent de la partie, par exemple l’orléaniste Armoricain.

Fig. 14. – Portrait de la Tour d’Auvergne, gravure, 1839.

Source : L’Écho de Morlaix, 29 juin 1839.

32La statufication suscita par ailleurs une importante production éditoriale. Les disciples du commémoré encore en vie témoignèrent à nouveau de leur admiration, par exemple Johanneau72 et Villenave73. Mais surtout, la légende du premier grenadier quitta le format de l’éloge et de la notice pour celui désormais plus gratifiant de la biographie, révélateur d’une singularisation achevée. Dans les semaines précédant la grande fête de Carhaix parurent quatre livres relevant de ce genre. Tous étaient des biographies « autorisées » par la commission et/ou la famille du Pontavice. Dubreuilh, rédacteur de la Vigie du Finistère, et Buhot de Kersers, tous deux Bretons et liés aux Pontavice – le deuxième par les liens de famille –, ainsi que Gaudry74, avocat parisien qui plaida avec succès contre les Lauraguais, eurent accès aux papiers de La Tour d’Auvergne conservés à La Haye. Ce privilège fut par chacun présenté comme un gage d’authenticité. Dubreuilh était la plume de la commission et du préfet. Enfin Calohar, avocat et officier de la garde nationale à Paris, d’origine carhaisienne et apparenté à un membre de la commission, écrivit lui aussi une vie du héros75. À ces quatre biographies achevées au moment des festivités, il est possible d’ajouter celle du Nantais Priou écrite certes quelques mois plus tard mais s’inscrivant dans la même dynamique commémorative76. À la biographie s’ajouta le roman. Dans les Mémoires d’un sans-culotte breton, Émile Souvestre fit en effet du premier grenadier un personnage fictionnel – statut là aussi nouveau, si l’on excepte le théâtre, et tout aussi révélateur que la biographie77. Dubreuilh, plume du préfet Boullé, présenta un La Tour d’Auvergne louis-philippard ami de l’ordre et de la liberté78. Celui du légitimiste Buhot était noble, catholique et royaliste79. Enfin, celui de Souvestre était un républicain démocrate qui consentit à la Terreur, tout en la regrettant, avec la conviction qu’elle était imposée et provisoire80. Le moment discursif sur le héros inauguré en 1838, et qui atteignit sa pleine intensité en 1841, révéla donc un héros plastique et potentiellement syncrétique qui plaisait à la gauche, à la droite et au centre81. Cette plasticité fit également de son appropriation un enjeu comme la suite le démontrera à l’envi.

33Le discours sur le héros passa également par d’autres initiatives. Nombre de poètes, souvent amateurs, rimèrent pour appeler les Bretons à admirer le héros national ; nous nous y attarderons. Le préfet Boullé, qui entendait commémorer également le savant, mobilisa le monde érudit pour traduire une inscription en breton qui serait gravée sur le socle82.

34Cette « parole de gloire83 » mobilisait et conditionnait également pour la fête d’apothéose à venir. Alphonse Dupront a noté ce lien existant entre hagiographie et ferveur pèlerine84.

35Plus que l’action propagandiste du baron Boullé, c’est l’admiration en tant que phénomène social et ici en tant que mobilisation, avec ses indispensables activistes, qui permet de comprendre ce moment « latourolâtre ». Les cas d’Alexandre Lédan et d’Alexandre Duchatelier peuvent servir d’exemples.

Dire l’admiration et imaginer la fête par la poésie

36Au xix^e siècle, statuomanie et métromanie85 faisaient bon ménage. Lors des cérémonies d’inauguration, il y avait obligatoirement une cantate entonnée et/ou un poème déclamé86. L’admiration est en effet un sentiment « qui s’exprime et s’éprouve87 ». La poésie thuriféraire, souvent appelée « tribut » ou « fleur », était aussi l’un des dons convenus que la dette contractée envers le héros appelait en retour. À ce titre, peu importait la qualité esthétique des vers. Ce qui comptait, c’est qu’ils chantent les vertus et les exploits du célébré, qu’ils soient déclamés dans les circonstances idoines et selon les codes en usage, qu’ils provoquent ainsi l’effet recherché chez l’émetteur comme chez les récepteurs88.

37L’apothéose carhaisienne du premier grenadier suscita une importante production rimée. Armand Duchatellier – sur le cas duquel nous reviendrons – et le jeune Émile Beysselance y contribuèrent fortement en proposant en janvier 1841 de tresser une Couronne poétique au « Bayard breton ». À en croire Duchatellier, de nombreux poètes répondirent à l’appel. Nous n’avons, quant à nous, trouvé dans ses archives que 21 contributions89. C’est par voie de presse, principalement, et par l’activité d’acteurs particulièrement impliqués, que les quelques « fleurs » de la couronne furent réunies.

38Sauf Brizeux et le « perruquier-poète » Jasmin, ainsi que quelques jeunes gens aspirant à une carrière d’homme de lettres90 et trois écrivants de profession, tous étaient des poètes du dimanche. Par le lieu de résidence ou par l’origine familiale, ils étaient pour la plupart Bretons. À l’exception de Brizeux, cependant, aucun des nombreux épigones de Lamartine et Hugo que comptait alors la province ne contribua à la couronne91. L’entreprise se voulait politiquement œcuménique. Pourtant, à l’exception d’un poète-gentilhomme dont les vers font l’apologie d’une société rurale traditionnelle et chrétienne, ce que le propos poétique ou les informations biographiques révèlent à propos de la plupart des collaborateurs, c’est une coloration libérale-orléaniste ou libérale-républicaine.

39Parmi ces versificateurs, Alexandre Lédan fut sans doute le plus « latourolâtre ». Il fut également celui qui croyait le plus à la capacité des vers à toucher le peuple et, ici, à étendre l’admiration. Imprimeur et rédacteur de la Feuille d’annonces de Morlaix, qu’il fonda en 1830, Lédan était en effet un prolifique auteur de chansons en langue bretonne sur feuilles volantes92. La chanson, lorsqu’elle portait sur un événement comme une fête de souveraineté, la célébration d’un grand homme, ou tout simplement un fait divers, devenait une adaptation des articles du journal à destination des ruraux bretonnants. Bleu qui servit dans une colonne mobile au temps de la guerre civile et qui adhéra plus tard au régime de Juillet, également défenseur de la langue celtique, il plaça très haut La Tour d’Auvergne dans le panthéon des grands Bretons93. On l’a vu, il se fit l’un des meilleurs entrepreneurs de cause de la statufication du premier grenadier en entretenant dans sa ville la dynamique de la souscription. Il proposa également sa traduction de l’inscription qui devait figurer sur le socle de la statue et que la commission avait voulue bilingue94. Il soutint le projet de la couronne qu’il alimenta certainement en poèmes en faisant jouer ses réseaux et à laquelle il apporta sa propre « fleur ». Pris par l’effervescence et persuadé qu’il avait un rôle important à tenir en tant que médiateur culturel, il se mit à versifier à tout va. Sur l’air de la Marseillaise, il composa tout d’abord un éloge du premier grenadier avec le projet de le chanter face à la statue95. Très en verve, il célébra l’arrivée de la statue à Morlaix96. Comme le bruit de la venue à Carhaix du général Cambronne circulait, il associa en vers les héros d’Oberhausen et de Waterloo97. Présent à Carhaix, d’où il ramena un long reportage, il donna de sa personne pour jouer le rôle de pédagogue qu’il s’était assigné : faire connaître et aimer La Tour d’Auvergne aux paysans bas-bretons. Il chanta lui-même ses compositions et se fit le colporteur des feuilles volantes sur lesquelles il les avait imprimées. Il traduisit enfin en breton et imprima les discours du préfet et du général commandant la région. Un an après, il se rendit à nouveau à Carhaix pour écouler d’autres couplets à la gloire de son grand homme et de Cambronne qui venait de décéder98.

40Les poèmes étaient tous encomiastiques et souvent didactiques – parfois jusqu’à comporter des notes. Pour dire l’héroïcité de La Tour d’Auvergne en racontant sa légende, ils puisèrent de toute évidence dans les éloges funèbres de l’an VIII et les monuments de papier de la Restauration.

41Leur autre point commun est qu’ils cherchaient à imaginer la fête à venir. Ils traduisent en effet l’effervescence qui préluda à la fête qui devait la porter à son comble. L’effervescence est d’abord sonore avec la rumeur de la foule, le battement des tambours et le son des trompettes, la canonnade, les chants, la lyre des poètes… Elle est aussi visuelle avec les drapeaux, les feux, les flambeaux… Elle est mouvement avec les admirateurs qui convergent vers Carhaix et sa statue. La foule se transforme alors en société pèlerine et entre en communion par la pratique de l’admiration :

« Er gear ma voa ganet, er gear a Guarahes / « Dans la ville où il est né, dans la ville de Carhaix vo ur solemnite ha na veljomp james. / il y aura une solennité que nous ne vîmes jamais. Statu La Tour d’Auvergne a vo eno savet / La statue de La Tour d’Auvergne y sera élevée gant ul lid burzudus a rai d’an oll cavet / avec une liesse magnifique qui fera à tous avoir ur joa eus ar vrassa, en eur velet penos / une joie des plus grandes, en voyant comment Vo rentet en deiz-se henor d’ar güir harros99 ». / Sera rendu ce jour-là honneur au vrai héros100. »

42Presque toujours les « pèlerins » sont les Bretons, mais aussi les soldats et les vétérans. Ces derniers viennent s’acquitter d’une dette envers leur ancien frère d’armes et ils sont à cette occasion mis à l’honneur. Si les vivants sont conviés, les aïeux sont aussi présents. Enfin, la nature contribue à sa façon à l’apothéose : le temps est forcément resplendissant.

43La statue constitue un temps fort de beaucoup de poèmes qui, souvent, furent construits pour y aboutir. Une idée plusieurs fois exploitée, par exemple par Brizeux, est celle par son truchement du retour du héros au pays natal après le long exil en Allemagne. Le bronze est bien évidemment réussi. Il est même, par exemple avec Madame Lando, doté d’un pouvoir théophanique. L’image permet de ce fait la rencontre entre le modèle et ses admirateurs qui expriment leur admiration par une gestuaire (on se découvre, on s’agenouille, on prie, les soldats présentent les armes), par l’émotion (les larmes), par l’oblation (l’éloge, la poésie, les fleurs). La statue est forcément agissante : elle inspire ses adorateurs et crée la filiation. À l’exception du poème de Julien de Rouffigny qui sent son légitimiste boudeur, ce qui frappe c’est la convergence des discours. La fête des poètes ne fut en effet pas si imaginée que cela. Elle est parfaitement conforme aux attendus de la fête orléaniste d’admiration. L’effervescence festive mise en vers avait d’ailleurs été largement annoncée par les organisateurs et fabriquée par la presse101.

44À travers le héros et sa fête, ce que les poèmes célèbrent, c’est aussi la petite patrie bretonne. Topos de ces poèmes, la Bretagne est une pépinière de héros et La Tour d’Auvergne s’inscrit dans cette généalogie glorieuse. Cette élite témoigne des vertus collectives de la population. Les Bretons sont pour cette raison prédisposés à l’admiration. On ne doute d’ailleurs pas qu’ils se voueront au culte du premier grenadier et afflueront à Carhaix. Même si elle est répétée, l’exaltation de la Bretagne et de ses habitants va cependant rarement au-delà des ethnotypes et stéréotypes alors en cours, comme chez Colonjon :

« Je ne suis pas Breton mais j’aime vos rivages
Et votre sol sacré, peuplé de fiers visages,
De nobles cœurs et de bras forts…
J’aime vos longs cheveux aux tresses ondoyantes,
Et vos anciens chateaux [sic] aux tourelles croulantes
Et la vague qui bat vos bords…
Je ne suis pas Breton mais j’aime l’Armorique,
J’aime ses monuments et sa langue celtique
Et sa noble simplicité
Et les exploits fameux de ces nouveaux alcides
Duguesclin, Dugai-Trouin [sic], tous héros intrépides,
Tous nés pour l’immortalité102 !… »

45S’ils sont sollicités, les Bretons – entendus comme les paysans brittophones – sont des êtres relativement abstraits. Ils ne sont en effet que des figurants et la Bretagne est un décor. Ainsi le Brestois Bizet, qui versifia dans le journal L’Armoricain, appela les Bretons à affluer à Carhaix. Mais il le fit en français académique dans un journal lu par la seule bourgeoisie bleue. Il supposa naïvement que les ruraux étaient de par leur foi prédisposés à l’admiration des grands hommes103. Même Lédan, défenseur de la langue bretonne et de ses locuteurs, qui travaillait à répandre l’admiration pour le premier grenadier, estima que les chanteurs uniquement bretonnants et illettrés, de surcroît aveugles, auxquels il confiait habituellement ses couplets, étaient « incapables de […] chanter avec dignité104 » les vers qu’il comptait offrir à la statue.

L’exemple d’un entrepreneur de cause : Armand Duchatellier

46Vivant à Quimper, où il s’installa au début de la monarchie de Juillet après avoir échoué dans une carrière d’homme de lettres parisien105, Armand Duchatellier se reconvertit dans l’érudition jusqu’à s’imposer dans l’Ouest comme l’un des représentants de la « province antiquaire106 ». Sa fortune était devenue suffisante pour lui permettre de fonder le journal Le Quimpérois (1838) dont il devint le rédacteur107.

47En 1838, lorsque fut lancé le processus de statufication de La Tour d’Auvergne, il était l’un des bourgeois en vue du chef-lieu du Finistère. Son journal et sa sociabilité érudite l’avaient également bien inséré dans les élites du département et de l’Ouest. Auteur d’une pionnière – et pour certains dérangeante – Histoire de la Révolution en Bretagne (1836), il ne cachait pas ses opinions orléanistes108. Ses travaux sur la Révolution comme ses convictions en exaspéraient plus d’un. Son côté vibrionnant également, jusque dans son propre camp109.

48Admirateur, Duchatellier l’était. Mais ses grands hommes étaient les administrateurs du département du Finistère guillotinés en 1794 pour lesquels il se dépensait sans compter depuis son retour en Bretagne afin de leur faire ériger un monument110. Quant à La Tour d’Auvergne, érudit de la Révolution, fils de Bleu et Bleu lui-même, Duchatellier le connaissait, bien sûr111, mais pas assez toutefois pour éviter de grossières erreurs factuelles112. Pourtant, malgré la fin de non-recevoir que le préfet Boullé et le conseil général lui opposèrent concernant son projet de monument aux vingt-six administrateurs, et le choix qu’ils firent concomitamment de célébrer le premier grenadier, Duchatellier ne fut pas rancunier. Il se fit même dès lors un ardent propagandiste de la commémoration à venir113.

49Peut-être se rêva-t-il d’ailleurs en vedette de celle-ci. Non seulement il multiplia les articles laudateurs sur le héros, servit la souscription, flatta la commission, entendit peser sur le choix du sculpteur, mais il s’imagina comme l’auteur de la biographie de référence du commémoré. Se souvenant de ses lointains débuts de poète, il lança également, on l’a dit, le projet d’une couronne poétique. Accompagné d’Eugène Suc, le statuaire dont il soutenait la candidature, il accomplit même un pèlerinage à Carhaix et à La Haye sur les traces des derniers témoins ainsi que des reliques et des archives du premier grenadier114.

50Et pourtant, ses projets virèrent tous au fiasco. La famille du Pontavice, après lui avoir donné accès aux papiers de l’ancêtre, cessa toute collaboration et choisit d’autres biographes. Duchatellier se permit en effet de sa propre initiative de demander la grâce du frère de Madame du Pontavice, le capitaine de Kersauzie, activiste républicain croupissant alors dans les geôles du château de Brest. Il se mit aussi à dos le préfet qui lui rétorqua sèchement que pour obtenir le pardon, il fallait que le prisonnier le sollicite lui-même et reconnaisse ses erreurs. Plusieurs années après, revenant sur ses déconvenues, Duchatellier écrivit : « Ce fut là mon premier et mon plus douloureux échec115. »

51Dans la liste de ces derniers, il y eut aussi l’hommage poétique qui ne parut jamais. Outre que l’opération fut engagée trop tardivement, l’appel lancé aux poètes n’eut en effet pas le succès escompté. Sauf Brizeux et Jasmin – et encore, ces derniers positionnés dans les sous-champs de la poésie régionaliste et populaire –, aucun des poètes reconnus pressentis ne répondit présent. Duchatellier, qui se flattait de l’avoir fréquenté au temps de sa jeunesse romantique116, avait pourtant imprudemment garanti la « fleur » de Victor Hugo117. Plusieurs contributeurs se montrèrent également susceptibles quant à leur association avec d’autres collaborateurs118. Bien que présenté dans une autre couronne comme « une œuvre nationale et populaire qui ne se caractérise pas par le mérite littéraire mais par la gloire qu’elle célèbre et le sentiment d’admiration qui l’anime119 », le tribut poétique au héros n’était de toute évidence pas si désintéressé. Chez les acteurs, depuis l’éditeur jusqu’aux poètes, et parmi ceux-ci les consacrés comme les rimailleurs, l’admiration coexistait avec le souci de sa position dans le champ littéraire chez les premiers ou, tout simplement, avec son orgueil, ses inimitiés ou ses convictions politiques chez les seconds.

52Lors d’« excursions archéologiques120 » dans le Finistère, d’autres antiquaires avaient déjà reconnu dans La Tour d’Auvergne l’un des grands hommes de la région121. Le culte du grand homme local et la statuomanie associée qui s’imposèrent durant la monarchie de Juillet faisaient des érudits locaux des experts, acteurs majeurs de tout projet de statufication122. L’opération lancée par Boullé mettait donc d’une certaine façon en jeu le statut et la crédibilité du Quimpérois au sein de la galaxie antiquaire finistérienne et bretonne123. L’on peut aussi supposer que pour un homme ambitieux qui aspirait à la notabilisation – il se présentera vainement à la députation en 1842 – et qui mettait son journal au service de ses ambitions124, le zèle au service du « localisme officiel125 » promu par le régime et l’admiration ostensible pour le premier grenadier pouvaient en retour enrichir son capital réputationnel126. Si de ce point de vue l’entrepreneur de cause échoua, ses diverses initiatives participèrent cependant incontestablement au succès de la commémoration.

53L’admiration n’est jamais un sentiment totalement désintéressé, avons-nous constaté. Elle n’est pas non plus irénique. L’exemple suivant, où il sera question de clientélisme, de fierté locale ainsi que d’enjeux politiques, va à nouveau l’illustrer.

Querelles pour un statuaire

54Dès l’annonce de la statufication, plusieurs artistes offrirent leurs services127. Mais la commission avait décidé de ne pas soumettre le monument au concours. Elle voulait confier directement sa réalisation à un sculpteur reconnu. David d’Angers, expert dans la statuaire des grands hommes, et alors au summum de sa gloire, fut naturellement pressenti. Mais ce dernier déclina l’invite et suggéra le nom d’Eugène Suc128. Forte de cet adoubement, la candidature du jeune statuaire fut également poussée par la gauche libérale et républicaine de Nantes, sa ville de résidence, et du Morbihan, son département natal. Adolphe Billault, Ange Guépin et Camille Mellinet, en particulier, se firent ses protecteurs. Outre l’interconnaissance entre bourgeois nantais, le jeune sculpteur inspiré par la Bretagne129 et le milieu libéral et saint-simonien nantais de la « Réunion de l’Ouest130 » avaient en partage la même sensibilité régionale. C’est l’argument qui fut mis en avant : le monument devait être confié à un statuaire breton, seul apte à saisir et restituer la vérité d’un autre Breton. La Feuille d’annonces de Morlaix d’Alexandre Lédan et le Quimpérois d’Armand Duchatellier, en contact avec les Nantais, se firent les porte-parole de ce point de vue :

« Mon cher Monsieur Duchatellier, écrivit Adolphe Billault, je viens vous recommander instamment à votre bonne influence sur l’autorité départementale du Finistère le choix de Monsieur Suc pour l’exécution de la statue de votre Tour d’Auvergne. Vous connaissez sans doute la réputation de ce statuaire distingué. C’est au ciseau breton qu’il faut confier nos gloires bretonnes plutôt que d’aller demander leur image à l’industrialisme mercantile des artistes parisiens…131 »

55Mais alors que la commande semblait acquise au Nantais, tout fut remis en cause par la commission qui, après avoir auditionné l’impétrant et examiné ses statuettes en plâtre, décida de tout suspendre132. Comment interpréter cette volte-face ? Qualités artistiques du projet présenté effectivement insuffisantes ? Interprétation plastique du personnage inadéquate aux yeux du jury ?… Quelques mois plus tard, un nouveau candidat fit connaître ses ambitions. Il s’agissait du sculpteur d’origine italienne Carlo Marochetti. Ce dernier était un artiste consacré et même officiel auquel le régime de Juillet avait confié plusieurs commandes sensibles dont le bas-relief pour la bataille de Jemmapes – thème louis-philippard par excellence – décorant l’Arc de l’Étoile, et bientôt le tombeau de Napoléon aux Invalides – commande finalement annulée après deux déclinaisons, l’une et l’autre trop critiquées133. Malgré les partisans de Suc qui s’indignèrent « qu’on puisse laisser un étranger venir inscrire son nom sur un monument destiné à une illustration bretonne134 », la commission arrêta définitivement son choix sur Marochetti. Selon David d’Angers, le sculpteur orléaniste dut cette faveur au patronage de Thiers135.

56Si bon gré mal gré les partisans finistériens du Nantais finirent par se plier à cette décision, il n’en alla pas de même pour les chefs de file de la gauche nantaise et morbihannaise. Selon Billault, Marochetti avait joué de sa fortune pour court-circuiter le jeune Suc en offrant de travailler gratuitement136. Guépin se montra particulièrement virulent dans deux articles du National de l’Ouest et de la Vigie du Morbihan, véritables pamphlets contre Marochetti et surtout contre le régime de Juillet : ses hommes – ici le préfet Boullé avec « sa » commission de « bourgeois » – et ses combines137. En réponse à ce crime de « lèse-Bretagne », la presse nantaise ne relaya pas l’appel à la souscription – qui eut de ce fait peu de succès en Loire-Inférieure –, et par la plume de Camille Mellinet elle appela à boycotter la fête d’inauguration :

« Les Nantais se sont sentis blessés dans leur sentiment de nationalité, lorsque le doute ne leur a plus été permis sur le nom que devait porter le socle du monument élevé à l’illustre soldat de la Bretagne et au premier grenadier de France, quand ils se sont dits que la statue de La Tour d’Auvergne serait signée d’un nom étranger […]. Et le talent manquait-il parmi nos sculpteurs bretons ? Non, il y avait amplement à choisir, et l’on n’a su que céder à l’intrigue parisienne.
Que ceux qui ont approuvé ce crime de lèze-Bretagne célèbrent la fête, puisqu’ils la croient complète avec l’œuvre de M. Marochetti ; mais qu’ils ne s’étonnent pas si notre ville reste calme et froide en face d’un bronze qui ne dit rien à leur cœur, mais non, Dieu merci, envers le héros qu’on croit faire revivre dans l’image où ses anciens frères d’armes ne le reconnaissent pas eux-mêmes.
Nous l’avouons donc, sans aucun détour, la cérémonie d’inauguration de la statue de La Tour d’Auvergne à Carhaix, par M. Marochetti, n’a pas nos sympathies, parce que nous nous indignons qu’un nom étranger s’inscrive sous la plus grande figure nationale de notre France. Ce n’est pas après l’avoir répété hautement, que nous nous associerons à une injustice138. »

57Avec pour prétexte une statue et une fête d’apothéose, par le don financier, par l’hagiographie et la métrique, sous la houlette de la commission et avec le relais de la presse, en trois ans seulement, et plus spécialement durant les derniers mois, naquit en Bretagne une fièvre commémorative qui mobilisa en produisant émotion, imitation, émulation, et qui conditionna pour la fête à venir. Même si les temps bourboniens furent en réalité un moment très important dans la fabrication de sa gloire, c’est bien sous la monarchie de Juillet que La Tour d’Auvergne accéda officiellement au rang de héros national et qu’il commença sa carrière de grand homme de la Bretagne comme en témoigne encore l’onomastique des rues (cartes 1 et 2). Après avoir d’abord bénéficié d’un premier élargissement dû au dynamisme de l’édition sous la Restauration139, c’est à ce moment-là que l’admiration pour sa personne toucha un large public.

Carte 1. – Les communes du Finistère possédant une rue, une place, etc., La Tour d’Auvergne (2018).

Carte 2. – Les chefs-lieux d’arrondissement de Bretagne sous la III^e République possédant une rue, une place, une caserne, etc., La Tour d’Auvergne (2018).