1Dans le chapitre précédent, nous avons déjà pu distinguer des « cercles de la reconnaissance » qui, du vivant même de La Tour d’Auvergne, reconnurent sa singularité. Il s’agit de ses pairs de l’armée, de ceux du pouvoir que l’état de guerre avait constitués en tant que tels (des conventionnels en mission jusqu’au ministre de la Guerre de Bonaparte), et enfin de ceux du monde intellectuel qui le reconnurent en l’an V. Nous avons également évoqué à travers le statut de la célébrité la reconnaissance du public. Afin de mieux identifier ces quatre cercles, nous nous proposons à partir de maintenant de reconstituer le réseau relationnel de La Tour d’Auvergne au temps du Directoire et du Consulat.

2En un temps relativement court, à un âge déjà avancé, sans stratégie délibérée, et même, nous l’avons vu, en pratiquant la fuite, paradoxalement La Tour d’Auvergne se trouva placé au centre d’un réseau relationnel relativement dense couvrant plusieurs champs : celui de la culture, redevenu autonome depuis Thermidor1, celui de l’armée, de plus en plus émancipée du pouvoir politique et qui imposait chaque jour davantage ses hommes, ses intérêts et ses valeurs à la société toute entière, enfin celui du pouvoir. Les lignes qui vont suivre chercheront à faire émerger de ce réseau les différents acteurs. Il s’agira également d’en faire ressortir ceux qui jouèrent un rôle important dans la fabrication de l’admiration, d’y localiser les noyaux où purent se faire les rencontres, de cerner la nature des échanges s’y produisant, de qualifier la motivation de ces derniers, depuis l’intérêt jusqu’à l’admiration, ceci afin de comprendre comment a pu s’opérer de son vivant la mise sur un piédestal du « brave et savant La Tour d’Auvergne ». Pour ce faire, le chapitre partira d’un exemple : celui des relations établies entre La Tour d’Auvergne et le jeune Dupin de Francueil. À partir des informations et indices collectés dans la correspondance de La Tour d’Auvergne, dans les éloges qui suivirent son décès, enfin dans les mémoires d’acteurs l’ayant connu, nous élargirons à l’ensemble des relations de La Tour d’Auvergne. La focale sera dans un dernier temps placée sur un admirateur au confluent des trois champs susnommés et qui joua, pensons-nous, un rôle important dans la transmutation somme toute très rapide d’une « figure d’exception » en « modèle ».

La Tour d’Auvergne et le père de George Sand

3En 1855 paraissait Histoire de ma vie de George Sand. Récit autobiographique, l’ouvrage était également une dette payée à un père trop tôt disparu, dans la mémoire et l’admiration duquel l’écrivaine grandit. Elle le fit en quelque sorte revivre en publiant sa correspondance conservée dans les archives familiales. Place de la figure paternelle disproportionnée dirent d’aucuns, si ce n’est qu’à travers les désillusions du jeune républicain après Brumaire et dans les premières années de l’Empire, c’est aussi l’auteur qui méditait sur l’échec de sa propre génération républicaine en 18482. Les débuts dans la carrière militaire du jeune Maurice Dupin de Francueil se firent sous le parrainage de La Tour d’Auvergne auquel le jeune protégé voua dès le départ une grande admiration jusqu’à en faire son modèle3. Les quelques lettres évoquant cette amitié surprenante entre un quinquagénaire fuyant la gloire et son cadet de 30 ans aspirant à la conquérir permettent d’avoir une première idée du réseau relationnel de La Tour d’Auvergne et de l’influence que lui valait sa notoriété. Il convient toutefois d’utiliser ce matériau épistolaire avec une certaine distance, les lettres paternelles ayant été souvent retouchées et pour certaines écartées par une fille hagiographe cherchant à donner de son père l’image romantique d’un jeune homme à la fois artiste et guerrier4.

4C’est à la fin de l’an VI (septembre 1798) que le père de George Sand, alors âgé de 20 ans, rencontra La Tour d’Auvergne. La loi Jourdan venait juste d’être votée et le jeune homme se trouvait par conséquent soumis à la conscription. Bien qu’appartenant à la vieille aristocratie d’Ancien Régime par sa mère, fille naturelle du maréchal de Saxe, et malgré l’emprisonnement subi par cette dernière durant l’an II, Maurice Dupin de Francueil restait acquis à la Révolution et brûlait de servir celle-ci par les armes. Guidé par son habitus – celui d’un jeune aristocrate à la généalogie prestigieuse –, mais aussi pour rassurer une mère protectrice qui craignait qu’il s’exposât sur le champ de bataille, il souhaita servir en tant qu’officier et dans un état-major sans passer par le rang comme l’imposaient désormais les règles de l’armée nationale. Son oncle l’abbé de Beaumont, ecclésiastique mondain et poète à ses heures, qui connaissait le Tout-Paris jusqu’aux membres du Directoire, et habituel « entremetteur-intercesseur5 » de la famille, organisa la rencontre avec La Tour d’Auvergne. Celle-ci eut lieu chez le duc de Bouillon, chef de la famille à laquelle appartenaient à la fois l’abbé, son frère naturel, et le Breton, depuis qu’il y avait été admis en 1779. La rencontre enthousiasma le jeune postulant à l’épaulette qui, dans une lettre à sa mère, présenta ainsi son commensal : le « brave M. de la Tour d’Auvergne, qui par son intrépidité, ses talents, sa modestie, est digne d’être le Turenne de ce temps-ci6. » La formule est intéressante. Deux ans et demi seulement après le retour de captivité du Breton, un an et demi après la publication des Origines gauloises, la phrase qui réunit les qualités du guerrier (« intrépidité »), du savant (« talents »), du citoyen et de l’homme privé (« modestie »), qui les subsume par la désormais incontournable épithète (« brave ») et relie le tout à une généalogie glorieuse (« Turenne »), donne une idée de la célébrité du sujet à la fin du Directoire. La mise en contact avec La Tour d’Auvergne témoigne aussi de l’influence de ce dernier. Car c’est bien une intercession qui était recherchée chez celui qui, quelques mois auparavant, avait réussi à faire restituer ses biens au duc de Bouillon récemment rentré d’émigration7. La Tour d’Auvergne qui rappela au jeune quémandeur la nécessaire soumission aux lois promit cependant d’intervenir pour raccourcir son temps de service dans le rang et lui fit miroiter une promotion rapide. Il lui conseilla d’opter pour la cavalerie, et à défaut pour le génie. Il lui fit comprendre qu’il agirait pour qu’il servît prioritairement dans un régiment commandé par l’un de ses amis en passe de devenir général, donc bientôt en mesure de le faire entrer dans son état-major. Dupin fut effectivement incorporé peu après comme simple chasseur à cheval dans le régiment cité. Comme la suite le confirmera, La Tour d’Auvergne avait ses entrées dans les bureaux du ministère de la Guerre.

5L’intérêt porté par le quinquagénaire vertueux au jeune ambitieux, revendiquant dès la première entrevue l’amitié de son désormais « parrain », comme le favoritisme auquel l’« homme de Plutarque » se prêta si facilement, surprennent. George Sand, consciente de ce pas de côté un peu troublant de la part du premier grenadier, l’explique ainsi :

« Il sait que toutes les mères ne sont pas des héroïnes ; il devine que celle-là ne peut pas adorer la république, que ce jeune homme a été élevé avec des délicatesses infinies, qu’on a de l’ambition pour lui, et qu’on ne saurait prendre pour modèle l’antique dévouement d’un La Tour d’Auvergne ; mais de La Tour d’Auvergne semble ignorer la sublimité de son propre rôle. Il en tire si peu de vanité qu’il ne le rappelle pas aux autres ; il n’exige de personne le même degré de vertu8. »

6Dans cet intérêt pour le jeune Dupin, nous voyons plutôt l’expression d’un habitus dont le républicain intègre et exemplaire ne réussit jamais à se départir comme en témoigne sa sociabilité et sa civilité toutes d’Ancien Régime qui s’expriment, par exemple, dans la correspondance qu’il noua avec la mère de son protégé, laquelle, après avoir voué aux gémonies « ce maudit héros9 » d’une révolution qu’elle n’aimait pas, finit par tomber sous son charme. Le Breton obscur admis dans la maison du grand Turenne par un coup d’audace prit en amitié le « petit-fils du grand Maurice [de Saxe]10 », comme lui issu d’une branche bâtarde. Glorifié à sa mort en 1750, entré dans le « panthéon de papier » des grands hommes par la rhétorique de Thomas, le « Plutarque de la France », enfin statufié dans un mausolée que La Tour d’Auvergne visita peut-être lorsqu’il était en garnison à Strasbourg, le maréchal de Saxe était encore une référence pour tous les officiers formés dans l’ancienne armée royale11. Descendant d’un grand guerrier, Dupin était également à ses yeux le produit d’une aristocratie que ses convictions révolutionnaires ne le firent jamais renier, quand du moins elle se montrait fidèle à la nation et la servait : « Tout annonce qu’il ne tardera pas à se mettre à la place où son éducation, son caractère et beaucoup d’autres avantages l’auraient déjà mis si les principes qui nous régissent n’avaient point été aussi défavorables à ses premiers pas dans la carrière », écrivit-il ainsi à la mère du jeune conscrit12. Le retournement de Madame Dupin tint aussi à la constatation que « celui-là, qui ne demande jamais rien pour lui, sait faire valoir les autres avec zèle13 ». Et en premier lieu son fils. Lors de la campagne d’Helvétie, Dupin lassé d’être regardé comme le seul petit-fils du maréchal de Saxe, voulant lui aussi éprouver le feu et montrer sa valeur, désobéit aux ordres et quitta le dépôt où on l’avait consigné pour gagner le champ de bataille. Réprimandé pour son indiscipline, il trouva dans La Tour d’Auvergne, rencontré sur les bords du lac de Constance, son sauveur. Bien que simple capitaine, ce dernier accompagnait les généraux Humbert et Molitor avec lesquels il partageait une évidente familiarité et auxquels il présenta son protégé. La Tour d’Auvergne promit de faire jouer ses relations au ministère de la Guerre et au Directoire en vue de procurer un congé à Dupin et d’accélérer sa promotion au grade d’officier14. Malgré le coup d’État de Brumaire, la première promesse fut tenue15. Et pour que la deuxième le fût, La Tour d’Auvergne revenu à Paris s’activa pour obtenir à son favori une rencontre avec le Premier consul, ce qui fut fait durant l’hiver 1799-1800 :

« [J]e me vois, ma bonne mère, écroué, scellé, attaché à Paris jusqu’à ce qu’on m’ait présenté à Bonaparte. C’est la volonté expresse de M. de La Tour d’Auvergne, et comme il veut qu’on suive exactement ses avis, nous eussions couru risque de nous brouiller avec lui si nous ne nous étions pas conformés. Il veut que j’aille t’embrasser officier. Cela s’arrange mal avec mon impatience ! Mais il le faut. Je dois être présenté à Buonaparte dans trois ou quatre jours. Cette démarche fixera nos espérances et notre conduite future16. »

7De cet exemple des relations entre Dupin de Francueil et son pygmalion, outre que le futur premier grenadier offre une personnalité et un agir plus complexes que ce que la légende en construction laisse à voir (mais c’est le contraire qui aurait été surprenant), quelques enseignements peuvent être tirés. Tout d’abord, même si le cas concerne un milieu restreint, c’est-à-dire quelques nobles, ainsi que l’armée, il confirme que la notoriété de La Tour d’Auvergne était acquise avant sa mort. Il témoigne également que le soldat savant possédait dans la capitale et dans les armées une surface sociale d’autant plus surprenante qu’elle s’étendit en peu de temps après son retour d’Angleterre. Une surface sociale qui lui procurait en particulier un accès privilégié aux chefs militaires, qui pour certains le traitaient en égal, tout comme au pouvoir politique et à sa haute administration. Enfin, l’exemple laisse supposer l’importance des affects dans les relations entre La Tour d’Auvergne et ses admirateurs membres du cercle des amis. Il convient maintenant de valider ou non ces premiers enseignements en passant de l’exemple à la généralité.

Le réseau relationnel de La Tour d’Auvergne

8L’armée est le lieu où de son vivant La Tour d’Auvergne bénéficia d’une célébrité et d’un fort sentiment d’admiration répandu jusque dans la troupe, et pas seulement dans la 46^e demi-brigade où il servait depuis le remplacement du fils Le Brigant. En témoigne cette anecdote rapportée par Joseph Mazurié. Ce dernier, appartenant à une famille de notables de Morlaix17, avec laquelle celle de La Tour d’Auvergne était liée, travaillait alors dans les bureaux du ministère de l’Intérieur comme simple employé. Reconnaissant envers l’homme qui, lorsqu’il était enfant, lui avait sauvé la vie, et admiratif du modèle qu’il était devenu, il devint l’un de ses intimes, les deux hommes se rendant alors régulièrement visite. Ainsi l’accompagna-t-il au siège du Directoire auquel La Tour d’Auvergne voulait soumettre une demande. Le pétitionnaire qui attendait depuis longtemps son tour finit par manifester son impatience. À ce moment surgit Laussat, député des Basses-Pyrénées au Conseil des Anciens :

« “Comment, s’écrie-t-il avec vivacité, le brave La Tour d’Auvergne ici ? Et que désirez-vous donc ?” – Dès que ces mots furent prononcés, les grenadiers qui devaient faire honneur au Directeur se retournent et reconnaissent La Tour d’Auvergne. – “Vive La Tour d’Auvergne !” crient-ils tous ensemble et en même tems tous lui présentent les armes. Il y eut dans la salle un mouvement inconcevable, on ne fit point attention au Directeur qui avait cependant pris sa place dans une travée. C’était Merlin, Laussat va à lui : “Citoyen Directeur, voici le brave La Tour d’Auvergne qui a une pétition à vous présenter” ; et en même temps il disparaît. – “Voyons votre pétition”, dit Merlin. La Tour d’Auvergne la lui donne. – “Cela regarde le Ministre de la Guerre. – Mais citoyen Directeur, êtes-vous plus puissant que le Ministre de la Guerre ? – Sans doute – Eh bien, prononcez-vous même ! – Je ne le puis. – Ah ! Vous ne le pouvez pas !” et sur le champ il met en morceaux sa pétition en la jetant sur la table du Directeur, il se retire gravement. Les grenadiers l’accompagnent en lui présentant toujours les armes et laissent là le Directeur.
Le front sourcilleux précédemment de La Tour d’Auvergne s’était tout à fait déridé ; son air était serein et digne. Il était le héros du moment ; tous les yeux étaient sur lui et personne ne fesait [sic] plus d’attention à Merlin, tant il est vrai que l’épée qui sait vaincre sur le champ de bataille impose plus aux hommes que la plume qui écrit dans le cabinet18. »

9Reconstituée longtemps après les faits par le témoin, dont la mémoire fut très probablement guidée par l’image de celui qui était entre-temps devenu un héros, ainsi que par la légende noire du Directoire dont l’impuissance et la soumission à une armée méprisant les « péquins » est ici caricaturalement illustrée19, la scène témoigne cependant de l’admiration de la troupe pour celui qui, sans en avoir encore le titre officiel, avait depuis la campagne des Pyrénées été présenté comme le premier des braves et un modèle à admirer et à imiter. On aimerait savoir par quels canaux les « trompettes de la renommée » avaient répandu le nom et la réputation conjointe, du moins dans l’infanterie. Le passage de La Tour d’Auvergne dans l’importante armée du Rhin, ainsi que le brassage des troupes au gré des mutations individuelles et des réorganisations tactiques y participèrent certainement fortement. L’on pratiquait en effet aux armées la lecture publique des journaux, du moins jusqu’à Thermidor20, ainsi, bien sûr, que l’échange oral au bivouac, depuis toujours source et lieu privilégiés de l’information du soldat21. Dans son éloge du général Marbot, décédé le 29 germinal an VIII (19 avril 1800) lors du siège de Gênes, Alexandre Rousselin cite tous les généraux vivants que son célébré croisa durant sa carrière ainsi que ceux entrés dans le Panthéon militaire. Il s’agit là d’un topos épidictique. À côté de tous ces généraux célèbres, il évoque « l’intrépide capitaine Latour-d’Auvergne22 » que Marbot fréquenta dans les Pyrénées. Écrit quelques semaines avant la bataille d’Oberhausen par un homme qui connaissait bien les armées23, cet éloge atteste de la notoriété du premier grenadier parmi celles-ci.

10L’exemple du parrainage du jeune Dupin, comme l’anecdote relatée par Mazurié, témoigne que La Tour d’Auvergne avait noué des liens avec le personnel politique. Il n’hésitait pas à se déplacer jusqu’aux bureaux du Directoire ou des ministères, en particulier celui de la Guerre, avec lesquels il correspondait également. Parmi les membres de l’exécutif, il noua en particulier des relations de respect mutuel avec Lazare Carnot, membre du Directoire jusqu’au coup d’État du 18 fructidor an V (4 septembre 1797) et ministre de la Guerre après Brumaire. Sous l’Ancien Régime, le jeune Carnot était tout comme le Breton un officier doublé d’un savant s’affairant à ses recherches personnelles en dehors du temps de service. Chargé par la Convention d’organiser la toute nouvelle armée des Pyrénées confiée au commandement du général Servan en prévision de la guerre contre l’Espagne, Carnot rencontra pour la première fois La Tour d’Auvergne24. Membre du Comité de salut public, et plus spécialement chargé des questions militaires, il fut obligatoirement informé par les généraux et les représentants en mission à l’armée des Pyrénées occidentales des exploits et de la vertu de celui que l’on qualifiait désormais de « brave ». Après la publication des Origines gauloises, nous l’avons vu, La Tour d’Auvergne adressa un exemplaire de son opus à Carnot devenu directeur. C’est de toute évidence Carnot qui fit décerner à La Tour d’Auvergne l’arme d’honneur ainsi que le titre de premier grenadier25. L’émotion qu’il ressentit lors de la lecture de la fameuse lettre accompagnant le décret du Premier consul ne fut pas qu’une clause de style si l’on se fie à son fils à qui il racontera plus tard combien cette récompense l’avait touché26. Alors que s’annonçait décisive la double campagne en Italie et en Allemagne se préparant au printemps 1800, Carnot qui connaissait la popularité du désormais premier grenadier parmi la troupe lui écrivit pour le persuader de rejoindre l’armée où son exemple aurait un effet mobilisateur27. Peut-être, alors que Carnot cherchait à accélérer la levée des conscrits, particulièrement lente du fait des nombreuses demandes de dispense et de remplacement en ce printemps 1800, chercha-t-il aussi à montrer l’exemple28. Après la mort du premier grenadier, il fit d’ailleurs commander des livrets populaires racontant la vie du héros29.

11La Tour d’Auvergne entretenait également des relations souvent amicales avec plusieurs membres des Conseils des Cinq-Cents et des Anciens, parmi lesquels certains siégèrent ensuite dans les assemblées du Consulat. Les parlementaires en question étaient pour les uns des connaissances nouées au temps de la guerre dans les Pyrénées, comme Laussat, alors payeur-général dans l’armée, ou, le plus souvent, des députés des départements bretons. Les liens entre ces représentants et le soldat-savant étaient suffisamment forts – et, de la part des premiers, empreints d’admiration – pour que ceux-ci, à deux reprises, cherchent à lui faire endosser des responsabilités politiques.

12Même s’il disait le refuser, surtout dans les derniers mois, quand sa célébrité faisait affluer vers lui des demandes d’intervention émanant d’anonymes30, le pouvoir d’influence que lui conféraient à la fois sa notoriété et son capital social lui permettait, on l’a vu plusieurs fois, d’intervenir en défense de ses intérêts ou de ceux de ses protégés et/ou amis, ou encore de ceux d’anonymes lui paraissant justes. C’est ainsi, par exemple, qu’il s’entremit au profit de sa nièce pour lui faire retrouver ses biens séquestrés31, en faveur d’un citoyen sollicitant une place de commissaire du pouvoir exécutif auprès d’une municipalité de canton32, en réponse à l’ancien représentant Mathieu Guezno revenu à la vie privée et cherchant des financements pour le port d’Audierne33, ou encore pour un marin breton libéré sur parole par les Anglais et depuis privé de revenus34.

13La société de La Tour d’Auvergne était pour partie constituée de Bretons installés dans la capitale. L’on peut supposer que la librairie Lebourg, située au Palais-Égalité, dans l’une des galeries de bois, dont le propriétaire et une partie de la pratique étaient bretons, et que La Tour d’Auvergne visitait régulièrement, fut l’un des lieux où se nouèrent plusieurs de ces amitiés. L’on peut supposer également qu’elle était fréquentée par les intellectuels et artistes qui entrèrent alors dans son entourage. Après sa mort, Éloi Johanneau voulant faire l’éloge de son maître appela d’ailleurs, via le Moniteur, les amis et admirateurs du désormais héros à y déposer lettres, témoignages et autres documents permettant de documenter son hommage35.

14Aux amitiés intellectuelles anciennes tissées avec Le Brigant, Le Coz et Oberlin, et entretenues par la correspondance, La Tour d’Auvergne en ajouta de nouvelles après la publication des Origines gauloises. Le petit groupe d’intellectuels qui se mit alors à graviter autour de lui était formé d’hommes plus jeunes comme Mangourit et Johanneau.

« C’est à mes travaux particuliers sur nos origines et nos antiquités nationales, témoigne Éloi Johanneau, que j’ai dû, depuis 1797 jusqu’à sa mort, d’être honoré de son amitié et de ses visites journalières, quoiqu’il habitât Passy, et d’être préféré à bien d’autres de ses amis, pour le leg [sic] qu’il m’a fait, en mourant, de sa petite bibliothèque de livres rares, bretons, gallois, gaélics [sic] et irlandais qu’il avait achetés, pour la plupart, pendant qu’il était prisonnier, à Bodmin, ville de Cornouaille, en Angleterre36. »

15Même si plusieurs des admirateurs du savant étaient liés au monde académique, en particulier à la Société philotechnique, ce n’était pas le cas de La Tour d’Auvergne. « [J]’ai toujours été surpris que l’institut national ne l’eût pas appelé dans son sein ; il n’y eût pas été moins à sa place qu’à la tête de nos grenadiers », écrivit ainsi David37. Pour un intellectuel, l’intégration aux réseaux savants était pourtant alors une stratégie obligatoire pour s’assurer une position dans l’espace intellectuel et plus largement dans l’espace social38. Ce fait ne rend que plus impressionnante l’audience obtenue si rapidement par le soldat savant parmi les celtomanes. Épigones de Le Brigant puis de La Tour d’Auvergne, forts des liens noués et des hommages réciproques échangés, ceux-ci formaient il est vrai un groupe tout à la fois « endogène et dynamique39 ».

16Pour tous les amis, qu’ils proviennent de l’armée, des assemblées ou du monde savant, la visite à Passy était un rituel. Alors commune suburbaine, Passy offrait tout à la fois à La Tour d’Auvergne le calme de la campagne et la proximité de la capitale où, on l’a vu, il se rendait finalement fréquemment. Il était hébergé chez les frères Paulian dont l’un, ancien officier, fut son camarade de régiment. Tous les récits des visiteurs insistent sur le caractère quasi monacal du logement de La Tour d’Auvergne constitué d’un mobilier réduit à son extrême simplicité et d’une décoration faite de quelques armes et de livres ; ils insistent aussi sur l’austérité vestimentaire du locataire, toujours revêtu de son uniforme, et sur la frugalité de sa vie. Autre lieu commun, plein d’admiration, celui du savant congénial qui dans son modeste cabinet cherchait à donner une suite aux Origines gauloises en mobilisant son immense savoir et sa grande puissance intellectuelle : « De semblables recherches supposaient la connaissance des langues anciennes et modernes, celle des antiquités, des usages et des faits : c’était l’étude de la vie entière : Latour d’Auvergne s’y livra avec ardeur ; il avait ce courage qui fait commencer une grande entreprise, et cette constance qui se raidit contre tous les obstacles40. » Dans les courtes descriptions du domicile de Passy et de son locataire apparaissent donc à la fois le « fétichisme » (les armes, les livres et la nudité des lieux) et le « voyeurisme » (le savant congénial au travail) caractéristiques des récits de visite à un grand écrivain41. À ses visiteurs, La Tour d’Auvergne livrait aussi ses analyses sur la situation politique du pays42.

17Dans le réseau qui s’était tissé autour de sa personne et en particulier parmi ses intimes, la circulation des affects semblait intense. Comme pour d’autres intellectuels producteurs d’une pensée systémique ayant fait école et faisant figure de héros fondateur aux yeux des disciples, le groupe de ses proches semblait animé par une relation affectueuse entretenue par un système de don et de contre-don43. Le modèle offrait son œuvre et son exemplarité, distinguait « quelques amis fiers de sa confiance et de son estime44 », Éloi Johanneau par exemple, et en réponse se voyait offrir une admiration toujours démultipliée par le don répété aux proches et à la collectivité, et pour les élus par l’amitié45.

18Par ailleurs, si parmi les proches de La Tour d’Auvergne les Bretons étaient nombreux, les relations avec la Bretagne où, malgré son désir d’y finir ses jours, il ne revint jamais, étaient ténues et désormais limitées à des échanges épistolaires avec la famille. Enfin, dernier enseignement : contrairement à ce que l’exemple introductif pouvait suggérer, et conformément à ce que sa légende véhiculait, la vie mondaine de La Tour d’Auvergne était des plus limitées.

Les admirateurs à l’œuvre. L’exemple de Pierre David

19Dans la construction de l’admiration sous le Directoire et le Consulat, un acteur joua un rôle relativement important : il s’agit de Pierre David. Il était âgé de seulement 20 ans lorsqu’il rencontra La Tour d’Auvergne à l’armée des Pyrénées occidentales où il s’était engagé comme secrétaire d’un représentant en mission, puis comme commissaire-adjoint, pour se faire oublier après avoir imprudemment signé la pétition des vingt mille en faveur de Louis XVI. Il fut ainsi le « témoin oculaire46 » des exploits de La Tour d’Auvergne à la tête de la colonne infernale47. Invité à participer aux soirées musicales des officiers, il y goûta sa civilité et son érudition48. En 1795, de retour dans la capitale, il intégra les bureaux des Affaires extérieures tout en continuant à écrire au Moniteur, pour lequel avant-guerre il rendait compte des débats à la Constituante. C’est ainsi qu’il fit paraître le compte rendu des Origines gauloises, article qui selon nous contribua à l’accession à la célébrité de La Tour d’Auvergne. Outre que la recension était fort louangeuse, l’article comportait en effet une présentation des états de services et de la vertu civique du savant devenu héros sous la plume du journaliste : « Ce n’est point assez d’avoir donné une idée de l’ouvrage, nous devons encore faire connaître l’auteur, nous devons désigner à la France, dans l’un de ses savans les plus distingués, un des plus braves capitaines de ses armées49. » Le texte s’achevait par un véritable appel à l’admiration publique : « Latour d’Auvergne ne s’appartient plus, il appartient à sa patrie, et nous le désignons à la république comme un des hommes les plus dignes de sa confiance50. » L’article parut en germinal an V alors que quelque temps auparavant les amis législateurs de La Tour d’Auvergne avaient agi pour pousser sa candidature au poste de Directeur. Outre la promotion d’un livre et de son auteur, David ne faisait-il pas également celle d’un possible successeur au Directeur appelé par le tirage au sort à laisser sa place ? Suite aux élections du 1^er germinal, qui virent la droite royaliste entrer en force dans les conseils, début d’une épreuve entre le législatif et l’exécutif qui allait conduire au coup d’État de fructidor, et alors que l’entrée d’un nouveau Directeur pouvait bouleverser les équilibres entre « légalistes » et partisans de la force, la fonction était risquée. L’on sait comment La Tour d’Auvergne promptement, avant même la parution de cet article, coupa court aux sollicitations de ses amis. Il n’en voulut pas au zélé « agent électoral » qui dans l’éloge de son ancien capitaine se targua en effet de figurer parmi ses proches.

20Mais David s’éloigna de la France et conséquemment de l’entourage du soldat-savant. En 1798, il fut en effet nommé secrétaire d’ambassade à Milan, début d’une longue carrière diplomatique. Peu de temps après l’annonce de la mort du premier grenadier, il écrivit cependant un long éloge pour le Moniteur et inaugura ainsi la séquence épidictique concomitante à l’héroïsation du défunt51. Alors à Stuttgart, où il était secrétaire de légation, il est probablement l’auteur ou du moins l’informateur d’un petit article du Moniteur faisant connaître la tradition militaire en usage à la 46^e demi-brigade ayant fait du premier grenadier son saint patron52. Expatrié en Italie, puis en Bosnie, il ne fit pas partie des membres de l’Académie celtique réunissant disciples celtomanes et admirateurs du héros. Il est vrai que pétri de culture classique, et en particulier amoureux de la Grèce antique, sous l’inspiration desquelles il écrivait durant ses loisirs, il était désormais bien éloigné du celtisme. Et sa nomination à Smyrne, grâce au général Dessoles, connu dans les Pyrénées occidentales, qui mit fin à la disgrâce qui l’avait frappé en rétorsion de son attitude durant les Cent Jours, lui permit de trouver une cause qui serait désormais celle de sa vie : la défense des chrétiens d’Orient. Sauf dans une note accompagnant l’une de ses pièces rimées53, l’on ne trouve plus le nom de David associé à son admiration de jeunesse. Alors que ce patriote de 1789 était devenu député d’un régime de Juillet conforme à ses vues et qui fit du premier grenadier un héros officiel, dans les cérémonies commémoratives liées à cette promotion nous n’avons également trouvé aucune occurrence, si ce n’est en tant que souscripteur de la statue carhaisienne du premier grenadier.

21Peut-on, avec un seul article, deux si l’on ajoute l’éloge de 1800, « inventer » une célébrité ? Non, bien sûr, la fabrication de l’admiration du héros était un phénomène social au service duquel interagissaient de nombreux agents, comme nous pensons l’avoir démontré. Mais l’on peut, du moins en une époque où la sphère médiatique était en train de transformer l’espace public – y entretenant notamment à coups d’images, de nécrologies et de biographies le phénomène des célébrités54 –, considérablement l’accélérer. L’on peut également ainsi augmenter la légion des admirateurs. Nombre d’anecdotes et de topoï qui nourriront par la suite les éloges et biographies du héros furent pour la première fois livrés par David, par exemple la légende du manteau de La Tour d’Auvergne : « Vingt fois son chapeau et son manteau qu’il tenait toujours sur son bras gauche en combattant, ont été criblés, et jamais Latour-d’Auvergne n’avait été blessé. Notre capitaine, disaient les grenadiers, a le don de charmer les balles55. » David contribua ainsi à l’ouverture d’un « espace herméneutique », inauguration du processus de l’admiration. Sans s’en douter, bien sûr, il contribua à la pérennisation de ce travail herméneutique. Le Moniteur, « journal de référence », comme l’on dirait aujourd’hui, doté de tables, et pour ses années révolutionnaires réédité durant la monarchie de Juillet, fut en effet constamment sollicité tout au long du xix^e siècle par les thuriféraires du premier grenadier. Comme l’écrivit Jules David, biographe de son père, celui-ci fut « collaborateur d’un journal, dont la rédaction d’alors est devenue de l’histoire aujourd’hui56 ».

22La Tour d’Auvergne de son vivant fut admiré. Mais cela ne suffit pas à expliquer la persistance de cette admiration et l’augmentation du nombre de ses admirateurs durant deux siècles. Cela ne permet pas de comprendre pourquoi cette admiration fut institutionnalisée sous la forme d’un véritable culte et disputée par la droite et la gauche tout au long du xix^e siècle. Ce qui rend la vie de La Tour d’Auvergne exemplaire et fait du sujet un héros et non pas une simple figure d’exception, c’est sa conclusion.

Le réseau relationnel de La Tour d’Auvergne au temps du Directoire et au début du Consulat.