« Le héros, nous dit-on, a cent visages. Partir sur ses traces, c’est parcourir les sentiers de l’histoire, de la mythologie, du folklore, de la philosophie, de l’art, de la sociologie et bien d’autres encore, en sorte que le chercheur peut aisément être entraîné sur des chemins où seul un héros oserait s’aventurer1. »

1L’admiration est un fait social. Afin de le penser, la sociologue Nathalie Heinich s’appuya sur un cas, celui de Van Gogh, premier héros artistique construit comme tel par le phénomène ausculté. Elle parla d’« effet Van Gogh », en ce sens que les schèmes à l’œuvre dans la singularisation et la célébration du peintre peuvent être repérés pour d’autres « grands singuliers », notamment les personnages historiques dotés de l’héroïcité, mais aussi parce que le « cas » Van Gogh participa à la transformation de l’image de l’artiste2. Ce livre entend de même s’intéresser audit phénomène dans un siècle où il fut particulièrement intense, et à partir d’un autre exemple, celui d’un héros militaire. Ce dernier, né Théophile-Malo Corret, puis devenu La Tour d’Auvergne, fit l’objet d’un véritable culte. Par la grandeur accumulée, et parce qu’il est aujourd’hui bien oublié, il ne peut bien sûr être comparé au premier « héros artiste ». Pourtant, dans des registres différents, à des époques décalées, sans le rythme de croissance exponentiel du premier pour le second, ils bénéficièrent l’un et l’autre d’une admiration qui n’est pas sans présenter certaines similitudes.

2À propos de la notion de héros, Henri Hubert écrivit : « Elle n’est pas de celles qui se passent de définition, ni qu’on risque d’obscurcir à les définir3. » Stanislas Czarnowski, dont il préfaça l’ouvrage consacré à saint Patrick, héros national de l’Irlande, le définit ainsi :

« le représentant élu d’un groupe ou d’une chose. […] Il incarne le principe même de la constitution du groupe. Autant dire que par lui le groupe s’affirme en tant que collectivité humaine, en même temps que le héros représente le droit du groupe sur la chose, dans laquelle celle-ci voit la garantie de sa stabilité. La notion de héros est la résultante d’une suite de jugements synthétiques qui portent d’une part sur la perception qu’a le groupe de sa propre existence en tant que collectivité humaine, de l’autre sur l’expérience de ce qui constitue pour lui la valeur sociale fondamentale4 ».

3Pour le préfacier, les liens sociaux entre le héros et la communauté l’ayant élu pour en faire son emblème et signifier la parenté entre ses membres faisaient du premier une question sociologique à part entière. La filiation intellectuelle des deux savants est évidente, et ils ne s’en cachèrent d’ailleurs pas : Les Formes élémentaires de la vie religieuse d’Émile Durkheim qui, comparant le totem des clans aborigènes aux drapeaux des nations du xix^e siècle, affirmait qu’une société ne peut se passer de l’emblème qui a pour fonction de la matérialiser5. Dans l’avant ou l’immédiat après-guerre, cet intérêt pour la figure du héros chez Durkheim et ses disciples, adeptes d’une sociologie holiste cherchant dans le totémisme australien ou le haut Moyen Âge irlandais les permanences applicables aux sociétés de leur temps, était somme toute logique. L’on sait en effet que pour eux, l’idéal nécessaire à la vie sociale reposait en partie sur la nation, cadre de pensée naturel de « “l’ancien régime” de la sociologie6 », et pour la défense de laquelle ils s’engagèrent tous sous différentes formes, jusqu’au sacrifice suprême pour Hertz7. C’est d’ailleurs au héros d’une nation réclamant l’autonomie ou l’indépendance que le Polonais Czarnowski, qui la guerre venue s’enrôla pour la renaissance de son propre pays, consacra son étude. Pour être complet, et avant d’y revenir, l’on ajoutera que ces auteurs avaient été socialisés dans des sociétés où l’admiration pour les grands comme les petits singuliers avait atteint un apogée.

4Après ces deux premiers textes, auxquels on continue de se référer aujourd’hui8, les sciences sociales ont pendant très longtemps, en France du moins, délaissé l’objet9. Il est vrai que ce pays, où l’on dressait des statues par centaines pour honorer héros et grands hommes, est devenu celui du dénigrement de l’héroïsme10. Le basculement remonte à la Grande Guerre, lorsque l’éthique militaro-virile, qui s’enseignait en particulier via les héros, fut discréditée, et que l’admiration se déplaça vers le collectif des combattants bientôt assimilés à des victimes. La décolonisation disqualifia encore plus ce qui restait de l’héroïsme militaire. Les grands hommes charismatiques, eux, furent démonétisés par le xx^e siècle totalitaire11. Lors du bicentenaire de 1789, contrairement aux commémorations incarnées de 1889 et 1939, l’on préféra d’ailleurs célébrer les grands textes12. Dans des sociétés occidentales qui se méfient dorénavant de la mort pour la patrie ou pour des idées, il est même devenu difficile de penser l’héroïsme13. Le djihadisme motivé par la recherche du martyre, par exemple, continue le plus souvent d’être expliqué par le « fanatisme religieux » et/ou le « lavage de cerveaux », « expressions qui dénotent notre incapacité à comprendre, plutôt qu’elles n’expliquent le mystère14 ». Ainsi, dans un texte publié dans le journal Libération, Nicolas Mariot entreprit de comparer la radicalisation familiale de Robert Hertz avec celle de Mohamed Merha, 100 ans plus tard, en vue de mettre à jour des processus et des mécanismes pouvant conduire au sacrifice. La mise en parallèle du don à la patrie de Hertz en tant que « juif, socialiste et sociologue », avec la dérive sectaire d’un petit délinquant tueur d’enfants juifs suscita, et on le comprend, des réactions indignées ; elle rendit « inaudible » la démarche scientifique de l’auteur15.

5La difficulté à penser le héros et l’héroïsme à partir d’un cas, comme le fit pourtant Czarnowski16, et en recourant au matériau discursif le concernant, viendrait également des sciences sociales si l’on suit Nathalie Heinich. « [L]a construction scientifique d’un objet de recherche – notamment par la statistique – exige en effet un travail de généralisation, antinomique de toute singularisation », écrit-elle, complétant : « Ainsi la singularité a ceci de paradoxal qu’elle n’est analysable que dans la mesure où elle est comparable, donc généralisable, donc dé-singularisée, c’est-à-dire dépouillée de ce qui fait sa spécificité17. » Le même auteur ajoute que l’investissement « populaire », donc « vulgaire », de tels objets contredit la logique savante qui tend à privilégier la rareté, plus « noble18 ».

6Parmi les sciences sociales, l’histoire ne serait-elle pas épistémologiquement la moins contrainte pour penser la singularité, et en particulier celle afférente aux héros ? Certes, depuis les historiens libéraux du xix^e siècle, et jusqu’à il y a peu encore, elle manifesta du mépris envers le genre biographique tenu pour un discours moral, préférant aux héros et grands hommes, abandonnés aux vulgarisateurs, le peuple, la nation, les classes, le temps long, les structures19… L’école des Annales reprocha aux méthodiques de s’être comportés en intellectuels organiques de la III^e République pratiquant au fond une histoire morale et émotive pleine de grands hommes au service de la « gloriole20 ». Cet anathème lancé contre une histoire considérée comme « serve », selon le mot de Lucien Febvre, contribua à l’effacement de l’acteur, et empêcha sans doute pour longtemps de penser historiquement l’admiration pour les héros, curiosité de chercheur qui aurait d’ailleurs probablement été considérée comme une régression. Après lui avoir fait subir une longue éclipse, confortée en cela par un climat idéologique marxiste valorisant les approches holistes, puis influencée par la sociologie critique21, elle a cependant – comme les autres sciences sociales au même moment, d’ailleurs – finit par procéder à une réhabilitation de l’acteur et partant de la singularité22. En faisant de l’individu l’objet de l’enquête, la microhistoire a démontré que l’unicité pouvait même souvent mieux que le quantitatif aider à voir le social, à mieux saisir la norme23. C’est d’ailleurs l’usage qui s’imposa souvent pour la biographie réhabilitée dans les années 1980 : « la saisie de l’unité par le singulier24 ». Certains biographes, tel Jacques Le Goff avec Saint Louis, inclurent même la gloire de leur biographé et sa fabrication dans leur entreprise25.

7En France, parmi les sciences sociales, c’est l’histoire, et plus spécialement celle du xix^e siècle, qui remit sur l’établi la question du héros, de l’héroïsme, et, de façon sous-jacente, celle de l’admiration. Paul Gerbod signa ainsi en 1982 un bel article sur l’« éthique héroïque26 » sous la III^e République. L’aventure intellectuelle et éditoriale des « lieux de mémoire », en faisant figurer parmi ceux-ci le Petit Lavisse27, Le Tour de la France par deux enfants28, ou encore Jeanne d’Arc29, et en popularisant l’expression « roman national30 », participa aussi à cet intérêt. L’« école » agulhonienne apporta quant à elle une importante contribution. L’historien de Marianne, qui fit dialoguer histoire et ethnologie pour mieux enquêter sur les folklores républicains, fut en effet l’auteur d’un célèbre article avec lequel il inventa un nouvel objet dixneuviémiste : la statuaire publique31. Christian Amalvi montra dans de nombreux textes combien au xix^e siècle les héros et grands hommes furent investis par la littérature scolaire et parascolaire, comme par l’édition populaire pour les adultes, combien également sur fond de construction nationale et de conflit mémoriel à propos de la Révolution, leur appropriation (ou rejet) fut au cœur de l’opposition entre la gauche et la droite, entre la République et l’Église32. Jean-François Chanet, lui, s’intéressa à la pédagogie de l’héroïsme dans l’école tertio-républicaine33. Tout dernièrement, Jacqueline Lalouette a payé sa dette au maître en réalisant la synthèse qui manquait sur la statuaire publique34. Le livre d’Avner Ben Amos sur les funérailles politiques35, ou encore celui d’Alain Garrigou sur la gloire d’Alphonse Baudin, et par ce biais sur la figure du héros civique36, sont deux autres exemples, parmi bien d’autres, de l’intérêt porté par les dixneuviémistes à ces questions depuis les années 1980. En 1998, la revue Romantisme en témoigna d’ailleurs en offrant aux lecteurs un numéro consacré au « grand homme37 ».

8Malgré ces apports, les ethnologues européens qui, au mitan des années 1990, entreprirent de se rencontrer régulièrement pour réfléchir à cet objet, et plus spécialement à sa déclinaison nationale, durent bien constater que « ni l’histoire, ni l’anthropologie n’ont placé les héros en général et les héros nationaux en particulier au centre de leurs principales élaborations théoriques récentes38 ». Tandis que, dans les dix années qui précédèrent, la nation comme construction sociale résultant d’un certain état historique venait de faire l’objet de travaux novateurs et influents, le héros demeurait invisible39. La curiosité des ethnologues s’inscrivait dans un contexte particulier qui, après la décolonisation et au lendemain de l’effondrement du communisme, voyait coexister les vieilles nations démocratiques occidentales, devenues indifférentes à l’héroïsme, comme il a été dit plus haut, et les nations nouvelles ou renouvelées inventant ou réinventant des héros nationaux. En Europe, particulièrement dans les Balkans, le réveil des nations virait alors au nationalisme, quand dans la partie occidentale du continent en voie d’intégration et de mondialisation, la nation semblait avoir perdu de son pouvoir passionnel40. Le livre qui résulta de ce travail collectif parut en 1998. Il marqua fortement les esprits comme en témoigne son titre, la Fabrique des héros, repris par les historiens, en particulier, et même par une émission de radio écoutée et fréquentée par eux41. En 2002, Daniel Fabre notant l’investissement récent de Clio dans cet objet selon une démarche anthropologique put même proclamer le « retour des héros42 ». Celui-ci s’observa jusque dans le public : l’exposition Héros, d’Achille à Zidane – où fut aussi citée l’emblématique « fabrique des héros » –, montée par la Bibliothèque nationale de France en 2007-2008, connut par exemple un grand succès43 ; et Alain Corbin écrivit de son côté un ouvrage de vulgarisation historique sur le sujet44. La présidence Sarkozy, durant laquelle on débattit beaucoup de l’« identité nationale », et partant de l’histoire, ajouta certainement de l’intérêt pour cette question.

9Après avoir renoué avec Czarnowski et Hubert, en s’appuyant sur la méthode ethnographique et en théorisant en vue de dégager des schèmes anthropologiques, le collectif de la Fabrique des héros proposa une boîte à outils utilisable par les différentes sciences sociales, à commencer par l’histoire. Si l’ethnologie joua le rôle essentiel45, ce fut d’ailleurs dans une volonté de dialogue avec cette dernière discipline. L’article de Daniel Fabre, cherchant toujours à contextualiser le social dans une séquence diachronique bien précise, celle de l’expansion européenne de l’État-nation, est d’ailleurs un bel exemple de la fécondation interdisciplinaire possible entre sciences sociales sur des objets communs. C’est donc une approche constructiviste, comme pour l’objet national, auquel il est intimement lié, que les ethnologues proposèrent aux différentes disciplines du social pour penser l’objet héroïque : « La fabrication du héros national en tant qu’il n’est jamais simplement donné par l’histoire, mais construit, à la fois culturellement et socialement, sa figure pouvant varier selon les périodes historiques et les contextes politiques46. »

10Sans qu’il soit question de proposer un « portrait robot » du héros national, plusieurs schèmes furent théorisés. Tout d’abord le lien « séminal » existant entre gloire héroïque et nation, lors de la fondation-consolidation de ces dernières ou à l’occasion de leur refondation. Fut également mis en valeur le modèle sacrificiel du héros national qui, par le cycle du don, fait exister le collectif au nom duquel il a agi. Si le héros national est un médiateur entre ce collectif et la transcendance dont il se réclame, il suscite une importante herméneutique révélatrice des enjeux pour sa captation par les camps adverses. L’homologie entre héroïcité et sainteté fut également soulignée, en particulier par Jean-Pierre Albert47. Apport essentiel dans l’élaboration du problème de cette recherche, l’article de Daniel Fabre développait l’idée suivante : le pressentiment « que la question de l’héroïsme fonctionne comme un réactif puissant au cœur de la grande rupture anthropologique des sociétés européennes, celle qui conduit simultanément et corrélativement à l’État démocratique et à l’individualisme de masse ou, si l’on veut, à la “société des individus”48 ». Enfin, le même article suggérait que la France, premier pays à avoir accompli ladite rupture tout en fondant l’État-nation moderne, constitua une sorte de laboratoire.

11Stimulée par cet objet et disposant de la boîte à outils mise à sa disposition par les ethnologues, la communauté historienne investit effectivement à son tour ce chantier. En 2008, dans une perspective de gender studies, la revue Clio proposa un numéro thématique sur les héroïnes49. Un an plus tard eut lieu un grand colloque sur les héros et héroïnes de la Révolution française50. L’ouvrage qui en résulta est intéressant pour nos propres travaux en ce sens qu’il portait sur un moment prodigue en héros nationaux – à commencer par le nôtre – et se proposait de suivre leur « carrière » sur la longue durée – ainsi que l’entend faire ce livre. L’on s’interrogea sur les processus d’héroïsation en tant que pièce essentielle de la fabrication et, pour expliquer les déclins, les oublis, ou encore les promotions tardives, l’on recourut à la notion de mémoire collective51.

12Après les attentats du 11 septembre 2001 qui marquèrent le début d’interventions militaires tendant à circonscrire le phénomène djihadiste, les Occidentaux, et dans notre cas les Français, furent à nouveau, une fois l’illusion du « zéro mort » dissipée, confrontés à la mort au combat. L’opinion française qui consentit au sacrifice d’environ 900 soldats par jour de guerre entre 1914 et 1918, moins d’un siècle plus tard manifesta son intolérance à la perte de dix soldats dans une embuscade en Afghanistan. L’évolution des mentalités face au pro patria mori révélée par cet événement conduisit peu après les chercheurs en sciences sociales et l’institution militaire à s’interroger sur la notion d’héroïsme militaire et son évolution dans les représentations52.

13Le « paradigme » de la fabrique des héros fit l’objet d’une sévère critique de la part d’Alain Garrigou qui mit en cause la capacité épistémologique des sciences sociales, telles qu’elles fonctionnent, à penser l’héroïsme et les conduites héroïques que son exemple suscite sur la longue durée, depuis les héros des barricades de la première moitié du xix^e siècle jusqu’à ceux de la Résistance pour la catégorie du héros civique. Vaccinées des compromissions du passé, fondées sur le double principe de la naïveté du sens commun et de la non-conscience d’agir des acteurs, les sciences sociales, refusant pour ces raisons de percer le « mystère » de la mort pour des idées ou pour la patrie, se préoccuperaient, comme par facilité, de la seule héroïsation53. En partant du principe que les acteurs qui meurent héroïquement savent ce qu’ils font, que leur conduite inspire les vivants qui incorporent dès leur plus jeune âge des habitus les conduisant, lorsque des conditions similaires se présentent, à reproduire l’héroïsme de leurs aînés, Garrigou pousse cependant à s’interroger sur la façon dont l’héroïsme s’inculque. Ainsi, comment se fait-il qu’en suivant l’exemple de La Tour d’Auvergne, on ait accepté l’idée de mourir au champ d’honneur, voire on l’ait imité en tout point jusqu’au sacrifice ultime, comme d’autres avec le Christ ? Comment comprendre la force émotive de ces quelques mots : « La Tour d’Auvergne mort au champ d’honneur », ainsi que des reliques du héros ? Comment se fait-il que des hommes en aient fait un modèle et aient ressenti ce qui ressemble à de l’amour pour lui ? La mémoire de la Révolution, tout à la fois multiple et conflictuelle54, ne peut qu’être prise en compte dans ce travail. Mais elle n’offre pas à elle seule de comprendre ce héros révolutionnaire tout à la fois syncrétique et rassembleur, en qui la petite patrie et la grande s’assemblèrent dès la monarchie de Juillet, bien loin donc des autres modèles et repoussoirs issus des affrontements mémoriels référés à 1789/1793. Aussi avons-nous été conduit à chercher dans le social le pathos qui, au-delà des temps forts de l’héroïsation et des scansions de la mémoire collective, irrigue la célébration des grands singuliers et participe à forger croyances et habitus. Pour cela, il fallait déplacer le regard de l’objet – le héros – vers le sujet – l’admirant55.

14Le charisme est, selon Max Weber, une forme de domination qui « se caractérise par le dévouement tout personnel des sujets à la cause d’un homme et par leur confiance en sa seule personne en tant qu’elle se singularise par des qualités prodigieuses, par l’héroïsme ou d’autres particularités exemplaires qui font le chef56 ». En mettant en relation les dominés et le dominant, la définition proposée a le mérite de suggérer les interactions sociales à l’œuvre dans ce type de domination : le charisme ne s’impose pas de lui-même par la seule force des qualités personnelles de son porteur – lesquelles doivent cependant être prises très au sérieux car elles sont les prises à partir desquelles se produit l’aimantation –, il est une domination d’ordre affectif acceptée par une communauté, qualifiée pour cette raison d’« émotionnelle », dans une situation historique prédisposant à un tel abandon, mais qui peut aussi par l’évolution de cette dernière être remise en cause57. À plusieurs reprises, dans Économie et société58, comme dans La domination59, le concept est associé en particulier au héros ou à l’héroïsme. Weber ne développe malheureusement pas. Il songe certainement au héros (mythique ou historique) de son vivant (celui du mythe ou de l’histoire) plutôt qu’à celui (le même mais post mortem) que la gloire conférée par l’héroïsation dote de l’exemplarité et qui survit par la célébration.

15Le charisme fait depuis quelques années l’objet de réflexions et d’utilisations neuves par les sciences sociales, notamment l’histoire. Edward Berenson en a ainsi fait un usage intéressant pour expliquer le succès des héros coloniaux en Grande-Bretagne et en France dans le dernier tiers du xix^e siècle60. Le charisme, ou plutôt l’une de ses variantes dite de l’« ascèse anti-charismatique », sera ainsi mobilisé pour tenter de comprendre comment du vivant de La Tour d’Auvergne se constitua une première communauté émotionnelle, pièce essentielle de l’héroïsation à venir, et comment les deux vertus cardinales de sa grandeur, la modestie et l’altruisme, furent dès ce moment serties dans son début de légende.

16C’est Max Scheler qui, reprenant la notion wébérienne de charisme, permet le mieux de comprendre comment l’historien peut l’appliquer non pas seulement aux héros vivants, comme l’a fait Berenson, mais aussi à ceux qui ont connu l’apothéose après leur mort comme La Tour d’Auvergne. Le philosophe distingue le chef (Führer) du modèle (Vorbilder). L’un agit sur les hommes en exerçant de son vivant le pouvoir indépendamment de sa valeur. L’autre exerce une autorité, maintenue agissante par sa gloire, et qui repose sur sa valeur. Selon le contenu de son exemplarité, le modèle peut être un saint, un génie ou un héros. Si le chef s’impose à ceux qu’il commande, ce sont les hommes qui vont vers le modèle61. Rapidement résumée, la théorie de Scheler fait bien ressortir les interactions sociales à l’œuvre dans le culte des grands singuliers disparus en mettant particulièrement l’accent sur la société qui élit les modèles l’incarnant le mieux axiologiquement, ainsi que sur la nature émotionnelle de la relation qui s’établit. Le traducteur et préfacier de Scheler donne un nom à ce courant affectif allant des vivants vers un modèle : « On ne va pas à lui par l’obéissance, mais par l’admiration62. »

17Au xix^e siècle, la statue du héros ou grand homme comme expression de la « reconnaissance » publique et manifestation/incitation de/à l’« admiration » était un topos des appels à la souscription et des discours d’inauguration. Les éloges dans la tradition des Lumières d’abord, puis les biographies produites en nombre par la culture de masse, cherchaient toujours explicitement à « exciter l’admiration » – selon l’expression consacrée – chez l’auditeur/lecteur et étaient pensés dans leur construction et le choix des exempla de sorte que ledit sentiment s’emparât en effet du récepteur.

18Après une enquête lexicographique, il apparaît que l’admiration ressort bien des affects63. Elle est ainsi toujours qualifiée de « sentiment ». Elle est de l’ordre de l’intériorité : son siège est « l’âme ». Lorsqu’elle touche cette dernière, elle la « frappe », la subjugue, et elle produit chez l’individu ou le groupe un « mouvement ». L’admiration est d’ailleurs une « excitation » : elle émeut, elle bouleverse, elle « transporte », elle « ravit »… Ce qui la suscite est le « beau », le « merveilleux », le « sublime ». Ces jugements qualifient une émotion esthétique par le regard (la vue d’une œuvre d’art ou d’un tableau, par exemple), l’écoute (un chant ou une musique, une poésie, etc.) ou la lecture. Ils qualifient aussi une émotion axiologique (suscitée, par exemple, par l’encomiastique). Celle-ci se porte alors sur un collectif (des « braves » qui se sont battus pour la patrie, par exemple) ou des singuliers (un saint, un héros, un génie, ou tout simplement un « homme utile », un « bienfaiteur de l’humanité »). Ces derniers sont « dignes d’admiration » de par leur œuvre, ou alors de par leurs « talents » ou leurs « vertus », ou encore suite à une épopée (les « braves » des armées tricolores entre 1792 et 1815, par exemple) ou à un seul acte (une invention, une conduite héroïque comme un secours en mer ou la mort au champ d’honneur, entre autres). L’on notera aussi dans les exemples des lexicographes l’inflation hyperbolique tout au long du siècle. Enfin, dernière idée intéressante, l’admiration peut s’emparer d’un même groupe de personnes au même moment et à propos du même objet. L’admiration est en effet une émotion socialement et culturellement construite. Elle est plus exactement un jugement de valeur qui s’exprime émotionnellement lorsque sont mis en relation un ou des individus disposant d’un équipement axiologique, un objet – dans notre cas un héros – offrant des prises à ces ressources, enfin un contexte64.

19Outre les nombreux outils et exemples mis à notre disposition par les chercheurs depuis Czarnowski et Hubert, l’ouvrage entend s’appuyer en partie sur cette notion pour comprendre comment la gloire de La Tour d’Auvergne grandit durant tout le long xix^e siècle, bien après que l’héroïsation proprement dite fut achevée.

20L’admiration comme fait social n’a cependant pas beaucoup retenu l’attention des sciences sociales. Chez les historiens, peut-être est-ce parce que l’adhésion tend à susciter le dédain quand ce n’est le mépris65. Par inclination, ils lui préfèrent la sédition, la révolte, ou alors, postulant l’avènement du citoyen rationnel, se méfient des affects dans la vie civique, nous dit Corinne Legoy66. L’historien dixneuviémiste, en particulier, n’est-il pas conduit par l’épistémologie de sa discipline, comme par ses convictions intimes, à se méfier de cet enthousiasme, plus encore lorsque celui-ci se dirige vers un grand homme ? Ce n’est peut-être pas un hasard si Maurice Agulhon, bien qu’ayant « inventé » la statuomanie, préféra consacrer la plus grande partie de ses travaux ultérieurs relatifs à la « ville sculptée » et la symbolique républicaine à une figure allégorique67… C’est aussi vrai pour la sociologie contemporaine qui, selon Nathalie Heinich, « en se focalisant presque exclusivement sur les disputes – les luttes, les effets de domination, les rapports de force, les inégalités et leurs effets corrosifs – a en partie renoncé à penser les consensus, les représentations partagées, les mises en commun68 ». Or, ajoute-t-elle, les sociétés ne sont pas uniquement faites de ce qui divise les hommes, elles sont « tout autant, fait[es] de ce qui les rassemble69 ».

21À notre connaissance, l’admiration en tant que phénomène social permettant par un déplacement de l’objet au sujet de rendre compte et d’expliquer tout à la fois la grandeur de singuliers tels que La Tour d’Auvergne a fait l’objet d’un seul travail d’envergure : celui que Nathalie Heinich consacra à la gloire de Van Gogh, en 1991. La lecture de cet ouvrage, outre qu’il nous a fourni plusieurs de nos outils, fut en effet un moment important dans le façonnement de notre problème de recherche et son articulation avec le terrain choisi. Il s’agissait à travers l’enquête de découvrir « de quelle façon un individu réel, nommé Vincent Van Gogh, a été peu à peu constitué en personnage public : remarqué en tant que singulier, admiré en tant que grand, célébré en tant que (quasi) saint70 ». Comment l’admiration, qui est un sentiment que l’auteur définit comme « l’amour ajouté à la reconnaissance71 », réussit à produire du consensus sur l’excellence de celui sur lequel elle a trouvé des prises où s’accrocher. Parmi celles-ci le « sacrifice » qui, suite à une opération de « mise en légende » par la biographie, produit une sanctification du célébré et ouvre le cycle infini du don et de la dette. De quelle manière, ainsi, elle s’amplifie de manière exponentielle, en particulier lors de moments agrégatifs et ritualisés tels que le pèlerinage aux œuvres et au corps. Enfin, comment elle mobilise des acteurs obéissant à des logiques de toute évidence contradictoires mais dont le cumul est l’une des conditions de sa réussite. Même si cela peut surprendre le lecteur, entre l’admiration pour Vincent Van Gogh, désormais l’un des peintres les plus chers du monde, dont chaque exposition déplace les foules, et celle qui, au xix^e siècle, s’exprima pour La Tour d’Auvergne, héros aujourd’hui bien oublié, il existe dans les schèmes bien des points communs. Il est vrai que l’auteur proposait à partir de l’« effet Van Gogh » un modèle applicable à d’autres « grands singuliers » – catégorie construite par l’admiration, et non par la simple héroïsation, à laquelle le héros breton appartient pour cette raison –, de Jeanne d’Arc à Claude François.

22Arrivé à cet endroit de l’introduction, nous pouvons proposer une définition simple de l’admiration appliquée aux héros et autres grands hommes qui servira de point de départ et que l’on enrichira par la suite : un sentiment qui, lorsqu’il se dirige vers un ou des individus sur lesquels il a trouvé des prises, singularise ces derniers, les charge en grandeur, les érige en modèles et suscite l’amour à leur endroit. Après l’héroïsation, à laquelle il participe, ce sentiment continue à s’observer, voire à se développer, parfois de manière exponentielle comme avec Van Gogh.

23Récurrente, largement et de plus en plus partagée, multipliant les singuliers dignes de son affection, en France, au xix^e siècle, l’admiration peut être considérée comme un véritable phénomène social.

24La monomanie orgueilleuse étudiée par Esquirol fut le trouble mental des temps romantiques. Ceux-ci, qui firent de Bonaparte un héros hors-norme, poussèrent l’admiration pour les singuliers démiurgiques à sa plus grande intensité. La folie consistant à se prendre pour Napoléon fut donc une « maladie d’époque ». Plus largement, le xix^e siècle fut celui de l’identification72. C’est l’hypothèse qui a guidé ce travail : jusque dans ses pathologies, entre la Révolution et la Grande Guerre, la société française qui a fabriqué la gloire de La Tour d’Auvergne fut une société d’admiration. « Jamais sans doute une époque et une “civilisation”, pour reprendre un terme qui devient alors central, n’auront autant axé la réflexion et l’action sur le souci de la grandeur », écrivit ainsi Daniel Fabre dans un article dont on a dit qu’il avait largement influencé l’élaboration de notre problème73. Ceci s’accomplit dans un contexte de profonde reconfiguration sociale, pouvant laisser croire à un état d’anomie, qui fut celui de la société industrielle et qui vit interagir trois processus : l’individualisation, la démocratisation, la nationalisation. L’idée n’est pas neuve : Maurice Agulhon avait déjà lié la multiplication des statues sur les places publiques à l’idéologie correspondant à ce type de société74.

25« Que l’homme, en quelque sens ou autre, adore les Héros ; que nous, que nous tous, nous révérions et qu’il faille que nous révérions toujours les Grands Hommes : ceci est, pour moi, le roc vivant parmi tous les écroulements possibles ; le seul point fixe dans l’histoire révolutionnaire moderne, autrement pour ainsi dire sans fond et sans bords75. » En 1841, dans un livre qui fit date, l’historien britannique Thomas Carlyle appela au culte des héros, nouvelle religion capable de suppléer l’ancienne affaiblie. « Je dis que les grands hommes sont encore admirables ; je dis qu’il n’y a, au fond, rien autre d’admirable ! Nul sentiment plus noble que ce sentiment d’admiration pour un plus haut que lui-même n’habite dans la poitrine d’un homme », ajouta-t-il76. Comment consolider la société après le grand ébranlement de 1789 ayant accouché d’un monde libéral et en voie de laïcisation constitué d’individus, ainsi que dans le grand mouvement d’industrialisation en cours multipliant les foules urbaines ? La question tarauda les intellectuels du siècle comme les exemples de Carlyle, ici, de Durkheim77, et, plus loin dans le développement, de Michelet, l’illustrent. Ce n’est pas un hasard si les « traditions inventées », catégorie à laquelle on peut rattacher bien des aspects du culte des héros et grands hommes, se multiplièrent alors : elles sont des réponses à de nouvelles situations78. Le siècle de l’admiration fut aussi celui de l’édification, deux phénomènes jumeaux car cherchant chacun à bâtir la vie sociale et améliorer le cœur des hommes79. Comment, en promouvant la valeur du mérite, faire cohabiter désormais égalité et singularité80 ? Comment faire en sorte que la grandeur conférée aux méritants bénéficie au peuple tout entier et pousse sa meilleure partie à l’émulation81 ? Enfin, en France plus particulièrement, alors que la figure du roi n’était plus en mesure de représenter la société, comment symboliser celle-ci désormais82 ? L’on chercha à combler ce vide par le signe et le rite – longtemps objets de contestation –, mais aussi par le récit national dans lequel les héros se virent accorder une place d’importance83. L’admiration aurait donc été l’un de ces « réactifs84 » que la société industrielle, travaillant parallèlement à fabriquer de nouveaux collectifs comme la nation et les classes sociales, développa pour contenir l’individualisme abstrait né de la Révolution85.

26La construction nationale fut l’une des pièces du nouveau puzzle social, ou plutôt l’un de ses principaux liants, et l’admiration s’affirma comme un affect particulièrement efficace pour faire vivre les objets, émotionnels par définition, que sont la nation et plus encore la patrie qui en exprime l’unité morale86.

27« La nation, comme l’individu, est l’aboutissant d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont fait ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j’entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale87. » Le lecteur aura reconnu un passage maintes fois cité du Qu’est-ce qu’une nation ? d’Ernest Renan considéré comme l’un des textes fondamentaux définissant la « communauté imaginée » léguée par la Révolution française et pensée sur la base de cet héritage tout au long du siècle, jusqu’à ce que la défaite de 1870 et l’avènement de la III^e République en cristallisent sa formulation. Les héros nationaux furent en effet des pièces importantes des listes identitaires à partir desquelles les nations se fabriquèrent aux xix^e et xx^e siècles88. L’on vit d’ailleurs à ce moment les hommes illustres de l’Antiquité, parangons de l’exemplarité depuis la Renaissance, éclipsés au panthéon par les héros et les écrivains nationaux. L’une des fonctions du héros national est en effet de souligner l’ancestralité et ce faisant de créer la parenté89. Elle est aussi, comme l’indique Renan, de récapituler une histoire et de la faire briller. Par l’admiration qu’ils suscitent, le héros et l’écrivain national – ces deux figures s’imposèrent en même temps – possèdent « le pouvoir miraculeux de fusionner des individus distincts par leur catégorie sociale ou leurs opinions politique mais qui ont en commun l’appartenance nationale90 ». Le culte du premier participe de cette « culture des sens » mobilisée pour propager ou entretenir le sentiment national91.

28La société « solide92 » à son apogée – la première III^e République pour la France – fut un échange accepté entre l’État-nation et le corps civique : le premier garantissait ses droits et accordait sa protection au second qui, en retour, adhérait au patriotisme93. Parmi les obligations afférentes à ce dernier, il y avait celle de devoir éventuellement mourir pour la patrie : « L’époque de la construction de l’État-nation devait être une période d’héroïsme – de patriotisme héroïque, pour être précis94. » L’admiration pour les héros nationaux, accrédités comme tels justement par leur propre sacrifice pour cette même transcendance, et porteurs de la vertu alors cardinale de virilité95, atteignit à ce moment son summum. La collectivité qui était en droit d’exiger des siens le sacrifice pro patria se devait en échange de manifester sa reconnaissance aux héros ancestraux inspirants comme à ceux qui les avaient imités96.

29Même si la démocratie n’en eut pas le monopole97, l’admiration – avec des ressorts qui lui étaient propres – lui convenait particulièrement bien. Contrairement aux États-Unis, par exemple, la III^e République ne consacra cependant aucun culte aux pères fondateurs car jugé contraire à la valeur clé de l’égalité. Sa pédagogie par la corporéité des grands hommes lors des funérailles officielles98 et des translations au Panthéon, parce que trop liée à la mémoire clivante de la Révolution, ne produisit d’ailleurs pas de consensus99. À l’exception des panthéonisations, ses fêtes officielles ne célébrèrent jamais que des principes et la Révolution100. C’est d’ailleurs dans une allégorie que la République s’incarna101. Et pourtant, c’est à ce moment que l’« éthique héroïque » atteignit son summum. La statuomanie enfla et se répandit jusque dans les chefs-lieux de canton102. Par les manuels de lecture et d’histoire, sous la direction de leurs maîtres, comme par les livres de prix, dès l’école les petits Français se virent inculquer l’admiration103, avant que d’autres institutions, telle l’armée, mais aussi la démopédie républicaine et la culture de masse, ne réactivent régulièrement cet habitus très tôt incorporé. Et ceci durant toute la vie civique.

30Le culte des héros et grands hommes pratiqué était éminemment démocratique. Éducateur et optimiste, il partait du principe que « l’héroïsme est en germe dans l’âme de tous ; il faut seulement développer cette vertu latente, que tant d’instincts mauvais et même l’instinct naturel de la conservation tendent à étouffer104 ». La période révolutionnaire, prodigue en actes d’héroïsme émanant de fils du peuple, comme les « petits », les « humbles », les simples citoyens en général, furent particulièrement mis à l’honneur105. Quant aux génies et grands hommes, c’est d’abord en tant que bienfaiteurs de l’humanité et/ou incarnations du génie national qu’ils furent publiquement célébrés106.

31Il manque une dernière pièce à l’élaboration du problème de recherche autour des sociétés démocratiques et nationales du xix^e siècle, et plus particulièrement la France, comme sociétés d’admiration : la nature du sentiment lié. Car l’admiration, on l’a vu, est une émotion. Elle fut donc en parfaite adéquation avec la sensibilité du temps107. Même si les historiens les ont négligés pour les raisons que nous avons évoquées, la « littérature de célébration108 », par exemple, ou plus largement l’« enthousiasme de l’adhésion109 », sont parfaitement repérables dans la grammaire émotive du temps. L’admiration fit ainsi partie des émotions produites ou captées par les pouvoirs en vue de se légitimer ou, comme on l’a déjà dit, de construire la nation.

32L’on peut voir la société d’admiration française du xix^e siècle comme un rejeu symbolique permanent de la Révolution où la droite et la gauche s’affrontèrent en opposant leurs panthéons respectifs, la première n’acceptant que tardivement et avec réserve le passé national proposé par la seconde110. Sauf que l’admiration trouva également prise sur des singuliers dont l’exemplarité était extérieure à cet affrontement symbolique, ou sur d’autres revendiqués à la fois par les deux camps. L’ouvrage explorera l’idée selon laquelle l’admiration en opposant les acteurs les articula en réalité de façon quasi dialectique. La société d’admiration française offrit en effet un terreau fertile permettant presque à chacun de choisir ses héros. Le dissensus en la matière fut ainsi la condition de la formation d’un véritable « marché » de l’héroïsation. L’investissement toujours plus fort dans les héros déjà promus et l’élection de nouveaux modèles renforcèrent en retour le phénomène social de l’admiration, lequel poussa à investir toujours plus dans l’existant et à promouvoir encore… Au service non seulement des intérêts des camps s’opposant à travers leurs panthéons respectifs, mais aussi porteurs de valeurs souvent communes telles que la patrie ou encore les vertus de l’édification (laquelle est aussi laïque), l’admiration, y compris par le dissensus qui en était l’un des moteurs, ne participa-t-elle pas à diffuser in fine du consensus ?

33Il est désormais possible, à partir de ces éléments, de proposer une définition de la société d’admiration démocratique telle qu’elle s’épanouit dans la France du xix^e siècle, pour atteindre son acmé durant la première III^e République : une société où le phénomène social de l’admiration, portant ici plus particulièrement sur des individus, devint une véritable « institution sociale111 » au service des valeurs nationales et démocratiques, dans une configuration où les individus étaient de plus en plus autonomes et responsables, tout en étant liés par des croyances toujours plus partagées, interdépendance à l’élaboration de laquelle l’admiration participa.

34En s’appuyant sur l’exemple de La Tour d’Auvergne, l’ouvrage ambitionne de questionner la notion de « société française démocratique d’admiration » et d’examiner le caractère opératoire de la définition proposée. Celle-ci conférant à l’admiration une fonction liante, il ne faudra négliger aucune des institutions et aucun des acteurs qui l’éprouvèrent et la firent vivre, ni les interactions qu’elle entraîna. C’est d’ailleurs l’un des avantages de l’émotion, quand on ne l’enferme pas sur elle-même, d’être « une catégorie d’analyse transversale, un moyen de capter le social touchant à tous les domaines de l’investigation historienne112 ».

35Si l’introduction d’un texte d’histoire et plus largement de science sociale consiste à articuler un problème de recherche et un terrain d’enquête pour les constituer en « couple113 », le moment est venu de présenter le deuxième membre.

36« Théophile-Malo de La Tour d’Auvergne-Corret, né le 23 novembre 1743 à Carhaix en Bretagne et mort le 27 juin 1800 (à 56 ans) à Oberhausen en Bavière, est un militaire français. Napoléon lui donna le titre de “premier grenadier de la République”. Il a également écrit plusieurs ouvrages sur l’histoire de la Bretagne et des langues celtiques. » La citation correspond au chapô coiffant l’article de l’encyclopédie en ligne Wikipédia consacré à Théophile-Malo de La Tour d’Auvergne-Corret114. Pour présenter le héros, nous n’irons pas plus loin que ces quelques lignes. Plus que sa vie proprement dite qui, au fond, n’a pas beaucoup d’intérêt pour nous, une enquête sur l’admiration pour le premier grenadier doit faire de sa gloire son matériau principal. Le mot « désigne la notoriété acquise par un être jugé hors du commun pour les exploits qu’il a accomplis, qu’il s’agisse d’actes de bravoure, d’œuvres artistiques ou littéraires. Elle est essentiellement posthume et s’épanouit à travers la commémoration du héros dans la mémoire collective115 ». Sauf pour la première partie, portant sur les dernières années de vie de La Tour d’Auvergne, où s’amorça l’admiration à son égard et où furent réunies les conditions de l’héroïsation à venir, nous ne chercherons donc jamais à écrire une biographie. C’est bien la légende, avec ses imprécisions, ses omissions, ses exagérations, fruits des parti-pris ou tout simplement constitutives de l’admiration, qui nous mobilisera.

37Le chapô cité, en seulement quatre lignes, est un bon exemple des questions que l’historien enquêtant sur l’admiration doit poser à ses sources : non pas pour s’assurer de la véridicité des faits – plus ils sont inventés, voire fantasmatiques, plus ils sont signifiants pour notre objet – mais pour en éclairer le sens. Ainsi ce n’est pas « Napoléon » (l’Empereur) qui a distingué la Tour d’Auvergne, c’est « Napoléon Bonaparte » (le Premier Consul) : le lier à la légende impériale ou à la République – bien que consulaire – n’a pas les mêmes implications idéologiques. Le titre exact qui lui a été conféré est celui de « premier grenadier des Armées de la République » qui le situe clairement dans la catégorie des héros militaires de la Révolution, ce qui là non plus n’est pas sans conséquences. Il n’a pas écrit sur « l’histoire de la Bretagne et des langues celtiques » mais sur Carhaix, sa ville natale, et surtout a cherché à démontrer que la langue bretonne descendait du gaulois et était la langue matricielle de l’humanité : le présenter comme un simple érudit ou comme l’auteur « génial » des Origines gauloises n’a bien évidemment pas les mêmes effets en termes de grandeur. Enfin, l’appeler « de La Tour d’Auvergne-Corret », comme ici, ou « Corret de La Tour d’Auvergne », ou « Malo Corret », ou bien encore « de La Tour d’Auvergne (Corret) », cela dénote une volonté d’appropriation politique : juste-milieu dans le premier cas, de gauche dans le second, régionaliste dans le troisième, de droite dans le dernier. Comme bien souvent les biographes du xix^e siècle, les contributeurs de Wikipédia ont recopié la légende avec ses différentes variantes, davantage par inertie mémorielle que par admiration et/ou volonté de récupération toutefois : ils ne connaissent d’évidence pas les tenants et les aboutissants d’une gloire aujourd’hui bien refroidie.

38Assez vite, nous perçûmes chez notre héros un potentiel heuristique applicable à une société entière saisie sur plus d’un siècle et à ses différentes échelles. Nous avons également assez rapidement acquis la conviction que l’admiration était l’objet idoine pour cela et qu’il fallait donc construire notre problème autour.

39Le premier grenadier n’est pas un héros de premier ordre, comme Jeanne d’Arc par exemple. Sa légende l’a par ailleurs doté des vertus d’un simple. Ces caractéristiques offraient justement de premières prises pour en faire un héros démocratique. Comme Van Gogh, il cumula également les trois catégories de l’exemplarité en étant héros, génie et saint. Deux d’entre elles, l’héroïcité et la génialité d’abord, puis l’héroïcité et la sainteté, lui furent toujours associées en même temps. Autre prise susceptible de multiplier l’admiration : sa dimension syncrétique pour les deux France en conflit, perceptible dès la monarchie de Juillet. La Tour d’Auvergne fut également très tôt un héros multiscalaire admiré par la « grande patrie » (ses restes furent translatés au Panthéon et aux Invalides) comme par les « petites patries » (sa région natale et son régiment). Enfin, par ses statues et par la monstration de ses reliques, il bénéficia d’un culte tout à la fois laïque (celui véhiculé par la statuomanie) et presque religieux.

40Depuis que les méthodiques donnèrent à la discipline ses règles et firent de la thèse l’épreuve d’admission dans la corporation, l’archive est devenue « le cœur du “capital symbolique” de l’historien116 ». L’ordre de classement des sources dites « primaires » adopté aujourd’hui encore témoigne de sa supposée plus grande véridicité, et partant plus grande légitimité, par rapport à l’imprimé, de l’ordre du discours, et qui rendrait donc moins compte du social117. L’exposition de sa recherche archivistique par le chercheur prend d’ailleurs souvent une dimension agonistique : le nombre de dépôts, leur éloignement géographique, ainsi que l’alignement des cotes sur plusieurs pages doivent témoigner de l’ampleur du dépouillement et, par conséquent, du sérieux du travail d’érudition accompli. Il est cependant vrai que le statut épistémologique de l’imprimé évolue118. Les historiens travaillant sur l’héroïsme et sa pédagogie y ont d’ailleurs contribué119. Depuis les Lumières, c’est en effet d’abord dans le « Panthéon de papier120 » que l’héroïsation se fait et que l’admiration trouve l’un de ses principaux aliments. Et la culture de masse de la seconde moitié du xix^e siècle, dans une société de plus en plus alphabétisée et lectrice, n’a fait que renforcer ce fait. L’essentiel du dépouillement mené a donc porté sur l’imprimé. Dans celui-ci, nous avons aussi recouru à la presse. Son statut dans les sources est encore moins valorisé que celui du livre. Pourtant, elle s’est avérée indispensable pour nourrir certaines parties.

41Livres et périodiques ont été complétés par des visites aux Archives. Celles du Finistère, département du héros et lieu important de son culte, tout d’abord. Dans plusieurs fonds privés d’érudits et d’admirateurs, en particulier, nous avons bénéficié d’une masse d’imprimés et de coupures de presse bien utiles au départ et permettant en sus de documenter des portraits. Les Archives municipales de Carhaix et de Quimper ont également été visitées. Enfin, quelques séjours parisiens ont été l’occasion de visites à Pierrefitte et à Vincennes en vue de dépouillements ciblés.

42Par ailleurs, nous nous sommes rendu plusieurs fois à la fête du premier grenadier à Carhaix. Nous y avons pu exercer le « regard ethnographique » préconisé par Maurice Agulhon121. Notre première fête de La Tour d’Auvergne fut ainsi un moment important dans le début de compréhension de la recherche en gestation.

43Le plan proposé est la conséquence d’une pluridisciplinarité revendiquée tout comme du problème de recherche adopté : chronologique dans ses deux premières parties, il devient chrono-thématique dans les deux autres, puis thématique dans la dernière. Même si cette recherche entend parcourir tout le xix^e siècle, nous avons pour les mêmes raisons éludé le Second Empire, non pas par oubli ou par choix arbitraire mais tout simplement parce que, sans lui être hostile, il ne correspondit pas à un temps de « recharge » de l’admiration pour La Tour d’Auvergne ; il fut en effet plus mariolâtre et porté sur la célébration de la légende impériale et de Vercingétorix qu’enclin à célébrer les héros révolutionnaires122. Il nous est également vite apparu que nous ne pouvions nous cantonner au seul xix^e siècle. Pour mieux faire ressortir les particularités de « l’avant », mais aussi pour boucler le récit, il fallait absolument s’intéresser à « l’après » : c’est le rôle dévolu à l'avant-propos et à l’épilogue.

44La première partie portera sur les dernières années de la vie de La Tour d’Auvergne durant la décennie révolutionnaire et sur sa mort au champ d’honneur, moments durant lesquels il acquit une réputation avant de conquérir la gloire, conditions de son admiration post mortem. La seconde partie sera consacrée à la longue héroïsation du premier grenadier qui courut de sa mort jusqu’à la monarchie de Juillet qui le fit officiellement entrer dans le panthéon national. La troisième partie s’attachera à l’admiration pour le héros dans sa petite patrie, de la monarchie de Juillet jusqu’à la Grande Guerre. La quatrième partie s’intéressera au culte militaire de La Tour d’Auvergne depuis le champ de bataille d’Oberhausen, en 1800, jusqu’à celui de Vauquois, en 1915. La cinquième partie cherchera à comprendre le rôle du conflit dans l’admiration.