La gravure comme art du « dessin imprimé »

1Au xvii^e siècle, la gravure est un art manuel difficile à mécaniser. Elle a un rapport essentiel au dessin. Cette notion qui en français s’écrit « dessein », et qui en italien s’appelle « disegno », unit dans un même acte le tracé linéaire de la main et le projet intellectuel de l’artiste. Or la gravure suppose à la fois l’intervention de l’esprit qui définit l’idée et celle de la machine qui reproduit les épreuves.

2La première fonction du dessin est de fournir un guide au graveur. Il donne une sûreté de la main d’autant plus indispensable que les repentirs sont plus difficiles à masquer qu’en peinture. Selon le paradigme de la Renaissance, une œuvre réussie est achevée. L’idéal du graveur correspond alors à la légèreté d’un geste qui imite la nature par son apparente facilité. Ce geste peut être visible dans l’œuvre finale, mais cela ne doit pas être le cas de l’effort, ni au sens de la reprise ou de la correction, ni même au sens des étapes et du temps mis à réaliser l’œuvre1. L’enargeia exige en effet de ne pas laisser transparaître la peine qu’a coûtée le travail. Cela risquerait d’atténuer l’évidence de la présence de la chose, voire de masquer la vibration et la délicatesse de son mouvement, son energeia.

3Cette nécessité d’un modèle initial concerne même les estampes légères et spontanées de Salvator Rosa. Contre toutes les apparences, il ne grave pas directement sur la plaque mais suit une esquisse préparatoire2. Encore plus précis dans ce travail de détermination, Callot réalise quatre esquisses très fouillées de la Foire de l’Impruneta. Réalisée à la plume, la troisième est ombrée de hachures, exactement comme la gravure à laquelle elle conduit. Bien plus, les contours ont été repassés à l’aiguille et frottés à la sanguine, en vue d’un report mécanique sur le cuivre.

4Le modèle dessiné ne prépare pas complètement le travail de la taille-douce, car la finesse des tailles surpasse celle des traits de la plume ou de la pointe de métal. Le déficit du dessin demande au graveur un effort de la main et de l’imagination pour achever l’image. Paradoxalement la deuxième fonction du dessin est de pallier ce manque. Il aide à discipliner et à assouplir la main, en vue de graver des tailles nettes et pourtant modulées jusqu’à l’indéterminable.

Un dessin pour anticiper l’inanticipable

5Bosse et Mellan sont deux graveurs professionnels qui sont aussi artistes, car interprètes de leurs propres dessins. De façon différente, ils visent l’un et l’autre à résoudre la difficulté d’anticipation de la gravure, en conciliant l’efficacité du procédé avec sa part d’invention.

6Essayant d’éliminer l’imprévisible, Bosse définit les principes minimaux de toutes les lignes gravées. Maîtriser les trois couples de lignes, c’est posséder le vocabulaire graphique permettant de graver les estampes les plus élaborées3.

7Le projet de Mellan est d’aider le graveur à prévoir de façon souple et précise ce qui est difficilement anticipable. Pour cela, il prescrit de dessiner. Si dessiner, c’est apprendre à voir par l’imagination, de façon circulaire cette vision est la condition pour perfectionner son geste. Mellan évoque l’évidence du geste du graveur, qui dispose infailliblement ses tailles. Cette certitude dépend de « la justesse de l’œil » imaginatif, et non plus seulement de la maîtrise du vocabulaire du graveur : « L’œil d’or doit s’entendre de celui qui peut à première vue tracer un cercle et y poser le point de centre avec autant d’exactitude qu’on pourrait le faire avec un compas4. »

8Cet « œil d’or » correspond à une vision de l’esprit : c’est l’intuition quasi rationnelle de celui qui forme une idée juste, en se passant de tout instrument. Sa perfection inventive permet de le rapprocher de « la règle de plomb » des maçons de Lesbos, instrument qui en est à peine un, tant elle est précise et pourtant indéfinie. « Outil indéterminé », elle mesure le variable et le singulier, en s’adaptant aux pierres qu’elle calibre5. De la même façon, l’« œil d’or » est une norme géométrique très souple. Elle est à la fois détermination rationnelle d’un « modèle » à suivre et « invention » de quelque chose de nouveau, modélisation du réel et production d’une image singulière qui guide la main du graveur. Cette évidence ne dépend pas seulement d’une disposition naturelle, mais se développe grâce à l’exercice de la main.

9Dessiner à la plume, c’est expérimenter la ductilité de l’outil, préalable nécessaire au bon maniement du burin. C’est aussi apprendre à observer. Par la pratique du dessin, l’œil de chair approfondit sa perception des volumes et « l’œil d’or » commence à transformer ces données, pour reconstruire le réel en noir et blanc.

10Plus précisément, le graveur élabore et fixe dans sa mémoire des « modèles » de composition des tailles, en se fondant sur les lignes de force que constituent les plis et les rayures des vêtements6.

11Cette notion de « modèle » paraît rejoindre l’idée de principes défendue par Bosse. Mais la démarche de Mellan est plus complexe et inventive. Il ne définit pas le vocabulaire minimal, combinable dans n’importe quelle image, qu’un apprenti peut maîtriser. Grâce à la plume dont l’effet se rapproche des tailles, il analyse les sensations afin d’en dégager les formes. « L’œil d’or » sélectionne alors les éléments idéaux pour en faire des archétypes. À partir de cette modélisation, il imagine ce que la plume ne peut définir : le détail de l’orientation, de la distance et du croisement des tailles… c’est-à-dire les éléments les plus subtils par lesquels la gravure produit un effet de réel.

12Le modèle géométrique témoigne du paradoxe de ce travail d’anticipation. Outil souple, l’invention doit être parfaitement réglée pour être juste. La pratique du dessin, comme instrument d’abstraction des formes, est donc nécessaire pour que l’œil développe un tel sens de la précision et de la mesure. Cela rend possible une image achevée, où les tailles s’intègrent dans un réseau tellement régulier qu’elles se laissent presque oublier. Malgré ce qui les sépare, ce désir de maîtrise et de perfection rapproche Mellan de Bosse.

Un dessin pour explorer l’intraduisible

13Il existe une tension entre les deux types de dessins préparatoires, la première idée, dessin d’invention ou de recherche d’une part et le dessin de transcription d’autre part7.

14Grand buriniste, Dürer développe une pratique du dessin d’invention. Pour Adam et Ève en 1504, il fait de multiples esquisses. Elles lui sont utiles pour étudier les proportions des figures et leur insertion dans le paysage, mais aussi pour réfléchir au sens que donnent les gestes des personnages à la narration. L’enjeu est l’invention de la figure qui exprime le plus justement possible la complicité d’Adam dans la faute. Ce tâtonnement initial l’aide à construire un dessin achevé, transférable sur la plaque par des moyens mécaniques, l’équivalent d’un papier calque8. Cependant le propre de cette première idée est de ne pas intégrer encore les contraintes de la gravure, qu’elles soient iconographiques ou techniques. Son champ d’exploration est très large. Les dessins de recherche peuvent ainsi présenter un défi aux graveurs, obligés de faire preuve d’inventivité technique.

15Le dessin de transcription est directement préparatoire, car il transpose cette première idée en l’adaptant au geste du graveur. Le rapport entre les deux dessins dépend du nombre d’intervenants dans le processus de création. Si l’inventeur confie la transcription à un autre dessinateur, cela favorise un dessin précis et lisible, qui tient de la copie tout en anticipant la régularité des tailles. Cela donne lieu à des dessins qui présentent des contours bien définis et un fort échelonnement des ombres et des lumières9.

16Un graveur confirmé qui transcrit ses propres idées peut se passer d’un tel guide. Le dessin devient un moyen de découvrir les ressources de la gravure. Callot utilise dans ses dessins de recherche une technique qui s’apparente à la peinture comme le lavis, très difficile à transposer dans le médium de l’eau-forte qui utilise la morsure. Malgré cela, Callot recourt encore au lavis dans son dessin de transcription. Indéterminé, ce dernier lui laisse une certaine latitude d’improvisation pour graver les détails10. Bien plus « il n’est pas rare » « qu’il conçoive d’abord en dessinateur plus qu’en graveur11 ». Les lavis préparatoires de la deuxième Tentation de Saint Antoine n’anticipent en rien la technique de la gravure. Sur les deux premiers lavis pourtant repassés à l’aiguille, il manque des éléments nécessaires à la clarté de la composition : les rochers et architectures à contre-jour, que Callot ajoute seulement sur la troisième esquisse et sur l’estampe. Par ailleurs ces lavis présentent des motifs presque intraduisibles : des nuages et des fumées, trop évanescents pour être saisis par la rigueur et la netteté de la pointe. L’eau-forte en donne pourtant des équivalents, comme si l’audace du dessin avait aidé Callot à perfectionner la technique au-delà de ce qui semblait possible.

17Grâce au dessin, le graveur atteint une précision de l’œil et du geste qui tend vers l’infaillibilité. Mais il reste toujours un écart entre le dessin le plus abouti et l’acte de graver. Dans ce vide, s’ouvre la possibilité de discerner le kairos.

Saisir le kairos

18En tant que pratique manuelle, la gravure relève de l’art plutôt que de la science et donc de la saisie du kairos. Les nuances de cette notion la rendent difficile à traduire.

« Le kairos naît d’une rencontre avec le donné et d’un acte d’appréciation : il désigne la convenance qu’on veut respecter dans la parole et dans l’action, mais aussi la chance qui ne se laisse saisir qu’au vol et, plus dramatiquement, l’urgence à laquelle il est nécessaire de parer12. »

19Comme capacité à anticiper l’imprévisible et à s’adapter au singulier, la saisie du kairos est comparable à l’acuité de « l’œil d’or ». Mais seul le kairos implique des risques, car il relève du domaine de l’action et donc de la temporalité : il ne faut pas manquer l’occasion qui peut être unique. Savoir l’estimer suppose l’intervention d’un sujet qui évalue les circonstances et non pas la perfection de l’œil-compas dont la vision impersonnelle est presque hors du temps. Le sujet n’appréhende le kairos que s’il a conscience de la nécessité d’agir immédiatement. Une telle saisie suppose la réflexion qui engendre un calcul précis, mais se fait aussi dans l’urgence. C’est l’acte du jugement qui prend la bonne décision en s’adaptant à l’occasion13.

20La saisie du kairos met alors en jeu la première source longinienne du sublime : l’élan spirituel du créateur, l’enthousiasme contrôlé dont le pouvoir est comparable à celui du tireur qui atteint sa cible14.

21Or le graveur est un homme d’action plus que le poète et le peintre. Par son geste « il suscite les forces qui gonflent les formes, il provoque les forces endormies dans un univers plat15 ». À la différence des mots, consubstantiels à la pensée du poète et dans une moindre mesure des couleurs, matériau extérieur à l’esprit du peintre mais qui présente une certaine maniabilité, la résistance de son médium donne au graveur des raisons de réveiller ce dynamisme du sensible.

22Face à la toile qui bouge, le peintre dépose avec légèreté les touches. Le métal oppose au graveur une résistance statique, qui le contraint à l’entailler. La pratique du burin s’apparente à une lutte. Conduit sous l’impulsion de sa colère à trancher – à inciser le métal et à prendre des décisions –, le graveur prend en compte le kairos, comme interstice ou rupture16 qui sollicite une intervention active : « Encore une fois, toute gravure porte témoignage d’une force. Toute gravure est une rêverie de la volonté, une impatience de la volonté constructive17. »

23Les aquafortistes qui prennent modèle sur l’acuité du burin entretiennent cette colère et prolongent cette épreuve de force. Provoqués par leur médium à saisir le kairos, les graveurs cherchent la maîtrise. Ils ne réussissent pas à être complètement vainqueurs, laissant un écart entre leur tentative et l’œuvre à réaliser. Aussi Bosse veut-il discipliner la matière, par le calcul de ses réactions les plus imprévisibles comme celle de la morsure. Et Callot, pour transcrire l’intraduisible de ses dessins, utilise le vernis dur qui permet une grande précision, et la technique des différentes morsures, qui rend possible un contrôle des nuances.

24Leur dessin est parfois exploratoire et même expérimental. Pourtant chacun de ces artistes, une fois qu’il a mis au point sa technique, l’utilise de façon presque invariable – car il reste une part d’empirisme – dans ses différentes créations.

25Il reste étonnant que la pratique d’un dessin souple, qui étudie l’idée pour elle-même sans la soumettre aux contraintes de la gravure, ne permette pas au graveur de développer une technique mieux adaptée à la saisie du kairos. En témoigne l’écriture peu modulée de Callot. On peut y voir l’effet de contraintes techniques insurmontables. Ayant commencé à pratiquer la gravure sur vernis mol, Callot conserve de cette formation une manière de graver et de penser en termes de théâtre, au sens où il conçoit tout objet comme une scène. Si sa pointe a un langage unique, sa manière de composer est elle aussi invariable. Tout se passe donc comme si la nécessité que le vernis mol impose de ne pas graver de tailles trop rapprochées déterminait encore sa perception18.

26L’œuvre de Rembrandt aide à comprendre comment un artiste peut s’affranchir suffisamment de la technique, comme procédé déterminant une façon de concevoir, pour saisir le kairos. Peut-être cette saisie est-elle facilitée par le manque de savoir-faire, qui élargit la marge qui sépare le dessin et la gravure. Rembrandt n’a pas eu de période d’apprentissage à la différence des graveurs professionnels. Tâtonnant pour découvrir le geste juste, il est incité à s’adapter à l’objet qu’il évoque, sans doute plus que ne sont les autres. Le désir d’explorer le manque et donc la renonciation à la maîtrise parfaite seraient à la source de son génie.